La Crète dans la stratégie byzantine (ixe-xe siècle)
p. 231-240
Texte intégral
1Constantin Acropolite, haut dignitaire et lettré de la cour byzantine au tournant du xiiie et du xive siècle, chef de la chancellerie impériale depuis 1296, est l’auteur d’un discours sur saint Barbaros, martyrisé sous Julien l’Apostat (361-363)1. L’éloge de ce martyr du ive siècle donne au rhéteur l’occasion d’évoquer divers exemples historiques de combats menés par les chrétiens en faveur de leur foi. Parmi ceux-ci, l’auteur mentionne l’islamisation des Crétois au ixe siècle, qu’il relie à la révolte de Thomas le Slave contre l’empereur Michel II, à partir de 821, et en particulier au siège de Constantinople de 822-823, conduit par ce rebelle, et qui aurait permis aux Arabes de s’emparer de la Crète et de la Sicile et de contraindre à la conversion les chrétiens de ces deux îles fameuses2. On le voit, dans la mémoire byzantine de la fin du xiiie siècle, la perte de la Crète au ixe siècle constituait un épisode exemplaire, dont on pensait communément qu’il s’était conclu par la conversion globale de la population insulaire à l’islam. Pour évoquer la place de la Crète, qui a été un émirat arabe de 828 à 961, et l’enjeu que l’île a représenté aux ixe-xe siècles entre Byzance et l’Islam, je m’intéresserai à la manière dont s’est alors construite l’historiographie de la conquête et de la reconquête de la Crète, en partie fondée sur la manière d’appréhender l’identité chrétienne de l’île. Avant de présenter les diverses phases de la construction de ce discours historiographique, j’évoquerai rapidement les principaux caractères de l’Église de Crète qui explique sa place éminente au sein de la hiérarchie ecclésiastique byzantine.
La Crète byzantine : une place de premier plan avant la conquête arabe
2L’Église de Crète pouvait s’enorgueillir d’être un siège apostolique, fondé par saint Paul et par son disciple saint Tite3. Elle était aussi illustrée par les dix martyrs de Crète, qui auraient été persécutés sous le règne de l’empereur Dèce, en 250, et dont la sépulture supposée était localisée à Gortyne. Commémorés au xe siècle dans le synaxaire de l’Église de Constantinople, ces dix saints sont particulièrement célébrés dans la liturgie byzantine, dans le tropaire suivant, chanté le 23 décembre, jour de la commémoration des saints crétois : “Laisse-nous honorer la Crète miraculeuse, qui a versé tant de sang précieux, perles du Christ, issues des martyrs. Les bienheureux n’étaient que dix, mais ils ont brisé la force des démons, mille fois plus nombreux. C’est pourquoi les valeureux martyrs du Christ ont reçu la couronne de la victoire”. Les églises de Crète des xive-xve siècles conservent des représentations de ces dix martyrs, le plus souvent représentés en groupe. L’iconographie des dix saints de Crète ne se limite pas au seul cadre insulaire, puisque le groupe est déjà représenté dans un ménologe du Sinaï daté du xie siècle4. Île des saints, la Crète passe également pour une île “à miracles” ou propice aux conversions miraculeuses.
3D’après le témoignage de Socrate de Constantinople, qui écrivait vers 440, la plupart des juifs crétois, qui formaient alors une importante communauté, seraient devenus chrétiens dans les années 430, après l’échec d’un pseudo-messie qui, se présentant comme un nouveau Moïse, affirmait être descendu des cieux, et aurait exhorté les juifs insulaires à abandonner leurs biens, avant de le suivre en Terre promise. À son exemple suicidaire, les juifs crétois se seraient précipités depuis un promontoire dans la mer, où des pêcheurs chrétiens auraient essayé de les sauver. À la suite de cet épisode dramatique, une partie de la communauté juive serait devenue chrétienne5.
