La Dame blanche, la Grande Déesse et le Capitaine des Noirs
p. 125-138
Texte intégral
Faut-il revenir sur le passé, sinon dans la mesure où le présent est intéressé ?
Thucydide 1.123.1
1En 1948, le poète britannique Robert Graves publia The White Goddess1, livre dans lequel il s’appuyait sur les découvertes d’Arthur Evans, le fouilleur de Knossos, pour défendre l’idée d’un matriarcat primitif organisé sous le règne d’une “déesse blanche” primordiale. Il exposait en particulier que les premiers envahisseurs de l’Irlande seraient venus de Grèce, fuyant une invasion syrienne. Selon cette théorie intenable, ce sont eux qui, vers 1472 a. C., auraient introduit en Angleterre, puis en Europe, leurs structures sociales matriarcales, leur poésie magique et leur mythologie centrée autour du culte à une Grande Déesse blanche. Dans ce livre qui connut un succès considérable2, Graves prônait le retour au “vrai” langage poétique des temps minoens, à la parole spirituelle d’avant la langue rationnelle et par trop classique des philosophes grecs, au langage magique ayant permis l’expression de la mythologie irlandaise.
2La même année, l’abbé Breuil, “Pape de la Préhistoire” alors au sommet de sa gloire, publiait deux articles appelés à faire grand bruit : l’un portait sur “La Dame Blanche du Brandberg, ses compagnons et ses gardiens”3, et l’autre sur “Les races sud-africaines dans les peintures rupestres”4. Dans le premier de ces textes, il raconte par le menu sa rencontre avec un dispositif rupestre, en réalité découvert en 1918 par Reinhard Maack, un géologue allemand qui effectuait le relevé topographique d’une montagne de Namibie : le Brandberg5. Sur cette peinture polychrome ornant le fond d’un abri de la vallée du Tsisab, l’abbé reconnaît différents “types raciaux”, dont cinq Noirs, un “Australoïde” et six “Européens ou Méditerranéens”… parmi lesquels il isole un personnage qu’il juge plus important que les autres et qu’il surnomme la “Dame Blanche” (fig. 1-3). À ses yeux, la variété raciale de ces figures s’expliquerait par le fait que, durant son périple, une “troupe mixte d’étrangers” venue s’établir en ces monts aurait “ajouté à leur groupe des aides noirs également étrangers à la région”. Et, conclut l’abbé, ces étrangers “apportèrent avec eux des croyances telles qu’on en trouve en Égypte et en Crète, ainsi qu’un talent artistique probablement inspiré par ces civilisations”6.
3Le second article porte directement sur les différentes races qu’il pense ainsi reconnaître sur les peintures d’Afrique australe7 ; il y revient sur la “Dame Blanche” qui ne saurait être qu’une “jeune femme évidemment de race méditerranéenne”, et il précise qu’elle arbore “un costume que seules portaient les jeunes filles combattant les taureaux en Crète”8.
4Lors d’une conférence tenue à Windhoek le 4 octobre 1948, Mary Boyle, la secrétaire de l’abbé, révéla que c’est elle qui avait eu l’idée de ce rapprochement improbable entre la Namibie et la Crète, et qu’il lui avait été inspiré par le vêtement porté par la “Dame Blanche”. En effet, déclara-t-elle à son auditoire, “dans le palais de Knossos en Crète, qui fut détruit en 1400 av. J.-C. par une catastrophe soudaine et inconnue9, un tel costume composé d’un sweater, d’un short et d’un capuchon était porté par les filles luttant contre les taureaux, et ne le fut plus jamais avant que les femmes modernes ne le remettent au goût du jour avec les sweaters et shorts utilisés comme vêtements de sport. La première fois que j’ai vu une photographie de la Dame [Blanche], je rappelai immédiatement cet indice à l’Abbé”10. L’anecdote fut confirmée par Breuil lui-même11, fasciné par ladite “Dame Blanche” à laquelle il ne tarda pas à consacrer un livre, écrit en collaboration avec sa secrétaire et paru en 1955. Il y est exposé que la “Dame” est entourée de personnages masculins, car régnait alors “une égalité de statut avec l’homme seulement reconnue par les civilisations avancées comme celles de Crète et d’Étrurie”12. Plusieurs autres points communs entre la peinture du Brandberg et les fresques de Knossos sont soulignés dans ce livre : la “Dame” est coiffée “comme les jeunes athlètes des figurines d’ivoire du palais”, elle tient une fleur à la main et porte un foulard à franges, elle est habillée d’un short à rayures de couleur et d’un justaucorps à manches courtes avec un ruban à franges autour du bras, et autour d’elle se remarque la présence de “plusieurs races”… lesquelles seraient attestées à Knossos par des fresques montrant des gardes noirs que conduisent des officiers minoens. L’abbé reviendra souvent sur “la race nettement exotique”13 de ces Noirs, ajoutant que, parmi les quelque vingt-huit personnages qu’il avait reconnus sur la fresque, ne figurait “aucun élément bantou […] bushman ou hottentot”14. Il supposera ultérieurement que “ces étrangers [étaient] arrivés du haut Nil par la piste de l’Ouest des Grands Lacs, plus tard jalonnée de caravansérails du type de Zimbabwé”, sans pour autant “exclure une autre voie marine de pénétration par la trouée vers l’Océan Indien de la rivière Sabi”15.
