De Théron le pirate à Le Golif dit Borgnefesse : drapeau noir sur la fiction !
p. 275-283
Texte intégral
Introduction
1Les caractéristiques du personnage essentiellement romanesque qu’est le pirate se trouvent réunies dans la figure de Théron qui sévit dans le roman de Chariton, Chéréas et Callirhoé. Il est, comme l’ont montré plusieurs études, la figure de pirate la plus aboutie et la plus complète de tous les romans grecs. Il quitte même, pendant un moment, sa fonction circonstancielle pour devenir, à la faveur d’une sorte de décentrement de l’action romanesque, le personnage principal d’un épisode au cours duquel il se fait aussi narrateur.
2La plupart des traits qui le caractérisent vont se retrouver à la fin du xixe s. et au début du xxe dans le roman : la figure du pirate y atteint sa plénitude en même temps qu’en est signalée la disparition. Les caractéristiques de l’épisode de Théron, les potentialités romanesques qu’il offre nous ont semblé trouver un développement intéressant dans une série de récits de pirates écrits en français dans les années 1900-1950 par l’écrivain belge Albert t’Serstevens1, par Pierre Mac Orlan2, et même, un peu plus tôt, par Marcel Schwob3, dans les quatre “Vies de pirates” de ses Vies imaginaires. Ces écrivains, qui entretenaient entre eux des liens d’amitié ou d’estime, écrivent tous bien après le grand âge d’or de la flibuste (des xviie et xviiie s.) mais ils situent leurs œuvres dans les Caraïbes de cette grande époque ; ils sont tous lecteurs et admirateurs de Stevenson4 et de Defoe5 bien sûr, comme l’est également Björn Larsson6 auteur en 1994, en suédois, d’un récit autobiographique, adressé à Defoe, et partiellement à Jim Hawkins, et fait par Long John Silver, le pirate de L’Ile au trésor, qui reste la référence fascinante, le pirate par excellence. Nous nous intéresserons ici au pirate, à celui qui devient le protagoniste du récit, hissant ainsi le drapeau noir sur la fiction.
La fortune du pirate : de la péripétie à l’intrigue principale
L’épisode Théron chez Chariton
3Dans le roman grec, les pirates font partie des dangers récurrents auxquels les héros sont confrontés. Le roman de Chariton d’Aphrodise, Chéréas et Callirhoé, probablement le plus ancien de ceux qui nous sont parvenus, présente toutes les caractéristiques du genre, que l’on retrouvera par la suite chez Achille Tatius ou Héliodore : deux jeunes gens beaux et nobles s’aiment, mais le sort les sépare et les confronte à toutes sortes d’épreuves qu’ils surmontent avant de se retrouver. À la suite d’un complot ourdi par des prétendants jaloux, Chéréas, jeune époux de Callirhoé, lui donne un coup de pied et chacun la croit morte. L’histoire pourrait s’arrêter là, et le roman s’achever avant même d’avoir commencé. C’est alors que s’ouvre une séquence narrative, dont le personnage principal est “un certain Théron, fort méchant homme, qui naviguait sur la mer, plein de mauvaises intentions, et avec un équipage de pirates, pour attaquer les ports”7. Théron et ses hommes vont piller le tombeau, enlever la jeune fille qui s’est réveillée entre temps, et la vendre, relançant ainsi la succession des aventures qui aboutit finalement aux retrouvailles des époux.
4Cependant, dans la superstructure qui présente toutes ces aventures, l’épisode Théron constitue, plus qu’une péripétie, une unité narrative, dont le protagoniste, significativement, est nommé dès l’ouverture : “Il y avait un certain Théron…”. La séquence s’achève avec la mort du protagoniste, crucifié face à la mer. L’effet de clôture est renforcé par le renversement des perspectives : du “tombeau magnifique, près de la mer, placé de telle sorte que même de très loin, au large, il était visible”, à la croix, du haut de laquelle Théron “voyait cette mer sur laquelle il avait emmenée prisonnière la fille d’Hermocrate8”.
5Le personnage de Théron est relativement travaillé : son habileté se déploie dans les nombreux discours qu’il adresse à ses hommes, à sa victime, aux Syracusains ; plusieurs monologues donnent accès à son intériorité. Le pirate, du fait de l’épaisseur qui lui est ainsi conférée, dépasse alors le simple type pour devenir le protagoniste d’un récit dans le récit, le héros du “roman de Théron”.