4L’Église de Crète était, d’un point de vue ecclésiastique, rattachée au patriarcat de Rome, au même titre que l’Illyricum, jusqu’aux années 730, lorsqu’elle fut rattachée à celui de Constantinople6. Le chroniqueur Théophane, qui écrivait au début du ixe siècle, associe le destin de la Crète à celui de la Sicile et de la Calabre, détachées de Rome par l’empereur Léon III pour des raisons fiscales et dans une période de tension l’opposant au pape sur la question des images7. Depuis longtemps, toutefois, le lien entre Rome et la Crète s’était distendu. Ainsi André de Crète, métropolite de Gortyne, avait été élu par le synode de Constantinople entre 692 et 713 alors que le nouveau métropolite aurait dû être élu par les évêques locaux, et reconnu par le pape et son représentant en Illyricum, l’archevêque de Thessalonique8. Quoi qu’il en soit, l’église de Crète occupait une place prééminente au sein du patriarcat de Constantinople, aux viiie-ixe siècles. En 787, au concile de Nicée II, qui impose la vénération des images, le métropolite de Crète siège au 8e rang (sur 33 métropoles représentées au concile), entre Nicomédie et Nicée, les deux grandes cités de Bithynie. Il siège surtout avec ses 11 suffragants (c’est la plus forte représentation crétoise à un concile), alors que la Grèce continentale n’a envoyé que très peu d’évêques. C’est tout le synode de Crète qui s’est déplacé à Nicée, ce qui témoigne de son importance à ce moment crucial de l’élaboration dogmatique de l’Orthodoxie9. Dans les notices épiscopales, qui fixent la hiérarchie des métropolites et des évêques au sein du patriarcat de Constantinople, le métropolite de Crète est placé au dixième rang (sur une quarantaine de métropoles) dans une liste datée du début du ixe siècle10. Au xiie siècle toutefois, trois siècles après la conquête arabe et deux siècles après la reconquête byzantine, le métropolite de Crète n’est plus qu’au 30e rang, ce qui illustre bien le déclin de la place de l’Église de Crète dans la hiérarchie ecclésiastique11.
La conquête de la Crète par les Arabes et ses suites dans la stratégie et la mémoire byzantines
5La conquête de la Crète par les Arabes s’inscrit dans une phase plus générale de reprise de l’expansion de l’islam, dans les premières décennies du ixe siècle. L’île aurait été temporairement occupée au tournant du viiie et du ixe siècle, et probablement conquise en 828 par des Arabes venus d’al-Andalus, qui s’étaient installés à Alexandrie vers 818 et avaient choisi pour chef Abu Hafs. Chassés d’Alexandrie en 827, les Andalous auraient été autorisés à se retirer d’Égypte, à condition de s’installer en territoire byzantin12. Selon al-Baladhuri, qui écrit à la fin du ixe siècle, Abu Hafs, connu sous le nom d’al-Ikritishi, le Crétois, se serait emparé d’une forteresse de l’île, puis des autres, n’en laissant aucune aux Grecs. Il aurait entrepris de démanteler les fortifications de l’île13.
La perte de la Crète dans l’histoire byzantine : un enjeu de taille mais des connaissances incertaines
6Les sources byzantines les plus anciennes sur la conquête de la Crète, la Vie de sainte Théodora et la chronique de Georges le Moine, écrites vers 870, l’associent au règne de l’empereur iconoclaste Théophile (829-842), et l’inscrivent comme une conséquence des raids maritimes arabes menés contre les Cyclades, la Crète et la Sicile14. Or, au milieu du xe siècle, les chroniques écrites au Palais, celles de Génésios et de Théophane Continué, qui adoptent la forme des biographies impériales, donnent une autre version de la conquête, selon un processus de réécriture de l’histoire qui vise à mettre en valeur la dynastie macédonienne. La Crète était à ce moment-là devenue un enjeu stratégique essentiel, et aussi un enjeu de débat à la Cour, les Byzantins armant de puissantes flottes pour organiser la reconquête de l’île. On sait ainsi par la biographie de l’empereur Romain II (959-963) que l’eunuque Joseph Bringas, drongaire du ploïmon – chef de la flotte constantinopolitaine – et homme fort du règne, avait entrepris en 959 de construire une flotte de guerre, malgré l’avis contraire du sénat, qui redoutait l’ampleur des dépenses et les périls de la mer. Pour persuader la Cour, Joseph Bringas oppose dans un discours les musulmans, négateurs du Christ, aux “Romains”, évoque les massacres et la destruction des églises, le pillage des côtes de l’Égée et la menace de captivité qui pèse sur leurs habitants. Il invoque aussi la devoir de l’empereur de combattre en faveur de ses coreligionnaires. L’expédition est destinée à rétablir la vraie foi en Crète15. Parler de guerre sainte à propos du discours de Bringas, tel qu’il est rapporté dans la Vie de Romain II, est peut-être excessif, mais il est clair que la volonté de rétablir les anciennes limites de l’Empire, qui constitue un objectif constant de la cour impériale, se double ici d’un projet de rechristianisation de la Crète. L’île est donc devenue un enjeu stratégique et religieux essentiel dans les années 950. Cela explique que l’histoire de la conquête de la Crète par les Andalous soit alors devenue un épisode majeur des récits historiques.
