Les dénominations du champ de bataille dans l’Iliade, l’Ilias Latina, la Thébaïde et le Roman de Thèbes. Linguistique et poétique
p. 245-271
Texte intégral
Introduction
Le “champ de bataille” : essai de caractérisation linguistique et extralinguistique
1Nous souhaiterions commencer cette étude par l’évocation de deux toiles de maître représentant chacune un champ de bataille à l’époque napoléonienne. Ces toiles nous permettent, dans une première approche, de déceler les caractéristiques extralinguistiques de ce qu’est un champ de bataille. Loin d’être “l’espace” d’“une expérience […] rêvée” (comme le soulignait l’argumentaire de cette journée d’études), ces espaces se caractérisent par la désolation, la mêlée et le mélange qui conduisent à la représentation d’un espace désordonné (larges espaces, fumeroles, groupes épars, ruades de chevaux, sol jonché de morts et de blessés, tons ocres pour souligner l’aridité du sol…) :
2Les représentations picturales font donc du champ de bataille un espace déstructuré et ce, dans une double perspective : d’une part, par les combats et les mêlées dont il est le lieu : il est à ce titre intéressant d’évoquer le v. irl. ār qui désigne à la fois le “champ de bataille” et le “carnage” (voir P. Chantraine et al. : s. u. “ἄγρα”), comme si l’un induisait l’autre ; d’autre part, par son caractère contingent, puisque n’importe quelle plaine peut devenir, a priori, un lieu de bataille : il n’y a donc pas d’espace préétabli à accueillir des combats. Ce point est fondamental, parce qu’il explique pourquoi les langues n’ont pas de termes spécifiques : le nom de la “plaine” prend contextuellement la valeur spécifique de “champ de bataille”. Nous essaierons de décrire les mécanismes de cette spécialisation contextuelle.
3Quelques expressions du français confirment la tendance à associer le champ de bataille à un lieu désordonné (voir fr. C’est un véritable champ de bataille), indice que le champ en question ne devient champ de bataille qu’à la vue et à l’issue des combats qui s’y sont déroulés : la désorganisation de l’espace apparaît comme la résultante des luttes, comme le souligneraient, outre le v. irl. ār, des termes comme gr. στίξ,-ιχός F “rangée” / στίχος,-ου M “rang, ligne” ou lat. ordo, inis M ou encore l’expression fr. être rangé en ligne de bataille, qui insistent paradoxalement sur l’ordre et la structure initiale de l’espace : le champ de bataille, avant la bataille, est un espace ayant des armées rangées en formation et possédant, au départ, un esthétisme géométrique sous-tendant une organisation stratégique stricte1.
4Nous souhaiterions, au cours de cette étude, répertorier les différents termes servant à dénoter le champ de bataille, comprendre leur degré de motivation et comparer à la fois plusieurs ères linguistiques (gr. hom., lat. et a. fr.), mais également, comprendre les ressorts poétiques, littéraires et anthropologiques qui conduiraient d’un type de désignation à tel autre.
Présentation du corpus de textes : pour une étude contrastive
5Notre corpus d’étude se fonde sur deux cycles épiques (le cycle iliadique et le cycle thébain), chacun de ces deux cycles comportant deux textes soumis à l’analyse : le premier représentant le texte source (ou hypotexte), soient l’Iliade d’Homère (ixe-viiie s. a. C. ; en 24 chants) et la Thébaïde de Stace (d’époque flavienne ; ier s. p. C. ; en 12 chants) ; le second, une réécriture ou une adaptation de l’hypotexte, soient la traduction latine condensée de l’Iliade, attribuée à Baebius Italicus (aussi appelé l’Homerus Latinus ; l’Ilias Latina, 65 p. C. ; 1076 vers), contemporain de Lucain (dynastie julio-claudienne), et le roman anonyme daté du xiie s. (1150), le Roman de Thèbes (entre 10 230 et 10 563 vers)2.
