La première réorganisation internationale de la gendarmerie crétoise (1896-1897)
p. 263-277
Texte intégral
1À partir de l’été 1895, l’île de Crète est secouée par une agitation grandissante. Victimes d’agressions dans les villes portuaires telles que La Canée ou Réthymnon où les musulmans sont majoritaires et dans leurs alentours, les chrétiens ne se laissent cependant pas faire et ripostent par l’assassinat de musulmans dans l’arrière-pays et les montagnes où ces derniers sont en minorité1. Soutenue par la Grèce, l’Épitropie, un comité insurrectionnel, s’organise notamment dans les districts de Sphakia et de l’Apokorona.
2En décembre, le Sultan envoie des troupes pour mater la révolte en tirant bénéfice de la période hivernale durant laquelle les bandes regagnent leurs foyers. Les incidents reprennent malgré tout dès février 1896, en particulier dans la région d’Apokorona et les soldats ottomans subissent de nombreux revers à cause du soutien logistique et militaire hellénique dont bénéficient les insurgés. En mai 1896 à Vamos, les 1 600 soldats de la garnison turque, bloqués par les insurgés, sont difficilement dégagés.
3L’agitation crétoise ne va pas sans inquiéter les Puissances européennes, déjà échaudées par les terribles évènements d’Arménie. Les consuls envoient des rapports alarmants sur l’incurie de l’administration et incriminent spécialement la gendarmerie qui n’arrive pas à maintenir l’ordre public. Dans son rapport du 27 août 1895, adressé au Premier ministre et ministre des Affaires étrangères britannique le marquis de Salisbury (Robert Gascoyne-Cecil), le consul britannique à La Canée, Alfred Biliotti, dresse une liste de meurtres commis entre le 30 juin et le 12 août et ajoute : “Le danger ne se limite pas à ce district (celui de Selino), mais s’étend à toute l’île et persistera aussi longtemps que le gouvernement de Crète restera tel qu’il est, c’est-à-dire, en plus d’autres déficiences, avec un trésor vide et une gendarmerie insuffisante (…)”2. La tension dans les villes côtières est telle que des navires de guerre sont dépêchés à La Canée pour protéger les ressortissants européens.
4Afin d’apaiser la situation, les ambassadeurs des Puissances à Constantinople se réunissent finalement à l’été 1896 et mettent au point l’arrangement du 25 août 1896, qui est un programme de réformes à imposer au Sultan. La gendarmerie y est évoquée dans l’article 9 : “Une commission comprenant des officiers européens procédera à la réorganisation de la gendarmerie”3.
5L’entité militaire ainsi créée, que nous appelons première gendarmerie crétoise pour la distinguer des réorganisations qui lui succèdent jusqu’en 1909, est une force comptant environ 300 gendarmes crétois, albanais et monténégrins commandés par une dizaine d’officiers anglais, français, italiens et monténégrins. Son existence prend officiellement fin le 11 mars 1897 quand les ambassadeurs des Puissances qui l’ont créée décident de licencier ce corps à la suite d’une mutinerie.
6Si cette expérience ne dure que six mois, il s’agit cependant là d’une des premières missions internationales réunissant des officiers de plusieurs Puissances afin d’établir une force de maintien de l’ordre susceptible d’empêcher une zone troublée de l’Empire Ottoman d’échapper au contrôle du concert européen.
7L’étude de ce corps militaire international se justifie par les différents axes de réflexion qu’elle peut alimenter.
8D’un point de vue politique, l’histoire de la gendarmerie de Crète intéresse tout à la fois l’histoire des relations internationales et celle de l’empire ottoman. En effet, cette mission internationale est l’incarnation d’un concert européen toujours à l’œuvre à la fin du xixe siècle malgré la structuration des Puissances en deux blocs d’alliance concurrents, les adversaires pouvant devenir des alliés suivant les circonstances et les échelles considérées4. L’établissement et le contrôle d’une gendarmerie efficace sont également un enjeu crucial dans les projets du sultan Abdülhamid qui souhaite réformer l’État central afin d’imposer son autorité sur les périphéries de l’empire tentées par l’autonomie5.
