Les savants français dans les premières années des Studi Etruschi
p. 121-130
Texte intégral
1La participation discrète des Français aux premières années des Studi Etruschi reflète un certain état de l’étruscologie de ce côté-ci des Alpes. Les itinéraires scientifiques des antiquisants français de ces années-là se contentent de courtes incursions dans le domaine étrusque, sans plus. Dans la liste des soci e corrispondenti de la revue qui figure dans le premier numéro, seuls sept savants hexagonaux sont nommés. On voit apparaître, dans l’ordre alphabétique, les noms de l’indianiste Jules Bloch (1880-1953), de René Cagnat (1852-1937), de Jérôme Carcopino (1881-1970), d’Henri Graillot (1868-1949), d’Albert Grenier (1878-1961), de Stéphane Gsell (1864-1932) et de Camille Jullian (1859-1933). Tous ne sont pas de la même génération : un écart de presque trente ans d’âge sépare par exemple Cagnat de son cadet Carcopino. Si ces hommes ne peuvent prétendre en 1927 au titre exclusif d’étruscologues, ils se sont presque tous intéressés aux Étrusques au fil de leurs carrières. Albert Grenier, alors professeur à Strasbourg, est le seul qui leur ait consacré une thèse, en 1912 : Bologne villanovienne et étrusque1. Lorsque naissent les Studi Etruschi, comment ces savants se sont-ils retrouvés côte à côte dans la défense de l’étruscologie “à la française” ?
Première présence française dans les Studi Etruschi : les membres et correspondants
2Grenier apparaît comme le fer de lance du comité français collaborant aux Studi Etruschi. Au reste, il est un des membres les plus enthousiastes du Congrès étruscologique international de Florence, organisé au printemps 1928. Sa communication a précisément constitué un des points d’orgue du Congrès : il a pris la parole le dernier jour, en présence du roi d’Italie, sur une question très généraliste : “L’art et la civilisation étrusque”. Grenier a fait de cet événement scientifique une grande publicité en France (reprenant le même texte dans le Journal des Débats et la Revue archéologique2) aussi bien qu’à l’étranger (il rend compte de la manifestation à la revue suédoise Litteris3). Tout en badinant sur le titre de ses divers comptes rendus (de peur d’“effaroucher”4 ses lecteurs, il n’ose pas parler d’emblée d’étruscologie), Grenier a bien compris le caractère nouveau de ce congrès, qui doit faire souffler un air de bonne entente, c’est-à-dire l’esprit de Locarno, sur la discipline étruscologique.
3Cependant, le nationalisme italien qui sert partiellement de toile de fond à cette grande rencontre n’échappe pas à Grenier : “‘Cette réunion’, dit la préface du programme du Congrès de Florence ‘ doit être une magnifique, une solennelle affirmation de toscanité et d’italianité ; elle doit marquer une pierre milliaire dans le progrès des études étrusques’. Il fut en effet très souvent question au Congrès d’‘Italiques’ : un grand effort semble avoir été fait pour prouver l’italicité des Étrusques. Dans les discussions, le mot magique d’italicité semblait intimider et briser les objections”5. Pour Grenier, au contraire : “C’est […] indépendamment de tout préjugé sentimental qu’il convient de traiter la vieille question de l’origine des Étrusques”6.
4Ce n’est pas sans arrière-pensées professionnelles que Grenier est, du côté français, le plus actif pendant ce renouveau européen de l’étruscologie. De longue date, il ambitionne en effet d’obtenir une chaire au Collège de France. En 1928, il propose d’y enseigner l’histoire primitive des peuples anciens de l’Europe7, on lui accorde finalement une chaire d’Antiquités nationales en 1934. Durant cette période des années 1920 et 1930, il entre en contact avec les principaux protohistoriens de son temps, comme le savant catalan Pere Bosch i Gimpera (1891-1974)8. Dans cet effort pour étendre son réseau scientifique, surtout en direction du Collège de France, on peut croire qu’il a sollicité Jullian et Cagnat, tous deux enseignants dans cette institution, en vue d’obtenir leur participation aux Studi Etruschi, comme un moyen d’attirer leur attention sur les renouveaux archéologiques européens. Par signaux discrets, il tente de convaincre ses futurs collègues de l’importance de la discipline qu’il représente.