7En préambule au récit de l’expédition de 960-961 contre la Crète, la Vie de Romain II évoque la conquête arabe de l’île au ixe siècle, qu’elle relie à la révolte de Thomas le Slave contre l’empereur Michel II, en 821-823, qui aurait permis aux Arabes venus d’Espagne de s’emparer de la Crète, alors que l’île était dépourvue de toute défense maritime. Le De administrando Imperio, un traité sur les peuples voisins de l’Empire, compilé vers 950, souligne, dans la même tradition, que les Arabes qui vivent en Crète sont les descendants des Arabes d’Al-Andalus, et relie la perte de la Crète à la révolte de Thomas le Slave16. La biographie consacrée à Michel II, dans la compilation connue sous le nom de Théophane Continué, présente le récit détaillé de cette conquête. Ce serait le siège de Constantinople par Thomas le Slave, en 821-822, qui aurait permis à quarante navires de débarquer au cap dit Charax et de s’emparer de l’île, à partir d’un retranchement, al-khandaq (le fossé, transcrit en grec Chandax), d’où les Arabes effectuèrent la conquête de l’île. Le chroniqueur développe en détails l’épisode, et valorise paradoxalement, de manière romanesque, le conquérant, Abu Hafs : il est qualifié d’amermoumnès, la transcription grecque d’amir al-mu’minin, un titre réservé au calife. Abu Hafs aurait présenté la Crète comme “la terre où coule le lait et le miel”, comme une sorte de nouvelle Terre promise. Un moine aurait même indiqué le site de Chandax à Abu Hafs qui, après avoir fait brûler ses navires pour ne laisser aucune solution de repli à ses hommes, les aurait incité à épouser leurs captives chrétiennes. Chandax est présentée comme l’acropole de toute la Crète à partir de laquelle les Andalous soumirent toutes les villes de Crète, à l’exception d’une, qu’on identifie avec Éleutherna, dont la population seule aurait pu demeurer chrétienne. Cyrille, évêque de Gortyne, aurait été martyrisé, mais il s’agit d’une confusion avec Cyrille de Gortyne, martyrisé en 303. Théophane Continué assure que de nombreux martyrs se sont alors ajoutés aux fameux dix saints crétois. Le christianisme aurait été extirpé de l’île17. En fait, des chrétiens demeurèrent en Crète sous la domination arabe, même si les métropolites attestés à cette époque résidaient hors de l’île, dans l’Empire byzantin18. De plus, contrairement à ce qu’affirme Théophane Continué, Chandax n’était pas un site inoccupé avant la conquête arabe, puisque le palais du stratège de l’île y était établi depuis le milieu du viiie siècle19. On le voit, au milieu du xe siècle, les chroniqueurs byzantins ne savaient pas grand chose de la conquête, et ont décrit une entreprise de colonisation de l’île, qui se serait traduite par la conversion massive des habitants à l’islam. Cette description vise clairement à inciter les lecteurs à la reconquête, mais n’a guère de fondements historiques.
La Crète arabe : une redoutable place d’armes aux portes de l’Empire byzantin
8Bien qu’elle n’entraînât pas la fin du christianisme insulaire, la perte de l’île devait avoir des conséquences immédiates pour Byzance : la mer Égée fut livrée aux attaques des Arabes crétois, et la conquête de la Sicile débuta en 828. La coupure entre Méditerranée occidentale et Méditerranée orientale date de cette époque. L’approche de la mer Égée devenant dangereuse, il est probable que la route terrestre, à partir de Corinthe, se soit alors développée20. Désastreuse stratégiquement, la perte de la Crète devient également une menace spirituelle comme un enjeu religieux. La capture d’un saint et son séjour en Crète, où il exhorte ses compagnons de captivité à demeurer dans la foi chrétienne, devient un topos hagiographique. La Vie de Joseph l’Hymnographe, par exemple, montre le saint iconodoule capturé vers 836-842, jusqu’à ce qu’il soit racheté et retourne à Constantinople21. Une expédition maritime byzantine, menée par le logothète Théoktistos, parvint à s’emparer d’une partie de la Crète en 843-84422. D’après le Synaxaire de l’Église de Constantinople, un des combattants, le magistre Serge Nèkètiatès aurait alors été inhumé dans un monastère, connu sous le nom de Ta Magistrou, puis ses reliques auraient été transportées en Bithynie, dans le monastère tou Nikètiatou, fondé par Serge23.