9D’un point de vue institutionnel, l’histoire de la gendarmerie de Crète intéresse celle de la gendarmerie et des forces de maintien de l’ordre en général6. Ce corps permet d’étudier la diffusion et l’adaptation du modèle européen dominant à un environnement “exotique”. Il permet également de questionner le statut des officiers dans un contexte hybride tenant à la fois de la simple expertise, de l’exercice du commandement et de la subordination à des autorités étrangères. Ce travail s’inscrit dans la lignée des travaux consacrés au maintien de l’ordre par les Ottomans eux-mêmes7 ou par des missions étrangères dans l’espace ottoman ou ex-ottoman8, mais s’inspire également de travaux portant sur les pratiques des armées coloniales au sens large9, plusieurs officiers réorganisateurs ayant servi dans celles-ci.
10D’un point de vue socioculturel, l’histoire de la gendarmerie crétoise intéresse enfin l’histoire des représentations et des relations interculturelles, entre les Européens et les autochtones d’une part, entre les diverses communautés crétoises et balkaniques d’autre part. En effet, la mission de réorganisation de la gendarmerie a pour fonction de pacifier l’île et de contraindre ses habitants à renoncer à leurs pratiques traditionnelles jugées les plus néfastes telles que la vendetta. Ce type d’intervention trouve donc son origine dans une représentation dualiste qui est ensuite elle-même interrogée et nuancée par les officiers au fur et à mesure qu’ils découvrent la réalité du terrain10. Par ailleurs, la réglementation de la gendarmerie crétoise participe au débat sur l’existence et la définition d’une identité crétoise, et sur ses rapports plus ou moins ambigus avec d’autres identités avec leurs références ethniques, linguistiques, religieuses ou culturelles11.
11Outre nos propres travaux12, dont nous reprenons ici les éléments principaux, plusieurs études ont été consacrées à la gendarmerie crétoise. Maria Gabriella Pasqualini13 n’évoque que brièvement cette première tentative, car elle s’intéresse essentiellement à la période ultérieure dominée par les carabiniers italiens. Elle brosse cependant un portrait intéressant du capitaine Frederico Craveri qui part pour la Crète dès le 3 février 1897, ce qui lui permet d’assister à l’échec final de la première tentative et d’en tirer des enseignements pour les gendarmeries ultérieures. Le mémoire de Mickaël Ruest14 sur les relations militaires francoitaliennes en Crète consacre quelques lignes à la première gendarmerie crétoise car les officiers italiens n’y jouent pas encore un rôle déterminant. Il apporte néanmoins un éclairage intéressant sur les autres moyens d’influence utilisés par les Puissances, et notamment par l’Italie, en complément de leur action gendarmesque, ce qui montre bien que le contrôle de ce corps est un enjeu de pouvoir. Michalis Kleidonaris15 propose une description détaillée de cette première tentative de réorganisation. Ce travail nous apparaît d’autant plus intéressant que son auteur exploite des archives grecques et crétoises auxquelles nous n’avons pas eu accès.
12S’appuyant essentiellement sur des sources militaires et diplomatiques françaises et britanniques16, nous étudierons l’histoire de la gendarmerie crétoise en trois périodes successives : le constat d’échec que dressent les Européens au vu des exactions commises en Crète à partir du soulèvement de 1895 ; la réunion de la commission de réorganisation de la gendarmerie crétoise et son travail programmatique et réglementaire entre août 1896 et janvier 1897 ; les quelques mois d’existence de la gendarmerie crétoise et l’interruption de cette expérience en raison de la disproportion entre les moyens à disposition et l’agitation insulaire (janvier-mars 1897).
Regards européens sur la gendarmerie en Crète à la fin de l’ère hamidienne (août 1895-août 1896)
13Beaucoup d’Européens ont une image très négative des Crétois, ce qui les conduit à croire que maintenir l’ordre dans l’île est une gageure que seule une gendarmerie particulièrement efficace pourrait relever.
14Le lieutenant de vaisseau français de La Martinière reprend ainsi à son compte les propos de Mehmed Emin Ali Pacha qui avait réprimé la révolte crétoise de 1866 : “En Crète il y a aux prises des hommes, musulmans et chrétiens, rapprochés de l’état de nature, incapables par conséquent d’imposer silence à leurs passions et à leurs intérêts”, et ajoute : “Nous sommes au pays de la vendetta, de l’agitation et du pronunciamiento”17.
