Essai funambule. Muséohistoire en aveugle du War Museum d’Askifou (Crète)
p. 99-110
Texte intégral
1C’est une bien mauvaise posture que celle d’avoir à parler d’un objet, et à faire parler un objet, que l’on n’a pas vu personnellement1… Cet objet est le musée de la guerre d’Askifou, petit village niché sur le plateau d’Askifou, à plus de 700 mètres d’altitude dans les montagnes arides du centre de l’île que je ne connais absolument pas.
2En Crète, la mer n’est jamais très loin ; la côte qui elle-même abrite le port de Sfakia, sur le flanc sud de l’île, n’est située qu’à moins de trente kilomètres au débouché de gorges profondes qui prennent précisément naissance en bordure de ce plateau. Il faut ici rappeler que c’est notamment par le port de Sfakia que les troupes alliées défaites, britanniques, australiennes, néozélandaises, submergées par la supériorité aérienne allemande ont été en grande partie évacuées du 28 mai au 1er juin. Ce que l’on appelle la bataille de Crète a duré dix jours, du 20 mai au 1er juin 1941. Elle opposa à un peu plus de 20 000 Allemands, 30 à 40 000 soldats alliés (britanniques, néozélandais, australiens) et grecs fort mal équipés, et surtout dépourvus de couverture aérienne ; les contingents du Commonwealth venaient pour la plupart d’être contraints de quitter la Grèce continentale et de se replier sur l’île élevée, dans la précipitation la plus extrême, par Churchill au rang de forteresse à ne pas perdre…
3Ultime précision préalable, l’analyse qui suit s’inspire de l’approche de la muséohistoire qui tout en mobilisant les savoirs des muséographes et des muséologues (sciences, techniques de la conservation, de l’exposition, histoire des musées et des collections) se concentre sur l’examen et le questionnement des narrations muséales de l’histoire. La muséohistoire confronte la narration muséale au savoir historien, narration entendue ici au sens le plus large de dispositif composé de tous les éléments concourant à la mise en récit et en scène du passé. Je renvoie ici à plusieurs publications récentes qui précisent les contours de la muséohistoire2.
4D’après les renseignements fournis par des visiteurs attentifs et habiles photographes que je remercie au passage, et ceux que j’ai pu glaner sur le site du musée accessible sur internet, cet établissement est clairement ce que l’on peut appeler un musée de collectionneur ; il en possède les qualités et les défauts. Au nombre des qualités peut tout d’abord être soulignée l’abondance de la collection amassée avec passion et patience (plus de 2 000 objets ou artefacts rassemblés depuis la fin de la guerre) par un homme entièrement dévoué à son œuvre historico-mémorielle. Toute la collection, ou peu s’en faut, est exposée au public. Ensuite, et c’est à mon sens également un avantage, le caractère “bricolé” de l’exposition préserve du même coup le caractère “spontané” et direct du récit. En effet, malgré la profusion de ce bric à brac parfois digne d’un ferrailleur exposé par ce musée, un récit est non seulement bien présent mais il se livre au public sans artifice et surtout sans les détours ni les contorsions que nous infligent trop souvent des musées plus “professionnels”. En revanche, ce musée comme d’autres musées de collectionneur3 tranche assez sensiblement par rapport aux musées les plus récents et les plus richement dotés financièrement. Il ne cède pas – en partie sans doute faute de moyens – aux figures imposées de toute structure muséale de nouvelle génération où l’approche esthétisante se mêle à la mobilisation de tout un attirail technologique qui pour faire le spectacle n’est cependant pas toujours productrice de sens. En l’occurrence, à Askifou la médiation semble reposer entièrement sur les épaules et la disponibilité du propriétaire des lieux et se voit donc réduite à sa plus simple expression : peu ou pas de cartels, pas de commentaire, pas ou très peu d’explication, aucune tentative de contextualisation ; rien non plus sur l’origine voire l’histoire de tel ou tel objet ; ainsi qu’en témoignent par exemple les repères chronologiques distillés ici ou là, le rapport au savoir historien semble également plus que distendu ; nous verrons ainsi que ce musée ne traite pas uniquement de la bataille de Crète… ; le souci didactique paraît enfin inexistant4. Cela ne veut pas dire que des efforts ne soient pas effectués en ce sens, le site web permet notamment de contacter le propriétaire pour organiser des visites de groupes ; mais de prime abord, si efforts il y a, ils sont discrets et passent largement inaperçus au touriste pressé. Au total, rien ne serait plus facile que de se détourner de ce type d’établissement situé à l’écart des attractions touristiques majeures de la Crète que sont notamment les plages du nord, les villes de La Canée, Héraklion et surtout le site archéologique de Knossos (fig. 1) ; et pourtant, il serait dommage de l’ignorer, ce petit musée nous dit des choses intéressantes et nous interpelle sur un certain nombre de points que nous allons tenter d’exposer brièvement.
