La réception critique de La Langue étrusque de Jules Martha : l’apport des archives privées
p. 67-91
Texte intégral
1Après un cursus brillant le conduisant de l’École normale supérieure à l’École française d’Athènes en passant par celle de Rome, Jules Martha (1853-1932) enseigna les antiquités grecques et latines dans les facultés de Montpellier, de Dijon puis de Lyon. Élève d’Albert Dumont qu’il considérait comme son mentor, il a appartenu à la première génération des maîtres de conférences chargés des cours d’archéologie nouvellement créés dans les facultés de province. En 1895, il succéda à son père dans la chaire d’éloquence latine à la Sorbonne, où il fût professeur jusqu’en 19231. Bien que tout son enseignement fut tourné vers le monde gréco-romain, c’est dans le domaine de l’étruscologie qu’il parvint à une plus grande notoriété, grâce à la publication d’un Manuel d’archéologie étrusque et romaine2 et d’une première synthèse de L’Art étrusque3. Ce dernier ouvrage, couronné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1889, contribua à fonder l’étruscologie française dès la fin du xixe siècle, mais son auteur resta également célèbre pour ses travaux linguistiques. Si La Langue étrusque ne parut qu’en 1913, ses recherches sur ce thème commencèrent bien avant, peut-être juste après la publication de ses textes de synthèse sur les Étrusques. André Beaunier, dans un article publié le 23 février 1912 dans le Figaro, nous apprend qu’en 1895 Jules Martha étudiait déjà la langue étrusque : “Je me rappelle qu’en 1895, il y a dix-sept ans, il m’a montré les premiers résultats de son enquête. Il était – et il le sentait plutôt qu’il ne pouvait le démontrer – sur le chemin de la vérité”4. Une lettre d’Auguste Audollent5 est plus précise encore : “Le 8 avril 1893, vous vouliez bien me servir de témoin à la mairie de Passy, et le 10, vous m’accompagniez encore à l’église d’Auteuil. Et vous me disiez – je ne l’ai pas oublié – que cette journée, si heureuse pour moi, serait pour vous une date scientifique, car vous veniez de trouver la solution du problème étrusque”6. Pourtant, Jules Martha ne publia rien en ce sens jusqu’au début du xxe siècle. Au cours de l’année 1903, il écrivit deux articles évoquant des affinités entre les systèmes grammaticaux de l’étrusque et des langues ougro-finnoises7. Continuant ses recherches, il acquit finalement la conviction que l’étrusque appartenait effectivement à la famille des langues ouralo-altaïques et plus particulièrement au groupe ougro-finnois. En février 1912, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres accueillit deux communications dans lesquelles il présenta ses résultats et sa traduction de quelques inscriptions, dont le texte de la momie de Zagreb. Bien que certains académiciens, comme Théodore Reinach et Louis Havet, n’aient pas été totalement convaincus par cette découverte, l’Académie décida de financer la parution de La Langue étrusque, livre dans lequel Jules Martha exposa plus longuement sa position, sa méthode et les traductions auxquelles il était parvenu.
2Malgré le grand intérêt suscité à l’époque par cet ouvrage, on a retenu de nos jours l’échec retentissant de cette publication, les articles assassins et les distiques de Raoul Ponchon8. Pourtant, la réception critique des théories de Jules Martha sur la langue étrusque fut plus contrastée. Si les textes de Raoul Ponchon sont réellement railleurs, l’auteur se moque autant si ce n’est plus de l’Académie et des académiciens que de Jules Martha. Le travail présenté ici a donc pour objectif de revenir plus précisément sur la réception critique des théories linguistiques de Jules Martha. La recherche menée à l’occasion d’un mémoire réalisé en 2014 à l’École du Louvre9, a permis la redécouverte d’archives inédites conservées par les descendants de Jules Martha. Les pièces concernant la langue étrusque sont de deux types. Jules Martha avait réuni d’une part des coupures de presse françaises et étrangères publiées à partir de 1912 lors de sa communication à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et d’autre part des lettres reçues ou envoyées entre 1904 et 1918. Ces documents éclairent d’un jour nouveau l’accueil de cette théorie au début du xxe siècle, en France comme à l’étranger.
Les premiers échanges
3Le 22 mai 1904, Jules Martha présenta le résultat de ses recherches sur la parenté entre l’étrusque et les langues ougro-finnoises à Michel Bréal, alors professeur de grammaire comparée au Collège de France et à l’École pratique des hautes études. Ce dernier avait accepté le rendez-vous dans une lettre envoyée trois jours plus tôt, dans laquelle il rappelait toutefois son incompétence dans ces deux domaines. Il regrettait en outre de n’avoir pas pu inviter Otto Donner10 à participer à cette communication. Ce linguiste finlandais spécialiste des langues ouralo-altaïques était en effet présent à Paris deux jours auparavant. Un manuscrit conservé à la Sorbonne a immortalisé cette communication faite à Michel Bréal : lors de l’entretien, Jules Martha exposa ses vues sur différents suffixes étrusques, les rapprocha de particules finnoises ou hongroises puis traduisit quelques courtes inscriptions. Il semble que Michel Bréal n’ait porté aucun jugement sur ces travaux, puisque Jules Martha continua dans cette voie par la suite et mit d’autres savants à contribution de ses recherches. Le 1er novembre 1907, il reçut de Stéphane Gsell11 l’estampage d’une inscription trouvée sur un disque à Gunugu12 (fig. 2) : l’inscription semblait grecque, mais comportait vraisemblablement un mot étrusque.
4Ces deux lettres prouvent donc que les travaux de Jules Martha sur la langue étrusque étaient connus de certaines personnalités de la discipline plusieurs années avant son intervention officielle devant l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1912.