9Les sources arabes confirment l’importance militaire de la Crète face à l’Empire byzantin, dans la mesure où elle constituait une base de départ des raids maritimes. Le géographe Ibn Hawqal, qui écrit après la reconquête byzantine de la Crète en 961, souligne qu’auparavant : “les musulmans constituaient pour la chrétienté une épreuve bien réelle, car ils portaient matin et soir des coups incessants, que rendaient inévitables leur proximité des objectifs envisagés et leur voisinage des lieux de séjour des Rûm. Depuis la conquête de la Crète par les musulmans, les chrétiens ne pouvaient ni y pénétrer ni en sortir. Les habitants étaient sur le pied de guerre, et aux époques de trêve, ils étaient protégés par des traités signés par les deux parties, mais dont les termes avantageux pour les musulmans étaient inspirés par leur puissance et leur position dominante”24.
10L’émirat crétois a dirigé ses raids maritimes en Égée et dans l’Adriatique. Face à eux, la flotte byzantine se montre le plus souvent impuissante, insuffisante en nombre de navires. Une sorte de guérilla maritime oppose les flottilles byzantines aux flottes arabes, venues razzier les côtes. Vers 839, une flotte byzantine fut vaincue au large de Thasos, et vers 860 une escadre crétoise de trente navires traversa les Dardanelles jusqu’à la Proconnèse (île de Marmara)25. Au témoignage de Jean Diacre, qui écrit son Histoire des Vénitiens au début du xie siècle, les Sarrasins qui ont saccagé les villes dalmates et envahi Brazza (Brac, en Croatie) en mai 872, étaient originaires de l’île26. À cette époque, une importante flotte venue de Crète, commandée par un Grec, Phôtios, peut-être passé à l’islam, – mais les sources ne le précisent pas –, ravagea la mer Égée jusqu’aux Dardanelles, où elle fut vaincue par une division byzantine et perdit vingt navires27.
11La capitale byzantine elle-même était donc menacée, et Liutprand de Crémone écrit au milieu du xe siècle qu’au sud de Constantinople, “il y a cette île appelée la Crète, proche de la capitale et dangereuse pour elle”28. Le nord de l’Égée pouvait subir des raids : le synaxaire de l’Église de Constantinople, du xe siècle, relate que des Crétois capturèrent des fidèles qui assistaient à une panégyrie dans l’église Saint-Georges de Mytilène, un 23 avril ; un jeune homme, devenu l’esclave de l’émir de Crète, alors qu’il offrait une coupe à l’émir, aurait été miraculeusement transporté à Lesbos par saint Georges, devant sa mère, qui rendit grâce à Dieu29. L’exemplum hagiographique a pour but de rappeler la menace que font peser les Crétois musulmans sur la sécurité de l’Égée.
