Taureaux minoens et corrida : une instrumentalisation contemporaine
p. 15-24
Texte intégral
1Une idée répandue dans le monde des aficionados fait remonter l’origine de la corrida aux chasses préhistoriques évoquées dans l’art pariétal ou aux jeux crétois de l’époque minoenne, qui auraient été diffusés sur les rivages du bassin méditerranéen, ou encore aux combats dans les cirques romains, acclimatés en France méridionale dans les arènes d’Arles, de Nîmes ou de Fréjus. Depuis, l’usage de combattre des taureaux se serait pérennisé en Espagne et en France. Une opinion parallèle voudrait que la corrida ne soit que la forme moderne d’un culte ancestral du taureau dont on trouverait les premiers témoignages dans les fresques préhistoriques et qui se serait déployé dans le monde méditerranéen, de la Mésopotamie à l’Espagne en passant par l’Égypte, la Crète et l’Empire Romain investi, du ier au ive siècle p. C., par le mithriacisme qui serait une religion du taureau1. Dans les deux cas, la Crète minoenne aurait constitué une étape décisive dans ce qu’on affirme être la longue histoire de la corrida contemporaine.
Les jeux minoens ancêtres des corridas
2L’idée apparaît dès l’entre-deux-guerres dans un imaginaire préparé. Au xixe siècle, le dégagement et la remise en service des arènes romaines dans certaines villes (Arles, Nîmes) avaient déjà rendu populaire l’idée d’une création ancienne de la corrida2. Les travaux de l’abbé Breuil à propos de la grotte préhistorique d’Altamira permettent d’approfondir la généalogie : le comte de Las Navas (1855-1935) établit ainsi une liaison entre les chasses préhistoriques à l’aurochs et la corrida3. La découverte de jeux taurins dans la Thessalie antique, les fouilles d’Evans à Cnossos (1900-1941), avec la mise au jour de fresques représentant des courses, ses travaux (1906-1936) évoquant le palais de Minos ainsi qu’une thalassocratie crétoise4, incitent très vite certains à s’emparer du cas de la Crète.
3Les premières évocations proviennent des Félibres, soucieux de promouvoir l’autonomie, sinon politique, du moins culturelle du Midi, de dissocier la Provence, considérée comme une terre de culture antique, de la France du Nord, jugée d’origine germaine, barbare et féodale, et de la rattacher à la vieille civilisation méditerranéenne5, dont justement l’un des aspects leur semble être le culte du taureau. Déjà, dans le Poème du Rhône (1897)6, s’appuyant sur le fait que le mot provençal Rouan servait à désigner le fleuve et le taureau, Mistral avait considéré que celui-ci symbolisait la batellerie mise à mort par Mithra, l’agent du Drac, dieu de la rivière. L’idée d’un culte du taureau avait émergé au début du xxe siècle chez Joseph d’Arbaud et surtout le marquis de Baroncelli, qui prit une part déterminante dans la création d’une culture camarguaise, axée sur les costumes, la langue, les chants, les chevaux et les taureaux7. Dans le poème Lou Biou [Le Boeuf] (1924), il est l’un des premiers à unir le Proche-Orient ancien (notamment l’Assyrie), l’Empire Romain, l’Espagne chrétienne et le Midi dans une continuité civilisationnelle, incarnée par la passion éternelle et même la vénération du taureau ; aussi, rapproche-t-il Apis, le Minotaure et le dieu Mithra qu’il identifie au taureau8.
4En fait, un rôle plus important dans la promotion de la Crète revient à Montherlant. Pris de passion pour la corrida en 1909, initié l’année suivante et pratiquant dans des élevages depuis 1911, il s’éprend des civilisations méditerranéennes, voyage beaucoup et se montre au fait des travaux d’Evans9. Dans Les Bestiaires (1926), une quasi-autobiographie consacrée à la corrida, dédiée au peuple méridional et au président de la République Gaston Doumergue, qui avait fait échouer une proposition parlementaire d’interdiction de la corrida en France en 1900, il évoque les jeux crétois à plusieurs reprises, par exemple lorsque son héros participe au test des vaches : “En Crète, des hommes à cheval galopent après les taureaux et arrivés à leur hauteur, leur sautent sur les cornes, se laissent tomber et les terrassent. Alban sait cela, qui le possède et qui l’emporte”10. Les jeux minoens lui permettent ainsi d’invoquer une éternelle passion humaine pour les tauromachies, circulant comme un fluide de génération en génération dans un supposé peuple méditerranéen, en fait d’origine bien plus culturelle que biologique puisqu’il pense en faire partie alors que sa famille est originaire du bassin parisien !
