Les voyages adolescents par les mouvements d’Aphrodite, d’Œdipe et de Proust
p. 297-306
Texte intégral
Introduction
1Dans les allers-venues d’Œdipe, dans son geste meurtrier, dans la marche d’Aphrodite, dans sa gestuelle sensuelle, ou encore dans la mise en bouche de la madeleine de Proust, le mouvement est au centre du récit, il figure la trajectoire du désir. Nous proposons de le considérer comme une caractéristique du processus adolescent. L’adolescence est un voyage qui trouve ses coordonnées dans le mouvement du corps de l’individu dans son environnement. Notre fil rouge sera la conquête de soi par l’intégration et la transformation de ses sensations en sens. La “krisis” est une ouverture dans le saisissement, engendrée par le travail créatif que le pubertaire impose à l’adolescent. Il existe plusieurs moments subjectifs dans l’intégration des nouvelles sensations pubertaires : la différence moi/non-moi, la réalité interne/externe et enfin la complexification de la réalité psychique.
La problématique adolescente : corps et mouvement
2Le choc pubertaire démobilise certains adolescents qui évitent la pensée, devenue trop angoissante et retrouvent alors des voies d’expressions subjectives primaires qui passent par le corps. La maturité génitale oblige l’adolescent à retracer ses limites internes, son rapport au monde aussi. La possibilité orgasmique de la puberté réorganise les scènes subjectives, ainsi que le propose R. Roussillon (2009). Il est pris dans une injonction à réaménager son psychisme, avec de nouvelles sensations mais sur le sol de son monde infantile1. La traversée de l’Œdipe avait permis de constituer des frontières pour contenir les fantasmes incestuels et parricides, ce que lève brusquement la maturité génitale. Sans voile pour les transformer, ils envahissent le champ de la conscience, deviennent crûment réalisables, voire réalistes : l’imaginaire se trouve mis sur le même plan que la réalité concrète des sensations. La projection de ses conflits (re)devient la modalité subjective principale chez l’adolescent. Il redécouvre ainsi des processus psychiques archaïques et c’est à partir de là que nous allons structurer notre récit. L’analogie avec les fonctionnements précoces tient en ce que l’adolescent doit symboliser des sensations inédites : celles d’une génitalité mature. L’adolescent doit faire un double deuil, nous dit J. Manzano (2012), celui de sa toute puissance infantile et celui d’une réorganisation de ses identifications œdipiennes.
3Le corps vient au centre de ce travail mais il doit créer de nouvelles images pour se penser. Puisque la puberté remobilise des processus primaires, entendons les mouvements comme ceux du bébé : des messages subjectifs portés par le corps, en attente d’une verbalisation. Nous rejoignons l’hypothèse d’un processus adolescent analogue à un processus créatif (P. Gutton) où la contrainte de la réalité force à créer, ce que R. Roussillon nomme la “contrainte à créer”. (2008, 159)
4L’adolescent scinde son monde psychique en plusieurs parts-sensations pour mieux les contrôler. Il projette avec force hors de lui pour s’apaiser. Or les parties projetées de soi ne peuvent rester en dehors trop longtemps au risque d’une désubjectivation et c’est pourquoi nous pensons que le mouvement est une façon de réintrojecter ce qui avait été projeté. L’environnement, ses pairs, sa famille sont convoqués dans ce travail. Comment met-il en récit son corps-sensation ? Comment le corps parle un langage qui se mettra peut-être en récit ? Le mouvement serait une mise en scène inconsciente de ce voyage identitaire adolescent et nous proposons de l’analyser avec ce que la littérature nous offre comme images de pensée. En effet, passer par le mythe pour mieux entendre les processus individuels est une façon de penser le mythe comme un rêve collectif, une élaboration des conflits refoulés2.
5Trois extraits pour figurer trois types de mouvement.
Trois mouvements psychiques pour trois styles narratifs
6Le premier mouvement sera celui, primaire, de la constitution d’une identité autonome, c’est-à-dire d’une délimitation d’une intégrité corporelle en lien avec l’environnement. Les sensations sont étrangères à l’adolescent qui devra réintrojecter ce qu’il a mis au-dehors de lui car trop dérangeant. Les sensations sont trop sexualisées, dominées par des mouvements destructeurs… Nous verrons comment le premier mouvement subjectif sera de transformer des éléments sensoriels bruts vers la sensualité, vers le fantasme donc. Ce pas du sexuel au sensuel demande un filtre psychique reconnaissant ces nouvelles données pour en permettre l’intégration comme des vécus subjectifs.