Le commerce des captifs : un marché lucratif et l’occasion d’un dialogue avec les Byzantins
12L’expédition crétoise la plus spectaculaire eut lieu en 902-904. La flotte, commandée par Léon de Tripoli, un marin byzantin du thème des Cybrrhéotes, capturé et converti à l’islam, connu dans les sources arabes sous le nom de Gulam Zurafa, était partie de Crète, avait pris Lemnos, traversé les Dardanelles puis s’était repliée sur l’île de Thasos, en vue de s’emparer de Thessalonique. La seconde ville de l’Empire fut prise en 904, et les captifs furent emmenés en Crète. Le récit de la prise de Thessalonique par un contemporain, Jean Kaméniatès, éclaire les circonstances de la vente des captifs. Vingt-deux mille prisonniers auraient été vendus en Crète, qui fonctionnait alors comme un vaste marché de redistribution d’esclaves et de prisonniers dont on attendait le versement d’une rançon. D’après Kaméniatès, les Crétois restituaient les captifs contre une rançon évaluée au double du prix d’achat30. L’île était donc une place de transit et de revente des prisonniers31. Ce marché entraînait nécessairement des négociations entre le pouvoir byzantin et l’émirat. Une lettre écrite en 913 par le patriarche Nicolas Mystikos, qui exerçait alors la régence, à l’émir de Crète, illustre ces pratiques. Le patriarche rappelle d’abord les relations d’amitié entre le patriarche Photius avec le père de l’émir :
“Photius savait que même si la barrière de la foi sépare, la sagesse, la finesse d’esprit, la constance de caractère, les sentiments d’humanité et toutes les autres qualités qui ornent et qui grandissent la nature humaine, enflamment chez ceux qui aiment le bien l’amour pour ceux qui possèdent ces vertus”32.
13Nicéphore exhorte ensuite l’émir à accepter l’échange des prisonniers de guerre. La Crète apparaît bien comme une zone de frontière et de contact. Les relations entre les aristocrates byzantins et l’émir de Crète pouvaient conduire à des accords. Au témoignage de Liutprand de Crémone, Romain Lécapène, pour obtenir le ralliement du palais à sa cause, aurait menacé en 919 de s’allier “au roi des Sarrasins de Crète pour faire triompher sa cause”33.
La reconquête de la Crète (961) : un événement marquant dans l’histoire de la Méditerranée byzantine et musulmane
14À partir de 910, le pouvoir byzantin change de stratégie, et constitue de grandes flottes de guerre, qui vont changer la nature de la guerre maritime dans la mer Égée. À la guérilla maritime, succèdent de grandes expéditions amphibies pourvues de machines de siège. Il s’agit de porter la guerre terrestre au cœur de l’ennemi insulaire. Deux flottes considérables, dirigées contre la Crète, sont mobilisées en 911-912 et 949. Elles sont connues par deux documents exceptionnels, conservés au sein du De Ceremoniis dans les années 960, qui énumèrent les fournitures requises pour chacune des expéditions34. Dirigée contre les côtes syriennes et crétoises, l’expédition de 911, qui aurait comporté 177 navires et 47 000 hommes35, est vaincue au large de Samos en 912. En 949, l’expédition devait compter moins de cent navires, 8 300 soldats et 12 500 marins, pour un coût total de 120 000 nomismata (la frappe annuelle de monnaies d’or est estimée à cette époque à 260 000 nomismata). Cette flotte, dirigée par Constantin Gongylès, débarqua près de Chandax, mais les troupes ne parvinrent pas à assurer la sécurité du camp. Une attaque des troupes arabes entraîna la déroute de l’expédition. Douze années plus tard, les Byzantins prenaient toutefois pied dans l’île pour s’en emparer.
La description de la reconquête de la Crète : démontrer la supériorité morale et technique des Byzantins
15L’expédition victorieuse de 960-961, sous le commandement de Nicéphore Phocas, magistre et domestique des Scholes, est connue grâce à l’Histoire de Léon le Diacre, un membre du clergé impérial, qui écrit à la fin du xe siècle. La flotte se réunit près d’Éphèse et gagna la côte crétoise, près de Chandax, où aurait eu lieu le débarquement, le 13 juillet 960 :
“Comme le temps semblait bon pour débarquer, Nicéphore Phocas montra dans la pratique l’expérience qu’il avait des opérations militaires. Ayant fait transporté des échelles sur les barges, il les déploya vers la rive, et fit descendre à terre l’armée en arme et à cheval. Les barbares furent terrifiés par ce spectacle nouveau et étrange, et restèrent en masse à terre, conservant la formation en boucliers serrés, et attendirent que les Romains marchent contre eux”36.
