La vendetta en Crète contemporaine
p. 111-121
Texte intégral
1Les régions des Balkans et de la Méditerranée où l’on rencontre le phénomène social de la vendetta sont l’Albanie, le Monténégro, la Corse, la Sicile et l’Afrique du Nord. En Europe du Nord et en Europe centrale, la vendetta existait pendant le Moyen Âge dans les familles des nobles, et c’est la raison pour laquelle elle a cessé avec l’intervention active des souverains.
2En Grèce, la vendetta existait chez les Sarakatsanous de l’Épire au moins jusqu’à la fin des années 60, dans le Magne au sud du Péloponnèse, chez les Tsiganes et dans la Crète contemporaine (plus particulièrement dans la partie ouest et centrale). En Crète, le mot vendetta (dans l’île on dit querelles de famille) désigne soit un conflit qui finit en meurtre, avec un deuxième meurtre de vengeance imminent, soit un conflit arrivé à un tel degré que l’intention de meurtre est certaine. L’objet de ma contribution sera de proposer ici l’étude du paradigme ethnographique d’une société à vendettas à partir des données recueillies lors de mes recherches sur les sociétés d’élevage de la Crète montagneuse centrale au début des années 901. Les données recueillies appartiennent à différentes catégories de sources.
3La presse, tout d’abord. Les journaux crétois de la fin du xixe siècle fournissent un riche matériel concernant la situation sociale dans la région d’étude, pendant la période historique transitoire, “hors du rythme normal”, qui a suivi la libération de l’île et la fin de son occupation par les Ottomans. Il régnait alors un brigandage social d’une ampleur limitée. Les meurtres, les enlèvements de femmes et les vols d’animaux caractérisent les condamnations par contumace provenant du centre ou de l’ouest de la Crète. Cette même période constitue aussi la limite de la mémoire collective et de la tradition orale sur la vendetta. L’étude de ces sources a révélé les raisons pour lesquelles la vendetta ne forme pas un discours “héroïque”. Pourquoi les personnes qui avaient commis, ou dont les proches parents avaient commis des crimes pour des raisons d’offense à l’honneur – en Crète, l’honneur se dit “égoïsme” – ou pour venger le meurtre d’un être cher, non seulement ne considèrent-elles pas cela comme un acte d’héroïsme ou de bravoure, mais n’en parlent-elles même pas en public ? À l’inverse, l’étude du contenu des reportages et des articles au sujet de vendettas dans les journaux plus récents voire contemporains révèle la rhétorique des médias sur ce phénomène social : les déclarations et les dires des indigènes dans la presse, à l’occasion des crimes de vengeance, montrent que les habitants composent une image de leur pays dans le but de présenter celle-ci à ceux qui sont à l’extérieur.
4Une deuxième catégorie de sources est constituée par les diverses archives locales, notamment les archives des mairies et les actes de naissance, de baptême et de décès. L’étude de cette catégorie de sources s’est imposée après la constatation que le meurtre et sa vengeance ne se limitent pas au niveau des responsabilités individuelles mais impliquent des groupes mêlés qui se constituent et prennent consistance sur la base des liens de parenté.
5La troisième catégorie est représentée par les sources économiques et criminologiques. Les statistiques économiques donnent des éléments sur les formes et les modes de répartition de la richesse dans la société donnée, étant donné que la rivalité entre individus ou groupes pour l’accès à des ressources de richesse crée souvent des conflits. L’étude des statistiques sur les meurtres a permis de s’interroger sur le degré de criminalité engendrée par une société de vendetta comme celle de la Crète. La réponse fut que, au moins en ce qui concerne les vingt dernières années, la Crète ne présente pas en comparaison avec le reste de la Grèce un pourcentage de meurtres plus élevé. Cependant elle présente des pourcentages très élevés d’un certain type de délits comme le port d’arme, l’usage d’arme et le vol de bétail.