5C’est pourquoi sa volonté de continuité est plus sûrement affirmée par l’intégration des jeux crétois dans une supposée religion du taureau, qu’il construit en forçant ou en systématisant les analyses savantes de l’époque : “En Crète, il y a six mille ans, dans le berceau éblouissant de la civilisation pré-hellénistique [sic], on célébrait le culte du taureau par des jeux taurins qui étaient une institution religieuse et nationale”11. Les Crétois lui semblent adopter à leur manière un culte qu’il croit déjà évident bien plus tôt en Assyrie, en Inde, en Égypte. L’île le transmet à la Grèce, où “Jupiter” (qu’il confond avec Zeus) se déguise en taureau pour enlever Europe, à la péninsule ibérique préromaine, en reprenant les dires de Diodore de Sicile sur le voyage d’Héraklès, son don de vaches et le caractère sacré de celles-ci depuis, à Rome, avec les jeux du cirque et le culte de Mithra12, enfin aux hommes du Midi. Ceux-là ont d’abord été convertis par les Grecs importateurs du culte, comme il le croit en se basant sur des monnaies marseillaises à l’effigie du taureau, puis renforcés dans leur conviction par le christianisme qui aurait repris à son compte ce culte païen, comme bien d’autres, en certains endroits, de l’église des Saintes-Maries de la Mer, “le saint des saints de la religion taurine en France”13, justement lieu de culte païen avant d’être chrétien, à nombre d’églises et couvents espagnols.
6Cette généalogie forcée a deux buts : ancrer la passion taurine dans le passé le plus lointain pour transformer ses diverses pratiques, dont la corrida, en activités consubstantielles à l’humanité (“Elle allait loin, cette religion du taureau dont Alban était le fidèle, elle se perdait dans le fond des âges”) ; affirmer le caractère ancestral d’une passion taurine dans le Midi (“Depuis toujours, dans notre France méridionale, le taureau est un animal sacré”14) afin d’y inclure la corrida pourtant introduite seulement à partir de la seconde moitié du xixe siècle, assez lentement face aux réticences des populations locales plus intéressées par leurs propres courses de taureaux, et encore sous le coup de la loi Grammont interdisant les sévices envers les animaux domestiques15. La lettre de Montherlant à Doumergue, servant de préface au roman, montre cette volonté de noyer la question d’une corrida nouvelle et illégale dans une passion taurine affirmée ancestrale, particulière aux gens du Midi, quitte à hésiter entre mettre l’accent sur sa christianisation, valorisante mais peu efficace face à l’hostilité du clergé de l’époque, ou sur son paganisme traversant les âges, en recourant à tous les cultes et en les mélangeant dans un culte solaire fédérateur, assurant une continuité jusqu’au xxe siècle : “J’ai vu vingt mille hommes, aux arènes, acclamant le Soleil se dévêtant d’une nuée. Leurs entrailles, sinon leur esprit, savaient que depuis trente siècles elles adoraient le Soleil, et le Taureau qui est un signe solaire”16. Quitte aussi, avec la ferveur des convertis voulant imposer leur nouvelle foi, à renverser les situations, à faire du Midi la terre d’origine de la tauromachie occidentale (“Dans le Midi taurin, la passion des taureaux a des racines plus profondes qu’en Espagne même”17.), sans voir que la réalité historique est contraire, que des jeux taurins étaient pratiqués dans toute l’Europe à l’époque moderne, de Londres à Varsovie en passant par Autun, et qu’ils ont persisté dans le Midi seulement par réaction politique et folklorique face à une irrésistible francisation18.