Les communications de 1912 : le succès auprès des amateurs
5Les vendredis 2 et 9 février 1912, Jules Martha présenta ses recherches aux académiciens : le rapprochement de l’étrusque avec les langues ougro-finnoises lui avait permis de traduire des textes de cette langue restée jusqu’alors inintelligible. Mais s’il présenta ses découvertes en avant-première aux académiciens, c’est avant tout pour obtenir une subvention lui permettant de publier son ouvrage La Langue étrusque. Son beau-frère Paul Girard, membre de l’Académie, organisa l’intervention et sonda ses collègues dans ce but. Dans une lettre envoyée à sa femme13 le 2 février, il raconta en détail sa première intervention. “Arrivée à l’Institut à 3 heures ; presque personne encore. Successivement paraissent quelques amis, Durrieu, Collignon, Babelon, Berger, etc. Le président, Léger, que j’aborde, me prévient que je ne lirai pas le premier, le début de la séance devant être occupé par la fin d’une lecture de Loth. Paul croyait avoir tout arrangé, mais le président, assez brouillon, avait tout dérangé. Sur le moment quelques amis voulaient me faire remettre à 8 jours ; mais puisque j’étais là, pourquoi remettre encore ? Très gentiment, Dieulafoy, qui avait à parler, a renoncé à la parole pour me laisser la place. Peu à peu la salle s’est remplie. À 4 heures environ j’ai eu la parole. On s’assoit devant une table située au milieu de la salle en face du bureau. En un clin d’œil, tous les membres présents se sont levés avec leur petit papier contenant mes inscriptions et se sont groupés autour de moi, devant, de côté, derrière. Le spectacle était très curieux. Et, contraste avec ce qui se passe d’ordinaire, un silence religieux. Ce qui n’a pas mal fait c’est qu’au lieu de lire, ce qui est un peu fastidieux, j’ai parlé comme à mon cours. Cela a duré presque une heure. J’ai commenté l’inscription juridique et l’oracle avec la réponse. La suite est remise à la semaine prochaine. Quand cela a été fini, Havet m’a posé une ou deux questions. Mais il n’y a pas eu de discussion, ce qui n’a rien d’étonnant, les savants, en présence d’une nouveauté, étant généralement portés à rester sur la réserve. Plusieurs en sortant m’ont dit qu’ils étaient très frappés, mais qu’ils n’étaient pas convaincus. Ce n’est évidemment pas une lecture rapide qui peut convaincre. Mais quelle que soit l’impression définitive, la séance a eu un aspect comme elle a eu rarement. M. Heuzey m’a beaucoup complimenté. Foucart, préoccupé de certains problèmes grecs et orientaux, m’a reproché de ne pas avoir parlé de l’Asie Mineure : il était amusant parce qu’il était combattu entre deux sentiments, celui de la défiance à l’égard de mes résultats, et celui de la satisfaction intense de voir que Bréal n’avait pas découvert l’étrusque. Bréal est sa bête noire. Tout le clan des Athéniens était au complet et a été très gentil, tout en réservant son adhésion définitive, ce qui est naturel. En somme bonne journée et qui s’est passée comme je le pensais. Tout se résume en ceci : réserve très bienveillante et très sympathique. Même ceux qui sont sceptiques admirent l’effort de travail que cela suppose”.
6Ces communications soulevèrent une première vague de réactions très enthousiastes de la part d’amateurs éclairés. Dans les salons, Jules Martha a été “littéralement accablé de compliments. Tous mes collègues, sciences, lettres, droit, ont été particulièrement empressés à me dire un mot aimable ou à me demander des explications précises. […] À un moment, où j’étais le centre d’un groupe avec le doyen, Delbos, Brunot, Glotz et plusieurs autres, Bloch me dit : “cela me paraît tout drôle d’être là devant vous ! Dire que je parle à un grand homme ! J’ai le sentiment que je suis tout petit à côté de vous et que toutes nos études sont des joujous insignifiants !”14. L’étruscologue reçut également de nombreuses lettres de ses connaissances et amis le félicitant de sa découverte sensationnelle. Parmi eux se trouvaient d’anciens camarades, comme Lucien Brunel15 et Paul Regnault Desroziers16, mais également des élèves, tels que Charles Damas ou E. Perks17. Quant à certains de ses collègues, Georges Lacour-Gayet et Gustave Bloch en tête, ils osèrent même le comparer à Champollion, tandis que Paul Robiquet18 espérait que cette réussite lui ouvrirait les portes de l’Institut de France. Afin d’immortaliser ce moment, Ferdinand Brunot19, qui venait alors de créer pour la Sorbonne les Archives de la Parole, demanda à Jules Martha d’enregistrer une de ses explications d’inscriptions étrusques20. L’étruscologue reçut également des lettres de journalistes français et étrangers. Elie-Joseph Bois pour Le Temps, Alfred Jocesselin pour Le Monde illustré, F. B. Grundy pour le New York Sun, demandèrent tous des entretiens et des images pour illustrer leur article21. Les lettres, comme les articles publiés dans l’hexagone, soulignèrent l’aspect patriotique de la découverte : la France entière semblait devoir être fière que ce fût un Français qui perçât le mystère de la langue étrusque. Cependant l’attention de Jules Martha se portait sur l’étranger. S’il prit un abonnement à l’Argus de la Presse, c’était surtout pour surveiller ce qui se disait hors des frontières “car c’est là ce qui importe. Si l’étranger marche, la France marchera”22. Quelques jours plus tard, il reçut avec empressement un journaliste allemand : “j’ai tout intérêt à ce que l’étranger parle de mon affaire, puisque c’est sans doute par l’étranger que mon hypothèse s’imposera”23.
7La thèse de Jules Martha connut une grande faveur dans les milieux hongrois et finlandais. Dès 1912, les journaux relayèrent la nouvelle dans ces pays : le Helsingin Sanomat publia un article reprenant celui du Temps, tandis que deux journaux hongrois, le Budapesti Hirlap et la Budapester Presse24 firent part de la “leçon” de Jules Martha à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Un de ses amis, Monsieur Chiloz, lui écrivit du Grand Hôtel de Budapest (fig. 3) pour lui annoncer la notoriété à laquelle il était parvenu en Hongrie : selon lui, il participait au rayonnement de la France dans ce pays. Il reçut également de longues lettres de nationalistes finlandais : Elias Lönnqvist (fig. 4) et Theodore Finnilä (fig. 5) étaient tous deux convaincus que le finlandais était la mère de toutes les langues. Le succès se prolongea jusqu’en 1913 : on demanda à Jules Martha s’il était possible de publier un abrégé de son ouvrage en hongrois. Jules Martha reçut même une lettre d’un collégien de Budapest faisant part de ses remarques après avoir lu un article sur lui dans le journal Pesti Naplo. Les Hongrois et Finlandais installés à Paris furent en outre très intéressés par ce rapprochement entre l’étrusque et leur langue. En conséquence, Paul Verrier, professeur de phonétique à la Sorbonne, proposa à Jules Martha d’organiser une conférence à leur intention25.