5Mais reconnaissons à Grenier une “passion étrusque” sincère qui semble s’être éteinte chez les autres savants français qui le côtoient dans les Studi Etruschi. Leur bibliographie suffit à l’indiquer. Passée leur jeunesse italienne, ces individus ont naturellement abandonné l’Étrurie, car ils ne combinaient pas toujours les qualités d’archéologue et de linguiste nécessaires au métier d’étruscologue. Même Grenier a entamé depuis l’après-guerre sa reconversion dans les “Antiquités nationales”. Il se voit comme successeur légitime de Jullian à la chaire gauloise du Collège de France et, à cet effet, se fait attribuer à l’Université de Strasbourg, profondément réformée au début des années 1920 par le Doyen Pfister, une chaire d’archéologie nationale et rhénane9.
6Quant aux savants présents au côté de Grenier dans la liste des membres des Studi Etruschi, ils ont, tout de même, de bonnes raisons de s’intéresser aux Étrusques. Notons que, parmi ces hommes, les anciens membres de l’École française de Rome sont majoritaires (Carcopino, Graillot, Grenier, Gsell et Jullian), ce qui prouve tout à la fois une certaine familiarité avec l’archéologie et le milieu scientifique italiens, une volonté diplomatique d’être là et la permanence de souvenirs de jeunesse, parfois vieux de presque quarante ans, comme dans le cas de Gsell.
7Responsable des fouilles de Vulci en 1889 et éditeur du beau volume qui en a résulté10, Stéphane Gsell, aussi bien que Grenier, pourrait à bon droit, en termes de production scientifique, se définir comme étruscologue. Son expérience vulcienne et notamment sa collaboration monnayée avec des brigands locaux sont restées ancrées dans les annales de l’École française11. Mais, depuis sa mission à Tipasa, en Algérie, Gsell a été happé par ses recherches africaines : encore aujourd’hui, les volumes de son Histoire ancienne de l’Afrique du Nord (1913-1928)12 éclipsent ses premiers travaux italiens.
8D’autres ont rencontré ponctuellement les Étrusques, à l’instar de Jérôme Carcopino, dans sa thèse sur Virgile et les origines d’Ostie (1919)13 ou dans son travail sur la Louve du Capitole (1925)14, considérée par lui comme une œuvre d’inspiration hellénique. Ces études trahissent le peu d’estime que Carcopino accorde au peuple étrusque et, spécialement, à son art. Il qualifie, par exemple, de “piètre tâcheron”15 le sculpteur de la stèle bolonaise représentant une louve, mentionnée dans le cours de son analyse. La même année, il publie un article sur les influences puniques perceptibles sur les sarcophages étrusques de Tarquinia16. D’une manière générale, Carcopino a avoué qu’il ne pratiquait pas volontiers l’histoire de la Rome archaïque, par trop incertaine (“Il y a mieux à faire”17, disait-il). En résumé, Carcopino n’a jamais été qu’un étruscologue de circonstance, peu convaincu de la valeur de son objet.
9À vrai dire, les érudits qui paient leur écot aux Studi Etruschi semblent surtout animés par une certaine idée des intérêts nationaux : s’ils participent au lancement du périodique, c’est pour assurer une présence française dans le domaine étruscologique. René Cagnat et Camille Jullian sont ainsi deux savants qui ont vécu au paroxysme des tensions scientifiques entre la France et l’Allemagne, au lendemain de la guerre de 1870. En œuvrant comme épigraphiste en Afrique du Nord18, Cagnat a vécu de près les premières conséquences de la perte, au profit de l’Académie des sciences de Berlin, du Corpus inscriptionum latinarum. De même, Camille Jullian disait qu’il avait choisi son sujet de thèse sur l’histoire impériale de l’Italie parce qu’il avait en face de lui des adversaires “très sérieux et très allemands”19. Par la suite, Jullian s’oriente vers les antiquités gallo-romaines avec d’évidentes intentions patriotiques, voire chauvines. Ce type de préoccupation nationale n’échappe pas non plus à la génération suivante : lorsque, par exemple, Jérôme Carcopino publie l’inscription tunisienne d’Aïn-el-Djemala en 190620, il a conscience d’entrer en compétition avec l’allemand Adolf Schulten (1870-1960), autre spécialiste de l’épigraphie des saltus, et d’apporter la démonstration du savoir-faire français.