6Les archives judiciaires ont aussi constitué une source importante. Dans le droit constitutionnel de la Grèce, il n’existe pas de lois spéciales pour ceux qui tuent pour des raisons de vengeance. La raison en est simple : l’État instituant des lois pour la résolution des différends et des conflits entre ses citoyens, la vendetta n’a aucune place parce que, selon la science du droit, elle est une forme de droit primitif (primitive law). L’étude de cette catégorie de sources et l’assistance à des procès de crimes par vengeance en combinaison avec la recherche locale montrent que le droit constitutionnel et la vendetta sont régis par des logiques totalement différentes.
7Plus précisément, la vendetta concerne des relations à l’intérieur de groupes (intra-groupe) alors que la loi générale intervient entre des groupes (intergroup), c’est-à-dire que le droit constitutionnel est lié aux décisions d’un pouvoir qui, par ses compétences de juridiction, se trouve “au-dessus” des deux parties rivales, lesquelles sont obligées de se soumettre aux recommandations ou décisions de ce pouvoir. C’est pour cette raison que même la peine la plus lourde d’un tribunal ne peut, par elle-même, empêcher les parents consanguins de la victime de se venger en tuant un parent consanguin de l’auteur ou l’auteur lui-même quand ce dernier sortira de la prison (certains meurtres par vengeance furent même perpétrés à l’intérieur de la prison).
8Le contenu de ces catégories de sources a été analysé en dialogue avec les données de la recherche locale. D’une part, les informations et allusions résultantes du matériel concret ont été discutées et éclaircies à travers des interviews et, réciproquement, la recherche locale déterminait la façon de lire et d’interroger les sources écrites.
9La recherche ethnographique locale sur la vendetta présente de nombreuses difficultés. Tout d’abord, une grande attention est exigée quant à l’attitude que l’anthropologue doit avoir pendant l’approche des deux groupes de parents par le sang entre lesquels le meurtre a créé une haine profonde. En outre, la nécessité d’obtenir des informations aussi précises que possible impose un retour vers le passé qui risque d’enflammer des relations de haine ou des “événements limites” et de provoquer la recrudescence d’anciens conflits et discordes. Seule une longue relation, étroite et continue, entre l’anthropologue et les acteurs, directs ou indirects, peut créer le climat de confiance nécessaire pour que ces derniers puissent exprimer plus librement leurs opinions sur ce qu’on appelle la vendetta et pour que les peurs, les angoisses et les sentiments des personnes qui ont commis un meurtre ou des parents des victimes de meurtres par vengeance puissent se manifester. La raison en est que dans la vendetta règne ce que les médias appellent “la loi du silence”. Les gens ne parlent même pas entre eux des meurtres de vendetta commis par leurs parents ou de ceux dont leurs parents ont été victimes. En outre, nous constatons une attitude ambivalente dans la façon dont les Crétois apprécient le phénomène. D’une part, ils prétendent que les vendettas ont anéanti des familles entières et, d’autre part, ils reconnaissent que ceux qui, à cause de la vendetta, ont été obligés de s’éloigner des limites étroites et des mentalités de leur village pour emménager soit à l’étranger, soit dans des villes lointaines afin de fuir la vengeance, ont pu réussir leur vie2. Cette même attitude ambivalente et inconstante vis-à-vis de la vengeance régit aussi toute la tragédie grecque, dont elle constitue la substance même.
10L’absence, au moins pour le cas de la Crète, d’un discours héroïque sur la vendetta est due, selon moi, au caractère civil du conflit. Dans l’Occident médiéval, le devoir de vengeance concernait les rivalités des nobles, et les études anthropologiques de la notion d’honneur indiquent qu’il était très nuisible pour le prestige d’un homme de prendre au sérieux et de réagir à des provocations venant d’autres hommes au statut social inférieur ou au prestige inexistant : selon René Girard, les deux rivaux sont le double l’un de l’autre. En Crète, la vendetta éclate souvent entre des parents consanguins, habitant le même village ou associés. Le rival n’est pas un autre différencié (par exemple un conquérant ou tyran barbare) lequel serait jugé culturellement différent ou moralement blâmable, et l’on peut ainsi justifier l’extrême violence contre lui3.