L’accueil des spécialistes
8Si certains, pour la plupart non spécialistes, accueillirent avec enthousiasme la nouvelle de la traduction de l’étrusque grâce aux langues ougro-finnoises, d’autres furent plus mitigés dès le départ, comme les Reinach ou le père Scheil26. “Ma lecture a eu le don d’agacer quelques personnes, qui d’ailleurs sont absolument incompétentes”27. Charles Clermont-Ganneau28 et Paul Meyer29 auraient tout fait pour empêcher les autres d’écouter pendant la leçon. René Cagnat30 et Maxime Collignon31 ne firent pas un seul compliment : “ils ont peur de se compromettre ou plutôt je crois qu’ils ne s’intéressent qu’à ce qu’ils font”32. D’autres enfin évitèrent de lui dire bonjour pour ne pas avoir à faire de commentaire. Louis Havet fut le premier à exprimer clairement ses doutes33. Il lui rappelait qu’aucune langue n’avait jamais été traduite par simple comparaison avec une autre langue apparentée connue, a fortiori lorsqu’elles étaient éloignées de deux mille ans. Des résultats vraisemblables ne suffisaient pas : Jules Martha devait désormais exposer sa méthode et prouver sa viabilité. Au sortir de cette première leçon, Jules Martha “voit bien que bien des gens sont sceptiques. Cela ne m’empêchera pas de continuer. Je ne pouvais pas me flatter d’emporter les convictions d’assaut. Cela dérange toutes les théories”34. La seconde intervention, le 9 février, souleva quelques questions de la part de Théodore Reinach. L’opinion de Michel Bréal, très attendue par les savants, a été sujette à caution. Visiblement très malade, il s’était fait transporter à l’Académie pour assister à la seconde lecture, qu’il conclut de quelques mots. S’il prit la parole, c’était “avant tout et au-dessus de tout […] pour rendre hommage à la parfaite sincérité, à l’entière conviction de l’homme qui a consacré son intelligence à un si long et si grand travail”35, avant de conseiller à Jules Martha de consulter les spécialistes finnois qui puissent juger de sa découverte. L’étruscologue estima tout d’abord que cette venue avait été remarquée comme un signe d’encouragement et que cette conclusion était tout à fait bienveillante. Les remarques d’Ernest Babelon36 au cours d’un dîner lui firent rapidement changer d’avis. “Babelon est furieux contre la grossièreté de certains de ses confrères, qui affectaient de ne pas m’écouter et qui traitaient tout haut ma lecture de ‘plaisanterie’ et autres qualificatifs du même acabit. Le mot de Bréal à la fin n’est, pour lui, qu’une perfidie, une manière de laisser entendre que je suis un ‘ brave homme’, un convaincu, mais au fond un imbécile. Pour moi je crois que Bréal, qui est un peu gâteux, a dit n’importe quoi, pour ne pas rester muet devant ses confrères qui attendaient son avis”37. Jules Martha exprima plus clairement ses pensées quelques jours plus tard, dans une lettre du 18 février : “Dans l’agitation qui suivait ma lecture, après la visite que j’avais faite la veille à Bréal et les paroles affectueuses qu’il m’avait dites, après la preuve d’intérêt qu’il m’avait donnée en se faisant transporter à l’Institut exprès, j’avais accueilli ses paroles avec simplicité, sans chercher des dessous. Mais les gens qui connaissent le pèlerin prétendent que tout cela n’était que de la fausse bonhommie et une façon hypocrite de m’exécuter. Paul [Girard] croit avoir vu tout un petit manège de gestes entre le président et Bréal qui paraissait indiquer autre chose que de la bienveillance. […] Qui a tort, qui a raison dans tout cela ?”. Dès 1912, les réactions des académiciens français sont donc très contrastées et font l’objet de discussions lors des dîners mondains. L’étranger ne reste pas à l’écart de ces débats.
9Certains spécialistes hongrois se manifestèrent promptement. Le 12 février 1912, Guillaume Pröhle, professeur de philologie turque à l’université de Kolozsvar38 en Hongrie, écrivit à Jules Martha pour lui demander des renseignements sur la communication dont les journaux l’avaient informé. Si lui-même était plutôt enclin à croire l’étruscologue et à le publier dans la Revue orientale, ses collègues, tel le spécialiste des langues turques Ármin Vámbéry39, étaient plus sceptiques. Une journaliste qu’il reçut chez lui apprit aussi à Jules Martha que certains de ses compatriotes étaient arrêtés par la rumeur qu’il ne connaissait pas le hongrois : il était de fait peu qualifié pour établir une comparaison…
10De son côté et certainement suite aux recommandations de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Jules Martha avait tenté de prendre contact avec le milieu linguistique finnois en 1912. Près d’un an plus tard, Émile Setälä40, professeur de finnois à l’université d’Helsinki, lui répondit (fig. 6). Selon lui, la parenté entre l’étrusque et les langues ougro-finnoises était certainement une question très intéressante, mais il doutait que la méthode appliquée pût donner de bons résultats. En effet, Jules Martha avait comparé les racines de mots étrusques à ceux des langues finnoises et hongroises, elles-mêmes très différentes l’une de l’autre et qui plus est nourries de nombreux emprunts à des langues étrangères. Malgré tout, il proposa à Jules Martha d’écrire deux articles dans les revues qu’il dirigeait. Le premier devait porter sur l’ensemble de sa théorie sur la parenté entre l’étrusque et les langues ougro-finnoises et aurait été publié dans Volvoja. Le second, pour les Finnisch-ugrische Forschungen, devait expliquer la méthode employée par Jules Martha. Ces articles ne furent finalement jamais publiés.
11Si l’accueil des spécialistes hongrois et finlandais était quelque peu défiant, les réactions italiennes ne le furent pas moins. Giulio Buonamici41 écrivit plusieurs lettres à Jules Martha. Le 21 mai 1912, il lui demanda tout d’abord des informations afin d’écrire un article relayant la découverte du Français en Italie. Ce texte, publié dans l’Avvenire d’Italia le 14 mars 1912, remet en contexte les travaux de Jules Martha, aborde les problèmes anthropologiques puis conclut néanmoins que l’étrusque n’a pas encore trouvé son “Œdipe capable de résoudre l’énigme de la sphinge”. Dans une lettre qu’il écrivit à Jules Martha le 25 janvier 1914, Giulio Buonamici explicita ses remarques sur La Langue étrusque alors publié (fig. 7). S’il convenait que l’étrusque et les langues ougro-finnoises pouvaient avoir quelque rapport, il pensait en revanche que c’était à la grammaire caucasienne qu’il fallait avoir recours pour étudier la grammaire étrusque. Les critiques d’Elia Lattes42 furent quant à elles plus vives. Elles furent exprimées dans le Giornale d’Italia du 4 mars 1912, qui publia une lettre écrite à Bartolomeo Nogara43, et dans Il Marzocco du 10 mars 1912. Le linguiste souleva des objections point par point à la présentation de Jules Martha. Il trouvait tout d’abord étrange que ce dernier n’ait pas tenu compte de l’historiographie de la question, particulièrement des conclusions d’Alfredo Trombetti44, qui avait affirmé qu’un examen rapide suffisait à prouver qu’on ne pouvait comparer étrusque et ouralo-altaïque. De plus, il regrettait que Jules Martha ne considérât pas l’incompatibilité des racines des nombres connus et qu’il allât à l’encontre des traductions déjà communément admises par la profession. Cependant, Elia Lattes ne remettait pas en question la qualité de philologue de Jules Martha : il conclut en rappelant ses bons travaux sur l’inscription de Carthage et sur l’interprétation du mot “mi”. Elia Lattes se contenta donc de se ranger derrière l’avis exprimé par Michel Bréal, et attendit la sentence des linguistes finnois.