6L’histoire principale et l’intrigue secondaire sont reliées l’une à l’autre par un savant effet de tissage : l’épisode Théron a son unité et sa cohérence, qui ne nuit cependant pas à la progression du récit. Il s’organise ainsi en deux parties. Dans la première, au livre 1, se succèdent le désir du trésor qui amorce l’action, le recrutement de l’équipage, le pillage et l’enlèvement, l’élaboration de plans d’action, les décisions prises au cours de “conseils” dirigés par le chef, les escales pour faire de l’eau et des provisions, la vente de la captive et la fuite des pirates. Fin de l’épisode, donc, apparemment : il ne sera question des pirates qu’indirectement dans le livre 2. Surprise et délices du lecteur : on retrouve les pirates au livre 3, et on suit Théron jusqu’au dénouement véritable de la séquence : la tempête, la lente agonie des pirates au milieu de leur or, la rencontre providentielle de la trière de Chéréas et du brigantin de Théron, son interrogatoire, sa comparution devant l’assemblée de Syracuse, son supplice, ses aveux (partiels !) et sa condamnation.
Le recentrement de l’intrigue autour du pirate
7Malgré l’unité que présente cet épisode et son importance dans la narration, Théron n’occupe dans le roman de Chariton qu’une place secondaire. Le pirate est, en revanche la figure principale de nos récits. Ces œuvres ne sont pas, à proprement parler, des “romans d’aventures maritimes”, ni ne font partie des grands romans corsaires, ce sont des récits à la première personne, souvent constitués de courts chapitres dont chacun forme un tout, relié néanmoins subtilement aux autres, et dont le pirate peut être le protagoniste, ou le héros narrateur. De même que Théron est “pirate, conteur et narrateur”, selon le mot de Dimitri Kasprzyk9, tous ces pirates, qu’ils soient flibustiers ou forbans, croisent divers personnages qu’ils enlèvent, rançonnent, et dont ils interrompent le parcours, et ils racontent ces aventures. À la différence du roman grec, le récit n’accompagne jamais les victimes ; seule l’aventure des pirates semble mériter d’être rapportée, et constitue le mouvement même du récit. Nous ne nous sommes pas astreintes à une distinction rigoureuse entre boucaniers, flibustiers, corsaires, Gentilshommes de Fortune ou de mer, Frères de la Côte, etc. Ces distinctions, réelles et importantes sur les plans historiques et juridiques, sont peu pertinentes sur le plan de l’imaginaire : tous sont pour nous des pirates et la frontière entre ces catégories se révèle poreuse dans les romans de pirates. De même que Théron est désigné tantôt comme pirate, brigand10 ou pilleur de tombes11, tantôt comme marchand12, nos héros pirates, s’ils se refusent parfois à devenir “forbans”, comme Borgnefesse13, usent pour se désigner eux-mêmes de ces diverses appellations.
8Deux traits principaux soulignent le passage du pirate, figure souvent collective et anonyme, au pirate romanesque : il se distingue par son nom et par sa fonction de narrateur.
Le nom du pirate
9La figure du pirate prend consistance à partir du moment où il a un nom, déterminé, dans la fiction, par le choix du romancier : ainsi Théron, chez Chariton, dont le nom évoque un tyran de Sicile, cadre géographique initial du roman. L’onomastique contribue alors au jeu que l’auteur établit entre fiction et réalité. À cela on peut ajouter les échos établis entre ce nom et le verbe θήρω, chasser, ou le nom θήρ, la bête sauvage14. Le nom de Théron renverrait donc, pour le lecteur, à la Sicile et à la prédation, c’est-à-dire au lieu et à l’activité du personnage. Il désigne le pirate comme un prédateur, un obstacle terrifiant à surmonter, et contribue à définir sa fonction romanesque.
10La détermination est d’autant plus grande quand le nom est choisi par le pirate lui-même ou par ses compagnons. Albert t’Serstevens, note dans sa “présentation” des Cahiers de Borgnefesse : “C’était une coutume courante, parmi les flibustiers des Antilles, de dissimuler leur véritable nom, et la plupart ne sont connus que par leur sobriquet”. Cette coutume s’explique bien sûr, par l’illégalité des activités, mais on constate aussi que le nom est souvent constitutif de l’identité du pirate, car il se conquiert. Quand il ne se contente pas de renseigner sur l’origine géographique (Le Nantais, Zénophane de Thurium, Ménon de Messine), il est porteur d’une histoire ou même de plusieurs, comme on peut le lire dans Les Corsaires du roi, p. 77 : “Moi je vous raconterai l’histoire du capitaine Le Rouge, qu’on appelait comme ça je ne sais trop pour quelles raisons, ou bien à cause de sa face cuite par le soleil et la mer, ou bien à cause de son poil de rousseau, ou encore parce qu’il apparaissait dans la mémoire des gens plus sanglant qu’un boucher, avec, sur la figure, le reflet des paroisses qu’il avait incendiées…”.