15D’après les observateurs européens, la gendarmerie de Crète dans son état de 1895 n’est pas capable d’imposer aux insulaires un ordre moderne en opposition avec leurs violences traditionnelles.
16À titre d’exemple, le consul britannique Biliotti rapporte qu’en octobre 1895 un détachement de gendarmerie et deux compagnies de soldats ottomans se sont rendus au village d’Assi Gona suite à l’enlèvement de deux jeunes chrétiennes. Il s’agissait d’une action menée par un groupe de jeunes célibataires chrétiens cherchant à obtenir par la force de riches épouses. Le major chrétien de la gendarmerie envoie deux éclaireurs en direction du village retranché où se sont repliés les kidnappeurs, mais les habitants les abattent, volent leurs armes et forcent les assiégeants à faire retraite. Le consul conclut son rapport par cette analyse “ethnographique” pessimiste : “Je mentionne ces incidents, aussi mesquins soient-ils, pour montrer que, tous les Crétois étant armés, tuer un de ses semblables finit par être considéré comme étant de peu de conséquences par l’ensemble de la population et qu’il n’y a pas de sécurité pour les habitants paisibles”18.
17Les observateurs européens pointent également que l’on ne peut attendre de bons services de la gendarmerie de Crète en 1895, car celle-ci doit faire face à des difficultés financières intolérables.
18Les gendarmes cumulent en effet entre douze et quinze mois d’arriérés de salaires impayés, voient leur solde mensuelle réduite et doivent se contenter, à titre provisoire, de retenir le revenu des impôts qu’ils pourront lever sur la population19.
19Cette situation financière déplorable conduit à des démissions et à des exactions de la part des gendarmes restés en poste. Le consul britannique Biliotti rapporte ainsi que dans la nuit du 24 février 1896, deux gendarmes albanais ayant volé 900 piastres dans une boutique du village de Nef Amari, 300 chrétiens armés se rendent au konak pour demander que cette somme leur soit remise et que la gendarmerie albanaise soit renvoyée du district20.
20Enfin, les Européens soulignent l’impact sur la gendarmerie de l’agitation politico-religieuse à l’œuvre dans l’île.
21Cette idée n’est pas nouvelle puisque le firman du 26 octobre 1889, qui réglemente encore la gendarmerie en 1895, avait alors et à juste titre, dénoncé la part prise par celle-ci dans l’insurrection chrétienne : “D’un autre côté, les gendarmes indigènes, préposés au maintien de l’ordre public, avaient fait cause commune avec les agitateurs21”.
22Pour mettre fin à ce risque, ce firman centralisateur, mais perçu comme réactionnaire par les chrétiens et les observateurs européens, annula le recrutement préférentiel dont bénéficiaient précédemment les Crétois par rapport aux autres sujets de l’empire et les cantonne au rang de simples gendarmes. En novembre 1895, on peut estimer que la gendarmerie de Crète est forte de 1700 hommes22 et que les Albanais musulmans – les Arnautes23 – y surpassent largement les natifs crétois musulmans et chrétiens.
23Cette recomposition ethnique de la gendarmerie de Crète voulue par le Sultan n’atteint cependant pas son objectif, car ce corps militaire reste vulnérable en 1896 au clivage ethnoreligieux insulaire. Beaucoup de gendarmes refusent en effet d’agir contre leurs coreligionnaires et participent en revanche à des actes hostiles contre l’autre groupe confessionnel. Dans son rapport du 15 novembre 1895, le consul britannique Biliotti explique que le 20 octobre, en représailles au meurtre de son patron musulman, un jardinier chrétien et ses deux enfants sont tués. Les coupables sont encerclés au village d’Amari mais peuvent néanmoins s’enfuir avec la complicité des gendarmes musulmans qui participaient à la poursuite. Ceux-ci sont traduits en cour martiale24. Le 24 novembre 1895, ce sont les gendarmes orthodoxes d’Apokorona qui sont incriminés par le consul britannique pour avoir refusé de marcher au côté des troupes turques contre l’Épitropie et annoncé qu’ils rendront leurs armes dès qu’ils auront été payés (fig. 2)25.