11Le rival-double est donc celui contre lequel une haine radicale peut se développer à cause du meurtre, mais il est aussi celui avec lequel des arrangements de mariage vont être contractés avec ses parents consanguins dans le but d’atténuer le conflit et de ne pas donner suite à des meurtres par vengeance. La tactique des “épigamies” (“le mariage avec l’ennemi” comme j’ai appelé ce type de mariages) a souvent lieu après un meurtre de vengeance ou quand les relations entre les groupes de parents consanguins sont si tendues que l’éventualité qu’il soit commis devient très probable. L’arrangement d’un tel mariage ne met pas une terme définitif à la haine. Il s’agit plutôt d’un procédé d’épigamie (d’une “circulation et [d’]un échange de femmes”, comme aurait dit Claude Lévi-Strauss) dont l’accomplissement nécessite des manipulations fines et des stratégies appropriées qui peuvent durer plus d’une génération.
12L’absence de discours prononcé en public s’explique, à mon sens, par le fait qu’un tel discours risquerait, en désignant et délimitant avec clarté une relation de haine radicale, de placer la personne dans l’obligation de prendre des décisions directes, avec pour conséquence de l’encourager à passer à l’acte. Pour preuve, le cas d’un meurtre commis en 1969, qui eut lieu dans la salle d’un tribunal d’instance de la capitale du canton où je menais mes recherches. La victime avait tué le frère de l’auteur en 1945. Dans leurs récits, les habitants racontent que l’auteur est passé à l’acte pour venger un meurtre qui avait eu lieu vingt-quatre ans plus tôt lorsque, alors qu’il était assis dans un café près du tribunal, quelqu’un lui avait dit qu’au même moment on jugeait le meurtrier de son frère pour dégâts agricoles. Dans des microsociétés comme celle-ci, tout le monde est au courant des faits et gestes d’autrui, et auteur et victime se rencontrent souvent par hasard. Mais ici, c’est le récit direct d’un tiers sur un événement du passé qui a délimité avec clarté des relations, posant ainsi la question de la prise de décision directe et de l’action immédiate.
13Contracter des “mariages avec l’ennemi”, éviter de réveiller le souvenir des relations de haine préexistantes, recourir, enfin, à la médiation des personnes pour atténuer les conflits afin de prévenir les meurtres, font partie des tactiques variées que la communauté a adoptées pour conjurer la prolifération de la violence en son sein.
14On peut résumer comme suit les principales conceptions indigènes sur la vendetta, d’après les données ethnographiques crétoises4 :
15Premièrement, le terme de vendetta ne renvoie pas seulement à une série de meurtres par vengeance, mais bien à une forme de société dont la vendetta régit la logique globale, soit comme crime qui a eu lieu dans le passé, soit comme éventualité qui risque de se reproduire dans le présent, offrant des clés d’interprétation pour des événements ou des situations qui définissent les relations sociales en créant des rivalités. Ces événements ou incidents peuvent être une mort accidentelle par la détonation d’une arme, ou encore un simple accident de la route où se tue celui qui accompagne le conducteur. Dans de telles sociétés, que Jacob Black-Michaud appelle des “sociétés de vendetta”, cette dernière organise les relations sociales et politiques, relations de rivalité mais aussi de coalition, en conditionnant la formation des attitudes personnelles, des perceptions et des points de vue. En voici un exemple.