7Un autre mouvement consistera à assouplir ces filtres, de lignes de démarcations clivantes en frontières ludiques, guidées par un auto-érotisme élaboratif, sous le voile métaphorisant du refoulement. Le sujet se vit alors entièrement, mettant en lien les différents aspects de lui-même ; cependant, les conflits sont encore si intenses que les tensions sont rigides.
8Un dernier mouvement se situe dans les registres les plus intimes où se retrouvent ces mêmes mouvements primaires : étranger en soi, intime dans l’autre, la voie des rêves éveillés, des émotions sont des voyages immobiles… C’est en soi que le mouvement intègre d’autres mouvements internes, d’autres coordonnées temporelles…
9Les extraits littéraires choisis l’ont été parce qu’ils expriment comment le protagoniste vit et fait avec un choc. Selon la nature du message, il aura recours aux sensations ou à l’esprit. C’est notre hypothèse de réflexion : l’objet (subjectif) provoque des mouvements subjectifs.
10Dans la Théogonie d’Hésiode nous détaillerons la naissance d’Aphrodite : c’est la description de sa marche que nous étudierons comme allégorie d’un certain mouvement psychique chez l’adolescent où le corps fait langage. Pour Hésiode, le choc vient de la castration d’Ouranos, le Ciel qui provoque la naissance d’Aphrodite.
“Lorsque le sexe fut tranché par l’acier de la serpe, précipité loin des terres, dans l’onde tourbillonnante il vogua longtemps par les flots. De la chair immortelle, jaillit l’affreuse rosée d’écume. Alors, une fille se forma : elle vint effleurer la divine Cythère, et, de là, parvint à Chypre baignée par les vagues, où la déesse aborda pudique et belle, et de l’herbe, sous ses pas délicats, poussait : les dieux et les hommes ont nommé la déesse Aphrodite, du nom de l’affreuse rosée d’écume, Cythérée, du nom de Cythère (…) Fille de Chypre, du nom de l’île battue par les vagues, l’Amie des rires, du nom des rires que donne le sexe. Le Désir splendide et l’Amour lui firent escorte, dès sa naissance, lorsqu’il gagna la troupe divine. Elle reçut, depuis le premier instant, en partage, chez les hommes et chez les dieux qui sont et qui furent, les murmures des filles, les ruses, tous les sourires, et les amours, la tendresse, les douces réjouissances”. (Hés., Th., 188-206)
11Nous pensons qu’il s’agit de l’allégorie de la castration d’un monde infantile tout puissant pour construire un monde érotisé. Nous verrons comment, par le mouvement, y compris celui des spectateurs, Hésiode introduit la parole, la métaphorisation de l’acte.
12Ensuite, dans la pièce de Sophocle, Œdipe-Roi, nous verrons comment les sensations d’Œdipe sont intellectualisées. Elles s’entendent dans la façon dont il frappe mortellement son père biologique. Il utilise cette défense à la suite du choc de la prophétie tragique. Le choc vient de la parole et est éprouvé dans le corps. Il s’exprime par un acte, ce qui est, pour un adolescent, une autre solution subjective au choc pubertaire.
13Enfin, dans le roman de Proust, Du côté de chez Swann, le mouvement décrit sera celui interne de la sensation gustative et du voyage mémoriel qu’il entraîne. Pour le héros, le choc est sensoriel, il n’est pas vécu comme tragique mais son intensité déroute. De plus, contrairement aux deux autres pièces, c’est le héros lui-même qui se le provoque et c’est en lui qu’il va chercher à le transformer. En effet, il goûte la madeleine, puise dans ses souvenirs et entraîne le lecteur avec lui mais son mouvement est quasiment, mis à part le geste initial, exclusivement interne.
Premier mouvement : une identité stable
14L’adolescent a besoin de nouveaux contenants de pensées qui donnent corps à ses éprouvés, sens aux narrations. C’est ainsi qu’A. Ferro (2004) pense que l’analyste doit d’abord s’intéresser au saisissement de l’émotion avant son récit. Nous entendrons ici la pluralité du sens du mot émotion : non seulement geste de surface mais aussi résonnance intérieure.