16Il est clair d’après le texte que les Arabes ne s’opposèrent pas aux opérations de débarquement, effectuées depuis des barges pourvues de pans inclinés. Un camp fut installé, en dépit d’une défaite initiale d’un contingent byzantin. Le siège de Chandax devait durer sept mois. Le dernier assaut, lancé le 7 mars 961, mobilise les techniques de la poliorcétique, redécouvertes au xe siècle à partir des traités antiques. Les Byzantins utilisent des catapultes, une tour-bélier, le creusement de sapes, en vue de percer une brèche. L’assaut est ainsi évoqué par Léon Diacre :
“Quand les pierrières se mirent à bombarder les barbares d’un tir nourri, ceux-ci reculèrent rapidement. Le bélier ne cessait pas de battre la muraille, et en peu de temps parvint à rompre la maçonnerie, bien qu’elle fût solide et résistante. Les mineurs placés en-dessous sapaient les parties supérieures du rempart, logiquement devenues suspendues sur du vide, et ils les étayaient par des poteaux de bois verticaux ; ils entassèrent rapidement des fagots de bois secs et y mirent le feu, et sortirent de la galerie. La flamme ayant prise, les étançons se calcinèrent et provoquèrent la rupture, l’affaissement et la chute de deux tours et de la courtine qui les reliaient. Les Crétois, frappés de stupeur par cette vision extraordinaire, abandonnèrent le combat, terrifiés par le caractère prodigieux du phénomène”37.
17Léon Diacre met ici en scène la supériorité technique des Byzantins sur les assiégés. L’assaut fut suivi par le massacre d’une partie de la population, et le pillage de la ville, qui donna lieu à la saisie d’un immense butin. Nicéphore Phocas laissa à Chandax une garnison de Grecs et d’Arméniens. Un des captifs, le fils de l’émir de Crète, devint un garde du corps de l’empereur Jean Tzimiskès, en 97138.
18Un clerc, Théodose Diacre, écrivit en 963 un poème épique en vers ïambiques sur la prise de la Crète39. Dans ce panégyrique de Nicéphore Phocas, dont les exploits sont jugés supérieurs à ceux des Anciens, Grecs et Romains, le poète valorise les prouesses guerrières des soldats byzantins, qui dépassent les héros d’Homère. Les Crétois sont assimilés à des dragons. Le poème se risque même à la moquerie : durant le siège de Chandax, Nicéphore Phocas aurait ordonné de propulser un âne par dessus le rempart au moyen d’une fronde gigantesque, pour qu’il rejoigne les assiégés, assimilés à cette bête de somme. En revanche, le poète met en valeur la noblesse de l’attitude des soldats byzantins, porteurs d’une idéologie martiale40.
Une défaite amèrement ressentie au Proche-Orient arabo-musulman
19Dans les pays d’islam, les réactions à la conquête de la Crète sont au contraire désespérées. Une lettre de la Genizah du Caire, du xe siècle, apporte quelques informations sur les effets immédiats de la conquête byzantine de la Crète. Moshe Agura, l’auteur de la lettre, écrit depuis Rhodes à sa famille résidant en Égypte, qu’il cherche à rejoindre. Il aurait quitté la Crète après la conquête de l’île par Nicéphore Phocas, qu’il déplore vivement41. Selon Yahya d’Antioche, un Arabe chrétien, Nicéphore Phocas aurait fait démolir toutes les mosquées et emmené en captivité un grand nombre d’habitants de l’île. La nouvelle de la chute de la Crète serait parvenue dans les rues du Caire à la fin du mois de mars 961, et la foule aurait pillé une église melkite et deux églises nestoriennes. L’armée mit un terme aux troubles42. À cette émotion populaire se joint la lamentation des savants. Le géographe arabe Ibn Hawqal se désole :
“Les musulmans possédaient jadis plusieurs îles puissantes, réputées et dignes de leur renom, dont l’ennemi s’est emparé, comme Chypre et la Crète. C’étaient deux îles riches en produits agricoles et bien approvisionnées, visitées par de nombreux marchands, venant y commercer. La conquête de ces deux îles par les Rûm fut un tremplin pour leurs ambitions croissantes : ils y établirent des garnisons, y déposèrent des vivres et des munitions ; ce fut un incendie dont les flammes ne diminuèrent jamais d’intensité, et dont l’ardeur ne décrut pas”43.
20Défaite majeure, la perte de la Crète est également lourde de conséquences spirituelles. Selon Ibn Jubayr, qui écrit à la fin du xiie siècle, les habitants musulmans de Crète furent progressivement contraints à embrasser le christianisme, tous jusqu’au dernier. L’auteur met en garde les musulmans de Sicile, menacés par un sort semblable44.