5Avec le recul, il saute à nos yeux d’aujourd’hui que l’abbé Breuil et Miss Boyle ont sur-interprété la peinture namibienne, sur laquelle il apparaît que la “Dame Blanche” est en réalité dotée d’un magnifique pénis infibulé : c’est donc un homme ! (fig. 4). Les critères raciologiques utilisés par l’abbé, notamment le profil et la finesse du visage de la prétendue “Dame”, ne correspondent à rien d’observable sur l’image originale, semblable à des milliers d’autres peintures d’Afrique australe, et qu’il n’y avait pas lieu de mettre particulièrement en valeur. Si Breuil et Boyle ont cru voir, dans la représentation de ce qui est à l’évidence un banal archer, l’image d’une jeune Crétoise accompagnée de ses serviteurs noirs, c’est qu’ils ont été littéralement aveuglés par leurs préjugés (au point de ne même pas voir le pénis de la “dame” !) et qu’ils se sont appuyés sur des analogies vagues et sans valeur, pratiquant un comparatisme des plus naïfs. Ainsi, la “fleur” que la prétendue “Dame Blanche” est supposée tenir à la main leur a rappelé les décors floraux illustrés par Evans16 (fig. 5), mais outre qu’en général une fleur a toujours de bonnes chances de ressembler à une autre fleur, ce que tient à la main ladite “Dame” est vraisemblablement un chasse-mouche d’un type régional commun, encore utilisé actuellement en Afrique australe lors de certains rituels. Les décors interprétés comme rubans à frange sont bien plus probablement des ornements d’épaules en crinière de zèbre, d’un type lui aussi utilisé rituellement de nos jours dans la même région : cela semble d’autant plus probable que le zèbre figure justement au nombre des animaux accompagnant les anthropomorphes de la scène. Même si ce n’était pas le cas, le retour à la publication d’Evans où Breuil et Miss Boyle puisent leurs points de comparaison permet de constater qu’ils font allusion à trois illustrations montrant le détail d’“écharpes à franges” nouées de manière à former ce que le célèbre fouilleur britannique considérait comme un “nœud sacré”17. Or, même avec la meilleure volonté du monde, il est impossible d’y reconnaître le moindre élément susceptible de rappeler de près ou de loin la fresque du Brandberg, ni même l’un ou l’autre de ses détails (fig. 6).