24La fracture politico-religieuse s’exprime également au sein même de la gendarmerie, ce qui en fragilise la cohésion.
25Les colonnes volantes de gendarmerie ordonnées par le vali en février 1896 pour protéger les villages chrétiens à proximité de Rethymno sont ainsi interrompues, car les gendarmes crétois musulmans qui la composent refusent d’obéir aux ordres de leur sergent albanais au côté de gendarmes crétois chrétiens26. Les agressions se multiplient entre gendarmes eux-mêmes. Le 1er mars 1896, un caporal musulman est abattu par un gendarme chrétien dans le village de Rustica et, le 19 mars, un gendarme chrétien est blessé de deux coups d’épée portés par un gendarme musulman en plein konak de Rethymnon27.
L’œuvre de la commission de réorganisation de la gendarmerie (août 1896-janvier 1897)
26Selon l’article 9 de l’arrangement du 25 août 1896, la commission de réorganisation de la gendarmerie doit comporter des officiers européens.
27Les ambassadeurs des Puissances à Constantinople décident que cette commission sera composée des attachés militaires de leurs ambassades (ou son suppléant dans le cas italien) ainsi que de deux délégués ottomans et qu’elle siégera à La Canée28.
28Le Sultan, qui n’apprécie pas de se voir dicter sa conduite dans un domaine touchant à sa légitimité, cherche à retarder les travaux de la commission et il faut attendre le 15 octobre 1896 pour que la Porte communique les noms de ses délégués : Tewfik-Bey, commandant de la gendarmerie du vilayet d’Aïdin et Moustapha Effendi, chef du bataillon de gendarmerie de Rodosto29.
29Ces nominations ne conviennent pas aux ambassadeurs, car les délégués ottomans sont, à leurs yeux, notoirement incapables de prendre part à une commission internationale de cette stature. Ils sont décrits par l’ambassadeur de France, Paul Cambon, comme : “... deux officiers subalternes, ignorant la langue française, dont nous n’avions pu accepter la nomination30”. Les délégués ottomans ne sont remplacés que le 10 novembre 1896 par le général d’état-major Chereffedin Pacha et le colonel d’état-major Osman Nizami Bey31. La composition définitive de la commission est la suivante : général Chereffeddin (ottoman) président, colonel Peschkoff (russe), colonel Chermside (attaché militaire anglais), colonel Osman Bey (ottoman), colonel de Vialar (attaché militaire français), major de Giels (autrichien), capitaine Ruggeri Laderchi (italien).
30Les travaux traînent en longueur, car si les délégués européens présentent un projet dès le 11 novembre 1896, le Sultan ne signe le firman d’acceptation du texte présenté par les ambassadeurs que le 16 janvier 189732, après que ceux-ci l’ont menacé d’appliquer les réformes en dehors de lui, voire d’établir un protectorat sur l’île33.
31Plusieurs aspects sont en effet débattus au sein de la commission de réorganisation, et si certains font consensus, d’autres causent des tensions.
32La forme de la future force de maintien de l’ordre est aisément adoptée. On choisit une gendarmerie militaire qui est le modèle dominant parmi les Puissances ainsi que celui déjà existant dans l’Empire ottoman. La seule opposition aurait pu venir du colonel Chermside, personnellement convaincu de la supériorité des forces policières para-militaires impériales britanniques sur le modèle de l’Irish Constabulary ou de la Cyprus Police, mais il s’abstient de les proposer34.