Conclusion
21La Crète des ixe-xe siècles a été non seulement un enjeu stratégique entre Byzance et l’Islam, pour le contrôle de la Mer Égée, mais aussi un enjeu identitaire, autour de la conversion de ses habitants à l’islam ou au christianisme. Base de départ des raids maritimes arabes, la Crète a constitué un émirat frontalier en Méditerranée, très prospère, un peu comme les émirats de Tarse en Cilicie et d’Alep en Syrie, à la même époque, ou la taïfa de Denia, sur la côte ibérique. La prise de la Crète par Nicéphore Phocas, en 961, introduit une nouvelle phase dans l’histoire de la Méditerranée : l’Égée est devenue plus sûre, et les échanges maritimes se sont développés entre les côtes. La flotte byzantine réapparaît alors en Méditerranée occidentale, et se hasarde jusqu’aux côtes provençales. Dans la mémoire byzantine toutefois, la figure des émirs crétois n’est pas complètement négative, en particulier celle du fondateur de l’émirat, Abu Hafs, qui présente des traits incontestablement héroïques et légendaires.
Bibliographie
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McCormick, M. (2001) : Origins of the European economy, Communications and Commerce AD 300-900, Cambridge.
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Tsougarakis, D. (1988) : Byzantine Crete, from the 5th Century to the Venetian Conquest, Athènes.
Notes de bas de page
1 Constantin Acropolite, éd. Papadopoulos-Kérameus 1891, t. I, 405-420.
2 Ibid., 407-408.
3 Tsougarakis 1988, 197-198.
4 Tsamakda 2012, 217-218.
5 Socrate de Constantinople, éd. Hansen 1995, 387-388.
6 Tsougarakis 1988, 198-208.
7 Théophane, éd. De Boor 1883, 413.
8 Tsougarakis 1988, 204-205.
9 Darrouzès 1975, 23 et 37-38.
10 Darrouzès 1981, 216.
11 Ibid., 349.
12 Canard 1975 ; Christides 1984, 84 ; Tsougarakis 1988, 30-31.
13 Al-Baladhuri, trad. Ph. Khûri Hitti 1916, 376.
14 Vie de sainte Théodora, éd. Markopoulos 1983, 263 ; Georges le Moine, éd. De Boor-Wirth 1978, t. II, 797-798.
15 Théophane Continué, éd. Bekker 1838, 474-475.
16 De administrando Imperio, éd. Moravcsik 1967, 94-96.
17 Ibid., 73-78.
18 Tsougarakis 1988, 209-213.
19 Vie d’Étienne le Jeune, éd. Auzépy 1997, 160.
20 McCormick 2001, 795.
21 Tsougarakis 1988, 212.
22 Ibid., 46-48.
23 Synaxaire de l’Église de Constantinople, éd. Delehaye 1902, col. 777-778.
24 Ibn Hawqal, trad. Wiet 1964, t. 1, 198.
25 Pryor & Jeffreys 2006, 47.
26 Jean Diacre, éd. Berto 1999, 132-134.
27 Théophane Continué, éd. Bekker 1838, 299-300 ; cf. Tsougarakis 1988, 50.
28 Liutprand de Crémone, Antapodosis, 1.11, éd. Chiesa 1998.
29 Synaxaire de l’Église de Constantinople, éd. Delehaye 1902, col. 623-626.
30 Jean Kaméniatès, éd. Böhlig 1973, 59-64.
31 Pour cette question, on se reportera à la communication de Mme Rosa Benoit-Meggenis publiée dans ces actes.
32 Nicolas Mystikos, éd. Jenkins et Westerink 1973, 12-16.
33 Liutprand de Crémone, Antapodosis, 3.26, éd. Chiesa 1998.
34 Haldon 2000, 201-235.
35 Ibid., 306.
36 Léon Diacre, éd. Hase 1828, 7-8.
37 Ibid., 25-26.
38 Tsougarakis 1988, 73-74.
39 Théodose Diacre, éd. Criscuolo 1979.
40 Kazhdan 2006, 274-277.
41 Holo 2009, 49-40.
42 Yahya d’Antioche, éd. Kratchkovsky et Vasiliev 1957, 782-783.
43 Ibn Hawqal, trad. Wiet 1964, 198.
44 Ibn Jubayr, trad. Charles-Dominique 1995, 363.
Auteur
Maître de Conférences, Université Lyon 2, Ciham
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