Un musée entre Histoire(s) et Mémoire(s) ?
5À l’origine de la collection, un homme, George Andreas Hatzidakis, qui au lendemain de la guerre commença à ramasser et collecter tous les objets se rapportant à la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement à la bataille de Crète et à la résistance acharnée menée contre l’occupant jusqu’à la libération survenue en 1944. De proche en proche, son terrain de collecte a fini par couvrir toute l’île. D’après le site web du musée, lui-même réduit à sa plus simple expression, la collection comporterait plus de 2 000 objets ou artefacts. Un prospectus destiné au visiteur et traduit dans un français approximatif précise que le collectionneur et fondateur du musée était au moment de la bataille de Crète âgé de dix ans ; lui-même fut blessé au visage, et plusieurs membres de sa famille furent tués. Sur ce point, le site web du musée précise que la sœur de George Andreas mourut dans les bombardements qui ont anéanti son village et sa maison ; la famille dut fuir le village ravagé par les flammes de la bataille, et c’est dans une partie de la maison familiale reconstruite après la guerre qu’a été aménagé le musée ; sur un mur précédant l’entrée proprement dite du musée, une inscription en anglais proclame : “We want to keep alive the memories…” : autant d’éléments qui éclairent quelque peu le projet paraissant sous-tendre cet établissement à mi-chemin entre la volonté affichée de témoigner d’une histoire et de maintenir vivante la mémoire de cet événement majeur que fut le combat d’une partie des Crétois contre les envahisseurs nazis. S’y surajoute la dévotion à un passé familial. Au cœur même de l’exposition ainsi que sur le document proposé aux visiteurs, ce lien familial apparaît clairement ; nous apprenons que George Andreas le fondateur, témoin et victime du nazisme, décédé en 2007, a transmis le musée à son fils Andreas George… De père en fils, la famille Hatzidakis est donc devenue dans ce petit village de Crète la gardienne d’une histoire et d’une mémoire de la guerre…
6À ce stade de l’enquête, plusieurs questions se posent, auxquelles nous ne pouvons hélas pas toujours apporter de réponses ; tout d’abord, à qui s’adresse le musée ? De quoi nous parle cette exposition ? De quoi s’agit-il de garder mémoire ?
7Au bord de la route qui permet d’aborder l’établissement, le nom du musée est indiqué sur un panneau défraîchi rédigé en trois langues, anglais, allemand et grec (fig. 2) ; en lettres noires sur fond jaune, on peut lire “War Museum Original 1941-45” et “Kriegsmuseum-Original 1941-45” ; d’emblée, une petite subtilité peut être relevée : en grec, la dénomination du musée diffère quelque peu de ses traductions anglaise et allemande : “Istoriko Polemiko Mouseio” peut-on lire, soit littéralement “musée historique de la guerre” ; et en lettres rouges a aussi été ajouté en grec : “Kriti, 1941-45” ; ce panneau fournit une première indication des publics visés plus particulièrement et logiquement : le public grec, britannique et allemand, trois nationalités renvoyant aussi à celles des acteurs du drame ici relaté. Toutefois, un indice fort laisse à penser que ce récit est surtout destiné aux Crétois et aux Grecs car ainsi qu’on va le voir, un certain nombre d’indications importantes ne sont rédigées qu’en langue grecque5…
8L’entrée proprement dite s’effectue par une petite cour visiblement très encombrée d’un grand nombre d’armes légères ou d’éléments d’armement, munitions de tous calibres et de toutes sortes, différents matériels légers ayant appartenu pour l’essentiel aux troupes d’occupation allemandes. Quelques objets militaires alliés complètent la collection. Fort heureusement, le climat sec et clément de la Crète évite les ravages du temps et de la rouille à tous ces objets métalliques rassemblés dans un ordre particulièrement peu ordonné.