6Qu’en est-il maintenant du “short” qu’auraient porté tant la “Dame Blanche” que les jeunes filles des représentations de Knossos ? À l’époque où l’abbé Breuil et Melle Boyle préparaient leurs publications sur les peintures du Brandberg, la meilleure source d’information disponible sur les fresques et statuettes de Knossos consistait en six luxueux volumes publiés par Evans de 1921 à 1935 pour compléter ses rapports de fouilles parus de 1901 à 1905 dans l’Annual of the British School at Athens. Or aucune de ces publications ne montre de jeune fille en “short” : toutes les figures féminines de Knossos indubitables qui s’y trouvent dotées d’un vêtement reconnaissable portent une robe longue descendant jusqu’aux pieds18... à l’exception d’une seule, qu’Evans avait surnommée “Notre Dame des Sports”19 (fig. 7). Or celle-ci n’est pas sans poser quelques problèmes : dotée d’une poitrine dénudée généreusement mise en valeur par un corset laissant poindre les seins entièrement, elle porte aussi un énorme... étui phallique – objet considéré par Evans lui-même comme typique de l’habillement des hommes de Knossos ! La solution de cette énigme est simple : il s’agit en réalité d’un faux spécifiquement réalisé pour répondre aux attentes du fouilleur20. Ce dernier, en effet, révulsé par les horreurs de la guerre, était tout dédié à la découverte d’une origine pacifique et matriarcale de l’Europe, et par son travail à Knossos il “inventait” littéralement un Palais soumis au calme règne d’une “Grande Déesse”, peuplé d’élégants et raffinés androgynes amateurs d’un art dont chacun admirait la modernité... et pour cause21 ! L’intérêt manifeste d’Arthur Evans pour les images de jeunes gens effilés, à la taille mince et aux longs cheveux bouclés, se livrant aux joies de la tauromachie, n’avait pas échappé aux faussaires qui l’alimentaient en objets de plus en plus extraordinaires, et qui eurent l’obligeance de lui fournir des pièces illustrant idéalement ses thèses. Ce type de statuette ne pouvait que contribuer à peaufiner la construction, déjà bien avancée dans les années 1920 par l’helléniste féministe Jane Harrison, d’une Grande Déesse “bien trop dominante et splendide pour se soumettre au seul mariage”22… et qu’Evans s’efforça de placer au centre de sa reconstruction de la religion minoenne23.
7Dans leur analyse, l’abbé et sa secrétaire s’appuient enfin sur les couleurs dominantes des anthropomorphes, tout en sachant bien, pourtant, qu’un symbolisme chromatique pouvait jouer en cet art tout comme en de nombreux autres, et que la couleur de peau sur les fresques pouvait être motivée par des raisons sans rapport avec le vérisme des images. Supposer que les différentes couleurs visibles sur les peintures auraient servi à caractériser diverses “races”, les personnages en aplat ocre étant des “Noirs”, et ceux en blanc étant des “Européens” ou des “Sémites”, c’était pratiquer une lecture ne tenant aucun compte du fait que la valorisation des couleurs varie d’un peuple à l’autre, et au sein d’une même culture au cours du temps24. Pour Knossos, Evans soutenait que l’opposition entre peaux sombres et peaux claires aurait recouvert celle des sexes, selon une hypothèse dont la validité a été récemment confirmée25 : même en admettant qu’il puisse exister quelques contre-exemples26, cela suffit d’autant mieux à prouver qu’une lecture racialiste du codage des couleurs de peau dans un art préhistorique ne relève aucunement de l’évidence, qu’il en était de même en Égypte ancienne et dans plusieurs autres cultures27.
8En Afrique australe, si Breuil affirmait très bien savoir que “les Bantous, dans les cérémonies d’initiation ou pour le deuil, se couvrent d’argile blanche”, il s’empressait d’ajouter que “ces humains [représentés sur les peintures rupestres] n’ont rien de bantou, et [que] les Bantous ne sont pas des peintres naturalistes”28. Pourtant, rien n’indique que, dans les arts rupestres de cette partie du monde, les anthropomorphes peints en aplats blancs auraient bien représenté des leucodermes, tandis que ceux obtenus par aplats d’ocre rouge auraient figuré des mélanodermes. Les peintures rupestres ne sont pas des planches anatomiques, et leur fonction n’était évidemment pas d’informer les observateurs du vingtième siècle sur l’anthropologie physique des peintres ou de leurs voisins. S’imaginer le contraire ne peut conduire qu’à développer des analogies aussi faciles que fragiles entre des contextes culturels fort éloignés dans l’espace et dans le temps, sur la base d’analogies formelles et superficielles avec les canons de l’art visuel occidental, ainsi que l’a dénoncé Benjamin Alberti à propos des études minoennes s’appuyant inconsidérément sur la fausse familiarité un temps suscitée par l’imagerie de Knossos29.