Les termes dénotant le champ de bataille : approche linguistique
Méthodologie et établissement du corpus des termes à soumettre à l’étude
Une double démarche
6Nous avons tout d’abord adopté une démarche sémasiologique en nous fondant sur le fr. champ de bataille. A. Rey 2010, s. u. “ champ”, souligne néanmoins que le complément déterminatif de bataille est relativement tardif, le fr. champ suffisant, au début de la période médiévale, à dénoter spécifiquement le lieu des combats. La lexicalisation du syntagme, confirmée par l’effacement de l’article, est un moyen trouvé par la langue pour faire le départ entre les emplois agricoles et les emplois militaires du terme :
(1) “Le mot est passé en français pour désigner une étendue de terrain propre à la culture et une étendue propre au combat, seul puis dans le syntagme déterminé champ de la bataille (av. 1283) contracté en champ de bataille (xive s.)” (A. Rey (2010, s. u. “ champ”) ; c’est nous qui soulignons).
7Face au fr. champ, le lat. campus,-i M a trouvé tout naturellement sa place dans la nomenclature d’étude. Mais le terme latin présente les mêmes ambiguïtés sémantiques que le terme français. C’est alors le contexte qui permet de discriminer l’emploi militaire (voir, en (2a) – (3a), les éléments en capitales : combattants renommés, épanchement de sang, mort…) de l’emploi champêtre (voir, en (2b) – (3b), les éléments en capitales : animaux propices à se trouver à la campagne) :
(2) a. Hinc PVGNAT patriae columen MAVORTIVS HECTOR,
illinc Tydides : sternuntur utrimque VIRORVM
corpora per campos et SANGVINE prata rigantur
“Ici COMBAT le pilier de la patrie, LE BELLIQUEUX HECTOR, là le fils de Tydée : des deux côtés sont étendus à travers les champs de bataille les corps DES HÉROS et les prairies sont arrosées DE SANG” (Ital. 5.531-533)
b. Vt LVPVS in campis PECVDES cum uidit apertis,
non actor GREGIS ipse comes, non horrida terret
turba canum…
“Comme lorsqu’UN LOUP a vu DES BÊTES dans des champs à découvert, ni le meneur DU TROUPEAU, lui-même, accompagnateur, ni la terrifiante meute de chiens ne l’effraient…” (Ital. 5.489-491)
(3) a. Li rois d’Archade, vostre amis,
m’a ça, fe il, a vous tramis.
Sachiez que bien i JOINT a droit,
un en lessa u champ TOT FROIT,
le DESTRIER vous tramet ici
“Le roi d’Arcadie, votre ami, dit-il, m’a transmis pour vous ceci. Sachez qu’IL COMBAT bien, avec droiture, il en a laissé un TOUT FROID sur le champ de bataille et vous remet le DESTRIER que voici” (Rom. Thèb., 4611-4615)
b. Lors veïssiez en la praële
tant bon cheval venir SANZ SELE.
Tuit li plus riche et li meillor
FONT AMENER u champ les lor
“Alors vous auriez vu venir dans la prairie beaucoup de bons chevaux SANS SELLE. Tous les hommes les plus riches et les meilleurs FONT AMENER les leurs dans le champ” (Rom. Thèb., 2757-2760)
8Le relevé des termes fr. champ et lat. campus a pu conduire à isoler des termes co-occurrents impliquant une possible part de synonymie (voir, sous (2a), prata et sous (3b), praële).