9Ce qui frappe dans la partie extérieure, c’est la quasi absence de médiation écrite. Les dates suivantes figurent sur quelques rares objets, “1941-1945”. Cela situe le propos essentiel du musée qui porte effectivement sur la Seconde Guerre mondiale. À ce propos, il faut d’ores et déjà souligner le fait que la guerre en Crète ne se réduit pas dans cette exposition aux dix jours de la dite bataille qui a opposé troupes alliées et parachutistes allemands entre le 28 mai et le 1er juin 1941, mais s’étend aux années d’occupation et de résistance qui l’ont suivie jusqu’à la libération.
10Cependant, le visiteur bute bientôt sur une curiosité (fig. 3-4) : au milieu de cet ensemble hétéroclite surgit en effet une pièce d’artillerie accompagnée de ses boulets, et datée de 1770… ! ! ; assurément, cet équipement brouille le message initial et rend sans doute un peu perplexe le touriste qui s’attendait à visiter un musée consacré exclusivement à la Seconde Guerre mondiale et plus précisément, à la bataille de Crète. On y reviendra. Dans le même ordre d’idée, un peu plus loin sont exposés des ustensiles destinés à la fabrication artisanale de… fromage, ce qui à nouveau, brouille légèrement le statut de ce musée qui hésite entre ethnologie et histoire…
11À l’intérieur, le sentiment de foisonnement, voire de trop plein, perdure ; les objets, armes, photos, peintures, documents sont amoncelés, les uns à côté des autres sans souci de hiérarchisation apparent, parfois même partiellement recouverts par d’autres entrés plus récemment dans la collection (fig. 5). Clairement, les maîtres des lieux portent peu d’attention à la scénographie, et ce qui domine c’est bien toujours l’impression de capharnaüm ; tout porte à croire que le propriétaire-collectionneur a tenu à montrer toute sa collection. Il n’a pas choisi de montrer un objet plutôt qu’un autre. Sauf exception – on va y venir plus bas – il n’a pas cherché à mettre en valeur un objet plutôt qu’un autre. Pourquoi ? Et pour dire quoi ? Que dit cette accumulation ? A-t-elle pour fonction d’exprimer l’ampleur de la bataille de Crète, celle des souffrances et des sacrifices des Crétois ? Peut-être ; mais pourquoi alors ne pas montrer de photographies de villages incendiés ? Pourquoi ne pas exposer la fameuse photographie de l’assassinat collectif perpétré à Condomari le 2 juin 1941 par la 7e Division de Parachutistes6 ?
12Le nombre de victimes civiles est estimé pour l’île à environ 2 000 personnes… Cette absence peut étonner ; témoigne-t-elle de la distance vis-à-vis du savoir historien ? Ou indique-t-elle que le collectionneur met un point d’honneur à s’en tenir à ce qu’il a trouvé lui-même... ? S’agit-il de ne pas focaliser l’attention sur tel ou tel événement très localisé ? Faute de posséder des éléments suffisants, on ne peut guère aller plus loin dans le décryptage. Par contre, le caractère chaotique de l’exposition autorise à affirmer que pour le collectionneur, c’est bien la collection qui fait sens, dans son accumulation même, et non tel ou tel objet singulier. A été confiée aux différents objets trouvés, d’ailleurs de facture assez ordinaire en règle générale, la mission de témoigner de la guerre ; par eux-mêmes. Mais de quoi témoignent-ils ? Et témoignent-ils d’ailleurs, sans médiation7 ? Et aux yeux du collectionneur, l’authenticité de l’objet collecté constitue un gage de vérité et de véracité. Ici, semble dire l’exposition, on ne vous raconte pas d’histoire ! De ce point de vue, l’approche peut paraître naïve, mais il faut admettre qu’elle ne cède pas à la facilité consistant à reproduire des documents issus d’autres collections ou archives ; on ne dénote par ailleurs aucun objet ou document renvoyant à l’horreur de la guerre et de l’occupation ; aucune trace ici de complaisance pouvant confiner au voyeurisme, pas de scène d’horreur. Le seul objet renvoyant explicitement à la mort violente est une pierre tombale allemande témoignant des pertes subies durant l’invasion.