11Il y a donc un récit de l’origine du nom, qui peut être aussi le récit de l’événement par lequel le pirate devient lui-même. Après qu’un boulet, par ricochet, lui a “emporté tout le gras de la fesse gauche”, le sobriquet de Borgnefesse fait oublier le nom de Le Golif. Ce nom “héroïque” (ici par antiphrase puisque notre pirate précise bien qu’il n’a “jamais montré que (son) visage à l’ennemi”) se conquiert comme un titre (“Capitaine de la flibuste”) et c’est celui que l’on retient : on connaît ainsi mieux Barbe-Noire que le capitaine Teach. Et si Théron est nommé dès son entrée dans le récit, il est intéressant de comparer la première expression qui le désigne, “un certain Théron”, et celles par lesquelles on l’évoque ensuite : le fameux “Théron le pirate”.
12Le nom peut même devenir support de rêveries comme celles auxquelles se livre Schwob sur celui du capitaine Kid. Une page entière de la biographie qui est pourtant très brève est consacrée aux origines possibles de ce nom (“le chevreau”), dont au moins deux sont reprises par Mac Orlan dans Le Chant de l’équipage : les gants de chevreau qu’aurait porté le capitaine, le cuir des sacs enfermant les richesses, et peut-être l’animal dénicheur de trésor (chevreau noir ou cochon truffier). Or Kid n’est pas un pseudonyme dans la réalité : les différentes explications sont de l’invention de Schwob, qui à partir du nom tisse ensemble réalité et fiction.
Des pirates narrateurs
13Mais encore faut-il que ce nom parvienne à la postérité et se fixe dans la mémoire par les histoires auxquelles il est associé. À la différence de Théron, les pirates de nos récits mettent en scène de véritables personnages, dont l’histoire, la leur ou celle d’un autre flibustier, appartient à un passé révolu.
14C’est à terre généralement que, comme Théron, le pirate devient narrateur, selon des dispositifs narratifs très divers. Des pirates qui ont quitté, ou provisoirement suspendu leur vie aventureuse de brigands des mers, échappant ainsi au gibet, racontent alors ce que furent les pirates. Chacun d’entre eux insiste sur l’authenticité et sur la vérité de son récit, qu’il oppose au roman où se complaît “l’imagination des gens d’esprit”, comme il est dit dans Les Corsaires du roi. L’écrivain du bord rapporte en une succession de récits enchâssés, comment des flibustiers français et leurs prisonniers anglais, célébrèrent sur une île des Antilles la fête du Roi autour d’un boucan de cochon, c’est-à-dire d’un considérable barbecue. Pour meubler l’attente et agrémenter le banquet, chacun doit, comme dans L’Heptameron15 par exemple, raconter, sous l’arbitrage d’une dame anglaise, une belle histoire de flibuste. Cruelles, merveilleuse ou émouvantes, elles sont l’occasion de variations sur la figure et l’univers des pirates et la manifestation d’un plaisir de conter.
15Dans ses Cahiers Louis, Adhémar, Timothée Le Golif, dit Borgnefesse “personnage de haut relief” raconte, également “sur un ton gaillard” sa vie de capitaine de la Flibuste aux Caraïbes. Il aurait quitté l’île de la Tortue et la flibuste, après la paix de Nimègue (en 1678) pour rentrer en France et aurait écrit ses Mémoires, sur un manuscrit retrouvé en 1945, un peu brûlé, dans une vieille malle d’une maison bombardée de Saint-Malo par un ami de t’Serstevens. Ce dernier se serait contenté de couper et de remettre en forme le récit “authentique” fait par ce “vieil homme” de ses propres aventures ou de celles dont il a personnellement entendu le récit : se succèdent la capture, puis la perte du “Jovial Tiburon”, son bateau ; la prise d’un galion espagnol ; “l’estropiade” qui lui défigura “la fesse gauche” ; le duel et les amours du capitaine Fulbert ; les abominations commises par Forlicar qui “tout comme César fut arrêté sur le chemin de la gloire” par une femme mauvaise ; des apparitions merveilleuses, etc.