9Outre ces rapprochements indus, Breuil et Mary Boyle ont commis la même erreur qu’Evans lorsqu’il crut reconnaître des “caractéristiques négroïdes” sur trois fragments de plaques de faïence de Knossos30 (fig. 8). En effet, pas plus que lorsqu’il évoquait des “têtes négroïdes”31 ou des “figures négroïdes”32, Evans n’éprouva jamais le besoin de justifier une telle identification, sans doute parce qu’à ses yeux elle devait aller de soi. C’est donc fort imprudemment que l’abbé et sa collaboratrice s’appuient sur ces identifications d’Evans lorsqu’ils affirment qu’“un autre point de ressemblance avec Knossos est la variété des races représentées, car les fresques du palais montrent des gardes noirs (Nubiens) dirigés par des officiers minoens et dont la peau est peinte en rouge cuivré”33. Pour être recevables, ces lectures auraient dû être démontrées, non seulement affirmées, et pour cela, il aurait fallu d’abord prouver l’existence de “types” graphiques bien définis et récurrents sur les fresques, puis démontrer que ces catégories artistiques visaient à décrire des “types” anthropologiques réels. Au lieu de cela, Evans s’est contenté de donner à l’une des fresques qu’il avait découvertes – et largement reconstituées !34 – le titre de “Capitaine des Noirs” (fig. 9), car elle lui parut représenter “un capitaine minoen menant une troupe nègre au pas de course”35. Or les analyses minutieuses de Fritz Blakolmer ont démontré qu’il n’en est rien : aucun élément du dossier des prétendus “Noirs” de l’iconographie minoenne ne résiste à l’examen36 (fig. 10).
10L’extraordinaire hypothèse de la présence d’une “troupe nègre” à Knossos aurait bien mérité qu’Evans fît sienne la maxime de Laplace selon laquelle “plus un fait est extraordinaire, plus il a besoin d’être appuyé de fortes preuves, car ceux qui l’attestent pouvant ou tromper ou avoir été trompés, ces deux causes sont d’autant plus probables que la réalité du fait l’est moins en elle-même”37. La simple définition d’un groupe comme “étranger” résulte toujours d’une proclamation socialement construite, donc variable selon les cultures, et elle ne peut se limiter à la simple reconnaissance de “races” caractérisées par des traits physiques constants38 : cela relève avant tout du discours, et reconstruire une ethnicité préhistorique en ne s’appuyant que sur des images relève de la gageure39.
11Néanmoins, les identifications raciales défendues par Breuil, comme auparavant celles qu’affirmait Evans, sont à replacer dans le contexte politique de leur époque respective : tous deux s’attachèrent moins à démontrer leurs affirmations qu’à réfléchir sur les conséquences des découvertes qu’ils avaient cru faire.
12Dans le contexte de la politique impériale et coloniale de la Grande-Bretagne et d’autres puissances européennes à l’époque où fouillait Evans, à qui pouvait bien appartenir la peau rendue par un aplat sombre sur certaines fresques, sinon à des “Noirs dociles” ? Pour Evans, ceux-ci auraient pu être des “gardes du palais”, mais la fresque dite du “Capitaine des Noirs” lui suggérait surtout que les chefs minoens auraient utilisé des “auxiliaires nègres”. C’était là, écrit-il, un “fait historique d’une grande importance”40, conforté par “la possibilité que ces mercenaires nègres aient été transportés à partir de la côte tripolitaine”41. Sans s’attarder à démontrer la véracité de tels déplacements, il admettait sans barguigner l’existence de mercenaires ad hoc, et y voyait la preuve que la plus ancienne civilisation européenne avait réussi là où, au dix-neuvième siècle, l’Orient avait échoué :
“Il semble très probable – concluait-il en effet – que ces troupes de Noirs dociles et facilement entraînés furent effectivement employées au cours d’expéditions militaires du côté continental, de la même façon que l’étaient les troupes basanées d’Ibrahim Pasha. Des mercenaires noirs auraient-ils, sous la direction knossienne, envahi la Morée quelque trente-trois siècles plus tôt ? […] L’enrôlement de troupes noires peut être considéré comme un signe de conquête et d’expansion coloniale du côté africain, et leur emploi sur le sol européen peut être mis en parallèle étroit avec le rôle qu’ont joué les troupes de ‛ Turcos’ et de Sénégalais dans des guerres plus récentes”42.
13Par de telles allusions à une hypothétique activité coloniale des Minoens, Evans flattait la propension de l’empire britannique à se comparer à la “thalassocratie de Minos”43.