7Il reste que, dans cette histoire reconstruite, les jeux crétois fonctionnent comme un maillon essentiel, une idée réaffirmée avec plus de force encore par l’anthropologue américain Jack Conrad, alors enseignant à l’université de Memphis, dans son livre The Horn and the Sword (1957), traduit en français en 1961 sous le titre Le Culte du taureau, cette transformation illustrant bien la diffusion des idées de Montherlant en France. Et ce livre, qui s’impose longtemps comme la bible des aficionados, symbolise l’introduction de ces idées dans le monde savant au moment même où la corrida, autorisée régionalement en 1951 par exception à la loi Grammont, est à la mode en Occident et surtout en France19.
8Conrad amplifie les idées de Montherlant jusqu’à la caricature en usant d’une perspective atemporelle, niant les différences, les évolutions, les inventions, et d’une interprétation religieuse systématique. D’emblée, toutes les pratiques taurines sont assimilées à la corrida (“Tout au long des millénaires, l’homme avec son épée et son imagination contemple les cornes immuables du taureau”) alors qu’elle est la seule à utiliser cette arme par reprise des manières aristocratiques lors de ses premières inventions au xviiie siècle20. Ce renversement, où l’une des parties englobe le tout, où celui-ci n’est plus qu’un synonyme de celle-là (“corrida ou course de taureaux”), illustre le désintérêt des intellectuels convertis à la corrida dans les décennies 1930-1960 pour les courses populaires de taureaux, qui ne leur semblent que des formes non abouties de corrida ou des étapes préparatrices de la corrida, la seule vraie course. Ainsi, les jeux crétois deviennent des “corridas crétoises”, d’autant qu’ils ont une importance considérable aux yeux de Conrad, comme premier élément des corridas actuelles : “C’est dans l’île de Crète que nous voyons pour la première fois se dérouler le combat de taureau dans une arène”21.
9Pour transformer cette simple similitude en forte filiation, Conrad recourt à l’interprétation religieuse. S’appuyant lui aussi sur l’idée que les chasses taurines préhistoriques, “véritable préfiguration des corridas antiques”, étaient un trait fondamental de ces civilisations, il postule que “pendant des millénaires et selon des modalités variées, l’homme vénérait le taureau comme source première de puissance et de fertilité”, en oubliant que le taureau, en réalité un bison ou un aurochs, n’est pas le seul représenté sur les parois, qu’il est même moins fréquent que le cheval dans la première partie du paléolithique supérieur et pas toujours à égalité à l’époque du Magdalénien (Lascaux, Rouffignac)22 sans pourtant qu’on songe à parler d’un culte du cheval. Cette vénération du taureau, consubstantielle à l’humanité, lui semble avoir été reprise notamment en Mésopotamie, en Égypte et, de là, transmise à la Crète par ses navigateurs-marchands. Pour elle, Conrad amalgame des interprétations glanées çà et là, du culte de fécondité, les cornes paraissant un symbole phallique, une interprétation mise en avant par une lecture psychanalytique alors en faveur parmi les intellectuels occidentaux, au culte solaire évoqué par des égyptologues. Cela lui permet d’affirmer, sans preuve, l’existence d’une croyance crétoise en un dieu-taureau et de mêler les jeux et les sacrifices taurins, bien qu’évoqués séparément par les représentations minoennes, dans un même rite qu’il “n’est pas difficile d’imaginer”, en fait en procédant à ces jeux de glissement et de placage. Il les place donc au printemps et les fait commencer par les jeux, qu’il interprète comme des “acrobaties rituelles” dont “le symbolisme magique est très clair”,... au moins pour lui : il s’agirait de bénéficier de la force physique et fécondatrice du taureau en saisissant ses cornes ou en passant entre elles. Cette interprétation dérive sans doute de l’idée d’une magie de la chasse et de la fécondité émise par l’abbé Breuil à propos d’Altamira, où les bisons sont effectivement plus nombreux que les équidés (Breuil 1906), pourtant cette théorie est rejetée par les préhistoriens dès les années 1940-1950, au profit d’une lecture symbolique complexe. Conrad fait terminer ces jeux par les sacrifices avec une interprétation semblable à celle que les aficionados plaquent à la même époque sur le culte de Mithra (“L’incarnation du dieu-taureau devait mourir pour que le peuple renaisse”)23 alors que les spécialistes de la Crète minoenne démentent dès les années 1950 cette idée d’un culte du taureau, l’animal étant plutôt un attribut dont le sacrifice permet d’offrir le sang à une divinité ou un défunt24.