16C’est encore à un vieux pirate amnistié, “à la retraite”, pourrait-on dire que Mac Orlan, donne la parole dans À bord de l’Étoile – Matutine. Il conte, dit-il, “une belle existence qui n’est plus la [sienne], mais celle d’un personnage enclos dans un livre”. Endossant la fonction de narrateur, il y manifeste une habileté, caractéristique du pirate depuis Théron
Le pirate et la fiction
Figure de conteur et de romancier
17Le statut particulier de Théron, “panourgos”, “homme prêt à tout” aussi bien qu’“homme à tout faire du romancier”, a fait l’objet d’une étude de Dimitri Kasprzyk16, nous en retrouvons un certain nombre de prolongements dans nos romans modernes. Lointain descendant d’Ulysse dont il adopte plusieurs traits, Théron est remarquable par son esprit d’invention. C’est que son activité consiste essentiellement à manigancer des intrigues, à combiner des plans dont les détails sont minutieusement élaborés : en d’autres termes, il organise son aventure avant de la vivre. À ce titre, il est par excellence créateur de fiction et le double du romancier. Lorsque Théron pénètre dans le tombeau, alors que ses compagnons sont terrorisés par ce qu’ils croient être un fantôme, la vitesse à laquelle Théron comprend la situation, pourtant très extraordinaire, de Callirhoé, confirme le caractère éminemment romanesque du pirate, qui réfléchit selon la logique de son univers, celui du roman. Dans Le Chant de l’équipage de Mac Orlan, la carte au trésor est un faux (excellemment exécuté au demeurant), destiné à escroquer un vieil original passionné d’aventures maritimes. Et c’est le malheureux Joseph Krühl, future victime, qui élabore le roman dont il veut être le héros à partir des signes qui lui sont donnés et de ses lectures nombreuses : l’escroc n’a plus qu’à se faire auditeur du récit dont il a esquissé les pistes.
18À cette capacité créatrice s’ajoute un talent de conteur, dont le pirate révèle toutes les facettes au cours du roman de Chariton : fabricant de mensonge et de ruses, il tente de tromper Callirhoé par des ποικίλαις ἐπινοίαις (1.11). Puis il invente une histoire pour Léonas (1.12.8), à qui il veut vendre sa captive, et donc dissimuler l’origine de son acquisition. Et puis au livre 3 Théron est traduit devant l’assemblée des Syracusains, dans le théâtre (ce n’est évidemment pas un hasard), où il se présente sous le nom de Démétrios, Crétois (donc menteur), sauvé des dangers de la bonace par sa piété.
19Le talent de Théron ne se mesure pas tant à l’efficacité de son mensonge (en tant que “méchant”, il est programmé pour échouer et être tué, le narrateur l’annonce explicitement) qu’à la manière réjouissante dont il s’empare des éléments “réels”, si l’on peut dire, et de références mythiques, pour les reconfigurer.
20Démasqué par un pêcheur qui l’a reconnu, le faux Crétois avoue sous la torture et livre un second récit qui corrige le premier. Celui-ci est factuel, sec, sans appel à l’émotion et avec l’aridité d’une déposition. Il s’agit cependant encore d’un mensonge, par omission cette fois, puisque Théron ne dit pas à qui il a vendu Callirhoé. S’agit-il encore d’une ruse pour avoir la vie sauve, en se rendant indispensable par cette information qu’il garde secrète ? En tout cas, Théron ici applique le conseil que John Silver donne à un mousse au début du récit de Larsson : “S’ils veulent faire leur chemin dans la vie, les jeunes doivent être capables de raconter une histoire. Sinon, on se fait mener en bateau un nombre incalculable de fois”. C’est précisément ce qui arrive à Walter Kennedy, le “pirate illettré”, dans les Vies imaginaires. Borgnefesse est, quant à lui, un conteur hors pair, capable de tenir son lecteur en haleine, de l’effrayer, de se présenter avantageusement en séducteur délicat avec les personnes “du sexe”, voire de l’édifier par quelque sentence de haute tenue...
