Introduction. De l’étruscomanie à l’étruscologie : L’étruscologie au début du xxe siècle
p. 9-12
Texte intégral
1Les actes de ce colloque sont issus d’un programme de recherche qui se situe au carrefour de l’histoire de l’archéologie1, de l’histoire de l’enseignement, des universitaires2 et de l’histoire des constructions nationales européennes3 : il vise à mettre en parallèle la construction d’un savoir historique sur les étrusques et la construction des états-nations européens du xxe siècle. Les Étrusques passent en effet pour le plus ancien peuple d’Italie, voire pour l’une des plus anciennes civilisations d’Europe, mais leur histoire, bien que discutée depuis l’Antiquité, n’a fait l’objet d’études spécifiques au sein d’une science particulière, appelée l’étruscologie, qu’au début du xxe siècle.
2Jusqu’à la fin du xixe siècle, tout en reconnaissant l’existence des Étrusques dans l’histoire de l’Italie préromaine et romaine, les antiquisants n’accordaient pas de place particulière aux Étrusques4. De façon caricaturale, on pourrait dire que les Étrusques n’avaient pas encore d’histoire. Cette absence d’étude historique s’explique par l’utilisation continue d’un filtre romano-centriste pour étudier les Étrusques. À la Renaissance, on peut parler d’un mouvement de promotion du passé antique motivé certes par une curiosité érudite pour tout ce qui est étrusque, mais surtout par une volonté politique de s’approprier le prestige d’une civilisation brillante. Le rappel du passé étrusque sert toutefois d’abord à la République florentine, au moment où elle a des visées sur les cités voisines, à montrer la Toscane comme le berceau le plus ancien de la liberté républicaine : en ce sens, on peut parler d’un “mythe étrusque” à la Renaissance. Les savants de la Renaissance, bien qu’encouragés par des Médicis, ont ramené l’histoire de la Toscane à sa conquête progressive par Rome. Puis, l’intérêt pour la culture étrusque s’éteint pour réapparaître avec force au xviie siècle. La publication de l’œuvre de T. Dempster, De Etruria regali, entre 1723 et 1726, a donné l’impulsion à tout un mouvement de collectionnisme alimenté par de nouvelles fouilles et, à partir de celles-ci, des traités théoriques sur tous les aspects de l’histoire, de l’art et de la civilisation étrusques. Au xviiie siècle, un réel effort d’approfondissement des connaissances historiques grâce à la formation de collections archéologiques et à la création de sociétés savantes a débouché sur une “étruscomanie” qui confondait art grec et art étrusque5. Puis, jusqu’en 1860 au moins, les Étrusques intéressaient moins que l’Étrurie, destination d’aventures romantiques pour touristes antiquaires comme Lady Hamilton Gray (Tour to the Sepulchres of Etruria in 1839, Londres, 1841) et G. Dennis (The Cities and Cemeteries of Etruria, Londres, 1848), attirés en Étrurie par le succès d’expositions et de collections de brillants faussaires et de pilleurs de tombes. Après 1860, même si l’étude des Étrusques a bénéficié de l’impulsion donnée par les savants allemands à de grandes entreprises de recension comme le Corpus Inscriptionum Latinarum qui sert de modèle au Corpus Inscriptionum Italicarum et au Glossarium Italicum de A. Fabretti, Turin, 1867, au premier volume du Corpus Inscriptionum Etruscarum, par C. Pauli, A. Danielsson, G. Herbig et B. Nogara entre 1893 et 1902, et comme le premier volume des Etruskische Spiegel de E. Gerhard, Berlin, 1839, qui sert de modèle à H. Brunn pour I rilievi delle urne etrusche, I, Rome, 1870, les quelques ouvrages publiés sur les Étrusques, comme la seconde édition de Die Etrusker, Stuttgart, 1877, ou le Manuel d’archéologie étrusque et romaine de J. Martha, Paris, 1884, restaient entachés par le préjugé de la suprématie classique. Les Étrusques restaient jugés inférieurs aux Grecs ou aux Romains à qui ils étaient sans cesse comparés. Au début du xxe siècle, en revanche, les études sur les Étrusques acquièrent autonomie, reconnaissance et rayonnement : l’histoire des Étrusques fait alors l’objet d’une science appelée étruscologie, possédant sa revue de prestige, les Studi Etruschi, ses colloques internationaux, ses chaires universitaires et ses propres spécialistes.