9Pour les dénominations du champ de bataille en grec, mais également en latin, nous avons complété l’approche sémasiologique par une démarche onomasiologique en nous fondant sur les traductions, et en relevant les lexèmes grecs et latins équivalant aux traductions fr. “champ (de bataille)” ou “plaine”. Le gr. πεδίον apparaît comme l’orthonyme du champ de bataille dans l’Iliade, ce qui s’expliquerait par un souci d’exactitude géographique, puisque la citadelle de Troie surplombe une immense plaine, théâtre des opérations militaires et irriguée par les eaux du Scamandre, par lequel les nefs achéennes accostent en Troade (voir Il., 2.465 : ἐς πεδίον προχέοντο Σκαμάνδριον). Or la plaine troyenne est rendue par le SN Iliacos… campos chez Baebius Italicus. Cette collocation, intervenant dans un vers quasi formulaire, confirme l’équivalence de traduction entre le gr. πεδίον et le lat. campus :
(4) a. τόσσοι ἐπὶ Τρώεσσι κάρη κομόωντες Ἀχαιοὶ
ἐν πεδίῳ ἵσταντο διαρραῖσαι μεμαῶτες
“… en aussi grand nombre, face aux Troyens, les Achéens à la tête chevelue s’installèrent dans la plaine, désireux de les mettre en pièces” (Hom., Il., 2.472-473)
b. et petere Iliacos instructo milite campos
“… et (il ordonne) de gagner les plaines d’Ilion une fois les armées disposées” (Ital. 2.127 (= 2.159))
10Cette méthode nous a également permis de mettre en évidence un terme auquel nous ne pensions pas : le gr. χῶρος “espace, lieu”. En (5), Hector et Ulysse sont chargés de délimiter, sur le champ de bataille, la zone qui doit voir l’affrontement de Pâris et Ménélas :
(5) Ἕκτωρ δὲ Πριάμοιο πάϊς καὶ δῖος Ὀδυσσεὺς
χῶρον μὲν πρῶτον διεμέτρεον, αὐτὰρ ἔπειτα
κλήρους ἐν κυνέῃ χαλκήρεϊ πάλλον ἑλόντες,
ὁππότερος δὴ πρόσθεν ἀφείη χάλκεον ἔγχος
“Hector, fils de Priam, et le divin Ulysse commençaient, eux, par mesurer le champ, puis ils saisirent des sorts et les remuaient dans un casque de bronze pour savoir lequel des deux lancerait en premier la lance de bronze” (Hom., Il., 3.314-317)
11Il est néanmoins des cas où il faut se garder des traductions : le fr. “champ de bataille” a pu servir à rendre, dans la traduction de l’Iliade par Leconte de Lisle (1886), les noms d’action μάχη, proprement “bataille”, et πόλεμος “guerre”3. Nous avons exclu de nos considérations ces deux termes, parce qu’il s’agit de noms abstraits : ils ne dénotent pas un espace concret (“lieu des combats”), mais plus exactement le procès de combattre (“combat, bataille”). Le sens de “champ de bataille” est éminemment contextuel, sujet à caution et, finalement, laissé à l’appréciation du traducteur.
Présentation des lexèmes et inscription du sens militaire dans l’économie des œuvres
12Au terme de ce repérage, nous avons isolé un certain nombre de lexèmes que la figure 3 tente, dans une première approche, de classer en fonction de leur degré d’équivalence approximative. On notera que :
13à un mot d’une langue donnée peuvent correspondre plusieurs lexèmes dans les langues de comparaison4 ;
14le degré d’équivalence repose soit sur une donnée morphologique (perspective sémasiologique, voir lat. pratum/-a → a. fr. pré/-e ; parenté signalée en gras dans la figure 3), soit sur une intuition sémantique (perspective onomasiologique, voir gr. λειμών ≈ lat. aequor ≈ a. fr. plain(e)) ;
15les dénominations grecques ne trouvent pas de prolongement dans la langue latine (voir les nombreuses cases demeurées vides), cette dernière ayant recouru à des termes qui lui étaient propres : si calque il y a, il s’agira de calques sémantiques, et non morphologiques. L’a. fr., en revanche, paraît davantage subordonné au latin :
Traduction usuelle | grec | latin | ancien français |
“plaine”, “champ” | πεδίον | Campus | champ/champaigne |
“espace”, “terrain” | χῶρος | Place | |
“prairie” | λειμών | Pratum | pré/prée |
uallis | val | ||
“terre”, “sol” | χθών | Val |