21Cet art de conter est manifeste dans Les Corsaires du roi : chacun des narrateurs successifs non seulement est mis en scène avec sa figure et sa voix propres, avec la singularité du ton qui est le sien, mais chacun d’entre eux s’attache à varier les procédés de captatio ; à ménager l’attente des auditeurs (9) tout en jouant avec leurs réactions spontanées (6 : “j’entends à vos murmures, Messieurs, que vous connaissez tous cet illustre personnage”) ; tous maîtrisent l’art de la composition (on songe à la saisissante évocation, en symétrie, du Paradis et de l’enfer en 14) et le sens de la chute (18 ou 9). Non seulement, ils savent jouer sur les ressorts du pathétique ou du comique, dont les effets sur l’auditoire sont soulignés par le narrateur du récit cadre, mais ils ne reculent pas devant le pastiche explicite ou les références plus discrètes : ainsi Pelouet dans “L’Étreinte de Machemoure” cite un vers de Corneille “qu’il est beau de mourir avec ses ennemis” avant de raconter “comment un corsaire du roi sait accueillir la mort anglaise” ; et le capitaine Lambert a sans doute lu “Le Scarabée d’or” dont tant d’éléments (la quête d’un trésor et sa découverte par la résolution d’une énigme) sont présents dans son récit “La main d’or au 1er juin”.
22Tous ces récits faits pour le plaisir gagnent en effet le cœur de Mrs Sheperd, l’arbitre du concours : “il n’est, dit-elle, pas un seul d’entre vous dont le récit ne m’ait émue […] mais, s’il nous faut admirer le fond de l’aventure, il nous faut récompenser l’art du conteur”. Or, c’est bien l’art de ces récits qui la convertit à la vie flibustière, qu’elle demande à partager : “il fut décidé qu’elle serait des nôtres désormais”.
Le pirate et la mer : un espace essentiellement romanesque
23Le décentrement qui a fait du pirate le protagoniste principal du récit et son narrateur modifie également la représentation des espaces dans lesquels il évolue, et particulièrement de la mer. Dans les romans grecs, le pirate, bien sûr, se déplace sur la mer et l’on voit Théron et son équipage (1.7) guetter au large du port de Syracuse, puis naviguer là où la brise de poupe les pousse, caboter le long des îles et cités côtières (1.11), et se rendre en Ionie avant de se diriger vers la Crête. C’est alors que le mauvais temps les surprend et qu’ils sont contraints à “errer sur les flots déserts” (3.3). Mais, dans les romans grecs, la mer est peu décrite pour elle-même17 sinon en ces deux occasions topiques, héritées de l’épopée : la tempête et le calme plat, qui conduisent les pirates “à deux doigts partout de la mort”18.
24Dans nos récits, la mer est également un “espace référentiel”, dans lequel abondent les noms de lieux réels, dont certains sont intimement liés à la Flibuste (l’île de la Tortue, Véra Cruz, ou Maracaïbo). Elle se présente comme “le cadre naturel”19 “indispensable à l’action des hommes groupés sous le pavillon noir”. S’y déroulent les scènes attendues : ruses de guerre, abordage ou combats, tempêtes et naufrages divers. Mais ces épisodes sont relativement peu nombreux, quand ils ne sont pas escamotés par une opportune défaillance du manuscrit (Les Cahiers de Borgnefesse) ou par un renvoi à l’expérience personnelle de l’auditeur (Les Corsaires du roi).