13Pourquoi un tel silence sur les morts du village ? Sur la destruction de celui-ci ? Certes, quelques casques exposés sont troués voire fendus, mais ils ne sont pas davantage mis en avant que d’autres demeurés intacts. Les aléas de la collecte seuls paraissent avoir guidé la composition de la collection. Les objets collectés apparaissent comme autant de preuves de la lutte menée contre l’envahisseur-occupant. En revanche, les souffrances endurées demeurent dans le domaine de l’implicite ou du savoir des initiés, Crétois de la région donc. Le collectionneur n’a pas considéré nécessaire de documenter plus avant les souffrances des civils, des femmes, des enfants. Faut-il y voir un travers machiste, une conception masculine de la guerre ? Peut-être. De même, les musées de guerre exposent de moins en moins d’armes, comme s’ils aspiraient à démilitariser le récit de guerre… En cela donc, ce musée se tient à l’écart des grandes tendances muséographiques d’aujourd’hui, qui effectivement accordent une place croissante à la documentation des souffrances des “civils innocents” et remisent dans leurs réserves la plupart de leur armement. À ce propos, la place éminente accordée ici aux armes paraît témoigner d’un rapport particulier aux armes, attribut masculin s’il en est, et marqueur du masculin. Est-ce à mettre au compte de l’insularité méditerranéenne ? On peut retrouver ce trait en Corse au musée d’Ajaccio par exemple...
Un récit de la bataille de Crète
14Concernant cette narration, nous disposons pour l’essentiel, outre les très nombreux objets militaires exposés, de deux documents : l’un est affiché sur l’un des murs de la salle principale, l’autre est donné au visiteur sous forme d’un prospectus.
15Je m’en tiendrais à 4 points saillants : tout d’abord, une focalisation sur le sort des Grecs et des Crétois : tout débute en avril 1941 avec la prise de la Grèce continentale par les Allemands. La bataille de Crète n’est donc pas inscrite dans le champ plus large de la Seconde Guerre mondiale débutée en septembre 1939… Ensuite, le récit insiste sur l’importance stratégique de l’île pour la maîtrise de la Méditerranée orientale. D’où l’âpreté des combats.
16Après dix jours “héroïques”, les alliés évacuent leurs troupes ; mais plusieurs milliers n’ont pas pu embarquer, et ceux qui n’ont pas été immédiatement capturés ont été cachés par les “Crétois loyaux” ; ils ont alors rejoint les rangs de la résistance. Enfin : cette bataille brève eut des effets considérables : d’une part Hitler, “consterné par l’ampleur des pertes subies” n’osa plus dès lors engager de cette façon ses parachutistes. De l’autre, cette bataille aurait fait comprendre à Churchill toute l’importance qu’il y avait à maîtriser les airs dans la guerre moderne. Cela contribue à surestimer la bataille de Crète et ses retombées d’ordre stratégique et tactique. Entre les deux documents disponibles, les chiffres concernant les forces alliées passent du simple au double (20 000-50 000)…8. Cet écart incompréhensible montre la distance entretenue par le musée vis-à-vis des savoirs historiens les plus basiques.
17Un tableau figurant au centre de l’exposition mérite que l’on s’y arrête (fig. 6) : il est en effet dédié à la bataille ; il s’agit d’un tableau intitulé “La bataille de Crète”, réalisé en 1958 par le peintre crétois Alexandre Droudakis ; ce peintre a lui-même participé à la bataille à laquelle il a consacré un ouvrage. Le texte en grec (et non traduit en d’autres langues) indique : “Maudits, vous ne foulerez pas le sol crétois”, fragment d’un poème du poète grec Spiros T. Litina intitulé “La Crète haït Satan”. Mais ce tableau fait beaucoup plus qu’évoquer cette bataille : il tisse en effet un lien entre cette bataille et celles du passé crétois : le résistant crétois porte en effet le costume des insurgés du xixe siècle…
Une bataille inscrite dans une histoire plus longue
18J’en viens ici à mon dernier point : visiblement, pour le fondateur du musée, la bataille de Crète s’inscrit dans un long passé de résistance aux envahisseurs et aux occupants ; c’est pour cela qu’elle échappe au seul récit de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs indices en témoignent. Bien que cette bataille soit éminemment présente dans et par les objets s’y rapportant, celle-ci est – notamment à l’extérieur de la maison – volontairement inscrite dans une histoire beaucoup plus longue, celle de la Crète et des Crétois luttant depuis des siècles pour échapper au joug musulman et ottoman, recouvrer leur indépendance et retrouver leurs frères hellènes dans la Grèce indépendante. Plusieurs objets et documents témoignent de cette inscription du récit dans la longue durée. La bataille de Crète et la résistance crétoise ne sont pas des parenthèses historiques. Elles s’inscrivent dans une longue tradition qui constitue un élément structurant de l’identité crétoise.