16La figure 4, quant à elle, indique, pour chaque terme ambigu5, les taux d’emplois des contextes militaire et agricole (ou champêtre ou encore maritime pour un terme comme le neutre aequor) : l’étude du contexte et de l’isotopie du combat s’est révélée essentielle pour distinguer les deux domaines d’emplois (voir la démarche adoptée en (2) et (3))6. Pour le cycle iliadique, nous avons considéré que l’emploi était militaire, chaque fois que les termes en question dénotaient spécifiquement la plaine de Troie ou les rives du Scamandre (unité de lieu). Pour le cycle thébain, les champs de bataille sont divers (devant le palais d’Adraste, l’antre du Sphynx, Monflor, la plaine thébaine…), mais l’identification du référent s’est révélée déterminante :
17Les termes ont été classés, à l’intérieur de chaque langue (gr., lat., a. fr.), par fréquence décroissante. Nous avons mis sous la même rubrique les termes d’ancien français dérivés du même radical (voir champ / champaingne ; pré / prée ; prairie / praële…). Cette figure invite à exclure de nos considérations les lexèmes gr. λειμών, lat. aruum, aequor, uallis et a. fr. contree, val qui ne présentent, finalement, que rarement le sens de “champ de bataille”. Ce graphique permet d’évaluer le taux de prédictibilité du sens de “champ de bataille” et quelques grandes tendances se dégagent : dans l’Iliade, l’orthonyme pour dénoter le champ de bataille est le neutre πεδίον, puisqu’il apparaît en emploi militaire dans plus de 80 % des cas (voir (6a)). Dans le Roman de Thèbes, ce sont les termes a. fr. champ et pré(e) qui servent à dénoter le plus usuellement le champ de bataille (voir (6b) – (6c)) :
(6) a. Πεζοὶ μὲν πεζοὺς ὄλεκον φεύγοντας ἀνάγκῃ,
ἱππεῖς δ᾽ ἱππῆας∙ ὑπὸ δέ σφισιν ὦρτο κονίη
ἐκ πεδίου…
“Les fantassins tuaient les fantassins contraints de fuir ; les cavaliers, tuaient les cavaliers ; au-dessous d’eux, la poussière s’éleva de la plaine…” (Hom., Il., 11.150-152)
b. Donnent li viel mout granz colees.
Cil dedenz nel porent sousfrir
si leur estut le champ guerpir.
Les dos tornent et cil les fierent
“Les anciens donnent de bien grands coups. Les assiégés ne purent l’endurer : il leur fallut fuir le champ de bataille. Ils tournent le dos et les autres les frappent” (Rom. Thèb., 4932-4935)
c. En mi le pré Thideüs gist,
par la plaie le sanc li ist
“Au milieu du champ de bataille gît Tydée ; par la plaie, le sang s’écoule” (Rom. Thèb., 6389-6390)
18la deuxième série de lexèmes apparaît dans 70 % des cas avec ce sens : ce sont les termes lat. campus et a. fr. prairie (voir sous (7)) :
(7) a. Sanguine manat humus, campi sudore madescunt
“Le sol dégoutte de sang, les champs de bataille s’imprègnent de sueur” (Ital. 5.483)
b. Leur mesnie s’est entr’ex mise,
colee y ot donnee et prise ;
meinte gente chevalerie
ot faite em mi la praierie
“Leurs compagnons se sont mis entre eux ; il y eut des coups de donnés et de reçus ; ils ont accompli bien de nobles exploits au milieu du champ de bataille” (Rom. Thèb., 6593-6596)
19enfin, la dernière série comprend les termes gr. χθών, χῶρος et a. fr. lande (dans environ 60 % des occurrences respectives de ces termes) :
(8) a. … ὁ δὲ φασγάνῳ αὐχένα θείνας
τῆλ᾽ αὐτῇ πήληκι κάρη βάλε∙ μυελὸς αὖτε
σφονδυλίων ἔκπαλθ᾽, ὁ δ᾽ ἐπὶ χθονὶ κεῖτο τανυσθείς
“Mais l’autre, lui frappant la gorge de son épée, jeta au loin la tête et le casque même : la moelle jaillit alors des vertèbres et l’homme gît, étendu sur le sol” (Hom., Il., 20.481-483)
b. Τῷ δ᾽ ἐπὶ κυάνεον νέφος ἤγαγε Φοῖβος Ἀπόλλων
οὐρανόθεν πεδίον δέ, κάλυψε δὲ χῶρον ἅπαντα
ὅσσον ἐπεῖχε νέκυς μὴ…
“Pour lui, Phébus Apollon conduisit une sombre nuée depuis le ciel jusqu’à la plaine et il recouvrit tout le terrain que le mort occupait pour ne pas que…” (Hom., Il., 23.188-190)
c. Thideüs ses chevex enrache ;
[…]
sa lance giete en mi la lande,
au vif deable la commande,
le destrier ne voult pas baillier
“Tydée arrache ses cheveux […], jette sa lance au milieu du champ de bataille, la recommande à tous les diables et refuse d’emporter le destrier” (Rom. Thèb., 5849-5853)
20Il convient à présent de décrire ces termes d’un point de vue lexical. Nous commencerons par une étude étymologique visant à déterminer le degré de motivation de ces désignations, ce qui nous permettra d’identifier les caractéristiques que les trois langues attribuent au champ de bataille.