10Pour assurer à la Crète un rôle fondamental de transformation des antiques pratiques en “rites spectaculaires qui se propagèrent dans tout le monde méditerranéen” et qui donnèrent “naissance à des systèmes rituels hybrides qui survivent dans les corridas traditionnelles de l’Espagne contemporaine”, Conrad fait triomphalement débarquer les Crétois en Ibérie, et même dans les îles britanniques pour justifier l’existence d’un culte celtique du taureau25, alors qu’au même moment les archéologues se demandent prudemment si ces Crétois ont eu quelque relation avec la Sicile, une idée abandonnée depuis, les relations avec l’extérieur étant centrées sur les îles de la mer Égée et ne dépassant pas la Syrie ou l’Égypte à l’apogée de la civilisation crétoise (Minoen Récent I, 1600-1450)26. Là aussi, il se peut que Conrad ait été influencé par l’abbé Breuil qui, en 1948 puis 1955, voyait bien les Crétois aller jusqu’en Afrique du Sud à la suite d’une mauvaise lecture d’une représentation rupestre découverte en cette contrée27. Pour l’Ibérie, Conrad affirme une influence “indubitable” de la Crète parce que cette terre serait déjà pleine de taureaux, en confondant la situation des xixe-xxe siècles avec celle de l’antiquité, en croyant en une permanence de la présence animale, et parce qu’un culte du taureau serait déjà actif, en plaquant la même analyse sur des têtes ou des cornes de taureaux et des haches à double tranchant trouvées aux Baléares. Ainsi, “l’Espagne adopta sans difficulté les jeux de l’arène”28.
11On le voit, l’importance donnée aux jeux crétois et la thèse d’une continuité avec la corrida contemporaine sont le fruit d’un mélange subtil entre des connaissances de l’époque soigneusement triées, des interprétations préférées à d’autres, et de fortes imaginations. Et ces idées persistent dans le monde des aficionados jusqu’à nos jours29. Or, les prudences savantes, effectives dès les années 1940-1950, et l’évolution des connaissances auraient dû freiner les constructions intellectuelles d’un Montherlant et d’un Conrad puis la diffusion de leurs idées. Comment expliquer le maintien de l’importance donnée à la Crète ? Difficulté à appréhender une science de plus en plus complexe et parcellisée ? Sûrement. Force poétique et intellectuelle des œuvres de Montherlant et Conrad ? Peut-être. Mais il s’agit aussi d’une impossibilité croissante, à mesure qu’il se diffuse et s’impose comme une réalité, à changer cet imaginaire qui sert bien les intérêts des aficionados dont l’un des buts au xxe siècle est d’imposer l’idée d’une tradition de la corrida. Elle était apparue dans les années 1890 pour contrer l’opposition des mouvements de protection soutenus par les milieux intellectuels et politiques30. Elle obtient sa reconnaissance juridique avec la loi de 1951, autorisant justement la corrida dans les régions de tradition ininterrompue. Elle bénéficie ensuite d’un discours amplifié afin de présenter cette loi comme une simple mesure de justice alors que les opposants parlent toujours d’une exception inique à la loi Grammont. Depuis les années 1980, cette stratégie est facilitée par l’évolution de la société française qui valorise les traditions et les justifie par elles-mêmes. D’où la volonté des aficionados de lier la corrida au passé le plus lointain, de véhiculer un mythe devenu plus important que la vérité. Il s’agit de transformer le combat en une coutume millénaire, en une caractéristique originelle et essentielle de l’humanité31.