Les pères fondateurs : Daskaloyannis et Venizélos
19Examinons maintenant de plus près le mur principal de l’exposition, celui où domine le portrait du fondateur.
20À droite, nous découvrons le portrait de Daskaloyannis, héros de la révolte crétoise contre les Ottomans en 1770-1771 (fig. 7). Aujourd’hui encore, l’aéroport de Chania porte son nom et une plaque reproduisant le même portrait est apposée dans le hall d’embarquement. La présence déjà remarquée d’un vieux canon et de ses boulets s’éclaire alors : sur la plaque de pierre en forme de bouclier, on lit : Loutro Sfakia 1770 ; Loutro est une petite ville côtière du sud-ouest de la Crète dépendant de la province de Sfakia ; en 1770, les notables de cette région, dont quelques riches armateurs, déclenchèrent une insurrection populaire contre l’occupation ottomane et musulmane après avoir obtenu la promesse d’une aide russe… qui n’est jamais venue. Le port de Loutro a notamment été utilisé pour mettre femmes et enfants à l’abri dans le Péloponnèse et ailleurs. À Loutro même, il y eut des batailles sanglantes. Cette plaque commémore cet événement fondateur. Cette révolte est néanmoins considérée comme le prodrome de la révolution de libération nationale (1821) qui déboucha sur la naissance de l’État grec indépendant en 1830. Or à la tête du mouvement insurgé se trouvait l’armateur Yannis Vlachos dit Daskaloyannis, “le maître d’école” dont le portrait est accroché au musée d’Askifou tout comme est mis à l’honneur celui d’une autre figure fondatrice de la Grèce et de la Crète contemporaines, Elefthérios Venizélos, révolutionnaire crétois, homme politique grec de premier plan, républicain convaincu, opposant à la monarchie.
21Durant la Première Guerre mondiale c’est lui qui plaça la Grèce aux côtés des Alliés de l’Entente. Il est aussi l’un des artisans du rattachement de la Crète à la Grèce, qui fut effectif à partir de 1913. Plusieurs fois Premier ministre ; chef du gouvernement en juin-novembre 1932 et janvier-mars 1933 ; en mars 1935, ses partisans lancèrent une insurrection républicaine en Crète ; celle-ci échoua. Venizélos dut partir en exil en France où il mourut l’année suivante.
22Ce qui est intéressant, c’est que cette inscription du récit muséal dans la longue tradition de lutte pour l’indépendance crétoise date visiblement de l’ouverture du musée ; en témoigne le portrait du fondateur du musée, portrait en majesté aujourd’hui placé au centre du mur d’exposition sur lequel on aperçoit le portrait de Daskaloyannis (fig. 8). Il n’est évidemment pas indifférent que la photo ait été prise à cet endroit-là, juste au-dessous du portrait du farouche Daskaloyannis. Aujourd’hui, la disposition des héros a été modifiée pour faire de la place à la généalogie familiale ; mais cette dernière demeure mêlée à la généalogie héroïque crétoise. Second élément structurant de l’identité crétoise… au moins, des hommes de cette famille.
Mettre au pilori les “traîtres”
23Deux remarques encore : le site web du musée, beaucoup plus récent que le musée lui-même, propose une sélection de photographies prises dans le musée : or, dans cet album, ne figurent que des objets renvoyant à la Seconde Guerre mondiale ; cette sélection resserre donc le récit autour de cette guerre ; de ce point de vue, on peut dire que cette sélection propose un nouveau type de récit qui fait un écart sensible par rapport au récit du musée lui-même inscrit dans la tradition insurrectionnelle et résistante de l’île. Cette inflexion peut-elle être mise sur le compte de l’ouverture au tourisme ? De l’intégration européenne ? Je ne sais. Enfin, figurent sur cet album les photos de cinq hommes politiques grecs de premier plan : fait étonnant, trois (Tsolakoglou, Lothetopoulos et Rallis) ont en commun d’avoir été “traîtres” à la patrie en collaborant avec l’occupant nazi et deux, sans avoir collaboré loin de là, ont été des adversaires du venizélisme (Korizis) et des idéaux démocratiques (Tsouderos). L’association de ces hommes est typiquement ce que la muséohistoire désigne par le terme de “pilori”9.