16En 1987, un éleveur âgé de vingt-quatre ans, habitant un village montagnard dont la principale activité est l’élevage, tire sur le gardien – âgé de 63 ans – d’un hôpital en ville et le tue. L’auteur du crime s’est approché du gardien, lequel insouciant faisait sa garde dans la loge de l’hôpital, et lui a demandé s’il était bien untel. À la réponse positive du gardien, il lui a tiré sur la poitrine. L’auteur s’est rendu et a reconnu le crime, en disant qu’il avait fait cela parce qu’en 1958, c’est-à-dire quelques années avant sa naissance, quelqu’un qui portait le même nom de famille que la victime et qui habitait le même village, a tué le frère de son père. Il argumente qu’à cause de cette mort une série de problèmes familiaux a débuté. Les dépositions de l’auteur et de son père montrent clairement que l’évolution du groupe parental était sous le règne de la mémoire du mort autour de laquelle se construisait leur histoire familiale comme une pathologie et une série d’épreuves difficiles et interconnectées. Voici un extrait des Actes du Procès :
J’ai un frère hospitalisé en asile psychiatrique. Il était officier dans l’armée et après le meurtre de mon frère en 1958 il est tombé malade ; il était sous-lieutenant. J’ai aussi une sœur qui est malade et elle est hospitalisée en asile psychiatrique. Mes frères et sœurs sont tombés malades après la mort de notre frère. [...] Quand mon frère a été tué il avait 25 ans et sa mort nous a bouleversés, à cause de cette mort notre frère et notre sœur sont tombés malades. Je n’ai jamais évoqué la mort de mon frère avec mes enfants. Nous, nous “brûlions” et forcément les enfants l’ont entendu. Le docteur nous a dit que tout ce qui est arrivé à notre frère l’officier c’est à cause de son chagrin, et pareil pour ma sœur.
17L’oncle de l’auteur a été tué trente ans auparavant, à l’âge de 25 ans. Sa mort laisse un vide difficile à combler, et il ne reste de lui que sa mémoire telle une offrande implicite envers ses parents laquelle, dans ce cadre-là, devient un mythe, au point de constituer une situation constamment présente qui continue à s’imposer. En s’imposant à travers l’absence physique de la personne, elle est perçue comme une source de catastrophes : le gardien mort de l’hôpital acquiert ainsi la place de bouc émissaire. Dans ce cas précis, on constate une violence aux dimensions nettement phénoménologiques.
18Dans les conceptions et les représentations indigènes, la vendetta est considérée comme une forme de conflit qui dépasse les responsabilités individuelles en confrontant deux groupes dont chacun se construit sur la base d’une idéologie de consanguinité. Pour preuve, le nom même de vendetta. Il faut distinguer la vendetta de la vengeance, laquelle se définit comme l’acte de causer des dommages matériels ou la provocation à les causer, elle possède un caractère plus individuel, et s’atténue avec la médiation des tiers et le compromis. Dans la vendetta, au contraire, il y a meurtre ou intention déclarée de sa consommation, et le cercle de ceux qui sont directement ou indirectement impliqués est beaucoup plus large, le conflit s’atténue beaucoup plus difficilement et nécessite beaucoup de temps, souvent plus d’une génération.
19Le meurtre par vengeance se fonde davantage sur le principe de la loi du Talion, c’est-à-dire sur l’équivalence de l’échange, et moins sur les conceptions du droit coutumier. Ainsi ils ne se vengent pas en tuant des personnes âgées, des petits enfants ou des femmes puisque le but du meurtre par vengeance n’est pas de punir l’auteur, mais d’infliger le mal dans son groupe parental en mettant à mort l’un de ses puissants consanguins. Des hommes, membres des deux groupes consanguins, occupent par alternance les places du bourreau et de la victime, et ils échangent les morts. Le meurtre comme vengeance d’un meurtre antérieur peut s’imposer comme un devoir à des parents consanguins même éloignés, étrangers à l’acte antérieur du meurtre, dépassant ainsi, à mesure que le processus se prolonge de génération en génération, les limites du temps et de l’espace. Finalement, les rivaux tendent de plus en plus à oublier les causes qui ont occasionné la rivalité.