25Plus souvent, la mer y apparaît comme le lieu poétique, de l’effroi et du merveilleux, tissé de références littéraires. Certaines scènes semblent, là encore, le développement de situations esquissées dans le roman grec. Ainsi, comment ne pas songer au brigantin de Théron, avec son équipage de cadavres, morts de faim et de soif sur leur tas d’or20 tandis que Théron l’astucieux a réussi à dérober à ses compagnons de quoi boire, lorsqu’on lit le récit du Nouguéro, l’un des héros de t’Serstevens (8) : après une tempête et un froid glacial, les marins sont pris dans la chaleur étrange d’un courant bleu indigo (la mer violette !) : ils dérivent pendant des jours, mourant de faim, de soif et de maladie tandis que se déroule dans les fonds la terrible histoire d’un matelot qui étrangle chaque nuit un des malades pour manger sa ration et faire durer les vivres. Cette même scène de Chariton dans laquelle un navire “sans pilote vogue au gré des vagues” trouve des échos dans cet étrange vaisseau blanc que le capitaine pirate est seul à voir, ou dans “le Grand-Chasse-Foutre”, aux dimensions de l’univers, construit en bois du Paradis et “plein de fillettes pas bégueules”, ou dans le Voltigeur Hollandais “qui étend les brouillards, fait tomber la brise et s’amuse à peindre sur la mer des îles qui n’existent pas”21. De mystérieuses figures féminines apparaissent, comme “la Pucelle de Maracaye” qui guide Borgnefesse vers un galion chargé de richesses ; ou bien encore la dame du Santissimo-Barbastro : veuve d’un jeune hidalgo de la Grande Armada, elle hante le navire anglais jusqu’à ce qu’il coule, et elle s’en va alors “d’un pas fort tranquille, en marchant sur les vagues comme fit Jésus sur le lac de Tibériade” en direction de l’Espagne. On voit encore “le Roi David” sauter sur le tillac, y chanter, puis s’éloigner, tel Dionysos, escorté par les marsouins et les daurades, “et tout à coup entrer dans le soleil” (24). Une sirène y chante “et tous, la bouche ouverte, nous nous laissions charmer, comme les nautoniers d’Ulysse sur les mers anciennes”22. Les écrivains du bord et les flibustiers lettrés ne cessent de dire les mystères et la beauté de la mer (15). Elle était le cadre de l’action, elle devient le décor de la légende. Comme le dit Mac Orlan, “le pirate a fait un pacte avec la mer, qui les sauvera de l’oubli et de la honte vulgaire”.
26On constaterait aisément que la terre, y compris les îles, l’autre espace du pirate, connaît la même transformation : c’est à terre qu’il dilapide ses gains dans “les auberges et les lupanars”, comme le faisait l’équipage de Théron. Ce qui n’occupe qu’une phrase dans le roman grec trouve, plus tard, de larges développements, marqués eux aussi par l’amplification et les références littéraires (qu’on songe au récit du mariage de Borgnefesse, où semble se rejouer le combat des Centaures et des Lapithes23, ou au duel épique et galant, du capitaine Fulbert, nouveau d’Artagnan qui se bat seul contre tous pour l’amour d’une belle et aristocratique señorita).
Conclusion
27Le rapprochement, qui semble se faire de lui-même, entre Théron et ses successeurs pourrait trouver son explication dans une tradition romanesque plus ou moins souterraine, qui proviendrait de la diffusion du roman grec à l’âge classique et de ses imitations par les romanciers baroques et du xviiie s., Prévost notamment et Lesage, dont le Beauchêne, selon François Bessire, manifesterait “l’accession du pirate au rang de héros romanesque”24. Le pirate dans le roman grec, ne peut être qu’une figure secondaire ; dans les récits de pirates, il passe au premier plan, devient même le narrateur, virtuose, de l’histoire flibustière. Elle y devient la matière de récits fabuleux où se mêlent, de manière inséparable, la réalité et la fiction, les pirates authentiques et les héros de romans25. Sans doute le pirate n’est-il devenu cette figure que parce qu’il n’existe plus, qu’il ne peut plus être que sujet de récits, de fables, ou, pour reprendre les mots du poète, qu’“[il n’est] plus que pour avoir péri”. Le Chant de l’équipage constituerait l’ultime renversement : la tombe à piller est la caverne où gît “un jaune sans nez ni oreilles”, fumeur d’opium et gardien non pas du trésor légendaire, mais d’une prodigieuse réserve de boîtes de sardines ; le trésor volé est celui qui repose, depuis le départ, dans la ceinture emplie de diamants que porte Krühl, le fervent et crédule admirateur des grands pirates. Il finit abandonné sur l’île déserte tandis que sur la mer s’éloigne son navire, avec le capitaine qu’enlace la ribaude au jupon rouge tandis que, “à la corne du mat, flotte le pavillon noir”.
Bibliographie
Bibliographie
Guisard, P. et C. Laizé, éd. (2012) : Expériences et représentations de l’espace, Paris.
Kasprzyk, D. (2001) : “Théron, pirate, conteur et narrateur dans le roman de Chariton, Chairéas et Callirhoé”, in : Pouderon 2001, 149-164.
— (2005) : “La mer comme champ de bataille dans le roman de Chariton”, in : Pouderon & Crismani 2005, 179-202.
Linon-Chipon S. et S. Requemora, éd. (2002) : Les Tyrans de la mer : pirates, corsaires et flibustiers, Paris.