Approche étymologique et motivation des dénominations
Les dénominations dans le texte de l’Iliade
21Le gr. πεδίον doit être mis en rapport avec le nom du “pied” (πούς, ποδός M), puisqu’il présente la même racine, au degré *e. Le πεδίον dénote donc littéralement “ce que l’on foule du pied”, la “surface sur laquelle le pied se pose”. Le passage en revue des différentes occurrences de ce terme dans l’Iliade invite à penser que son utilisation peut, dans certains cas7, être motivée étymologiquement. Nous aurions ici trois arguments à faire valoir pour confirmer cette remarque : le fait que…
22… le nom πεδίον peut entrer en cooccurrence avec le nom πούς (ou avec un composé de πούς, voir (9a)), avec lequel il forme une figure étymologique (voir (9)) ;
23… πεδίον peut être employé avec des verbes de mouvement qui incluent implicitement le trait /toucher le sol avec le pied/, qui leur est toujours sous-jacent. Deux possibilités sont alors offertes en matière de réalisation casuelle : πεδίον apparaît soit à l’accusatif directif – le combattant cherche à gagner la plaine dans laquelle il n’est pas encore (voir (10a)) –, soit au génitif partitif – le combattant parcourt alors le champ de bataille de long en large (voir (10b)). Les génitifs πεδίοιο et πεδίου sont très fréquents : cet emploi du génitif est à mettre en relation avec l’idée de contact qu’implique le sémantisme de ce nom et l’on peut rappeler que les verbes de contact tels ἅπτομαι “toucher”, λαμϐάνομαι “se saisir de”, ψαύω “toucher”(voir (10b)), ἔχομαι “être contigu” (voir Ragon 1993 : § 213) se construisent précisément avec un génitif partitif ; …
24enfin, par généralisation, le terme πεδίον peut apparaître sur la même chaîne syntagmatique que n’importe quel verbe impliquant un contact avec le sol : le mot se démotive progressivement, puisque la notion de “pied” s’efface. En (11a), l’agent en contact avec le sol est une pierre, cependant qu’en (11b), le verbe κυϐιστάω “sauter la tête en avant”, dérivé d’un κύϐη “tête”8, met en œuvre une autre partie du corps :
(9) a. … ὁ δ᾽ ἄρ᾽ ἐκ δίνης ἀνορούσας
ἤϊξεν πεδίοιο ποσὶ κραιπνοῖσι πέτεσθαι
9δείσας…
“Alors lui, se dégageant vivement du tourbillon, s’élança pour voler à travers la plaine de ses pieds rapides, saisi de terreur” (Hom., Il., 21.246-248)
b. … αἱ δέ τ᾽ ἄνευθεν
ἵπποι ἀερσίποδες πολέος πεδίοιο δίενται
“Les juments aux sabots aériens s’enfuient encore loin d’ici à travers la vaste plaine” (Hom., Il., 23.474-475)
(10) a. Aὐτὰρ ὁ βῆ, μέγα γάρ ῥα θεῶν ὤτρυνεν ἐφετμή,
ἐς πεδίον…
“Alors, il marcha en direction de la plaine, car l’injonction des dieux, en vérité, le poussait grandement” (Hom., Il., 21.299-300)