20Un élève de 14 ans d’un village où je menais mes recherches décrit en 1992 un acte de vengeance dans une composition à l’école avec le titre “Un événement qui a bouleversé la vie de notre village” :
Un jour d’hiver, un événement a eu lieu qui a bouleversé le village. C’était autour de 11 heures du soir et les gens étaient assis au café et attendaient le journal télévisé de minuit. Pendant qu’ils étaient assis, des coups de feu ont été entendus. Les gens qui se trouvaient au café se sont aussitôt sentis bouleversés, mais ils ne savaient pas de quoi il s’agissait. Après ils ont vu le propriétaire du café tomber par terre, ils l’ont soulevé et ils ont vu qu’il était blessé. Après ils l’ont conduit à l’hôpital, on lui a fait faire des examens et on l’a gardé, mais au café il y avait aussi d’autres blessés mais plus légers. Au bout d’une demi-heure ils ont compris qui avait tiré. Les gens qui ont tiré sur le propriétaire de café voulaient se venger car le propriétaire du café avait tué leur père. Mais leur père, avant que le propriétaire du café ne le tue, avait tué le frère du propriétaire et c’est pour cela qu’ils voulaient le tuer. Pendant presque une semaine les gens ne parlaient que de cet événement.
21Comme l’écrit René Girard, dans la vendetta la confrontation s’épure de toute compromission extérieure et se transforme en une affaire de rivalité pure et de prestige. Il n’y a pas de causes de rivalité mais seulement des rivaux, dont l’un est le double de l’autre puisque plus rien ne les sépare.
22Le principe de la réplique, qui la différencie des autres formes de violence telles que la guerre ou le duel, et la conception d’une rivalité entre groupes consanguins (lignages, clans) caractérisent donc la vendetta, mais ne sont pas sans présenter certaines différenciations selon les régions.
23Les données ethnographiques disponibles pour la Méditerranée et les Balkans permettent de définir deux types essentiels de classification. Le premier distingue les sociétés sédentaires et les sociétés nomades. Dans les sociétés sédentaires, le voisinage des rivaux impose une rigidité quant à l’exercice de la vengeance, afin qu’un conflit ne se transforme pas en guerre généralisée ou en destruction de la société. On en trouve un exemple caractéristique dans le Canon en Albanie, recueil de lois coutumières tenues avec rigueur et qui définissent les limites et les conditions de la vengeance et de la trêve ou les moyens de pacification. Dans les sociétés nomades en revanche, ces règles sont plus souples à cause de la possibilité qu’ont les rivaux de se déplacer constamment sur de grandes distances, en évitant des rencontres qui pourraient facilement conduire à des conflits ouverts.
24Le second type de classification distingue la vendetta simple et la vendetta transversale, telle qu’elle est définie par les anthropologues. La vendetta simple existe dans les sociétés faiblement claniques, avec pour conséquence que le conflit se limite à un cercle consanguin très étroit, tandis que la vendetta transversale existe dans les sociétés fortement claniques. Dans ce dernier cas, les clans constituent des groupes de consanguins à très forte cohésion, avec pour conséquence l’élargissement du cercle des parents consanguins, qu’ils soient auteurs ou victimes.
25Dans la Crète centrale des montagnes5 existe la vendetta simple, qui a souvent lieu à l’intérieur du même clan en raison de la souple cohésion intérieure qu’elle présente. Dans ce cas, il ne s’agit pas non plus d’une rivalité individualisée mais d’une rivalité entre des groupes dont chacun constitue un sous-groupe, un sous-lignage du clan qui se désigne par le paronyme commun entre les membres. De tels conflits à l’intérieur du clan finissent souvent par la scission d’une partie du lignage et la création d’un nouveau lignage, qui prend pour nom ledit paronyme.