La mythologie crétoise comme source d’inspiration
12Pourtant, l’invocation des jeux crétois est bien moins fréquente que celle du culte de Mithra, analysée à tort comme un culte du taureau32. Car ces jeux ne comportent apparemment pas de mise à mort33. Cette grande différence avec la corrida peut être gommée par un amalgame des jeux avec les sacrifices, comme le fait Conrad, mais elle semble tout de même gêner. Ainsi, Bataille et Leiris, fervents spectateurs de corridas et maîtres à penser de beaucoup d’aficionados, reprennent bien à leur compte les idées, et les erreurs, sur le culte antique du taureau mais ne disent rien des jeux crétois34. De fait, la Crète est presque plus évoquée par sa mythologie qui a l’intérêt de laisser libre cours à l’imagination sans avoir à se confronter à une réalité historique. Déjà, Baroncelli avait évoqué le Minotaure avec Apis et Mithra comme figures du taureau divin35, mais c’est encore Montherlant qui développe cela.
13S’inspirant d’une fresque de Cnossos, il entreprend en 1928 d’écrire une pièce de théâtre qu’il intitule Les Crétois et qu’il centre sur le personnage de Minos, l’un des enfants de Zeus et d’Europe, car il est fasciné par le mythe de Minos, de Pasiphaé, son épouse, et du Minotaure, le fruit de l’union de celle-ci avec un taureau blanc, qui lui paraît l’un des plus riches et des plus essentiels en appartenant, à son avis et dans une lecture là aussi forcée, aux mythes solaires “dont un des héros est la représentation peut-être la plus ancienne et la plus universelle du principe vital : le taureau”. Aussi, Les Crétois doivent-ils représenter la troisième partie de son “cycle solaire”, une fresque romanesque commencée avec Les Bestiaires (1926) et Les Olympiques (1926) consacrés aux jeux grecs. Cependant, Montherlant renonce à ce projet qu’il n’arrive pas à maîtriser, butant devant la multiplicité et la divergence des sens qu’il voudrait inclure. Il réduit son propos à l’histoire de Pasiphaé, frappée de passion pour un jeune taureau blanc, sous l’impulsion d’un Poséidon furieux que Minos ne le lui ait pas sacrifié36.
14Pasiphaé est publiée en 1936 et représentée pour la première fois en 1938, à Paris, dans un décor inspiré de fresques crétoises. La pièce s’attache d’abord à décrire la beauté d’un troupeau de vaches et de taureaux, surtout celle du jeune taureau blanc, envoyé de la mer par Poséidon. Puis une Pasiphaé obligée, emportée, ensorcelée, annonce son union avec ce taureau, donc la future naissance du Minotaure. La pièce, très brève, s’arrête au départ de l’héroïne vers les champs mais elle permet à Montherlant d’évoquer “la passion qui convulse”, celle pour les taureaux que partagent tous les aficionados, et de l’inscrire dans ce culte du taureau qui empoignerait les hommes depuis longtemps37.
15Cependant, celui qui pousse le plus loin l’alliance de la mythologie crétoise et de la corrida contemporaine est Picasso. Il semble découvrir les fresques du palais de Cnossos par l’intermédiaire des Cahiers d’Art, dirigés par son ami Christian Zervos, lorsqu’ils publient en 1926 deux reproductions de ces œuvres dont l’une consacrée aux jeux taurins et, sans doute, Picasso et Zervos ont-ils alors parlé entre eux de la Crète, de Cnossos et de ces jeux. L’artiste multiplie les reproductions du Minotaure à partir de 1928, soit comme symbole du mâle, en fait lui-même, à la virilité débordante, plein de désirs sexuels, soit comme image du conflit humanité-animalité, conscience-inconscience, raison-pulsion, qui agite chaque homme en lui, deux aspects qu’il représente dans des scènes d’étreinte et de viol, ou sur la couverture de la revue Minotaure, dès son premier numéro en juin 193338.