10La discipline étruscologique n’est elle-même pas exempte de rivalités entre grandes nations scientifiques, et notamment entre la France, l’Italie et l’Allemagne. Les savants de chaque nation peuvent s’éviter physiquement, pour mieux s’affronter par articles ou livres interposés. Quand Grenier écrit, toujours à propos de ce congrès de Florence de 1928 : “Nombreux sont, sans doute, les Allemands et les Autrichiens qui, depuis la paix, ont retrouvé le chemin de l’Italie, ils n’y avaient pas encore été officiellement invités”21, tout est dans le “sans doute” qui prouve malheureusement la réduction des échanges scientifiques entre les Français et les Allemands depuis la Grande Guerre22.
11Dans ce même souci de représentation de la France, Henri Graillot prend part aux débuts des Studi Etruschi tout à la fois en vertu de son passé d’archéologue et en tant que directeur de l’Institut français de Florence, poste qu’il occupe depuis 1921 (jusqu’en 1938), à la suite de Julien Luchaire23.
12Quant à la présence de Jules Bloch, sanscritiste, bientôt élu professeur au Collège de France24, elle peut étonner, mais en vérité, Bloch représente, dans la lignée de Bréal, le courant linguistique désireux de percer à jour les mystères de la langue étrusque, même si aucune de ses publications ne sort des langues indiennes. Il peut avoir été sollicité par Albert Grenier, son contemporain, ancien élève de l’École Pratique des Hautes Études comme Bloch lui-même.
13Dans cette liste des soci e corrispondenti des Studi Etruschi, il faut aussi remarquer, dans le camp français, certaines absences assez éloquentes. En premier lieu, celle de Jules Martha (1853-1907), déjà très âgé, et dont le nom aurait pu se retrouver dans ce cercle étruscophile (il est plus jeune que Cagnat d’une année). Martha a produit les premières synthèses d’histoire de l’art étrusque25, qui marquent une étape historiographique importante, de sorte que Ranuccio Bianchi Bandinelli – dont les paroles ont été récemment rapportées par Marcello Barbanera – a pu dire que, longtemps, l’histoire de l’art étrusque s’était arrêtée à Martha26. C’est aussi lui, Martha, qui a signé l’article “Etrusci” du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines Daremberg-Saglio. Mais ce que la postérité retient le plus souvent, pour le malheur de Martha, c’est sa tentative infructueuse de déchiffrement de la langue étrusque. Son ouvrage sur La langue étrusque. Affinités finno-ougriennes. Précis grammatical (1913) a été étrillé par Antoine Meillet, entre autres, accusant Martha d’ignorer toutes les avancées de la grammaire comparée27. Ce faux-pas scientifique lui barre l’accès à l’Académie des inscriptions. On imagine que, dès lors, dans le périmètre étruscologique, il se tient volontairement à l’écart de toute entreprise collective.
14Dans ces colonnes des premiers Studi Etruschi, on peut aussi s’interroger sur l’absence de Jean Bayet (1892-1969), alors que le jeune historien a consacré sa thèse complémentaire à la religion étrusque parue sous le titre : Herclè. Étude critique des principaux monuments relatifs à l’Hercule étrusque (1926). Mais, de retour en France, tenu à distance des musées et des chantiers italiens, Bayet, tout comme la plupart de ses camarades de l’École de Rome, n’a pas pu continuer à cultiver son intérêt pour l’Étrurie, d’autant qu’une piètre santé physique lui a toujours interdit un engagement archéologique sérieux. On peut également se demander si l’essor du nationalisme italien que déguise à peine l’enthousiasme étruscologique du congrès de Florence n’a pas dérangé politiquement Bayet, formé au socialisme de Lucien Herr, bibliothécaire de l’École normale et grand guide spirituel pour des générations de Normaliens28.