15Hésiode montre comment Aphrodite construit, par sa marche sensuelle, un monde qui relie le monde d’avant sa naissance (le monde de l’enfance narcissique, pur corps) et celui des hommes (le récit intègre la génitalité). Chaque limitation, castration, force à une réorganisation interne. Le fait qu’ici elle soit réelle marque la fragilité de la différence des espaces imaginaires et réels, de la sensation brute et de la pensée. Dans la Théogonie d’Hésiode, Aphrodite est née de l’écume formée par le sperme de Cronos “chair immortelle” après qu’il eut été émasculé. Le monde est en train de se constituer mais il n’est pas encore humanisé. Il correspond à ce que la psychanalyse appelle “l’âge d’or” : “Pour le psychanalyste, l’âge d’or correspond à celui qui ignore le temps et l’état de dépendance vis-à-vis d’une autre personne…”3.
16Un âge narcissique où les dieux sont tout puissants, immortels et dominés par leur pulsionnalité tel que l’est le bébé. La castration du Ciel est un premier ordonnancement qui ouvre justement à la subjectivation. Ainsi la castration du Ciel a transformé l’Éros primordial, décrit dans les premiers temps de la Théogonie, un Eros qui délie en un Éros qui relie. N’est-ce pas l’enjeu de l’intégration pulsionnelle adolescente : relier en soi ses sensations anciennes et nouvelles ? De fait, la description qu’en fait Hésiode est celle d’une mise en place de la reconnaissance d’une conflictualisation entre la pulsion libidinale et des instances surmoïques, figurées dans le mythe par les Érinyes vengeresses.
17Dans le début de la Théogonie d’Hésiode les conflits étaient exprimés de manière explicite, les meurtres de tout ordre sont admis, parricides, infanticides. Comme le clivage est le mécanisme de défense principal, les unions incestueuses ou consanguines ne suscitent pas de troubles. Le conflit est narcissique et se situe dans le champ de la possession de l’autre. Il n’est nullement question d’un conflit interne organisé autour d’une culpabilité consciente. Nous entendons une analogie avec les processus originaires. Le mouvement, prépondérant chez Aphrodite, est le signe du passage d’un monde dans une logique narcissique du “tout narcissique” vers une logique plus complexe où une première castration a été introjectée. Le manque a transformé le besoin immédiat en désir, il ouvre à l’autoérotisme pour les détails, aux prémisses d’une sphère intime, secrète. La tendresse du sourire d’Aphrodite attire à elle les secrets, c’est peut-être parce qu’elle est aussi une figure de l’intime, du murmure érotique, de mots qui ne peuvent être énoncés sans un voile. Elle marche et son mouvement représente la transformation d’un Éros primordial, informe vers une représentation d’un Éros qui va vers un objet. Elle saisit un objet, ici la foule des hommes, indistincte, anonyme. Le discours de son être, non verbal, enjoint l’objet à le contenir par des mots. Elle incarne cet entre-deux, entre mythe et récit.
18L’environnement n’est plus entièrement vécu comme une menace car le Moi s’étaye sur un objet interne moins fragmenté, un sentiment de soi plus continu, en lien avec l’autre. Alors s’établit l’érotisation de l’attente, de la reconnaissance d’un objet de désir qui va organiser les mouvements pulsionnels (M. Klein 1934 formule l’hypothèse d’un agent organisateur).
19Le chant poétique intemporel d’Hésiode résonne, chez le lecteur, l’auditeur passé et présent, de la même manière que l’adolescent convoque son environnement dans une actualité qui est hors du temps. La musicalité du chant renvoie à la communication primaire entre le bébé et son environnement, c’est un filtre qui donne des contenants aux éprouvés bruts. Nous voyons se mettre en place le voile qui atténue la crudité et la violence des corps. Il est presque concret chez Aphrodite. C’est une figuration alors qu’il est métaphorique chez Proust, ainsi que nous le verrons. Chez ce dernier, il est niché dans la structuration de son récit, dans ses “surimpressions sensorielles” nous dit J. Kristeva (2000). Parce qu’il se remémore, par identification, le lecteur est amené de manière inconsciente à suivre ce même mouvement psychique. Le passage de l’image à la pensée est une autre étape dans le parcours identitaire.