16Lancée par Bataille, Masson, Breton, cette revue propose d’offrir une tribune à des artistes peu connus, en publiant leurs écrits de justification et en montrant leurs œuvres. Sa ligne éditoriale est partagée entre une analyse scientifique, pour l’étude des arts primitifs ou contemporains, et une approche poétique, laissant place à l’imaginaire, donc entre la raison et l’émotion, le conscient et l’inconscient, etc. Sous l’impulsion, semble-t-il, de Bataille, qui avait déjà évoqué le Minotaure pour le lier à Mithra et à la corrida dans Soleil pourri (1930), le titre Minotaure est choisi pour incarner cette dualité, pour signifier aussi une volonté de retour à un savoir archaïque, pulsionnel, remettant en cause le rationalisme moderne et la notion d’humanité, mis à mal par l’horreur de la Grande Guerre, qui a révélé la part animale et irrationnelle de l’homme. Avec ce dessin de couverture, Picasso proclame son adhésion au surréalisme qui lui permet d’investir des mythes et des thèmes collectifs, comme la crucifixion, le Minotaure et la femme-torero39.
17Car, à l’époque, il associe de plus en plus le conflit homme-femme du couple, qu’il vit avec son épouse Olga, avec le combat homme-taureau de la corrida, et la vision d’une femme torero à cheval, à Barcelone en 1933, lui fait désormais associer la femme et le cheval au fémininvictime et le taureau au masculin-agresseur dans de multiples représentations de corrida, montrant l’éventration du cheval par le taureau. Il associe corrida et mythe crétois dès 1935 en remplaçant le taureau par le Minotaure dans deux dessins dont l’un montre un cheval paniqué, attaqué par un violent Minotaure affublé d’un pull rayé, celui de Picasso lui-même. La même année, il compose l’œuvre gravée la plus célèbre du xxe siècle : la Minotauromachie qui met en scène une femme-torero, l’épée à la main, encornée, renversée sur un cheval éventré, et un Minotaure à la fois taureau et torero, revêtu de sa cape sur l’épaule droite, composé d’un corps humain inspiré des kouroi grecs présentés dans un numéro des Cahiers des Arts en 1933, et d’une tête non pas de taureau mais de bison américain à l’allure plus sauvage.
18L’un des sens de l’œuvre montre l’homme-taureau, en fait Picasso, emportant la femmetorero, en fait sa maîtresse Marie-Thérèse Walter, dans une passion sensuelle et une étreinte sexuelle, qui renvoie au mythe de l’enlèvement d’Europe par Zeus-taureau, de leur union et de celle de Pasiphaé avec le taureau blanc. Le Minotaure incarne ici les différentes facettes de l’être Picasso, en lui permettant de passer d’un rôle à l’autre, et, plus largement, les multiples mutations de l’individu humain dans l’instant et dans le temps. C’est pourquoi il étend son bras pour se protéger de la lumière d’une bougie tenue par une jeune fille ressemblant à une korè grecque, gardienne de lieux sacrés, afin d’éviter la connaissance de soi, de garder l’obscurité de son être. Cependant, la Minotauromachie peut être lue aussi comme la proclamation d’un amour de la corrida et des taureaux, qu’on aime jusqu’à vouloir se faire taureau et jusqu’à les tuer, comme le manifeste d’une passion charnelle et ancestrale, poussée en culte, Picasso ne démentant pas et ne dissociant pas les diverses interprétations40.
19De par leur immense fortune publique, Montherlant, Picasso, Bataille introduisent fortement la mythologie crétoise dans l’imaginaire des aficionados de la seconde moitié du xxe siècle41. Elle symbolise cette idée de passion ancestrale pour les taureaux et les jeux, qui a d’importantes répercussions concrètes dans les décennies 1980-1990. Toute une série de décisions de tribunaux du sud-ouest, où de nombreux magistrats sont aficionados, transforme le sens de la loi de 1951, autorisant les corridas dans les lieux à tradition ininterrompue. Ces lieux ne sont plus seulement ceux ayant connu sans interruption des corridas concrètes, comme le législateur l’avait entendu, mais aussi ceux où l’esprit, la culture, l’imaginaire de la corrida existent, incarnés par la présence d’aficionados déclarés, ce qui permet dorénavant d’organiser des corridas même dans des lieux sans tradition concrète et d’étendre la pratique à tout le Sud-Ouest et le Midi42 ! À côté de Mithra, confondu avec le taureau sacrifié, le Minotaure est devenu l’une des grandes figures de cette passion proclamée ancestrale.