15Le latiniste Alfred Ernout (1879-1973) aurait pu, lui aussi, contribuer à cet organe important des études étrusques, puisqu’il avait été un des intervenants du Congrès international de Florence avec une communication sur “Les éléments lexicaux latins d’origine étrusque”. Mais à cette époque Ernout préfère, semble-t-il, se livrer à ses diverses traductions latines parues dans les Belles Lettres, plutôt que d’approfondir son questionnaire étrusque.
16Somme toute, un premier aperçu sur cette liste des membres et correspondants des Studi Etruschi ne donne pas l’image d’une étruscologie française se rendant indispensable à l’échelle européenne. Faut-il croire qu’à cette date, les étruscologues accusent, dans notre pays, de trop grands retards ?
Une étruscologie française indigente ?
17En France, les travaux sur l’Étrurie ont mobilisé des chercheurs dès la seconde moitié du xixe siècle, à la suite du travail précurseur de Noël Des Vergers (1805-1867)29. Peu après la fondation de l’École française de Rome en 1873, les incitations à se pencher sur cette portion du passé italien se multiplient. Le grammairien Michel Bréal (1832-1915) émet de la sorte le souhait que de jeunes Français se vouent aux Étrusques. Il adresse ainsi à Auguste Geffroy (1820-1895), l’un des premiers directeurs de l’École de Rome, ses recommandations :
“Vous me demandez des sujets de travaux pour vos élèves. En voilà un superbe : étudier l’étrusque. Les lectures préalables ne seront pas trop longues à faire, puisqu’on ne sait rien. Il suffira de lire les deux brochures de Deecke (Corssen u. die Sprache der Etrusker – Etruskische Forschungen, Stuttgart, Heitz) et de se procurer les recueils de Fabretti et de Conestabile. Avec cela du flair philologique et une bonne mémoire. Un fauteuil à l’Institut se trouvera au bout”30.
18Ce même Auguste Geffroy est décrit comme “un ardent rêveur de l’Étrurie”31 dans le volume paru pour célébrer le cinquantenaire de l’École. C’est lui qui obtient le chantier de Vulci et, historien touche-à-tout, il donne un jour une conférence à Rome sur les phénomènes volcaniques chez les Étrusques, au dire du jeune Romain Rolland32.
19À la suite de Geffroy, les autres directeurs de l’institution romaine ne perdent jamais de vue l’horizon étrusque. Au début du xxe siècle, Mgr Duchesne ne décourage pas Albert Grenier de s’aventurer sur le terrain archéologique miné de Bologne et de ses environs, en plein débat sur les terramares et la culture villanovienne. L’hiver 1919, c’est ce même Duchesne qui informe l’Académie des Inscriptions de la découverte de l’Apollon de Véies33, soit trois ans et demi après la découverte de l’acrotère.
20Quoique persuadés du bien-fondé des études étruscologiques, les différents directeurs de l’École française de Rome n’arrivent pas à orienter beaucoup de leurs jeunes recrues vers ce domaine, alors même qu’ils ont tous paru convaincus de la nécessité d’exploiter ce filon scientifique. Seul le médiéviste et historien de l’art Émile Mâle (1862-1954) a fait, peut-être, sentir sa réticence à l’égard de ce champ disciplinaire au moment du Congrès étruscologique de Florence. Dans le compte rendu qu’il en donne à l’Académie des inscriptions et belles lettres, il relate cette manifestation sur le ton du travail bien fait : “J’ai assisté, comme vous me l’aviez demandé [nous soulignons], au congrès étrusque de Florence”34. Néanmoins, c’est sous sa direction que Jacques Heurgon, futur étruscologue, élève de Jérôme Carcopino, arrive au Palais Farnèse et s’oriente vers Capoue préromaine35.