Les lettres d’Albert Grenier : un éclairage sur la réception de La Langue étrusque dans le milieu linguistique français
12Conscient qu’il traitait d’un domaine dans lequel il n’avait pas encore d’autorité, Jules Martha s’attacha à gagner l’adhésion des linguistes dès ses communications à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Lors d’une soirée, il fut heureux de discuter de ses recherches avec Joseph Vendryes45 : “Ce qui m’a fait particulièrement plaisir, c’est que Vendryes, un de nos maîtres de conférences, un des linguistes les plus autorisés et les plus forts qu’il y ait en ce moment, m’a longuement interrogé et m’a finalement manifesté la curiosité de voir mes résultats de près. Tu penses si j’ai accueilli sa demande avec empressement. Il doit venir jeudi prochain passer toute la matinée à la maison. Si je parviens à le convaincre, ce sera un très grand pas de fait, parce que par là d’autres linguistes seront amenés à vouloir, eux aussi, regarder la chose de près”46. Au terme de ce rendez-vous47, Joseph Vendryes ne fut pas véritablement convaincu, mais assez impressionné selon ses propres mots. Les observations faites par ce linguiste de profession aidèrent Jules Martha à reconsidérer certains points, et l’encouragèrent à rectifier certains détails.
13Les lettres envoyées par Albert Grenier48 sont plus intéressantes encore. Les circonstances de la rencontre entre les deux professeurs nous sont inconnues, mais en 1912, Jules Martha demanda à Albert Grenier de relire les épreuves de son livre. En tant qu’agrégé de grammaire, ce dernier avait certainement pour mission de vérifier la validité de la démarche suivie par Jules Martha. Albert Grenier n’était d’ailleurs pas un lecteur acquis aux vues de son aîné : il était précisément en train de publier sa thèse portant sur Bologne villanovienne et étrusque, dans laquelle il soutenait que Villanoviens et Étrusques étaient deux peuples différents, les seconds ayant conquis le territoire des premiers, et que les Étrusques étaient d’origine orientale. Malgré ces différences d’opinions, Albert Grenier ne put que valider la méthode de Jules Martha : “J’ai lu [les épreuves] avec le plus grand soin et avec le désir d’échapper à votre raisonnement, je dois avouer que je n’y ai pas réussi et que jusqu’au bout de ce que vous m’avez remis, je ne puis faire autrement que de vous suivre”49. Albert Grenier informa également Salomon Reinach50 de sa lecture et s’engagea à écrire un compte-rendu de l’ouvrage dès sa parution pour la Revue archéologique. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1913, Albert Grenier demanda une entrevue à Jules Martha pour éclaircir les points qu’il ne comprenait pas ou sur lesquels il avait quelques hésitations (annexe 2). Il n’était en effet pas convaincu par la distinction entre racines nominales terminées par une consonne et racines verbales terminées par une voyelle, et surtout ne retrouvait pas ce fait dans les langues ougro-finnoises.
14Après l’impression de La Langue étrusque, Ernest Leroux, l’éditeur de Jules Martha, envoya des exemplaires aux membres de l’École linguistique de Paris, comme Antoine Meillet51, Joseph Vendryes et Robert Gauthiot52. Les spécialistes, qui avaient alors tout le loisir d’examiner la méthode de Jules Martha, durcirent leur appréciation. Le Journal des savants refusa à Albert Grenier la parution de son compte-rendu, déjà confié à Robert Gauthiot53. En deux temps, ce dernier publia un article assassin54 critiquant violemment la théorie et surtout la méthode de Jules Martha. Il lui reprochait d’avoir fait de son livre “un exposé dogmatique, sans plus”55, ignorant l’historiographie et les débats linguistiques et archéologiques sur la question, avant de conclure par une phrase des plus cinglantes : “L’étrusque serait-il vraiment finno-ougrien que M. Martha n’aurait contribué en rien à l’établir : il aurait pu rapprocher de l’étrusque une autre langue quelconque avec exactement les mêmes exemples”56. Antoine Meillet57 reprit le même ton dans son compte-rendu. Il ne se donna pas la peine de réfuter les théories ou la méthode de Jules Martha et invita à se reporter directement à l’article de son collègue Robert Gauthiot, car “ce gros livre n’est qu’une erreur”58. Ces comptes-rendus prirent l’allure d’exposés dogmatiques sur ce qu’était ou ce que n’était pas la linguistique, la grammaire comparée et ses méthodes. “Mais il importe de le rappeler à tous ceux qui seraient tentés d’imiter l’imprudent auteur, à tous ceux qui, on peut le prédire sans risque de se tromper, l’imiteront (car certaines erreurs attirent certains esprits) : on ne déchiffre pas une langue inconnue à l’aide de rapprochements étymologiques”59. En définitive, ce sont les anciennes méthodes philologiques qui furent attaquées dans le livre de Jules Martha, qui n’avait pas suivi les progrès d’une véritable école de linguistique mise en place par Antoine Meillet et Robert Gauthiot. Ces deux grandes figures de la linguistique française portèrent un jugement sans appel, peut-être un peu brutal, sur La Langue étrusque, ruinant ainsi le succès qu’il aurait pu avoir. Albert Grenier se vit finalement refuser la publication de son compte-rendu, jugé trop clément, dans la Revue archéologique (annexe 4). En lieu et place, Salomon Reinach écrivit un article60 dans lequel il souligna les qualités de la première partie, mais tourna en ridicule la deuxième partie concernant les inscriptions traduites : “cette deuxième partie est remplie de rapprochements purement phoniques qui donnent le frisson. Mais que dire, sans manquer de respect à un travailleur digne de toute estime, des textes traduits et commentés, qui font la matière de la troisième partie ? Une traduction qui donne un sens extravagant mérite-t-elle, a priori, la discussion ?”61. La réaction à ces attaques fut certainement vive dans l’entourage de Jules Martha et dans les réseaux des écoles françaises. Albert Grenier tenta de rassurer Jules Martha sur la portée de ces articles62, tandis que Georges Perrot fit visiblement pression sur Salomon Reinach63 afin que celui-ci permît enfin la publication du compte-rendu d’Albert Grenier64. Ce dernier prit alors le rôle de tribune de défense : “Malgré mon désir très vif, je dois l’avouer, de prendre en faute la méthode de M. Martha – je n’ai pu réussir à trouver une fissure qui permît d’ébranler la solidité de tout le raisonnement”65.