Deuxième mouvement : un conflit
20Le mouvement peut être la figuration d’un conflit non admis par le sujet : il a besoin de l’agir pour ensuite le raconter. Cette mise en récit est la preuve d’une vie psychique délimitée par des filtres, des censures. Ces contraintes psychiques poussent à la créativité mais peuvent aussi se rigidifier. Ainsi, un autre mouvement consistera à assouplir ces filtres, à les complexifier à l’intérieur même du sujet. En effet, dès lors que des frontières ont été établies, il faudra entre elles construire des voies de circulation avec ses codes, ses interdits et ses conflits. Les tensions entre désir et interdit peuvent conduire à des lignes de démarcations clivantes mais également à des frontières plus souples. C’est alors que les émotions font partie des mouvements psychiques qui ne sont plus uniquement corporels. Lorsqu’Œdipe, de Sophocle, est en rage, il frappe ; lorsqu’il angoisse, il se met en route ; lorsqu’il est détresse, il s’aveugle… Il y a toujours du mouvement du corps dans le mouvement émotionnel. C’est ce passage du mouvement à l’émotion qui nous intéresse.
21Dans la pièce de Sophocle, Œdipe est énervé par ce qu’un homme a dit de lui qu’il est “un enfant supposé”, et il va chercher réponse auprès de ses parents, leur réponse n’efface pas le doute et il va vers l’oracle.
“En cachette de mes parents, je me mets en route pour Delphes”. (Soph., O. R., 788)
22Œdipe est en mouvement. Après avoir consulté l’oracle, il le fuit, il se met en marche : le mouvement est une fuite. L’oracle avait prédit : “J’étais voué à m’accoupler avec ma mère, à faire venir en ce monde une lignée abominable et être l’assassin de celui dont je suis né, mon père”, v. 791. Œdipe se dit à une bifurcation, il incarne le doute névrotique : il choisit une voie. Ce sera celle où il “tue tout le monde”, dont cet homme qui se trouvera être son père. Son aveuglement le conduit à toutes les places : enquêteur, juge et coupable… Ceci rend son jeu pathétique et exaspérant, arrogant et désespéré.
23Son mouvement est double : il est une marche où il lutte avec un conflit interne dont il évacue la tension par le passage à l’acte meurtrier. Le récit, par l’enquête, viendra dans un deuxième temps. Dans une dynamique inverse à celle de l’Aphrodite d’Hésiode, Œdipe retourne au mouvement primaire des corps par son acte meurtrier. Son passage à l’acte est la conquête de son propre mouvement interne dont il redélimite les contours. Sans le comprendre encore, il ressent qu’il agit en son nom mais aussi au nom de l’oracle tragique. Jusque là dépossédé d’une part de son identité, il en conquiert l’entièreté…. et de ce fait accomplit la tragédie. C’est bien ce paradoxe que rapporte D. W. Winnicott (1971) à propos du self. Lorsque le vrai self, qu’il définit comme un mouvement spontané, a été réprimé, le sujet ne trouve plus que des voies pathologiques pour s’exprimer. Œdipe confond le vrai de la nature pulsionnelle, avec la vérité, construction consciente. Lorsqu’il est en déroute, il est dans le vrai de son conflit psychique ; lorsqu’il raisonne, il touche au tragique car il est dans la confusion névrotique. Œdipe se met alors en exil, comme certains adolescents qui retournent contre eux leur angoisse et s’isolent.
Troisième mouvement : une voie intime
24Un dernier mouvement est celui, intérieur, des rêves éveillés, des voies intimes et secrètes qui sont autant de voyages immobiles. La conquête identitaire se passe désormais d’une mise en acte concrète, les sensations ne sont plus fragmentées et projetées, elles sont intégrées en mille et un détails qui tissent une toile féconde. Le sujet a accès à d’autres mondes en lui, Proust chemine en lui vers ses autres qu’il a rencontrés et introjectés.