b. Tοῦ μέν τε ψαύουσιν ἐπισσώτρου τρίχες ἄκραι
οὐραῖαι∙ ὁ δέ τ᾽ ἄγχι μάλα τρέχει, οὐδέ τι πολλὴ
χώρη μεσσηγὺς πολέος πεδίοιο θέοντος
“Les crins au bout de la queue frôlent le cintre de la roue ; il court tout à côté et l’espace intercalaire n’est pas grand, tant qu’il roule à travers la vaste plaine” (Hom., Il., 23.519-521)
(11) a. ἡ δ᾽ ἀναχασσαμένη λίθον εἵλετο χειρὶ παχείῃ
κείμενον ἐν πεδίῳ μέλανα τρηχύν τε μέγαν τε
“Elle recula et saisit dans sa main robuste une pierre posée dans la plaine, noire, rugueuse, énorme” (Hom., Il., 21.403-404)
b. ὡς νῦν ἐν πεδίῳ ἐξ ἵππων ῥεῖα κυβιστᾷ
“… comme il saute maintenant facilement de ses chevaux dans la plaine, la tête la première !” (Hom., Il., 16.749)
25Une seconde caractéristique apparaît à la lecture des occurrences du terme πεδίον : le heurt des sabots des chevaux touchant le sol, des membres et des corps qui s’effondrent sur le champ de bataille produit une poussière qui devient l’une des caractéristiques de ce mot et qui constitue comme la conséquence logique du contact des pieds et des sabots sur le sol : on comprend alors pourquoi le terme λειμών, qui dénote une plaine humide, n’a pas pu servir à dénoter le champ de bataille, alors même que la langue rendait possible une zone de recouvrement sémantique entre les deux lexèmes10 : il n’offre pas un appui sûr et stable pour le combat et l’humidité, inhérente à ce type de surface, empêcherait l’évocation des volutes de poussière (voir, outre (6a), sous (12)) :
(12) a. οἱ δ᾽ ἰθὺς πόλιος καὶ τείχεος ὑψηλοῖο
δίψῃ καρχαλέοι κεκονιμένοι ἐκ πεδίοιο
φεῦγον…
“Mais eux, c’est droit vers la cité et le rempart élevé que, dévorés d’une soif aiguë, ils fuyaient, recouverts par la poussière issue de la plaine” (Hom., Il., 21.540-542)
b. … κέκλοντο δὲ οἷσιν ἕκαστος
ἵπποις, οἱ δ᾽ ἐπέτοντο κονίοντες πεδίοιο
“Chacun a encouragé ses propres chevaux et eux, volaient en faisant de la poussière avec la plaine” (Hom., Il., 23.371-372)
26Les termes χθών et χῶρος, en revanche, ne présentent pas d’étymologie claire. Les différents rapprochements linguistiques proposés par P. Chantraine (1968-1980, s. u. “χθών”) révèlent que le terme χθών possède une dimension religieuse et signifie la “terre” par opposition au “ciel”. Cette empreinte religieuse conduit à une utilisation spécifique du terme, puisqu’il désigne la croûte terrestre, “la surface extérieure du monde des puissances souterraines et des morts” (P. Chantraine (1968-1980 : s. u. “χθών”)). Le terme constitue l’entre-deux des mondes divins céleste et chthonien et délimite à la fois le monde olympien et le monde infernal.