33Si l’on accepte immédiatement une gendarmerie composée de deux tiers de chrétiens et d’un tiers de musulmans, à l’image de l’ensemble des futures institutions publiques crétoises35, la présence de personnels non crétois, voire non ottomans, fait en revanche débat. Les délégués des Puissances doivent en effet tenir compte d’avis contradictoires. Les riches musulmans crétois veulent des étrangers pour garantir l’efficacité de la gendarmerie et ne pas être en position d’infériorité vis-à-vis de leurs compatriotes orthodoxes. Les demandes des chrétiens insulaires sont plus ambiguës, car d’un côté ils souhaitent conserver pour eux-mêmes les revenus de la solde et dominer dans les districts purement chrétiens, mais d’un autre côté ils sont favorables à un élément étranger dans les villes où ils sont très minoritaires. Les autorités ottomanes, confrontées à l’indiscipline et à la partialité des anciens gendarmes crétois, veulent quant à elles recruter des personnels ottomans issus d’autres provinces même si l’emploi passé des Albanais ne parle pas en leur faveur36. Enfin, les délégués européens sont favorables à l’emploi de gendarmes non ottomans, car c’est le seul moyen de pouvoir recruter des chrétiens ayant une formation militaire adéquate37. Un compromis est finalement trouvé : “Tous les emplois d’officiers, de sous-officiers, de caporaux et de gendarmes peuvent être conférés à des étrangers à l’île, ottomans ou autres, jusqu’à concurrence des deux tiers38”. Il ne s’agit pas là d’une innovation, car le principe du recours à un élément étranger a déjà été adopté pour la Roumélie orientale en 1879 et pour l’ensemble des vilayets de Turquie d’Europe en 188039, bien que jamais mis en pratique dans ce dernier cas.
34Le choix du commandant de cette force de maintien de l’ordre est un autre sujet de tension entre la Porte et les Puissances et de débats au sein du collège des ambassadeurs. L’article 29 du règlement de la gendarmerie indique que “Le chef de la gendarmerie est nommé par S.M.I. le Sultan, sur la présentation des ambassadeurs. Il est obligatoirement chrétien et européen40”. Cette disposition est imposée par l’ensemble des représentants des Puissances malgré l’opposition des Ottomans41. Cependant, les diplomates européens ne sont eux-mêmes pas d’accord entre eux sur la nationalité de ce futur commandant, car aucune Puissance n’est prête à laisser à une autre le seul bénéfice de ce poste. Pour maintenir la concorde du concert européen, les ambassadeurs à Constantinople décident de s’adresser à la Belgique ou aux Pays-Bas42. L’appel à une puissance secondaire non méditerranéenne n’est pas une nouveauté. En 1877, lors des discussions concernant la pacification des provinces de Turquie d’Europe révoltées, les Puissances envisagent d’envoyer des gendarmes belges plutôt que de voir une force d’occupation russe en Bulgarie ou de laisser des soldats turcs coupables d’atrocités seuls maîtres du terrain43.
35Le 18 janvier 1897, le colonel Chermside fait connaître la composition exacte du personnel de la gendarmerie crétoise que la commission souhaite mettre sur pied44.
36Elle doit compter 59 officiers et 1 248 sous-officiers et gendarmes, dont un tiers de musulmans et deux tiers de chrétiens. L’élément crétois consiste en 20 officiers et 416 sous-officiers et gendarmes, l’élément ottoman en 278 sous-officiers et gendarmes musulmans45 et 277 sous-officiers et gendarmes chrétiens bosniaques, albanais, kimariotes, épirotes, chypriotes, gréco-Bulgares, koutzo-valaques ou samiotes. Enfin l’élément non ottoman aurait compris 39 officiers et 277 sous-officiers et gendarmes chrétiens (monténégrins) et musulmans tant dalmates que roumains.
37Ces “nationalités” sont diversement appréciées par les parties en présence. Le gouvernement ottoman considère favorablement les Roumains et Koutzo-Valaques, mais maintient l’exclusion des Grecs comme seule condition à son firman d’acceptation46. Les Crétois chrétiens apprécient les Monténégrins comme étant un peuple de guerriers orthodoxes n’ayant jamais vendu leur indépendance à la Porte. Les Bulgares chrétiens hellénophones auraient en revanche été très mal perçus par les Crétois47. Ces différentes perceptions sont intéressantes, car elles montrent que le théâtre crétois ne doit jamais être coupé du cadre balkanique général et en particulier des luttes d’influences en Macédoine qui opposent les Turcs, les Grecs et les Bulgares.