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Zaretsky, R. (2008) : Le coq et le taureau. Comment le marquis de Baroncelli a inventé la Camargue, Marseille.
Notes de bas de page
1 Baratay 1997a. Sur le poids des mythes dans le monde des aficionados : Saumade 1991.
2 Beurier 1887, 73.
3 Breuil & Cartailhac 1906 ; Breuil 1933 ; Baratay & Hardouin-Fugier 1995, 37.
4 Evans 1906 ; Evans 1921-1936.
5 Pelen & Martel 1990 ; Martel 1992 ; Martel 2010.
6 Mistral 1909, chants V et VII ; Mauron 1993.
7 Baroncelli 1909 ; Belmon 1990 ; Zaretsky 2008.
8 Baroncelli 1971.
9 Sipriot 1975 ; Montherlant 1976.
10 Montherlant 1972a, 44.
11 Montherlant 1972a, 165.
12 Sur l’utilisation du culte de Mithra par les aficionados : Baratay 1997a.
13 Montherlant 1972a, 237.
14 Montherlant 1972a, 50, 165.
15 Baratay & Hardouin-Fugier 1995.
16 Montherlant 1972a, 12.
17 Montherlant 1972a, ibidem.
18 Belmon 1990 ; Bennassar 1993 ; Baratay & Hardouin-Fugier 1995 ; Zaretsky 2008 ; Martel 2010.
19 Sur ce contexte : Baratay & Hardouin-Fugier 1995 ; Baratay 1997a.
20 Pour un panorama des tauromachies : Maudet 2010 ; Saumade 1994 et 1998.
21 Conrad 1978, 7, 136, 138, 207. Sur les intellectuels : Baratay & Hardouin-Fugier 1995.
22 Garanger 1992, 482.
23 Conrad 1978, 129-141, 207. Sur ces interprétations de Mithra : Baratay 1997a. Sur la réalité du culte de Mithra : Burkert 2003 ; Turcan 1989 et 1993.
24 Garanger 1992, 477-491 ; Mastorakis & Van Effenterre 1991, 187-189 ; Faure 1997 ; Fernandez 2008.
25 Conrad 1978, 143, 182.
26 Matz 1956, 75, 128 ; Treuil 1989, 316-323 ; pour un état récent, voir Alexiou 2012.
27 Breuil 1948 et 1955. Sur cette thèse : Le Quellec 2006 et sa contribution dans cet ouvrage.
28 Conrad 1978, 183-186, 207.
29 Pelletier 1992.
30 Journal officiel 1900, 1211.
31 Voir l’exemple de Laffront 1977.
32 Baratay 1997a ; 2014.
33 On trouve certes quelques scènes minoennes de sacrifice de taureau (von Lengerken 1955, 144), mais rien ne prouve qu’elles soient liées aux jeux taurins proprement dits.
34 Bataille 1970 ; Leiris 1973, 1981 ; Fauchier 2002, 23, 25, 90-91.
35 Baroncelli 1971.
36 Montherlant 1972b, 75-76 ; sur les liens de Montherlant avec l’antiquité, voir Sipriot 1975-1990.
37 Montherlant 1972b, 77-83.
38 Goeppert & Goeppert-Franck 1987, 25-30 ; Picasso 1980 ; Picasso 1993.
39 Minotaure 1987 ; Bataille 1970 ; Clair 2001, 57.
40 Goeppert & Goeppert-Franck 1987, 5-23, 45-68 ; Picasso 1993, 147.
41 Clair 2001, 180.
42 Baratay & Hardouin-Fugier 1995 ; Hardouin-Fugier 2010.
Auteur
Professeur des Universités, Université Lyon 3
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