24Dans l’ordre et de gauche à droite :
25Alexandre Korizis (1885-1941), juriste et banquier, adversaire de Venizélos, crétois également, ministre sous la dictature de Metaxás, puis Premier ministre après la mort de celui-ci. Sommé par les Allemands d’exiger le retrait des Britanniques de Grèce, se retire et se suicide le 18 avril 41.
26Second personnage : Georges Tsolakoglou (1886-1948), est ce général qui a signé de sa propre initiative la reddition de l’armée grecque aux Allemands le 20 avril 1941. Le 30 avril 41, les Allemands le nomment Premier ministre. Il le reste jusqu’au 2 décembre 1942, ces deux dates figurent sous la photo ; après la libération, il est arrêté, et jugé ; condamné à mort, sa peine est commuée en perpétuité ; il décède à l’hôpital militaire d’une leucémie le 22 mai 1948. La photo indique simplement qu’après la libération il fut condamné à la perpétuité.
27Troisième : Konstantin Logothetopoulos (1878-1961) ; médecin ; pro-allemand ; devient Premier ministre après le retrait du précédent, désigné par les Allemands. Sous la photo, sont indiquées les dates de son ministère : “15/12/1942-21/04/1943). Après la libération, a fui la Grèce pour se réfugier en Allemagne ; condamné en 1945 par contumace à la détention à perpétuité. Se rend aux autorités américaines qui le livrent à la Grèce en 1946 ; emprisonné, gracié après dix ans de détention ; sous la photo, il est seulement précisé les dates de son ministère avec cette mention : “Après la libération et le retour du roi Georges II, il a été condamné à perpétuité”.
28Quatrième : Ioannis Rallis (1878-1946) est le successeur du précédent ; juriste, et homme politique ; sous sa photo figurent deux dates : 21/04/43-8/04/45, dates de son ministère sous l’occupation nazie. Après la libération, a été arrêté et jugé ; condamné à perpétuité, meurt d’un cancer du poumon en prison le 26 octobre 1946 ; on notera que c’est à lui que les Grecs doivent la création des fameuses et sinistres “sections de sécurité” ou “corps d’armée de sécurité” dont la fonction était la lutte contre la résistance des maquisards grecs, notamment ceux du Front national de Libération d’obédience communiste. La carrière terroriste de ces unités s’est poursuivie sans transition après la guerre, durant la guerre civile jusqu’à la fin des années 1950.
29Cinquième : Emmanuel Tsouderos (1882-1956) ; Crétois d’origine ; fut ministre sous Venizélos, gouverneur de la banque de Grèce, destitué par Metaxás. Après le suicide de Koziris, le Premier ministre désigné par les Allemands, il est désigné Premier ministre par le roi. Trois jours après, le 23 avril, le nouveau gouvernement Tsouderos et la famille royale se réfugient au Caire ; le 18 mars 1944, le “Gouvernement de la Montagne” qui contrôlait la majeure partie du pays réclame la démission de Tsouderos et la formation d’un gouvernement d’union nationale ; soutenu par les Anglais, Tsouderos, anticommuniste farouche refuse. La question sera tranchée lors de la guerre civile. Après la libération, il poursuit sa carrière politique comme ministre à plusieurs reprises jusqu’à sa mort en 1956.
30Ces cinq figures de “traîtres” constituent bien le pilori de l’exposition ; pour qui connaît l’histoire grecque, le rappel de la carrière politique de ces hommes inscrit la résistance de la Seconde Guerre mondiale dans une séquence historique et politique plus longue, en amont de la guerre, à l’époque de la dictature de Metaxás, en aval, avec la guerre civile ; ces photos rappellent qu’en Grèce, la guerre froide a commencé dès les années trente… Mais elle ne le rappelle encore une fois qu’aux initiés. Par bien des aspects, ce musée est un musée de l’entre-soi tenant un discours dont se trouvent exclus la plupart des touristes.
Une hypermnésie coupable ?
31Alors, peut-être a-t-on ici l’une des raisons pouvant expliquer l’absence de soutien au musée d’Askifou de la part de l’État grec et des collectivités locales ; mon hypothèse est que ce musée a un gros défaut : il a trop de mémoire… Ce musée est-il coupable d’entretenir une mémoire conflictuelle ? Ce musée présente-t-il également trop d’armes ? On sait que les musées s’attachent aujourd’hui à démilitariser leurs expositions. À l’heure de la bruxellisation des modèles économiques, ce musée s’accrocherait-il à un récit passé de mode ?