38Si aucun officier européen (en dehors du commandant supérieur lui-même) n’apparaît dans le personnel, c’est que les membres de la commission de réorganisation souhaitent que leurs experts fassent partie d’un corps d’inspection indépendant. Celui-ci, composé d’officiers étrangers dont l’un au moins est explicitement un officier supérieur européen, est défini par les articles 23 et 24 du règlement de la gendarmerie48. Nous pensons que cette séparation entre la gendarmerie crétoise elle-même et ce corps d’inspecteurs européens présentait l’avantage d’affranchir ceux-ci de la tutelle légale ottomane à laquelle ils auraient été soumis en cas d’engagement direct au sein la gendarmerie, comme l’explicite l’article 15 du règlement49.
39Enfin, la gendarmerie crétoise participe à l’expression de l’identité culturelle crétoise en donnant le primat à la langue grecque qui est la langue d’expression courante des insulaires, aussi bien chrétiens que musulmans. En effet, selon l’article 44, les officiers ottomans qui souhaitent servir dans la gendarmerie crétoise doivent avoir une connaissance suffisante de la langue grecque et l’article 45 stipule que si, exceptionnellement les officiers étrangers peuvent s’engager sans connaître le grec, le renouvellement de leur contrat est conditionné à son apprentissage50. On a donc là l’exact opposé du firman de 1889 qui exigeait que les fonctionnaires connaissent le turc, écartant ainsi les autochtones, tout particulièrement chrétiens, dans un mouvement de sujétion des périphéries au pouvoir central.
La gendarmerie crétoise réorganisée sur le terrain (janvier-mars 1897)
40Devant l’urgence de la situation, les Européens de la commission de réorganisation décident de commencer le recrutement de 3 des 5 compagnies planifiées dès le 20 décembre 189651, avant même l’acceptation officielle du règlement de la gendarmerie crétoise.
41L’un des premiers problèmes à régler est celui de la nomination du commandant de la gendarmerie, car les demandes adressées aux gouvernements belge et néerlandais restent finalement sans réponse. En effet, si certains noms d’officiers belges, comme le colonel de gendarmerie Poodts, le commandant Christianens, ou d’officiers néerlandais, comme le lieutenant-colonel Buys, sont avancés52, aucun candidat ne se présente définitivement du fait de l’insuffisance des émoluments53.
42Puisque la réorganisation de la gendarmerie est urgente, les ambassadeurs décident le 26 janvier 1897 de nommer un commandant provisoire ayant autorité sur toutes les forces de gendarmerie de l’île, nouvelles et anciennes. Le choix se porte sur le major – commandant – James Henry Bor, du corps des Royal Marines, en raison de sa disponibilité, de ses capacités linguistiques et de sa participation remarquée à la réorganisation de la Cyprus Police54.
43Les effectifs de la nouvelle gendarmerie crétoise à la fin du mois de février 1897 sont difficiles à déterminer. D’autant plus que les Puissances collaborant à la création de cette nouvelle gendarmerie crétoise n’ont pas été très empressées à la constituer. Alors qu’en janvier 1897 les autorités austro-hongroises qui administrent la province de Bosnie préparent l’envoi en Crète de 15 gendarmes musulmans et 35 gendarmes chrétiens grecs ou roumains commandés par un lieutenant et un sous-lieutenant d’infanterie, une dépêche du ministre des Affaires étrangères austro-hongrois, le comte Agenor Maria Goluchowski, ordonne le 31 janvier de surseoir à l’opération55. Parmi les trois bataillons péniblement constitués, nous recensons et parfois identifions 9 officiers et 255 gendarmes56. Parmi les officiers, il y a 2 Britanniques, dont le major Bor, 1 Français (non identifié), 4 Italiens57 – le capitaine Frederico Craveri, les lieutenants Arcangelo De Mandato, Candido Celoria et le brigadier Guiseppe Passamento faisant exceptionnellement ici fonction d’officier – et 2 Monténégrins : le capitaine Borovitch et le lieutenant Bechir58. Parmi les gendarmes, nous comptons 95 Albanais, 80 Monténégrins59 et 80 Crétois dont 50 chrétiens et 30 musulmans (fig. 3).
44L’île conserve également ce qui reste de l’ancienne gendarmerie non dissoute, faute de pouvoir payer les soldes en retard, et sur laquelle le nouveau commandant provisoire a également autorité60. Cette force est elle aussi difficile à dénombrer à cause des nombreuses désertions, notamment celles de l’intégralité de son personnel chrétien. Le 5 mars 1897, le consul britannique Biliotti lui attribue 49 officiers et 535 hommes, Crétois ou Ottomans, tous musulmans61.