14Sur la base d’une seule image, il se complut à évoquer les pistes transsahariennes d’une “antiquité immémoriale” qui reliaient les rivages de la Méditerranée à l’Afrique subsaharienne, en considérant très sérieusement la possibilité d’une “expansion coloniale” des Minoens en Afrique. Pourtant, en fait de “troupe de Nègres”, tout ce qu’on peut réellement voir sur la partie non restaurée de l’image qu’il a publiée, se réduit en réalité à quelques taches de peinture, où la différence des couleurs corporelles peut très bien s’expliquer sans faire appel à d’hypothétiques “Noirs”44 (fig. 11). Or ce que souhaitait avant tout Evans en fouillant Knossos, c’était élucider les origines de “la” civilisation européenne45, et il est donc très significatif qu’il ait mis cette fresque et son sujet fictif en parallèle avec l’envoi de troupes “sénégalaises” en Europe durant la Première Guerre mondiale.
15On le voit, aussi bien dans le cas d’Evans que dans celui de Melle Boyle et de Breuil, il est moins question ici d’archéologie que d’imaginaire et de politique. Comme Thucydide évoquait déjà la θαλασσοκρατία minoenne sans en démontrer l’authenticité, se faisant surtout l’écho des préoccupations de son temps sur la vocation maritime des Athéniens46, de même, en traitant d’un lointain passé, Evans, Breuil et sa secrétaire furent-ils eux aussi des “historiens du présent47 ”. Evans et les Gilliéron ayant inventé à Knossos les origines matriarcales de l’Europe et composé le plus ancien document supposé témoigner de la domination des premiers Européens sur les “Nègres”, Melle Boyle et l’abbé Breuil pouvaient trouver dans l’extrême sud de l’Afrique une fresque quasi minoenne montrant une jeune athlète blanche en short autour de laquelle s’agitaient des Noirs de rang inférieur.
16Breuil n’entendait pas l’anglais, et c’est son assistante qui lisait pour lui les ouvrages d’Evans. La poétesse48 Mary Boyle ne resta probablement pas insensible à l’idée d’un retour aux sources minoennes du mythe et de la poésie, et elle adhéra tout particulièrement au mythe moderne des garçonnes en short affrontant des taureaux furieux. Au cours des années 1930-1940, les découvertes d’Arthur Evans étaient largement sorties du monde archéologique pour former un cadre de référence qu’utilisèrent aussi bien des peintres comme Giorgio di Chirico et Pablo Picasso, une poétesse comme Hilda Doolittle, un philosophe comme Oswald Spengler ou des romanciers comme Henry Miller et Nikolas Kazantzakis, tandis que les spéculations d’Evans nourrissaient les réflexions de Freud, qui comparait sa propre entreprise à celle de l’archéologue49 et qui affirmait dans une note de son Moïse qu’“en Crète comme probablement partout dans le monde égéen, l’on adorait la grande divinité mère”. Marquant, comme le livre de Graves sur la “Déesse Blanche”, l’acmé de cette influence, l’invention de la “Dame Blanche” du Brandberg par Breuil et son interprétation par Mlle Boyle permettaient une rétroprojection justifiant la colonisation de l’Afrique par l’Europe : l’une des jeunes filles androgynes de Knossos – où déjà, selon Evans, les Blancs employaient des mercenaires Noirs – était parvenue jusqu’au fond du continent africain pour, la première, y apporter les bienfaits de la grande culture qui fut à l’origine de “la” civilisation européenne. Alimenter ce conte et le présenter comme un fait avéré, ce n’était plus, de la part de Breuil, faire de la science, mais conforter une mythologie contemporaine à un moment particulièrement malheureux, puisque 1948 est l’année où l’apartheid fut instauré en Afrique du Sud.
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Notes de bas de page
1 Graves 1948.
2 Ce succès ne s’est pas jamais démenti, comme en témoignent ses nombreuses rééditions (en 1952, 1958, 1961, 1962, 1966, 1969, 1971, 1972, 1975, 1978, 1984, 1995, 1997, 1999, 2011, 2013). Sa traduction française (id. 1979) est maintenant diffusée sous le titre Les mythes celtes : la déesse blanche (1989, 1995, 2000, 2007, 2011).
3 Breuil 1948b.
4 Breuil 1948a.
5 Maack 1924. Sur cette découverte, voir Le Quellec 2010.
6 Breuil 1948, 9.
7 L’année précédente, l’abbé y avait fait allusion dans un article plus général : “le mélange de types divers de races est évident : outre la Dame Méditerranéenne, il y a plusieurs autres personnages au nez droit ou busqué ; mais d’autres sont africains” (Breuil 1947, 618).