32Pour vérifier ou invalider cette interprétation d’une éventuelle bruxellisation des mémoires, il faudrait évidemment examiner de près l’exposition de la bataille de Crète du musée officiel de la bataille de Crète qui se trouve à Chania10… Je note toutefois qu’au musée de l’Armée d’Athènes visité en 2010, la bataille de Crète n’était pas abordée… Au total nous avons à la fois un musée qui, sous couvert de raconter l’histoire de la bataille de Crète, raconte l’histoire de la Crète révolutionnaire et, ce qui n’est pas le moins émouvant et précieux, l’histoire d’une famille, les Hatzidakis… auto-promus gardiens de la mémoire locale et familiale. Il n’est pas anodin qu’un tel conservatoire de l’identité traditionnelle crétoise structurée par une résistance multiséculaire à l’oppression ne dispose d’aucun soutien institutionnel. Pas même local (fig. 9). Cette situation pourrait témoigner d’un nouveau régime mémoriel tendant à rejeter dans l’oubli les luttes du passé qui dérangent les accommodements du présent.
33Il semble qu’à l’heure où en Europe le politiquement correct et le pacifisme dominent et aseptisent les récits des passés conflictuels, l’étalage mémoriel du musée d’Askifou possédant une forte charge à la fois politique et guerrière détonne et dérange l’ordre politique contemporain imposé pourtant au prix d’une terrible guerre civile où il y eut des vainqueurs et des vaincus… Là encore, pour valider ou invalider cette supposition, l’enquête devrait être approfondie ; il faudrait aussi mieux connaître la famille Hatzidakis et son positionnement politique. Bref, une nouvelle mission à projeter et à budgéter !
Bibliographie
Bibliographie
Delorme, O. (2013) : La Grèce et les Balkans, III, Paris.
Fontaine, J. (2012) : De la résistance à la guerre civile en Grèce 1941-1946, Paris.
Historical Museum of Crete (2010) : From Mercury to Ariadne Crete 1941-1945, Iraklion.
Holland, R. (2012) : Blue-Water Empire. The British and the Mediterranean since 1800, Londres.
Louvier, P., J. Mary et F. Rousseau, éd. (2012) : Pratiquer la muséohistoire. La guerre et l’histoire au musée. Pour une visite critique, Outremont (Québec).
Mary, J. et F. Rousseau, éd. (2013) : Entre histoires et mémoires. La guerre au musée, Essais de muséohistoire (2), Paris.
Mazower, M. [1993] (2012) : Dans la Grèce d’Hitler, Paris.
Michel, H. [1968] (1977) : La Seconde Guerre mondiale. Les succès de l’Axe (1939-1943), Paris.
Papastratis, P. (1984) : British Policy towars Greece during the Second World War, Cambridge.
Rousseau, F., éd. (2012) : Les Présents des passés douloureux. Musées d’histoire et configurations mémorielles. Essais de muséohistoire, Paris.
Notes de bas de page
1 Un grand merci à Patrick Louvier, Philippe Monbrun, Antoine Pierrot pour leur apport documentaire.
2 Louvier et al. 2012 ; Rousseau 2012.
3 Da Lage et al., 158-172.
4 Sur ces enjeux, voir Charles Heimberg, “Visiter Clio : pour une analyse didactique de récits muséaux d’histoire”, in : Rousseau 2012, 17-54 ; id., “L’usage du pathos et les ‘leçons du passé’ dans quelques musées de la Résistance et de la Déportation”, in : Mary & Rousseau, 29-43 ; Brusa, A., “De la mauvaise et de la bonne didactique. Notes pour une pédagogie historique dans les musées de guerre”, ibidem, 44-54 ; Opériol & Védrines, “La documentation pédagogique des sites web : analyse didactique de trois musées de la Grande Guerre”, ibidem, 55-70.
5 Un grand merci à Yannis Thanassekos qui a assuré pour moi des traductions et sauvé cette communication d’un plus grand naufrage.
6 Mazower 2002 [1993], 188-190.
7 Pour le pire, le tout récent Musée de Meaux de la Grande Guerre partage cette croyance.
8 Henri Michel donne le chiffre de 28 000 soldats de l’Empire, commandés par le chef de la division néozélandaise, le général Freyberg. Michel [1968] 1977, 217.
9 Louvier et al. 2012.
10 Voir la contribution de Fanny Pascual.
Auteur
Professeur des Universités, Université Paul-Valéry Montpellier, C.R.I.S.E.S.
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