21Si les différents directeurs de l’École française de Rome ont eu quelque peine à convertir leurs pupilles à l’étruscologie, c’est aussi en raison de leur formation initiale, qui rend difficile cette brusque conversion à un type de recherche exotique pour un historien novice, sorti des rangs de l’École normale. L’agrégation de grammaire, la plus apte – peut-être – à préparer de jeunes esprits à se pencher sur les secrets de la langue étrusque, a longtemps été dévalorisée36. Au xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle, la plupart des postulants à l’École Française de Rome sont agrégés d’histoire ou de lettres classiques.
22L’autre inconvénient de la formation des membres de l’École française, c’est leur totale impréparation en matière archéologique : avant de gagner l’Italie, les rares élèves à savoir accomplir des prospections et des sondages sont ceux qui ont choisi de compléter leurs cours à la Faculté des lettres par une inscription aux cours de la IVe ou de la Ve Section de l’École pratique (c’est ainsi qu’a procédé Grenier justement37).
23À l’image de ces apprentis historiens du xixe siècle et du début du xxe siècle qui partent en Italie sans formation archéologique, Camille Jullian est tenté de se dédier à l’étruscologie, par ambition et par goût d’aborder une terra presque incognita : “les Étrusques, chose absolument neuve où tout est à découvrir et où l’on peut se ranger tout de suite hors de pair [...] Seulement il faut découvrir ; il faut beaucoup de présomption pour aborder cette étude mais aussi la gloire peut vous arriver plus vite”38. Mais, en définitive, il choisit une voie plus assurée avec son travail sur l’Italie impériale39.
24En réalité, bien vite, la géopolitique de l’archéologie a freiné les élans français. Dans le dernier quart du xixe siècle et au début du xxe siècle, les savants hexagonaux, pourtant présents sur le sol italien depuis la création de l’École de Rome (1873), n’ont presque jamais eu le droit de fouiller en Italie, car le pays, achevant son Unité nationale, s’est doté d’une législation archéologique très contraignante. Dans Rome, Giacomo Boni40 et Rodolfo Lanciani41 ont eu beau montrer leurs chantiers aux visiteurs français, ils n’ont pas laissé la possibilité de vrais dialogues scientifiques binationaux : le temps de la grande amitié entre Massimo Pallottino et Jacques Heurgon n’est pas encore venu.
25Dans ce contexte de crispation archéologique et de protection par les Italiens de leur propre patrimoine, le chantier de Vulci dévolu à Stéphane Gsell constitue une exception. Encore faut-il comprendre qu’il s’agit de fouilles qui échappent au contrôle de l’État italien : ce sont des recherches exécutées sur les terres des Torlonia, famille de banquiers d’origine française. Les découvertes de Vulci sont un coup de force diplomatique et scientifique.
26Au cours de ses entreprises archéologiques, le camarade de Gsell, Henri Graillot, n’a pas rencontré la même chance que son confrère : il ne peut mener à bien ses enquêtes autour du temple de Mater Matuta à Satricum (Conca) en raison de l’hostilité de Felice Barnabei, directeur des Antiquités42. Si Graillot apparaît comme correspondant des Studi etruschi, c’est, outre son titre de directeur de l’Institut français de Florence, certainement parce qu’il refuse d’oublier sa contribution aux débats archéologiques du tournant du siècle, avant qu’il n’achève sa thèse sur Cybèle43.