15Un point final au débat fut donné par Dominique Anziani66. Dans son article, tout aussi critique que celui de Robert Gauthiot bien que moins agressif, il démontra également les erreurs de Jules Martha et son incompréhension des techniques linguistiques. Dominique Anziani lui reprochait d’utiliser une méthode qu’il appelait comparative, alors que c’était à une méthode étymologique qu’il avait eu recourt en comparant les racines des mots et les suffixes. Il rappela alors les véritables définitions linguistiques des méthodes évoquées par Jules Martha en avant-propos : “quant à la méthode que les savants allemands ont appelée kombinatorische, et à laquelle se sont ralliés en fait tous les étruscologues depuis dix ans, elle emploie les ‘combinaisons’ comme procédé principal, mais non unique. Elle compare deux ou plusieurs inscriptions où figure le même mot, pour déterminer approximativement la valeur de ce mot. Elle compare deux formes d’un mot, avec ou sans un suffixe donné, puis cherche à retrouver ce même suffixe dans d’autres mots, à condition toutefois que ces autres mots soient attestés sous leur forme présumée simple. Elle se sert des rares mots connus par les bilingues, et les traduit toujours de la même manière, sans faire d’interprétation. […] Elle leur assigne la même valeur fixe. […] En un mot, cette méthode prend les mots tels qu’ils sont, et par là mérite le nom de méthode positive”67. Si Dominique Anziani pointa les erreurs de Jules Martha, il ne s’attaqua néanmoins pas à l’homme, et précisa qu’il avait écrit son texte avant la parution des comptes-rendus d’Albert Grenier et de Robert Gauthiot, afin de présenter ses recherches personnelles. Il salua enfin l’effort de Jules Martha : “Malgré tout, il serait souverainement injuste de ne pas rendre hommage au labeur colossal que représente le livre de M. Martha. Depuis l’ouvrage de Corssen, c’est le seul essai de déchiffrement complet de l’étrusque qui ait paru, et l’auteur a suivi une méthode autrement rigoureuse que celle de Corssen. S’il n’a pas réussi, c’est qu’il ne pouvait pas réussir, et l’on ne peut se défendre de quelque tristesse en constatant que des années de travail peuvent aboutir à un échec complet. Du moins cet exemple ne doit-il pas être perdu pour les étruscologues. Ceux-ci sauront désormais qu’ils n’ont rien à espérer de la comparaison avec les langues finno-ougriennes, ni même de la comparaison avec d’autres langues tant que ces comparaisons se s’appuieront pas sur des bases qui leur ont manqué jusqu’ici”68.
Conclusion
16L’étude précise de la réception de La Langue étrusque, permise par la conservation des lettres privées et des nombreux articles recueillis, montre qu’elle n’a pas été sans contrastes. L’histoire commença réellement dès 1912 avec la communication à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui connut un certain succès auprès du grand public français, hongrois et finlandais. Cette découverte alimenta pendant quelques temps les discussions dans les salons. Les linguistes des pays européens, notamment italiens, furent quant à eux plus mitigés, mais attendirent la publication de l’ouvrage pour porter un jugement définitif. Ce fut celui de l’école linguistique de Paris, conduite par Antoine Meillet et Robert Gauthiot qui marqua le plus les esprits. N’étant pas linguiste de formation, Jules Martha ne maîtrisait pas les techniques particulières de cette discipline mise en place au cours de la seconde moitié du xixe siècle. Par leurs critiques assassines, ces linguistes démontèrent la méthode de Jules Martha et fixèrent l’image d’un échec retentissant, signant l’arrêt de sa carrière d’étruscologue. Ces remarques rejoignaient d’ailleurs les propos prémonitoires que Michel Bréal avait tenus à Auguste Geffroy sur l’absence de formation capable de préparer un savant à entreprendre des études sur la langue étrusque69. D’autres savants plus cléments, comme Salomon Reinach et Dominique Anziani, s’accordèrent pourtant à souligner que la première partie de l’ouvrage de Jules Martha était un modèle d’analyse : “Il y a certainement du nouveau, sinon du définitif, dans le chapitre I [Les données du problème] ; M. Martha apporte là une contribution précieuse au peu que nous savons de l’étrusque […]. Le volume se termine par un dictionnaire qui ne prétend pas contenir tous les mots étrusques, mais groupe les plus importants sous la rubrique des racines supposées (syllabes initiales, après élimination des suffixes). Quel que soit le sort du laborieux essai de M. Martha, cette partie du livre, comme la première, sera souvent consultée et conservera de la valeur”70. On peut toutefois regretter le rendez-vous manqué du 22 mai 1904 avec Otto Donner. L’avis de celuici aurait peut-être amené Jules Martha à se détourner de la théorie de l’ougro-finnois qui l’a finalement conduit à abandonner l’étruscologie.
Annexe
Annexe
Annexe 1 : Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, le 10 juin 1913
Mardi 10 juin 1913,
Monsieur et cher Maître,
Je suis allé dernièrement à Paris : je comptais venir vous présenter mes compliments et vous rapporter les placards de votre livre sur la langue étrusque, que vous avez eu l’amabilité de me confier, il y a déjà bien longtemps. Je les ai lus avec le plus grand soin, et avec le désir d’échapper à votre raisonnement ; je dois avouer que je n’y ai pas réussi et que jusqu’au bout de ce que vous m’avez remis, je ne puis faire autrement que de vous suivre. J’aurais été heureux de vous dire tout l’intérêt que j’ai éprouvé à cette lecture critique, malgré la conscience très nette de mon insuffisante préparation. Vous m’excuserez, j’espère, de ne pas vous avoir écrit plus tôt, vous m’excuserez même de ne pas vous avoir réclamé plus tôt la suite… Mes fiançailles, puis mon mariage ont suivi presque immédiatement ma thèse, si bien que depuis six mois, les Étrusques sont passés un peu au second plan.