26Les raisons pour lesquelles le phénomène de la vendetta perdure jusqu’à aujourd’hui au centre et à l’ouest de la Crète, non pas comme un vestige du passé mais comme un phénomène influençant les pratiques, les choix et les actes des individus ou des groupes, doivent être, à mon sens, recherchées dans la place dominante qu’occupent les relations de parenté dans l’organisation globale de la société. Plus précisément, un élément essentiel de l’organisation sociale réside dans l’existence de larges groupes de consanguins à tendance patrimoniale forte, qui s’organisent en des clans qui tentent d’agir socialement et politiquement. La parenté fournit l’idiome pour la formation des relations de solidarité et de conflit qui peuvent se résumer ainsi : les parents ont comme obligation de se soutenir et de s’aider entre eux. Le développement de ces relations de soutien et de solidarité commence avec la consanguinité, passe par le mariage et se termine dans la parenté par la cérémonie que constitue le parrainage. Schématiquement, nous pouvons dire que l’individu est considéré comme le centre de trois cercles concentriques : le premier cercle, le plus proche à l’individu, contient les relations de sang. Comme étant du même sang sont considérés ceux qui ont la même origine par la lignée masculine, comme l’indique le nom de famille commun. L’idéologie du même sang constitue un élément cohésif très fort pour la structuration des relations personnelles de l’individu. Le deuxième cercle est formé par les parents par mariage, c’est-à-dire par les relations vis-à-vis des autres clans avec lesquels sont contractées des épigamies. Dans ce cas, le spectre des choix s’élargit puisque l’individu a la possibilité d’évaluer ses intérêts à travers son action sociale, de montrer son intérêt et sa solidarité envers certains parents par mariage en affermissant les liens avec eux alors qu’il peut aussi, parallèlement, par une attitude désintéressée ou détachée s’éloigner des autres. Le troisième cercle est beaucoup plus large puisqu’il contient les relations de parenté par cérémonie. En résumé, on peut affirmer qu’en partant du centre vers la périphérie, les coercitions des relations parentales s’assouplissent et par conséquent les marges de choix de l’individu s’élargissent. En outre, les relations acquièrent un caractère plus personnalisé. Au cœur du cercle, se trouve le groupe des parents consanguins avec la plus grande cohésion. Ce groupe peut se définir comme l’ensemble des hommes qui ont en commun, non seulement le nom de famille, mais également le paronyme ; ils constituent les sous-lignages du clan. Ce groupe de parenté forme tant le groupe élémentaire de la vendetta que le groupe élémentaire d’exogamie. Cela veut dire qu’aussi bien la vendetta que l’arrangement des mariages peuvent avoir lieu (et cela arrive souvent) à l’intérieur du même clan – c’est-à-dire que souvent les rivaux ou les mariés ont le même nom de famille. Cependant jamais une vendetta ou un mariage ne peuvent avoir lieu entre des personnes qui portent le même nom de famille et le même paronyme.
27Chaque clan tente de se former en un groupe constitué (corporate groups) avec une large action sociale et politique. Ces groupes sont le meilleur relais entre la société locale et la société élargie, à travers, en particulier, la mise en place d’un réseau de relations sociales (social network) et de clientélisme. L’établissement du lignage en groupe social est dû aux besoins de survie de l’individu dans un environnement fortement compétitif où le caractère égalitaire (egalitarian) de la société ne crée pas des hiérarchies sociales figées quant à la répartition des ressources matérielles mais déplace les enjeux vers la lutte pour l’accès aux ressources matérielles6.
28Chaque clan est une entité matérielle. Plus précisément, il occupe une portion des terres de la communauté qui s’étendent depuis les bords du village jusqu’aux plateaux d’altitude. Cette tranche de terre de quelques arpents dépend du nombre d’individus dans le clan ; elle est utilisée comme pâturage pour l’été. Si le nombre d’individus d’un clan diminue, les groupes occupant les terres voisines commencent à réclamer sa terre. Et si tous les hommes émigrent ou ne s’occupent pas d’élevage, le clan perd tout droit d’usage sur les terres de la communauté.