27Après les infortunes de Graillot, les quelques expériences archéologiques conduites avant-guerre (en 1906) par Albert Grenier dans les nécropoles de la Certosa à Bologne révèlent les mêmes empêchements. Ces fouilles sont très strictement encadrées et le jeune Français ne s’introduit pas sans mal dans un débat où Wolfgang Helbig (1839-1915), auteur des Italiker in der Poebene (1877), Edoardo Brizio, Antonio Zannoni croisent le fer. Brizio, surintendant archéologique de la province d’Émilie-Romagne, a regardé avec suspicion la venue de Grenier à Bologne, d’autant que le jeune savant y était diligenté par deux institutions aux prétentions nationales fortes : l’École de Rome d’une part et le Musée du Louvre d’autre part (Edmond Pottier, conservateur au Louvre, réclame au Musée de Bologne une copie en plâtre de l’Athéna Lemnia et, après les fouilles de Grenier, une partie des objets “villanoviens” retrouvés par le Français). Dans le dossier “Grenier” conservé par le Musée Archéologique de Bologne, on trouve à ce sujet le brouillon d’une lettre vindicative de Brizio44. Puis le climat se réchauffe, lorsque Brizio comprend que Grenier se montre plus favorable à ses propres théories qu’aux vues d’Helbig. Grenier et le Surintendant entretiennent alors un échange épistolaire poli et régulier, conservé dans la section des Manuscrits de l’Archiginnasio45. Toutefois, les hypothèses de Grenier sur les “nationalités” des diverses sépultures bolonaises sont assez vite contredites : l’année même de la parution de sa thèse en 1913, les fouilles réalisées par Gherardo Ghirardini (1854-1920) dans la nécropole de San Vitale ruinent ses interprétations. Malgré tout, Grenier a été un agent efficace de l’archéologie française puisqu’il a élargi le champ d’action de l’École de Rome, longtemps cantonné à l’Italie centro-méridionale. À l’intérieur de la “Bibliothèque”46 de l’École Française de Rome, il produit la première thèse fondée sur une matière exclusivement archéologique. Ses aventures bolonaises démontrent que, de tous les Français qui soutiennent les balbutiements des Studi Etruschi, c’est lui qui a le plus frayé dans le milieu étruscologique.
28Peu de temps après avoir soutenu cette thèse sur Bologne, Grenier est mobilisé et il survit à la Première Guerre mondiale. Or, la faible représentation française parmi les premiers membres des Studi Etruschi a ses raisons démographiques : toute une jeune génération d’étruscologues a disparu pendant le premier conflit mondial ; une partie de l’étruscologie française (et internationale) est morte au champ d’honneur. Ainsi, Dominique Anziani (1887-1914), normalien, membre de l’École de Rome, auteur d’articles sur quelques établissements tyrrhéniens et sur la démonologie étrusque47, avait choisi d’écrire en Italie un mémoire sur Caeré. Il projetait une thèse sur la conquête de l’Étrurie par les Romains, quand il a été appelé sous les drapeaux, puis tué. Tout comme Félix-Georges De Pachtère (1881-1916), autre membre de l’École de Rome, jeune historien et archéologue prometteur qui s’est intéressé à la protohistoire de l’Italie du Nord48 avant de se tourner vers l’Afrique du Nord, où il a conçu le catalogue du Musée de Guelma49. Il est, pour sa part, tué sur le front de Macédoine.
29Ce coup d’arrêt des études étruscologiques (et plus largement protohistoriques) imposé par la Guerre, suivi d’un renouveau dans les années 1920, est constaté par Grenier. À propos du congrès de Florence, il écrit : “Un savant qui aurait perdu le contact avec l’étruscologie vers 1914 y retrouverait bien, sans doute, les principaux problèmes alors à l’ordre du jour mais il les trouverait posés en des termes nouveaux qui marquent un réel progrès”50. Grenier sait de quoi il parle : sans perdre la vie au combat, il a cessé lui-même d’être un pur étruscologue à cause du conflit mondial.
30À la fin des années 1920, l’étruscologie française ne se porte donc pas très bien, mais, dans la constitution des Studi Etruschi, la mobilisation française, même minime, paraît non négligeable. Elle annonce à sa façon un renouveau des études étrusques en France.