Néanmoins ils ne sont pas oubliés. J’ai vu l’autre jour à Paris M. S. Reinach et lui ai dit au cours de la conversation quelle impression de sécurité dans la hardiesse me donnait la lecture de vos épreuves. Je lui ai annoncé que votre livre ne tarderait sans doute pas à paraître et que ce serait une œuvre hautement critique, de calme raison, de pénétration patiente et non pas du tout une révélation ni un roman. Il s’est intéressé à ce que je lui ai raconté de votre manière de procéder et de votre plan et a convenu qu’il serait tout à fait déplorable qu’un effort aussi sérieux passât inaperçu. Il veut donc qu’aussitôt son apparition votre livre soit signalé dans la Revue archéologique et m’a offert une dizaine de pages de petit texte pour exposer au long et comme je le voudrais votre méthode et les résultats auxquels vous arrivez. Je pense que cette nouvelle ne peut vous être qu’agréable. Au cas contraire vous n’auriez d’ailleurs qu’à me prévenir et je ne donnerais aucune suite à l’offre de Reinach.
Je tenais à vous signaler la bonne volonté de Reinach qui n’a pas peur des nouveautés. Si vous croyez devoir en profiter, je me mettrai pendant les vacances à relire en prenant de nombreuses notes les épreuves que j’ai déjà et celles que vous voudrez bien encore m’envoyer : je tâcherai de mettre sur pieds un petit exposé aussi clair que possible que je vous communiquerais et qui pourrait paraître presque aussitôt après le volume.
Recevez, Monsieur et cher Maître, mes compliments les meilleurs et croyez je vous prie à mes sentiments bien sincèrement dévoués.
Grenier
44 rue de Merz. Nancy.
Annexe 2 : Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, le 18 novembre 1913
18 Nov. 1913
Monsieur et cher Maître,
J’ai bien reçu il y a quelques jours déjà votre aimable carte m’annonçant l’envoi de votre volume au titre de la Revue archéologique. Je me réjouis de voir en un beau livre ce travail dont vous m’avez si aimablement communiqué les épreuves. Vous avez bien fait de me le faire envoyer directement. J’enverrai d’ailleurs un mot à M. S. Reinach, pour l’aviser que conformément à notre conversation de l’été dernier, je fais le compte-rendu de votre livre. Je suis certain que cela ne fera pas l’ombre d’une difficulté.
Maintenant c’est à moi de m’excuser de ne pas vous annoncer que j’envoie dès maintenant le compte-rendu à la Revue. Je vous assure que j’en suis fort marri tout le premier. Je suis en effet toujours au lit, je n’en ai pas bougé depuis sept semaines. Mais je touche, je l’espère du moins, à la fin de mes malheurs. J’espère quitter la clinique où je suis dans une quinzaine au plus ; votre compte-rendu sera mon premier travail. Un abcès mal soigné par des ânes de médecins italiens m’a causé un empoisonnement du sang, lequel s’est traduit par une arthrite infectieuse du genou. Je suis rentré à Nancy tant bien que mal à la fin du Septembre et presque aussitôt on a dû m’ouvrir le genou. Tout va pour le mieux maintenant, mais c’est long et douloureux. Je vous assure que mon retard a droit à toutes les circonstances atténuantes.
J’ai d’ailleurs déjà bien étudié vos épreuves ainsi que le petit précis de Szinniei [József Szinnyei, linguiste hongrois et historien de la littérature]. J’ai chez moi quelques notes touchant des questions que je voulais vous poser. Je me souviens notamment de ceci : j’ai été un peu surpris de la rigueur avec laquelle vous distinguez racines nominales et racines verbales, les unes terminées par une consonne, les autres par une voyelle ; il n’y a rien de tel, il me semble dans les langues ougro-finnoises, comment avez-vous pu arriver à distinguer ainsi dans les textes racines de noms et de verbes ?
Je compte d’ailleurs pendant l’étude nouvelle que je vais faire de votre travail me tenir en communication avec vous et vous faire part de mes hésitations ou de ce que je ne comprendrai pas bien. Je vous demanderai même la permission de vous soumettre le brouillon de mon compte-rendu.
Veuillez agréer, Monsieur et cher Maître, mes meilleurs compliments et l’expression de mes sentiments tout dévoués et reconnaissants.
Grenier
Annexe 3 : Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, sans date
Lundi.
Monsieur et cher Maître,
J’ai la ferme confiance que les comptes rendus étrangers vous dédommageront du parti-pris que vous rencontrez et que sur la foi de Berlin on sera très heureux à Paris de vous faire amende honorable.
Cagnat m’a répondu d’un mot assez sec que Gauthiot était chargé du compte-rendu et que par conséquent « la place était prise ». Comme si je cherchais par je ne sais quelles manœuvres à prendre la place des autres ! Quand Reinach me redemandera l’article qu’il m’a renvoyé, je lui retournerai. En attendant je garde l’intérêt et le profit que j’ai eu à étudier votre livre de près. Je regrette seulement de n’avoir pas été admis à l’honneur de vous apporter mon très modeste témoignage alors que les autres vous refusaient le leur.
Veuillez agréer, Monsieur et cher Maître, l’expression de mes sentiments les meilleurs et tout dévoués.
Grenier
Annexe 4 : Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, 21 janvier 1914
21 janvier 1914
Monsieur et cher Maître,
Voici une nouvelle désagréable. Reinach vient de me renvoyer mon article. Les linguistes (Meillet, Gauthiot) me dit-il sont d’un avis infiniment différent du mien. Il a convenu avec Perrot de rendre compte assez brièvement de votre livre et il a fait lui-même l’article qui va paraître dans le prochain numéro de la Revue. Ma confiance dans vos traductions l’effraie. Je ne vois vraiment pas ce que ces traductions ont de si extraordinaires et d’invraisemblables.
Comme fiche de consolation Reinach me dit que mon article serait à sa place dans le Journal des Savans, si Meillet à qui on avait demandé le compte-rendu l’a définitivement refusé. J’écris donc à Cagnat pour lui proposer mon article. Chacun doit avoir le courage de son opinion. Les linguistes français, en somme ne connaissent pas mieux que moi les langues finno-ougriennes et personne n’a certes mieux regardé que vous les inscriptions étrusques. Je ne vois pas par conséquent pourquoi l’impression défavorable de quelques-uns devrait étouffer l’opinion favorable des autres.
Veuillez agréer, Monsieur et cher Maître, l’expression de mes sentiments les meilleurs et tout dévoués.
