Conclusion : De l’étruscologie à l’étruscophobie : L’étruscologie au début du xxe siècle
p. 185-187
Texte intégral
1Durant les deux journées de colloque, au cours desquelles a été présentée une documentation riche et nouvelle sur la construction de l’étruscologie au début du xxe siècle, les participants ont insisté sur le fait que la “fabrique” de l’étruscologie est le résultat d’une lente évolution qui a fait passer l’étruscologie du statut d’histoire locale à celui de composante d’une histoire nationale italienne, puis que cette histoire nationale, portée par des institutions créées en Toscane, s’est ouverte au point de devenir une science internationale autour de deux grands pôles, l’un italien et l’autre allemand.
2Ils ont ainsi souligné que cette construction a pris du temps et qu’elle s’est réalisée à des rythmes différents selon les domaines de recherche et selon les pays.
3Ainsi, tous les secteurs de l’étruscologie ne sont pas développés au même rythme. La découverte des fragments de statues de Véies, dans le sanctuaire de Portonaccio, a joué un rôle de déclencheur pour faire acquérir à l’histoire de l’art étrusque une véritable autonomie au sein de l’histoire des arts classiques antiques. Filippo Delpino et Maurizio Harari ont bien souligné que le moment-charnière de cette “révolution1” des points de vue a lieu en 1916, quand Natale Malavolta met au jour une statue monumentale d’un Apollon en marche qui ne correspond en rien à aucun des préjugés sur l’art étrusque. Comme l’affirme Filippo Delpino, la qualité et l’originalité de la statue ne permettent plus de classer l’art étrusque tout en bas d’une hiérarchie plaçant l’art grec à son sommet. Elles interdisent aussi de qualifier l’art étrusque d’art romain, comme il était courant de le faire au moment de l’Unité de l’Italie, quand l’histoire de l’art de l’Italie antique était chargée de valeurs patriotiques. Maurizio Harari décrit les étapes du changement de perspectives des historiens d’art qui cherchent à attribuer l’Apollon en termes d’ethnicité. Dans un premier temps, l’Apollon qui marche est attribué à des artistes et à un atelier d’un courant ionien, donc grec ; puis, l’Apollon est vu comme l’œuvre de l’artiste étrusque, Vulca, connu par les sources littéraires, qui lui attribuent la création d’un char de terre cuite à l’époque de Tarquin l’Ancien, ou bien encore l’Apollon est considéré comme le produit de l’atelier de Vulca. Les jugements portés sur l’Apollon de Véies bénéficient de comparaisons avec les chefs d’œuvre de l’art africain et primitif alors en vogue.
4L’étude de la langue reste très en retrait de ces avancées. Comme l’a montré Enrico Benelli, l’histoire de la linguistique du début du xxe siècle est celle d’un échec. Les linguistes italiens continuent de suivre la voie étymologique pour la compréhension des textes et ils paraissent très à l’écart des recherches des allemands et des Scandinaves, en particulier de celles de S. P. Cortsen, qui renouvelle la méthode combinatoire. Il faut attendre 1929 pour que le néo-étymologisme de l’école italienne prenne fin. Cette année-là, G. Buonamici attaque les principes mêmes de la méthode étymologique, il présente la méthode combinatoire comme l’unique solution possible et il estime que l’épigraphie étrusque est une discipline autonome, principes qu’il résume sous une forme lapidaire : “L’epigrafia non è affare d’intuizione, bensì di scienza e di pratica : non la si divina, la si apprende”.
5Quant aux sciences naturelles, elles ont trouvé une place de choix dans la nouvelle science étruscologique grâce à des institutions scientifiques comme l’Istituto degli Studi Etruschi, qui lance de grandes entreprises de recensement de matériels et de sites dont rendent compte les volumes des Studi Etruschi. Deux sciences, en particulier, bénéficient de cet appui : la craniologie et la géologie. La première, branche de l’anthropologie physique, échoue à se renouveler faute de critère d’identification des crânes étrusques, l’autre, dirigée vers la recherche de mines antiques, souffre de la primauté des intérêts commerciaux sur les intérêts archéologiques.