Les Français dans les premiers numéros des Studi Etruschi
31Dans le tout premier numéro des Studi etruschi, les Français ne sont cités que de manière parcimonieuse. On trouve quelques références au Génie romain (1925) d’Albert Grenier51 dans un article de Giuseppe Cultrera52 et une seule mention de L’art étrusque de Jules Martha et du Vulci de Stéphane Gsell dans l’article d’Alessandro Del Vita : Osservazioni sulla tecnologia del bucchero53. Autre signe montrant que le rôle joué par les Français dans les premières décennies des Studi etruschi est bien modeste, les hommages rendus aux savants hexagonaux disparus sont rares : en 1932, les Italiens consacrent à Martha et Gsell deux notices nécrologiques (une troisième est rédigée en mémoire de Salomon Reinach). Dans la nécrologie de Martha, A. Neppi Modona mentionne “il buon manuale d’Archéologie étrusque et romaine”, et signale la “bonne” monographie sur la particule étrusque “mi”54, sans revenir sur les errances linguistiques du défunt.
32Fort logiquement, c’est Grenier qui est l’auteur du seul article signé par un Français dans les premières années de la revue. Il donne une étude sur “L’habitat villanovien” en forme de retractatio de sa thèse bolonaise, au quatrième volume des Studi Etruschi55 :
“Il est toujours imprudent, en archéologie, de prophétiser. Ghirardini, à qui je conserve un fidèle souvenir de respect et d’amitié, me le fit bien voir autrefois. M’appuyant sur l’absence presque complète, dans les nécropoles jusqu’alors explorées autour de Bologne, de tombes relevant de la période villanovienne archaïque, j’avais cru pouvoir conclure que cette période n’avait guère était représentée au Nord de l’Apennin et que la civilisation villanovienne y était apparue toute formée, venant de l’Italie centrale. Cette hypothèse aventurée avait été imprimée en 1912 et, dès 1913, Ghirardini découvrait, fuori Porta San Vitale, la nécropole archaïque dont le mobilier, exposé aujourd’hui au Museo Civico, comble abondamment la lacune jadis cause de mon erreur”.
33Cet aveu d’échec, Grenier peut le formuler dans une revue italienne, mais il le passe sous silence en France au moment où il accède au Collège de France. Conservée dans les archives du Collège, sa lettre de candidature masque habilement ce camouflet56. Il est finalement élu en 1934, en remplacement de Camille Jullian.
Conclusion
34Parmi les Français dont le nom est cité dans les colonnes des premiers Studi Etruschi, Albert Grenier est donc le plus étruscologue au sens strict, alors que les autres membres et correspondants du périodique ne paraissent avoir conservé qu’un lien indirect ou ancien avec cette branche de la science. Il n’empêche qu’en participant au coup d’envoi de cette revue, les Français prouvent leur intérêt pour le travail effectué par leurs collègues transalpins et le souci de conserver avec eux des rapports cordiaux.
35La participation française aux premiers numéros des Studi Etruschi est, certes, on ne peut plus discrète. Ce maintien, même infinitésimal, des relations entre étruscologues français et italiens, a surtout le mérite d’annoncer des temps plus prometteurs de collaboration. Après la Seconde Guerre Mondiale, Albert Grenier, devenu à son tour directeur de l’École de Rome, n’oublie pas l’Étrurie : il obtient ainsi le chantier de Bolsena, qui, malgré les déceptions qu’il engendre, mobilise une nouvelle génération d’historiens et d’archéologues soucieuse de s’ouvrir au monde étrusque.
Notes de bas de page
1 Grenier 1912.
2 Grenier 1928a (le texte est le même que Grenier 1928c).
3 Grenier 1928b.
4 Grenier 1928c, 2. Voir aussi le compte rendu que Grenier donne au même quotidien le 3 mai 1928.
5 Grenier 1928a, 67.
6 Ibid., 68.
7 Archives du Collège de France, dossier Grenier.
8 Archives du Collège de France, dossier Grenier.
9 Bibliothèque de l’Institut de France, fonds Carcopino, lettre d’Albert Grenier à Jérôme Carcopino (18 décembre 1922) : “si la voie que j’ai délibérément choisie en me faisant attribuer à Strasb. (sic) une chaire d’antiquités Nationales et rhénanes doit un jour aboutir à Paris, c’est plutôt à côté de la Sorbonne, de l’autre côté de la rue Saint-Jacques qu’elle aboutirait – et non pas à la Sorbonne. Mais d’ici là…”.