25Dans le passage de la Madeleine dans Du côté de chez Swann, le petit Proust commence un voyage mémoriel par la sensation vers la représentation. Le saisissement jouissif qu’il éprouve dans la sensation gustative s’apparente avec ce que R. Roussillon (2008) nomme le trauma orgasmique de l’adolescent. Il est saisi par la possibilité de cet orgasme. Voyage complexe qui ouvre à de multiples remous. “Toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher”, il goûte la madeleine et ressent une “puissante joie” qui le fait retrouver son essence divine, immortelle. Le second temps est une plongée dans ses souvenirs, il cherche activement après le saisissement du sensoriel :
“Ce qui palpite au fond de moi ce doit être le souvenir visuel lié à cette saveur. [...] Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche à Combray […] ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. [...] Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir”. (Proust, Du côté de chez Swann)
26Le mouvement dans cet extrait se situe presque exclusivement sur le plan imaginaire si ce n’est le geste initial de tremper la madeleine qui est une ouverture vers tous les autres mondes internes. Tout comme Œdipe se met en mouvement vers l’oracle, l’élan qui le porte est un mélange d’inconnu et de connu. Pour Œdipe c’est un savoir venu de l’oracle, pour Proust c’est une sensation qu’il connaît sans la rattacher à une représentation. L’un comme l’autre sont déroutés et vont chercher à lier la connaissance de la tête avec celle du corps. Tous deux sont en quête de vérité mais la façon dont ils ont intégré l’énigme détermine la différence entre roman et tragédie. En effet, l’énigme fait œuvre dans la structure narrative de Proust ainsi que dans son contenu où, de la sensation à la sublimation, il nous invite à des temporalités multiples, complexes, contradictoires mais tolérées sous l’alibi romanesque.
27Proust, pour se comprendre, comme un adolescent, isole chacune de ses sensations. Il se centre au mieux sur la seule et unique qu’il pense avoir reconnue comme source de son plaisir : la saveur de la madeleine. Il est dans la maîtrise d’un processus psychique de retour à la sensation unique pour ensuite le reconstruire avec l’émotion. Ce faisant il raccroche d’autres représentations, d’autres souvenirs. C’est un processus similaire à l’adolescent à une différence fondamentale : l’adolescent ne maîtrise pas ce processus, il le subit et l’exprime dans le mouvement du corps.
28Notre conclusion serait que l’intégration du mouvement des corps peut conduire à ces mouvements intimes, mais sont-ils encore des mouvements adolescents ? Nous poursuivrons cette hypothèse en examinant la causalité du récit. La construction identitaire de l’adolescent se comprend par la façon dont il est en lien avec son environnement. Nous supposons que les liens de causalité dans les œuvres étudiées relèvent de différents moments dans le processus adolescent.
29La causalité du texte d’Hésiode et celle du roman de Proust sont relativistes : elles intègrent l’incertitude, l’aléatoire dans le déroulement du récit. Nous suivons le cheminement d’Aphrodite, nous écoutons ses manières, nous allons avec Proust du choc sensoriel à ses reconstructions mémorielles, allant de son palais buccal à cet autre palais qu’était Combray… La tragédie est tout autre car elle est déterministe. Elle l’est dans le temps et dans la forme : il ne peut y avoir que trois acteurs, il ne peut y avoir d’issue autre que celle énoncée en début de la pièce par le chœur. L’intensité tragique tient d’ailleurs en cela. Chez l’adolescent, il est des moments où nous retrouvons cette intensité tragique lorsque justement, de manière défensive, il tente de reconstruire son univers à l’aune de ses angoisses. Ainsi, pour lutter contre son impuissance ressurgit une dictature toute narcissique et déterministe : il ne peut y avoir d’autres façons de penser ou de vivre que les siennes.
Texte et mise en contexte
30Le travail analytique consiste à construire le fait psychique à partir de son effet. Les liens entre le corps du texte et son auditoire pourraient être comparés avec la construction d’une réalité psychique distincte de la réalité externe. Ainsi, la poésie suggère plus qu’elle n’impose une vision de la réalité, elle permet d’interroger l’évidence par la chimère. Il se crée un espace de jeu, hors du réalisme intellectuel, entre organique, spirituel et émotionnel, où la violence pubertaire peut être accueillie. La créativité primaire4 s’appuie sur des expériences déjà vécues. C’est entre autres par la façon dont il a vécu ses expériences originaires que l’adolescent va créer une traduction actuelle de ses éprouvés en sensation. Or, comme le bébé a besoin d’un environnement-transformateur pour comprendre ses éprouvés, l’adolescent convoque de même sa famille, ses amis pour co-créer. Le groupe de pairs des adolescents est si important qu’il devient le garant de l’identité du sujet, dans la façon dont il reçoit les projections, les contient et éventuellement les transforme. Ainsi, Aphrodite est accompagnée dans sa marche par Éros, elle s’adresse aux hommes qui la regarde, l’écoute. Œdipe s’exprime sous le regard de compagnons.