29La vendetta est un élément constitutif des histoires orales que les gens racontent à propos de leur clan. Les récits se situent historiquement entre le xviiie et le xixe siècle et commencent (surtout dans l’ouest de la Crète) avec l’arrivée au village d’un ancêtre, venu là pour ne pas tomber victime de vengeance après un meurtre commis soit par lui-même soit par un parent proche. Il s’installe, se marie, fait des enfants et, par l’intermédiaire des épigamies, élargit son groupe de parenté. Il change souvent son nom de famille pour ne pas être (lui-même ou sa progéniture) localisé par les parents de la victime, ou il se peut qu’à son arrivée les gens du village lui donnent un paronyme qui avec le temps, au fil des générations, se transforme en nom de famille. Si ses descendants sont peu nombreux ou de sexe féminin, au bout de quelques générations, le nouveau groupe de parenté qui s’est créé avec la transformation du nom de famille se rétrécit ou s’efface. Ces emménagements ne sont pas massifs mais isolés et occasionnels et les personnes qui émigrent sont toujours des hommes. Les déménagements de femmes ne sont pas cités puisque, théoriquement, elles ne risquent pas de tomber victimes de vendetta. Il se peut que deux ou trois frères émigrent ensemble, qui vont habiter assez près les uns des autres, mais jamais sous le même toit. L’émigration vers des villes en dehors de la Crète ou à l’étranger, ou bien le changement du nom de famille pour éviter les représailles après l’accomplissement d’un meurtre, sont des stratégies qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. Ces déménagements révèlent une autre face de la violence de la vendetta : alors qu’elle est la cause de catastrophes en un lieu donné, elle devient le moteur d’une reconstruction sur le nouveau lieu d’émigration.
30Dans les conceptions indigènes, le clan n’est pas considéré comme un ensemble d’individus homogène et sa cohésion n’est pas perçue comme une donnée, mais elle constitue le but recherché. Au-delà de la différenciation des sexes, il y a aussi en son sein des différenciations quant à la répartition du prestige social. Le prestige est une valeur masculine par excellence qui n’a de raison d’être que si elle est reconnue par les autres, et si les habitants la traduisent en “cercle de relations” qui n’ont pas seulement le contenu d’une simple sociabilité, mais sont considérées comme des relations de tractations. Cela signifie que le prestige et la puissance ne s’acquièrent pas à travers la domination brute d’un individu sur les autres, ou bien à travers celle d’un individu qui se fait directement obéir par la contrainte, mais à travers le développement d’un réseau de relations sur la base de l’offre de l’aide et de services, et de la création d’obligations en retour. Ces services vont de la simple offre d’une aide (laborieuse ou matérielle) pour les besoins quotidiens, en passant par la médiation pour rendre le bétail volé à son propriétaire ou pour la résolution des conflits, jusqu’à l’offre de services politiques grâce aux réseaux développés par l’homme de grand prestige. Quelquefois ces tractations politiques peuvent même dépasser les limites admises par la loi. L’homme de grand prestige ou de grand pouvoir peut être rapproché de ceux que la bibliographie anthropologique définit comme des big men et, dans le cas de la Crète, il peut être défini comme l’homme dont la parole possède un poids particulier au sein d’un cercle donné de personnes, signifiant par cela qu’il exerce une grande influence sur leurs décisions et actions. Ce cercle commence par les parents consanguins, s’étend vers les parents par mariage et jusqu’aux parents par cérémonie. Plus le cercle d’influence d’un homme est large, plus son prestige est grand7. Le prestige est une entité matérielle concrète. L’homme de grand prestige a la possibilité de posséder un grand troupeau de moutons puisqu’il peut le protéger des vols ou de l’empiétement sur ses pâturages. Aujourd’hui, des hommes de grand prestige acquièrent des richesses par des activités illégales comme la vente de protection à des bars, le proxénétisme, la culture et la distribution des drogues, parce qu’ils bénéficient du soutien d’un large cercle de défenseurs. Il faut bien entendu souligner que cet homme de grand prestige se distingue du protestant-capitaliste weberien, puisqu’une grande partie des richesses est dépensée pour la démonstration des actes qui sont les signes d’un grand prestige, comme l’invitation à des dîners abondants, ainsi que des offrandes diverses, des cadeaux ou autres services.