Grenier
Annexe 5 : Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, le 20 février 1914
Nancy, le 20 fév. 1914
Monsieur et cher Maître,
Reinach s’est ravisé et après avoir pris l’avis de M. Perrot, me dit-il, il vient de m’inviter à envoyer directement mon article à l’imprimeur. Ce que j’ai fait avec plaisir.
Connaissez-vous la revue italienne Atene e Roma assez répandue et jouissant d’une bonne réputation au-delà des Alpes ? Mon ami Ducati qui y collabore régulièrement me dit qu’il se chargerait volontiers d’y faire le compte-rendu de votre “Langue étrusque”. Si vous n’avez pas encore disposé de ce compte-rendu, et que cette proposition vous agrée, vous n’auriez qu’à lui faire adresser le volume à Bologne, 9 via dell’Oro, où il se trouve pour les vacances de Mardi gras. En temps ordinaire il est professeur à l’Université de Catane, mais nos collègues italiens ont beaucoup plus de vacances que nous.
Recevez, je vous prie, l’expression de mes sentiments les meilleurs et tout dévoués.
Grenier
Annexe 6 : Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, le 24 juin 1914
24 juin 1914
Monsieur et cher Maître,
Je vous avouerai que je me suis aperçu seulement ces jours derniers, en demandant la Rev. Arch. à la Bibliothèque que mon compte-rendu était paru. Je suis très sensible à vos remerciements et heureux surtout d’avoir pu vous être agréable, mais je n’attendais en aucune façon une lettre de vous. J’ai exprimé franchement ce qui était mon opinion. Si j’avais trouvé à critiquer je l’aurais fait sans hésitation. Vos déductions m’ont paru parfaitement légitimes et vos traductions extrêmement vraisemblables. Je ne pouvais pas dire le contraire.
J’ai lu le 1er article de Gauthiot dans le Journal des Savants. Il ne m’a pas paru bien décisif. Dans les théories générales au début, je reconnais bien mon Gauthiot poussant au paradoxe les idées courantes dans le cercle de linguistes où il vit. Vous en retrouverez une partie exprimée avec beaucoup plus de mesure dans un article que vient de publier Meillet dans “Scientia” Le problème de la parenté des langues.
Quant aux critiques de détail, elles ne me paraissent pas de nature à entamer votre thèse. Il est fort probable, il est même inévitable, que parmi tous les rapprochements que vous faites, il s’en trouve d’erronés. Mais qu’on prenne un livre d’étruscologies latines datant d’il y a seulement vingt ans, on y trouvera aussi bien des erreurs aujourd’hui reconnues. D’ailleurs, j’ai idée que tous les faits ne sont pas aussi clairs et aussi nets que veut bien le dire Gauthiot ; sur beaucoup sans doute les grammairiens disputent. Il est toujours aisé au critique de monter en chaire pour admonester, comme un candidat ignorant, l’auteur qu’il recense. Mais je m’attends à ce que, quelque jour, vous remettiez les choses au point.
Nous verrons si le second article apporte, comme semble l’annoncer le finale du premier, des arguments plus écrasants. A vrai dire, j’en doute fort. Je serai aussi très intéressé par les démonstrations d’Anziani. Et vous aussi, sans doute.
Je ne pense pas venir à Paris avant la fin d’Octobre. J’espère avoir à un moment le plaisir de m’entretenir avec vous de votre livre et de ses critiques.
Recevez, je vous prie, l’expression de mes sentiments les meilleurs et tout dévoués.
Grenier
Notes de bas de page
1 Pour une biographie plus exhaustive, il convient de se reporter à Carcopino 1933 ; Gran-Aymerich 1985 ; Gran-Aymerich 2001 ; Gaultier & Mathieux 2009.
2 Martha 1884.
3 Martha 1889.
4 Beaunier 1912.
5 Auguste Audollent (1864-1943), historien de l’Antiquité romaine, particulièrement de l’Afrique du Nord et de la Gaule, fut membre de l’École française de Rome de 1888 à 1890. De retour en France, il effectua presque toute sa carrière à Clermont-Ferrand, où il fut maître de conférences puis professeur d’épigraphie latine, ainsi que conservateur du musée Bargoin auquel il légua sa collection. Jules Martha fut son témoin de mariage en 1893.
6 Lettre d’Auguste Audollent à Jules Martha, le 8 avril 1912.
7 Martha 1903a ; 1903b.
8 Ponchon 1912.
9 Prost 2014 et Haack dans ce volume.
10 Otto Donner (1835-1909) était un linguiste finlandais. Professeur de sanskrit et de grammaire comparée indo-européenne à l’université d’Helsinki, il participa à la fondation de la Société finno-ougrienne en 1883.
11 Stéphane Gsell (1864-1932), après avoir mené les fouilles de Vulci lors de son séjour à l’École française de Rome, fut chargé de cours d’archéologie à l’université d’Alger à partir de 1890. Il commença alors à réunir les documents épigraphiques de l’Afrique du Nord.
12 Ce disque a été publié par Dominique Briquel (Briquel 2006).
13 Le destinataire n’est pas totalement assuré. Il pourrait s’agir de sa sœur ou de sa femme.
14 Lettre de Jules Martha à sa femme, le 25 février 1912.
15 Lucien Brunel (1853-1923) rencontra Jules Martha au lycée Louis-le-Grand avant d’intégrer avec lui la section Lettres de l’École normale supérieure en 1872. Ils se retrouvèrent en 1877 en Grèce, lors du voyage d’exploration du Péloponnèse qu’effectua Jules Martha alors à l’École française d’Athènes.
16 Paul Regnault Desroziers, alors vice-président de la Chambre de commerce de Paris, se décrivait dans sa lettre de félicitations comme “un vieux camarade”.
17 Le prénom n’a pas pu être retrouvé. Les lettres citées sont toutes datées du 3 février 1912.
18 Paul Robiquet (1848-1928) était avocat à la Cour d’appel de Paris de 1872 à 1880, puis avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation, avant d’obtenir le titre de docteur ès-lettres en 1887. Il écrivit des ouvrages sur l’histoire de Paris, et devint doyen du Comité de la Société des gens de Lettres.
19 Ferdinand Brunot (1860-1938), agrégé de grammaire en 1882, enseigna les langues anciennes à Lyon et à la Sorbonne avant d’être nommé professeur d’histoire de la langue française dans cette même université. Il créa l’Institut de phonétique en 1925, dont les Archives de la Parole créées en 1911 furent la première pierre.
20 Martha 1912.
21 Articles publiés le 10 février 1912 dans Le Temps, le 2 mars 1912 dans Le Monde illustré et le 10 mars 1912 dans le New York Sun.