45La nouvelle gendarmerie crétoise n’a cependant pas le loisir de faire ses preuves. Dès le 16 février 1897, devant l’extension des troubles dans les principales villes, l’ancien vali Georgi Berovitch Pacha fait embarquer avec lui les gendarmes monténégrins avant de quitter l’île. Les délégués européens parviennent cependant à les retenir grâce à un ordre direct de leur souverain, le prince Nikita (Nikola) Ier. En revanche, les délégués ottomans prennent définitivement la fuite en emportant avec eux les archives de la commission de réorganisation62.
46Le 2 mars 1897, 39 gendarmes albanais de l’ancienne gendarmerie se mutinent pour réclamer leurs 15 à 18 mois de soldes impayées. Ils refusent d’obtempérer à la demande du major Bor et de leur colonel Suleiman Bey de déposer les armes et ouvrent le feu sur les deux pelotons de marins italiens et russes venus les contraindre. Le colonel Suleiman est tué et un matelot italien blessé tandis que les mutins comptent trois morts et deux blessés. Les meneurs sont conduits à bord du cuirassé anglais Barfleur et on trouve sur eux des sommes allant de 1 000 à 1 200 francs provenant certainement de malversations. Les autres mutins sont emprisonnés sous la garde des gendarmes63. Suite à cette mutinerie, l’administration crétoise est contrainte de payer quelques semaines à quelques mois d’arriérés de salaire afin de calmer l’agitation qui gagne toute l’ancienne gendarmerie de l’île.
47Plus grave encore, la nouvelle gendarmerie n’est pas épargnée par les troubles. En effet, 48 des 50 gendarmes crétois chrétiens désertent pour se joindre aux insurgés et de nombreux musulmans se débandent, ce qui ne laisse plus en poste que les Monténégrins64.
48Comme les caisses de l’administration crétoise sont vides, que la majorité du personnel de la nouvelle gendarmerie a disparu et que les services à attendre des anciens gendarmes en attente de solde sont nuls, les ambassadeurs des Puissances décident de liquider la situation.
49Pour cela, ils utilisent les 3 000 livres turques issues du reliquat de la surtaxe douanière pour régler les soldes et indemnités dues aux hommes restés en service le 9 mars 1897, et ainsi licencier l’ensemble du personnel de la nouvelle gendarmerie le lendemain. L’ancienne gendarmerie reste quant à elle en place avec des arriérés s’élevant à près de 20 000 livres. Les ambassadeurs ordonnent enfin la dissolution de la commission de réorganisation de la gendarmerie pour le 11 mars 189765.
50Ce dernier acte met fin à l’existence de la première gendarmerie crétoise.
Conclusion
51Si la première gendarmerie crétoise n’a duré que quelques mois, elle n’en est pas moins primordiale. Il s’agit là d’une des premières interventions internationales pour créer sur une périphérie du Continent une force de maintien de l’ordre aux standards européens. Son organisation puise dans les modèles réglementaires dominants français et italien, mais s’adapte aux réalités et contraintes religieuses et linguistiques balkaniques. Les enjeux de pouvoir entre le Sultan et les différentes Puissances pour contrôler cette institution sont manifestes et donnent lieu à des querelles de personnes et à des arguties juridiques tant pour assurer l’indépendance des officiers réorganisateurs que pour éviter la suprématie d’une seule des six nations protectrices. Enfin, le jeu des représentations entre Européens et Balkaniques, et entre Balkaniques, symptomatiques des idéologies coloniales comme des préjugés raciaux ou religieux, s’exprime au travers des qualités et défauts attribués aux uns et aux autres pour justifier leur participation ou leur exclusion de l’œuvre de réorganisation.
Bibliographie
Sources
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Soutou, G. H. (2007) : L’Europe de 1815 à nos jours, Paris.
Notes de bas de page
1 Jean Ganiage estime qu’en 1895 la population crétoise devait avoisiner les 320 000 âmes et rappelle que le recensement de 1887 faisait apparaître 205 000 chrétiens orthodoxes pour 88 500 musulmans. Les juifs et les catholiques étaient numériquement insignifiants. Ganiage 1974.