31L’identification entre l’objet et le sujet prend de nouvelles dimensions qui ouvrent à la différenciation entre soi et non-soi. N’est-ce pas ce que demande l’adolescent ? Un auditoire présent, un “lecteur en présence” nous dit Golse. Ainsi, si “interpréter un rêve ou un mythe, c’est interpréter du déjà interprété” comme l’a écrit A. Green (1980), interpréter un mythe à travers le récit du tragique, c’est donner à notre interprétation un degré de plus d’abstraction.
32En effet, la création et plus particulièrement la création littéraire, en ce qu’elle utilise des mots pour plaire à un autre qui est absent, est un processus de transformation. Écrire pour un lectorat s’inscrit dans une scène triangulée car elle introduit un spectateur qui est inclus dans ce jeu de voix et de regard. Le miroir que représente le spectateur a cette fonction réflexive du visage de la mère. C’est à ce moment qu’un récit s’inaugure porté par le chœur antique chez Sophocle. Ce chœur indistinct nous fait penser à l’environnement peu différencié des premiers temps de la vie du bébé et vers lequel il se tourne pour se découvrir et comprendre le monde qui l’entoure.
33Dans la Grèce antique, le mode de transmission était essentiellement oral ce qui implique un rapport à l’auditoire différent, il y a une communication émotionnelle plus immédiate, une séduction plus directement charnelle puisqu’elle passe par une multiplicité de sensorialités. À ce titre, Vernant considère qu’Hésiode est une passerelle entre la tradition strictement orale de transmission des mythes et une transcription écrite. L’implication est à la fois plus directe que le roman écrit mais aussi moins transformé, moins organisé encore, correspondant à des moments d’ouverture psychique. Nous proposons l’hypothèse suivante : s’il y a nécessité de la présence physique d’un auditoire c’est que, peut-être, il n’a pas d’objet interne suffisamment stable. Nous pouvons donc comprendre où en est l’adolescent dans sa construction psychique à la façon dont il utilise son auditoire
Conclusion : quand l’art rencontre la manière, naît l’humain
34Comment l’adolescent voyage-t-il de ses terres enfantines à celles adultes ? Comment métaphorise-t-il son choc pubertaire ?
35L’intégration est sensuelle pour Aphrodite, la compréhension intellectuelle pour Œdipe, deux formes du présent, tournées vers l’avenir ou le passé. Aphrodite met un voile sur la violence (la castration de son père) et la sensualise. Œdipe la met au jour mais il scinde affect et représentation. L’intellectualisation dans la maitrise consciente d’Œdipe, l’hypersensualisation d’Aphrodite seraient des propositions subjectives à l’effraction – ici nous avons parlé de celle pubertaire. Chez Proust, il en va autrement puisque tout se joue dans son théâtre intime.
36Les manières d’être d’Aphrodite convoquent la conflictualité d’un discours précoce et d’une énonciation en devenir. Elle incarne la possibilité d’une profondeur, d’un mystère propre à l’espace intime. Est-ce que le thérapeute, la famille ne pourraient pas se penser comme ce théâtre antique ? Théâtre au jeu multiple des regards car théâtre vivant où le spectateur est aussi l’incarnation d’Aphrodite, comme le thérapeute incarne dans toute sa caisse de résonnance sensorielle les projections du patient ? Accueillir l’émoi de la brutalité adolescente exige de la part de l’objet d’accepter d’être un indifférencier sur lequel l’adolescent viendra construire son individualité. Les mythes sont un soutien à la créativité primaire nécessaire de l’analyste. En effet, la terre poétique se prête à de nombreux territoires.
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Université de Provence, Aix-Marseille
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