10 Gsell 1891.
11 Archives de l’École française de Rome, dossier du Cinquantenaire (Georges Goyau) : “Dans l’École de mon temps, de pittoresques anecdotes couraient sur la vie qu[e Gsell] avait menée là-bas, dans une région fiévreuse et fort peu peuplée. On disait que la sécurité y était garantie par un brigand, qui, loyalement, assurait le repos des propriétaires en retour d’une petite rente”.
12 Gsell 1913-1928. Lengrand 1990.
13 Carcopino 1919.
14 Carcopino 1925.
15 Ibid., 81.
16 Carcopino 1924.
17 Cité par Gras 1985, 12.
18 Voir Cagnat 1892.
19 C. Jullian, lettre à Fustel de Coulanges du décembre 1881, citée par Goudineau 2001, 147.
20 Carcopino 1906.
21 Grenier 1928c, 139.
22 La correspondance du savant belge Franz Cumont subit pareillement les effets néfastes de la guerre. Cumont perd dès 1914 et pour longtemps une partie de ses correspondants allemands : cf. Bonnet 2005.
23 Il est à regretter que les archives de l’Institut Français de Florence ne soient pas encore inventoriées à ce jour.
24 Élu en 1937, il doit suspendre son enseignement quatre ans plus tard, victime des mesures antisémites de Vichy. Il est de nouveau professeur au Collège de France à la Libération (jusqu’en 1951).
25 Le Manuel d’archéologie étrusque et romaine paraît en 1884, L’Art étrusque en 1889.
26 R. Bianchi Bandinelli cité par Barbanera 2009.
27 Meillet 1913.
28 Archives de la Fondation de Sciences Politiques, fonds Lucien Herr, lettre de Jean Bayet à la veuve de Lucien Herr (17 mai 1927) : “Quand je relis ces volumes, je retrouve en tant de pages le signe, connu seulement de lui et de moi, d’une indication, d’une pensée, d’une direction venues de lui”.
29 Des Vergers 1862-1864.
30 Bibliothèque nationale de France, Papiers Geffroy, lettre de M. Bréal à A. Geffroy (15 février 1876).
31 Jullian 1931, 152.
32 Rolland 1956 (lettre du 13 décembre 1890).
33 Cf. Duchesne 1919, 464.
34 Mâle 1928, 148
35 Heurgon 1942.
36 Hummel 1995, 89.
37 Cf. Grenier 1906.
38 C. Jullian cité par Grenier 1944, 22.
39 Jullian 1884.
40 Sur les rapports courtois mais distants qu’entretient le fouilleur du forum romain avec ses homologues français, Tea 1932.
41 Palombi 2006.
42 Voir Barnabei & Delpino 1991. Waarsenburg 1998.
43 Graillot 1912.
44 Cf. Archivio del Museo Civico di Bologna, “Scavi Grenier 1906”, brouillon d’une lettre d’Edoardo Brizio à Albert Grenier, 14 décembre 1905.
45 Biblioteca comunale dell’Archiginnasio, Mss Brizio Cart. VI, 256-263 (huit lettres de 1906-1907).
46 C’est-à-dire la liste des ouvrages publiés par cette institution.
47 Anziani 1910a et b.
48 En tant que membre de l’EFR, il écrit un mémoire intitulé La propriété foncière dans l’Apennin de Plaisance d’après la table de Veleia, pour lequel il a sillonné la plaine du Pô.
49 De Pachtère 1909.
50 Grenier 1928c, 140.
51 Grenier 1925.
52 Cultrera 1927, 72, n. 1 ; 75, n. 1 ; 88, n. 4 et 92, n. 1.
53 Del Vita 1927.
54 Neppi Modona 1932, 421.
55 Grenier 1930, 87.
56 Archives du Collège de France, dossier Grenier.
Auteur
Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis ; sarah.rey@univ-valenciennes.fr
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