8 Breuil 1948, 212-213.
9 Le catastrophisme romantique qui prévalait à cette époque n’a pas résisté à l’examen des faits (Helly et al. 2000).
10 Boyle 1951, 8.
11 Breuil 1955, 3.
12 Ibid., 9.
13 Breuil 1952, 20. Voir aussi Breuil 1949, 23-26 ; 1954, 35 et 36-37 ; 1951 ; 1952 ; 1952 ; 1957, 46.
14 Breuil 1952, 21.
15 Breuil 1957, 45.
16 Evans 1921, ex. fig. 69 et pl. II, IV.
17 Ibid., fig. 308 “sacral knot of ivory”, fig. 309 “sacral knots in faïence”, fig. 311 “Bust of Female Votary wearing ‛sacral knot’ on her shoulder”.
18 Lee 2000, 117-118. Voir aussi Verlinden 1984.
19 Evans 1935, fig. 14-17, 21, pl. xxvii, xliii, xliv, xlvii.
20 Lapatin 2001 ; 2002.
21 Gere 2009, 80, 129-130.
22 “She was a figure too far dominant and splendid to submit to mere wifehood” (Harrison 1927).
23 Eller 2012. Cette reconstruction est toujours prise au mot par des psychanalystes qui utilisent à ce propos la Déesse Blanche de Graves et les spéculations d’Evans comme s’il s’agissait de sources fiables (ex. : Demoulin 2006).
24 C’est le cas en Égypte (Baines 1985). Nombreux autres exemples dans Tornay 1978 ; voir en dernier lieu l’anthropologie des couleurs développée par Michel Pastoureau (Pastoureau 2005).
25 Contra : Alberti 2005, mais voir Chapin 2007, 231-232 ; 2012 ; 2013, 225.
26 Notamment dans les cas où une alternance de couleurs claires et sombres est utilisée pour permettre de mieux distinguer les personnages d’une frise (Blakolmer 2002).
27 Tegner 1992. Sur la sexualisation du teint assortie de la valorisation du clair comme féminin et du sombre comme masculin en de nombreuses cultures d’Afrique, Eurasie et Amérique, voir aussi Frost 2010. Les vases grecs à figures noires et à figures rouges, où le visage des femmes est peint en blanc par opposition à celui des hommes en rouge ou en noir, en fournissent l’un des exemples les plus connus.
28 Breuil 1948, 212.
29 Alberti 2001, 192.
30 Evans 1928, fig. 489.
31 Ibid., 427.
32 Ibid., 756.
33 Breuil 1955, 9.
34 Les fresques les plus connues sont en grande partie l’œuvre des restaurateurs employés par Arthur Evans, Piet de Jong et Émile Gilliéron père et fils, dont les interventions pour le moins hardies contribuent au caractère étonnamment moderne de ces œuvres ; leur forte ressemblance avec les tendances de l’art nouveau est alors moins surprenante. À part d’infimes détails, certaines des plus célèbres de ces fresques sont même presque entièrement de la main de ces artistes, comme celle dite des “Dauphins”, œuvre de Piet de Jong, ou celle des “Ladies in Blue”, “restaurée” par Émile Gilliéron. Selon Evans, celle qu’il surnomma “le Capitaine des Noirs” fut “slightly completed” (Evans 1928, 755).
35 Ibid.
36 Evans invoque la peau foncée, le prognathisme, la proéminence abdominale et la stéatopygie (Ibid., 756, note 2), mais aucun de ces éléments n’est contraignant (Blakolmer 2002 ; 2003 ; 2010).
37 Laplace 1840, 21.
38 Sherratt & Sherratt 1998, 335. Sur l’absence de la figure du “barbare” étranger dans l’iconographie de la Crète minoenne, voir Blakolmer 2013.
39 Hall 1989.
40 Evans 1928, 755-756.
41 Evans 1935, 887 note 1.
42 Ibid., 886.
43 MacGillivray 2001 ; Ziolkowski 2008, 3.
44 Blakolmer 2002.
45 Evans 1916.
46 Baurain 1991.
47 Darbo-Peschanski 1989.
48 Elle publia plusieurs recueils de poésie : Boyle 1915 ; 1916 ; 1921 ; 1922 ; 1923.
49 L’impact de l’œuvre d’Evans sur le monde des arts et des lettres à cette époque a été analysé en détail par Ziolkowski 2008.
Auteur
Directeur de Recherche, CNRS, CEMAf, UMR 8171
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