3Reprenant l’idée exprimée par M. Foucault, dans L’archéologie du savoir, Paris, 1969, p. 254, que les pratiques discursives, en particulier les discours historiques, sont des objets de luttes qui définissent “ce qui de la politique peut devenir objet d’énonciation, les formes que cette énonciation peut prendre, les concepts qui s’y trouvent mis en œuvre, et les choix stratégiques qui s’y opèrent” et estimant que ces luttes se font d’autant plus vives quand il s’agit des supposés ancêtres de jeunes nations en pleine construction, comme l’Italie et l’Allemagne, nous avons souhaité réunir des historiens et des archéologues pour nous demander comment et pourquoi un discours et un savoir scientifique sur l’histoire des Étrusques sont apparus au xxe siècle. En clair, il s’est agi d’étudier la construction artificielle – la fabrication, pourrait-on dire – d’une discipline scientifique, ses présupposés et ses modalités.
4Les actes de ce premier colloque – deux autres sont prévus pour le reste de la période – portent sur le premier tiers du xxe siècle. Ils ont pour but de revenir sur les conséquences de la découverte fortuite, entre 1914 et 1920, de fragments de statues monumentales à Véies, sur la reconnaissance institutionnelle de l’étruscologie. Ainsi, Filippo Delpino, dans une communication intitulée “Tra ‘800 e ‘900 : Veio e la moderna etruscologia”, montre comment cette découverte fait entrer l’étruscologie dans la modernité. Ces statues qui ne rentraient pas dans les schémas de l’art classique ont en effet progressivement promu, dans un processus retracé par M. Harari, dans sa communication “Grèce ou non Grèce au Portonaccio”, l’art étrusque au rang d’art original et atemporel, bien différent de l’art provincial et mineur qu’il semblait incarner jusque-là par rapport aux canons de l’art grec classique. En raison de leur qualité artistique, ces statues véiennes ont été attribuées au sculpteur étrusque Vulca et leur originalité a été interprétée à travers le prisme de l’art moderne et de l’art africain par des historiens d’art.
5La reconnaissance d’une originalité étrusque a poussé les étruscologues à rendre leur discipline autonome en lui donnant une légitimité scientifique. L’organisation de rencontres et d’une revue scientifiques contribue à la création de chaires universitaires d’étruscologie. A. Minto, surintendant des antiquités d’Étrurie, transforme l’Ente per le attività toscane en un Comitato Permanente per l’Etruria et devient président, en 1925, de ce comité pour promouvoir et coordonner toutes les initiatives sur la civilisation étrusque. Il suscite la création d’une revue consacrée exclusivement à l’étruscologie, les Studi Etruschi, publiée à partir de 1927. En 1926, l’année où est organisé à Florence le premier Convegno nazionale etrusco, a lieu la création d’une chaire d’étruscologie à l’université de Rome, dont L. M. Michetti retrace l’histoire avec minutie et en la replaçant dans son contexte. En 1928, est organisé le premier Congresso internazionale etrusco entre Florence et Bologne. En 1932, le comité permanent pour l’Étrurie est transformé en Istituto di Studi Etruschi destiné à organiser des tables rondes sur des sujets spécifiques et à lancer des projets de répertoires.