31Ce que l’on appelle le “conseil de famille”, à savoir l’assemblée des hommes du lignage, tantôt étroite, tantôt plus élargie selon le sérieux des décisions à prendre, est le moyen coutumier pour résoudre les différends et les conflits à l’intérieur du lignage, ou pour décider une attitude ou une action commune concernant une affaire importante entre un membre du lignage et le membre d’un autre lignage. Le conseil de famille peut être vu comme la procédure à travers laquelle un lignage acquiert sa cohésion. Ici les hommes de grand prestige social et de pouvoir exercent leur influence sur la prise des décisions – comme dans les affaires qui requièrent une gestion en commun, ou bien la répartition des ressources matérielles de survie, c’est-à-dire des stratégies à suivre pour affronter discordes ou conflits, ou bien encore la répartition des votes aux élections politiques, etc.
32La rivalité qui éclate entre les hommes pour la conservation du prestige social ou la croissance de leur puissance sociale les conduit souvent à des conflits qui risquent de conduire au meurtre, et d’ouvrir la voie aux vengeances. Souvent, il suffit d’une allusion ou d’un clin d’œil qui, en manifestant ouvertement la rivalité, font comprendre au rival ou au public la contestation de son prestige.
33J’ai tenté ici de présenter très brièvement quelques facettes de la vendetta telles qu’elles se révèlent à travers le paradigme ethnographique de la Crète, et de montrer qu’une société de vendetta n’est pas une société où le crime prospère. Le meurtre par vengeance n’est pas la simple réaction à un précédent ou à une offense, et les mécanismes que les hommes ont inventés afin d’éviter l’expansion d’une violence débridée au sein de de la communauté sont divers et variés. Comme chacun sait, dans l’enchaînement des vengeances, il n’y a ni vainqueurs ni vaincus : on y joue tour à tour le rôle du bourreau et de la victime.
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Notes de bas de page
1 Aujourd’hui encore, je suis toujours en relation avec la population locale.
2 Le déménagement en tant que moyen d’éviter la perpétuation des vengeances constitue une tactique courante : ceux qui déménagent sont souvent les proches parents consanguins de sexe masculin de l’auteur du crime, qui fuient la vengeance, et quelquefois les parents consanguins de la victime lorsqu’il y a de fortes pressions sociales pour une vengeance et qu’eux-mêmes ne la souhaitent pas.
3 Dans certains récits, les proches de la victime qui ne peuvent pas commettre le meurtre alors qu’ils le souhaitent, s’en remettent à un tueur à gages : pour le reste de la société, cependant, c’est comme si le meurtre avait été commis par celui qui souhaitait la vengeance et non par le tueur à gages.
4 J’ai d’ailleurs trouvé beaucoup de ressemblances avec la vendetta corse.
5 Ainsi qu’en Corse.
6 L’expression “société égalitaire” ne signifie pas une société d’égalité. Les sociétés égalitaires sont celles dans lesquelles il n’existe pas, du point de vue institutionnel, de barrières contre l’ascension sociale ou son contraire.
7 Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de femmes de grand prestige reconnu, mais dans une société où la différenciation des sexes est nette, il est très difficile que le prestige d’une femme soit manifesté et ouvertement admis.
Auteur
Université de Crète, Département de Philosophie et de Sciences Sociales
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