6Même si la linguistique italienne de ces années est jugée – avec raison – sévèrement par Enrico Benelli qui souligne combien elle était en retard par rapport à la linguistique de langue allemande, l’étruscologie reste en grande partie une discipline italienne. La création d’institutions telles que l’Istituto degli Studi etruschi pour promouvoir l’étude des Étrusques s’est faite à l’initiative d’un comité italien et ce nouvel institut a son siège à Florence. De même, les premières chaires d’étruscologie sont créées dans des universités italiennes. Laura Maria Michetti retrace ainsi le lent processus qui mène à la création d’une chaire d’étruscologie à l’université de La Sapienza en 1925. Alors que G. Q. Giglioli a fait preuve depuis de longues années de son expérience en étruscologie et qu’il a découvert les célèbres statues de Véies, lui sont attribuées en 1925 une chaire de topographie de l’Italie antique, puis en 1935 une chaire d’archéologie et histoire de l’art grec et romain, alors qu’Antonio Della Seta, moins impliqué dans les études étruscologiques, se voit confier la chaire d’étruscologie.
7Les Français sont peu nombreux à s’intéresser à l’étude des Étrusques. Beaucoup sont échaudés par l’accueil reçu par Jules Martha pour la publication d’un Manuel de langue étrusque en 1912, où le savant français proposait des rapprochements entre les systèmes grammaticaux de l’étrusque et des langues ougro-finnoises. Célia Prost, qui a trouvé de la correspondance inédite de Jules Martha et qui analyse les étapes et les ressorts de la mauvaise réception du livre, montre que Jules Martha a souffert en particulier de ne pas avoir maîtrisé les apports de l’école de linguistique de Paris. À l’image de Jules Martha, beaucoup de savants français n’ont pas reçu la formation nécessaire pour être en mesure de renouveler l’étude de la langue étrusque. D’autres, comme Dominique Anziani, promis à un bel avenir, sont morts au combat lors de la Première Guerre mondiale. La seule nation à pouvoir rivaliser avec l’Italie est l’Allemagne, bien représentée lors des rencontres internationales organisées par l’Istituto degli Studi Etruschi. Bien que l’étruscologie n’existe pas en tant que discipline dans les universités allemandes, puisque son enseignement est partagé entre les facultés d’archéologie classique et de glottologie, Martin Miller note, dans les premiers numéros de la revue Studi etruschi, une activité continue des savants allemands et de langue allemande, particulièrement bien représentés à partir de la fin années vingt : les linguistes tentent, malgré des choix différents de méthode, de dialoguer avec leurs collègues italiens, tandis que les archéologues présentent le matériel étrusque des musées allemands et italiens. Le débat autour des origines des Étrusques est particulièrement vif chez les savants germanophones. Comme le met en évidence Robinson Krämer, le savant suisse H. Mühlestein revient sur l’œuvre de J. J. Bachofen, qui faisait des Étrusques un peuple venu d’Orient ; il reprend l’idée d’un combat des cultures en Méditerranée et parle d’une orientalisation de la ville de Rome due aux Étrusques venus d’Asie Mineure. Quant au savant autrichien, F. Schachermeyr, dont les travaux sur les Étrusques sont analysés par Martina Pesditschek, il pense que les Étrusques viendraient du Nord-Ouest de l’Asie Mineure, mais ce qui est vu chez l’un comme quelque chose de positif, commence à être vu par l’autre de façon négative dans l’optique d’une histoire conçue comme une lutte des races, où les Étrusques, comme on le verra dans un prochain volume, occupent à partir de la fin des années vingt une place privilégiée dans la littérature de langue allemande et italienne.
Notes de bas de page
1 Je reprends le mot de “révolution” utilisé par F. Delpino.
Auteur
Université de Picardie Jules Verne, Institut Universitaire de France ; marie-laurence.haack@u-picardie.fr
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