Pouderon, B., éd. (2001) : Les Personnages du roman grec. Actes du colloque de Tours, 18-20 novembre 1999, Lyon.
Pouderon, B. et D. Crismani, éd. (2005) : Lieux, décors et paysages de l’ancien roman des origines à Byzance, Lyon.
Soler, J. (2012) : “Itinera facta, itinera ficta. Quelques pistes pour une histoire du récit de voyage dans la littérature latine classique et tardive”, in : Guisard & Laizé 2012, 520-534.
Notes de bas de page
1 Albert t’Serstevens (1886-1974) : Cahiers de Louis, Adhémar, Timothée Le Golif, dit Borgnefesse, Capitaine de la Flibuste, Grasset, 1952 ; Les Corsaires du roi, [1930] 2011.
2 Pierre Mac Orlan (1882-1970) : Le Chant de l’équipage, [1918] 1979 ; À bord de l’Étoile-Matutine, [1920/1934] 1983.
3 Marcel Schwob (1867-1905) : Vies imaginaires, [1896] 2004.
4 Robert Louis Stevenson (1850-1894) : L’Île au trésor, 1883.
5 Daniel Defoe (1680-1731) : Robinson Crusoë, 1719.
6 Björn Larsson : Long John Silver, 1995.
7 Charit. 1.7 : Θήρων γάρ τις ἦν, πανοῦργος ἄνθρωπος, ἐξ ἀδικίας πλέων τὴν θάλασσαν καὶ λῃστὰς ἔχων ὑφορμοῦντας τοῖς λιμέσιν ὀνόματι πορθμείου, πειρατήριον συγκροτῶν. Les traductions sont empruntées à l’édition de Pierre Grimal, Bibliothèque de la Pléiade.
8 Ibid. 3.4.
9 Kasprzyk 2001, 149-164.
10 Θήρων ὁ λῃστής : 2.6 ; 4.3 ; 5.7 ; 6.6…
11 3.2 : ζῇ Καλλιρόη, καὶ τυμβωρύχοι διορύξαντες τὸν τάφον ἔκλεψαν αὐτήν : “Callirhoé est vivante, des pilleurs de tombe ont ouvert son tombeau et l’ont enlevée” ; 8.7 : Hermocrate, puis Chéréas, à l’Assemblée de Syracuse, rappellent encore les mésaventures des héros et citent Théron le pilleur de tombe (Θήρων ὁ τυμβωρύχος), sa comparution devant l’assemblée, la vente de Callirhoé.
12 3.12.
13 Les Cahiers de L.A.T. Le Golif 1952, 215 sq.
14 Trachinos, chef des pirates chez Héliodore, a un lieutenant du nom de Péloros, “le Monstrueux” (5.30), qui convoite Chariclée, et c’est ce personnage que Théagène affronte en combat singulier. On notera au passage que dans ce roman, l’importance de l’onomastique est révélée, en particulier, par l’oracle en 2.35 : “Attention, Delphiens, à celle de qui la grâce est suivie de la gloire ; attention à celui qu’engendra la déesse”.
15 On peut aussi songer à la tradition grecque des contes de fins de banquet “fiction plaisante, fortement marquée d’oralité” ; cf. Soler 2012.
16 Kasprzyk 2001.
17 Kasprzyk 2005, 179 : “loin d’être un paysage voué à l’ekphrasis, la mer est à peine un décor”.
18 Charit. 3.3 ; Héliod. 1.22 ; A. Tat. 3.1 par exemple.
19 À bord de l’Étoile-Matutine, p. 24.
20 Charit. 3.3.
21 t’Serstevens, Les Corsaires du roi, “Paradis et enfer”, p. 95.
22 Mac Orlan, À bord de l’Étoile-Matutine, 6, p. 55.
23 Non sans ressemblance avec le combat qui oppose les pirates des Éthiopiques tandis qu’on prépare le mariage de Chariclée avec Trachinos.
24 Linon-Chipon & Requemora 2002.
25 Mac Orlan, À bord de l’Étoile-Matutine, 10 : “Ce vieux Pierre Lavaret, qui avait navigué avec Flint, et Raveneau de Lussan, un autre gentilhomme de fortune de la même humeur quoique moins célèbre”. Raveneau de Lussan, env. 1664-1689, est surtout connu par son Journal du voyage fait à la mer du Sud, avec les flibustiers de l’Amérique.
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