22 Lettre envoyée à sa femme, le 3 février 1912.
23 Lettre envoyée à sa femme, le 6 février 1912.
24 Articles publiés le 6 février 1912 dans le Budapesti Hirlap, et le 7 février 1912 dans la Budapester Presse.
25 Lettre de Paul Verrier à Jules Martha, le 19 mai 1912.
26 Le père Jean-Vincent Scheil (1858-1940), après avoir participé à plusieurs chantiers de fouilles à Thèbes, Boghazköy et Suse, fut chargé de cours d’assyriologie à l’École pratique des hautes études. De 1908 à 1933, il fut titulaire de cette chaire, puis fut nommé directeur d’études dans cette même institution. Après la démission de Jacques de Morgan en 1912, il fut nommé directeur scientifique de la mission de Suse et de ses publications.
27 Lettre à sa femme, le 13 février 1912.
28 Charles Clermont-Ganneau (1846-1923) était alors titulaire de la chaire d’épigraphie sémitique créée pour lui au Collège de France.
29 Paul Meyer (1840-1917) fut titulaire de la chaire de langue et littérature de l’Europe méridionale de 1876 à 1906.
30 René Cagnat (1852-1937) était un ancien camarade de Jules Martha à l’École normale supérieure. Il fut titulaire de la chaire d’épigraphie et antiquités romaines au Collège de France à partir de 1887.
31 Maxime Collignon (1849-1917) fut l’auteur du Manuel d’archéologie grecque dans la même collection que le manuel écrit par Jules Martha. Il effectua toute sa carrière de professeur d’archéologie à la Sorbonne.
32 Lettre à sa femme, le 16 février 1912.
33 Louis Havet interpela Jules Martha au sortir de la séance, puis lui envoya une lettre le jour même pour s’exprimer plus clairement.
34 Lettre à sa femme, le 2 février 1912.
35 Selon Le Figaro, article du 10 février 1912.
36 Ernest Babelon (1854-1924) était alors membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et directeur du Cabinet des médailles. Il enseignait également la numismatique antique et médiévale au Collège de France. En 1912, il fut nommé vice-président de la section d’archéologie au Comité des travaux historiques.
37 Lettre de Jules Martha à sa femme, le 13 février 1912.
38 Cluj-Napoca en français. Au début du xxe siècle, elle était la deuxième plus grande ville du royaume de Hongrie après Budapest.
39 Ármin Vámbéry (1832-1913) était un géographe hongrois. Par ses voyages, il contribua à la connaissance de l’Asie centrale. De 1865 à 1904, il fut professeur de langues orientales à Budapest. Féru de langues, il soutint sa vie durant que les liens étroits entre le hongrois et le turc étaient le fait d’une origine géographique commune au nord de l’Asie.
40 Émile Setälä (1864-1935) était un linguiste finlandais. Il fut professeur à l’université d’Helsinki de 1893 à 1929. Son rôle dans l’étude des langues ougro-finnoises fut considérable, mais il s’occupa également de politique, et devint premier ministre finlandais durant quelques mois en 1917.
41 Giulio Buonamici (1873-1946) se consacra à l’étruscologie et particulièrement à l’étude de la langue étrusque après des études d’égyptologie. En 1920, il obtint la chaire d’étruscologie de l’université de Pise. À partir de 1927, il se chargea de la partie épigraphique des Studi etruschi, qui absorba pratiquement la totalité de sa production scientifique.
42 Elia Lattes (1843-1925) occupa la chaire d’antiquités grecques et romaines de Milan à partir de 1868. Par ses écrits, il jeta les bases de la philologie étrusque et promut la méthode combinatoire, consistant à étudier l’étrusque par l’étrusque.
43 Bartolomeo Nogara (1868-1954) dirigea le musée grégorien étrusque à partir de 1900, puis devint conservateur du musée grégorien profane en 1903 avant de devenir directeur général des musées et de la galerie pontificale en 1920. Il s’intéressa particulièrement à la langue étrusque et collabora à la création du Corpus Inscriptionum Etruscarum à partir de 1903.
44 Alfredo Trombetti (1866-1929) fut un linguiste italien, professeur de philologie sémitique à partir de 1904 à l’université de Bologne.
45 Joseph Vendryes (1875-1960), élève d’Antoine Meillet, enseigna la langue celtique à l’École pratique des hautes études, puis la linguistique à la Sorbonne à partir de 1907, ainsi qu’à la l’École normale supérieure.
46 Lettre de Jules Martha à sa femme, le 25 février 1912.
47 Raconté par Jules Martha dans une lettre à sa femme le 29 février 1912.
48 Albert Grenier (1878-1961) s’intéressa à l’Étrurie et notamment à la question des origines à travers l’étude archéologique de Bologne durant ses années passées à l’École française de Rome. Il se tourna ensuite vers l’enseignement des antiquités nationales à Nancy, Strasbourg puis au Collège de France.
49 Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, le 10 juin 1913 (annexe 1).
50 Salomon Reinach (1858-1932) dirigeait alors la Revue archéologique conjointement avec Edmond Pottier.
51 Antoine Meillet (1866-1936) succéda à Michel Bréal au Collège de France, où il enseigna les langues indo-européennes. Il est considéré comme le véritable fondateur d’une école linguistique scientifique à Paris, dans la suite des travaux de Louis Havet.
52 Robert Gauthiot (1876-1916), élève d’Antoine Meillet, commença à enseigner à l’École pratique des hautes études en 1903. Il maîtrisait aussi bien les langues indo-européennes qu’ougro-finnoises. Il collabora activement à la Société de linguistique de Paris à partir de 1897.
53 Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, sans date (annexe 3).
54 Gauthiot avril 1914 ; Gauthiot mai 1914.
55 Gauthiot avril 1914, 163.
56 Idem, 211.
57 Meillet 1913.
58 Ibid., 150.
59 Ibid., 151.
60 Reinach 1913.
61 Ibid., 428.
62 Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, sans date (annexe 3), et lettre du 24 juin 1914 (annexe 6).
63 Lettre d’Albert Grenier à Jules Martha, le 20 février 1914 (annexe 5).
64 Grenier janvier-juin 1914.
65 Ibid., 270.
66 Anziani 1914.
67 Ibid., 205.
68 Ibid., 204.
69 Ces propos se retrouvent dans les lettres que Michel Bréal envoie à Auguste Geffroy entre 1876 et 1877. BNF, Fonds Auguste Geffroy, NAF 12916, feuillets 1132 à 1138. On peut également consulter à ce sujet Haumesser 2013.
70 Reinach 1913, 428.
Auteur
École du Louvre ; celiaprost@gmail.com
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