6Si l’étruscologie devient une discipline internationale, l’implication des nations européennes varie grandement d’une nation à l’autre. En France, l’échec critique du livre de Jules Martha sur La Langue étrusque, que Célia Prost présente du point de vue original des archives privées, décourage de nombreux jeunes savants français de se frotter aux études étrusques, comme le souligne Sarah Rey dans sa communication sur “Les savants français dans les premières années des Studi Etruschi”. Du côté allemand, analysé par Martin Miller dans “Archeologi e linguisti tedeschi e l’Istituto di Studi Etruschi prima della Seconda Guerra Mondiale”, l’intérêt des savants pour l’étruscologie passe aussi par l’Istituto Germanico di Archeologia et les recherches d’un certain nombre de savants germanophones, comme Fritz Schachermeyr et Hans Mühlestein, doivent être lues à travers le prisme de positions politiques en faveur ou à l’encontre du nazisme et du nordicisme, comme l’indiquent Martina Pesditschek, dans “Schachermeyr und seine Etruskerforschung”, et Robinson Peter Krämer, dans “Von einer „Orientalisierung Roms durch die Etrusker“. Hans Mühlestein und seine Theorien zu den Etruskern”.
7Tout en gagnant en autonomie et en légitimité, l’étruscologie n’a pas encore acquis non plus son unité scientifique. Les études sont fragmentées, comme le montrent les premiers numéros des Studi Etruschi, divisés en sections distinctes sur l’histoire et l’archéologie, sur la langue et l’épigraphie et l’histoire naturelle et les dictionnaires tels que le Reallexikon der Vorgeschichte et l’Enciclopedia italiana, les tentatives d’inclure d’inclure des sciences naturelles comme la géologie et la craniologie à la science étruscologique finissent par échouer, comme j’essaie de le montrer dans une communication sur “De la veine au crâne. L’étruscologie entre éclatement et ouverture : le cas des sciences naturelles”. Quant aux études sur la langue étrusque, elles semblent isolées et peu ouvertes, au moins en Italie, sur les avancées de la linguistique, comme le met en évidence Enrico Benelli, dans “Epigrafia e lingua etrusca fra Pauli e Buonamici”.
8Le colloque, organisé par l’équipe d’accueil EA 4284, TRAME Textes, Représentations, Archéologie, Autorité et Mémoires de l’Antiquité à la Renaissance, a pu se tenir à Amiens, au Logis du Roy, les 2 et 3 décembre 2013, grâce au soutien financier apporté par l’Institut Universitaire de France et par l’UMR 8546 du CNRS. La préparation de l’édition des actes de ce colloque a bénéficié de la collaboration de Martin Miller, qui s’est occupé en particulier, des textes rédigés en allemand. Je regrette que Stefano Bruni qui avait réalisé à cette occasion une intervention passionnante sur la naissance de l’Institut des Studi Etruschi n’ait pas envoyé son texte pour la publication des actes. Qu’il me soit permis de remercier chaleureusement ce dernier pour son aide et ses conseils amicaux, Filippo Delpino pour m’avoir encouragée à travailler sur l’histoire de l’étruscologie au xxe siècle, Dominique Briquel et Jean-Paul Thuillier pour avoir accepté de présider les séances et de participer aux discussions qui ont permis de mieux cerner les points de vue et d’affiner les argumentations sur un sujet qui mérite encore qu’on lui consacre d’autres journées d’étude.
Notes de bas de page
1 Cf. Antike in der Moderne 1985 ; Barbanera 1988 ; Schnapp 1993 ; Díaz-Andreu & Champion 1996 ; L’archéologie, instrument du politique ? 2006 ; Díaz-Andreu 2007 ; Schlanger & Nordbladh 2008.
2 Cf. Charle 1994 ; Boockmann 1999 ; Verger & Charle 2007 ; Brizzi et al. 2007 ; Musselin 2008.
3 Cf. Hobsbawm & Ranger 1983 ; Anderson 1983 ; Flacke 1998 ; Thiesse 1999 ; Geary 2003.
4 Voir Haack 2013a.
5 Cf. Camporeale 2007.
Auteur
Université de Picardie Jules Verne, Institut Universitaire de France ; marie-laurence.haack@u-picardie.fr
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