2 HC, HCPP 1896, Turkey no 7, no 15.
3 MAE, DD, 1897, Affaire de Crète, no 353.
4 Soutou 2007, Bussière et al. 2013.
5 Georgeon 2003.
6 Luc 2000, 8-30 ; Luc 2005.
7 Lévy 2007, 140-160 ; Özbek 2008.
8 Roy 2004 ; Louvier, 2013.
9 Frémeaux 2010 ; Bat & Courtin 2012.
10 Louvier 2011.
11 Delaroche 2010.
12 Delaroche 2006.
13 Pasqualini 2001.
14 Ruest 2012.
15 Kleidonaris 2013.
16 Les ministères des Affaires étrangères français et britanniques ont tous deux produit des recueils sélectifs de documents que l’on appelle couramment le Livre jaune français et le Livre bleu britannique et plus officiellement les Documents diplomatiques et les House of Commons Parliamentary Papers. Par ailleurs, le Service historique du ministère de la Défense français (Vincennes) conserve sous la côte 7 N une douzaine de cartons d’archives consacrées au Corps d’occupation de la Crète (1897-1909). Enfin, certains militaires ont fait part de leur expérience et rapporté de nombreux témoignages dans diverses revues, comme le lieutenant de vaisseau français de la Martinière dans la Revue Maritime.
17 La Martinière 1910-1911.
18 HC, HCPP 1896, Turkey no 7, no 45.
19 Ibid., no 49 et no 75.
20 Ibid., no 88.
21 MAE, DD 1897, Affaire de Crète, no 1.
22 HC, HCPP 1896, Turkey no 7, no 49.
23 MAE, DD, 1897, Affaire de Crète, no 392.
24 HC, HCPP 1896, Turkey no 7, no 45.
25 Ibid., no 47.
26 Ibid., no 83 et no 98.
27 Ibid., no 98.
28 MAE, DD 1897, Affaire de Crète, no 415.
29 Ibid., no 428.
30 Ibid., no 468.
31 Ibid., no 444.
32 Ibid., no 512.
33 Ibid., no 463.
34 HC, HCPP 1897, Turkey no 10, no 341.
35 MAE, DD 1897, Affaire de Crète, no 469.
36 HC, HCPP 1897, Turkey no 10, no 341.
37 MAE, DD 1897, Affaire de Crète, no 463.
38 Ibid., no 506.
39 Schopoff 1904.
40 MAE, DD 1897, Affaire de Crète, no 506.
41 Ibid., no 463.
42 Ibid., no 516.
43 HC, HCPP 1877, Turkey no 2, no 57.
44 HC, HCPP 1897, Turkey no 10, no 74.
45 Parmi lesquels des Bosniaques, des Albanais, des Chypriotes, des Bulgares, enfin des hellénophones originaires de Smyrne ou du Dodécanèse.
46 MAE, DD 1897, Affaire de Crète, no 512.
47 HC, HCPP 1897, Turkey no 10, no 74.
48 MAE, DD 1897, Affaire de Crète, no 506.
49 Ibid.
50 Ibid.
51 Ibid., no 493.
52 Ibid., no 529.
53 Ibid., no 532.
54 HC, HCPP 1897, Affaires d’Orient, no 19 et no 20 ; NA-ADM, 196-61.
55 MAE, DD 1897, Affaires d’Orient, no 28.
56 Ibid., no 295 ; SHD-V, 7 N 86.
57 Pasqualini 2001, 30.
58 MAE, DD, 1897, Affaires d’Orient, no 23.
59 Ibid. ; le colonel Chermside compte lui 83 gendarmes monténégrins : HC, HCPP 1897, Turkey no 10, no 341.
60 Ibid., no 245.
61 Ibid. ; le colonel Chermside ramène ce chiffre à 49 officiers et 518 hommes une semaine plus tard : Ibid., no 341.
62 La Martinière 1910-1911, 321 ; MAE, DD 1897, Affaires d’Orient, no 134.
63 Ibid., no 236.
64 Ibid., no 295.
65 Ibid., HC, HCPP 1897, Turkey no 10, no 341.
Auteur
Université de Lille 3, UMR IRICE
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