27Le féminin χθών connaîtrait des emplois motivés dans 60 % des occurrences. Le terme peut ainsi être utilisé dans deux cas de figure… :
28… lorsque le contexte étroit implique une idée de mouvement vers le bas. Cette idée est alors portée par un jeu sur les prépositions, préverbes ou adverbes spatiaux (voir (13a) – (13b)) et/ou par des verbes impliquant un mouvement vers le bas (type πίπτω “tomber” ou χέω “verser”, voir (13c)). Le datif-locatif χθονί, dans cette occurrence, insiste moins sur le contact avec le sol que ne le ferait πεδίῳ, qui supposerait, selon nous, un épanchement plus large sur la surface terrestre ;
29… lorsque le contexte large met en œuvre des entités divines ou des éléments en rapport avec la dimension religieuse et mortuaire : le terme intervient alors lorsqu’une divinité entre en jeu (voir (14a)) ou lorsque le champ de bataille est conçu comme un sol porteur de morts (voir (14b)) :
(13) a. … αὐτὰρ ὑπὸ χθὼν
σμερδαλέον κονάβιζε ποδῶν αὐτῶν τε καὶ ἵππων
“Alors, en-dessous, la terre, atrocement, résonnait sous l’effet des pieds, des guerriers et des chevaux” (Hom., Il., 2.465-466)
b. Aἴγλη δ᾽ οὐρανὸν ἷκε, γέλασσε δὲ πᾶσα περὶ χθὼν
χαλκοῦ ὑπὸ στεροπῆς∙ ὑπὸ δὲ κτύπος ὤρνυτο ποσσὶν
ἀνδρῶν…
“L’éclat arrivait jusqu’au ciel et le champ de bataille tout entier sourit à l’entour sous la lueur éclatante du bronze ; en-dessous s’élevait un grondement produit par les pieds des héros” (Hom., Il., 19.362-364)
c. Aἶψά τε φυλόπιδος πέλεται κόρος ἀνθρώποισιν,
ἧς τε πλείστην μὲν καλάμην χθονὶ χαλκὸς ἔχευεν,
ἄμητος δ᾽ ὀλίγιστος…
“Il est habituel, chez les hommes, d’en avoir rapidement assez de la mêlée : le bronze y verse sur le sol certes bien de la paille, mais très peu de grain” (Hom., Il.,21.221-223)
(14) a. Ἐν δ᾽ ἄλλοισι θεοῖσιν ἔρις πέσε βεϐριθυῖα
ἀργαλέη, δίχα δέ σφιν ἐνὶ φρεσὶ θυμὸς ἄητο∙
σὺν δ᾽ ἔπεσον μεγάλῳ πατάγῳ, βράχε δ᾽ εὐρεῖα χθών,
ἀμφὶ δὲ σάλπιγξεν μέγας οὐρανός…
“Parmi les autres dieux une discorde s’abattit, accablante, pénible, et dans leurs cœurs, la fougue soufflait en sens contraire : ils se heurtèrent en un grand fracas et la vaste terre retentit ; tout autour, le ciel immense résonna” (Hom., Il., 21.385-388)
b. Ὣς ἔφαθ᾽, οἱ δ᾽ ἄρα νεκρὸν ἀπὸ χθονὸς ἀγκάζοντο
ὕψι μάλα μεγάλως∙ ἐπὶ δ᾽ ἴαχε λαὸς ὄπισθε
Τρωϊκός, ὡς εἴδοντο νέκυν αἴροντας Ἀχαιούς
“Ainsi parla-t-il et eux, alors, soulevaient de leurs bras le mort vraiment très haut depuis le sol ; mais, derrière eux, l’armée troyenne poussait de grands cris en voyant les Achéens lever le mort” (Hom., Il., 17.722-724)
30La motivation que nous avons cru trouver dans ces occurrences suggère un continuum entre les deux cas de figure que nous avons isolés. Si le terme χθών dénote bien le champ de bataille (ou plus exactement, une partie du champ de bataille), la relation entre le mouvement vers le bas et la dimension religieuse peut se concevoir : “tomber vers le bas”, c’est effectivement une manière plus concrète de signifier que les guerriers descendent dans le monde d’Hadès.
31Quant au gr. χῶρος, P. Chantraine met en relation son histoire avec le gr. χώρα qui dénote chez Homère la “compagne” ou la “région”, mais ne renvoie jamais à la plaine troyenne. En revanche, le terme χῶρος y prend les acceptions plus spécifiques de “terrain de combat” et peut référer à l’espace situé en dehors de la citadelle de Troie. L’étymologie de cette famille morphologique est inconnue et les différents rapprochements ne sont pas satisfaisants : P. Chantraine invite néanmoins à creuser la piste d’une relation entre χῶρος “espace” et χορός “chœur, cercle, troupe”, puisqu’il “désigne lui aussi un espace délimité” (P. Chantraine 1968-1980, s. u. “χώρα”) : il faudrait alors supposer une alternance de degré de la racine (degré plein (*e)/degré réduit)11. Outre l’occurrence (5), l’occurrence (15) confirmerait ce rapprochement, puisque les Achéens recherchent et délimitent mentalement un espace, sur le champ de bataille, pour délibérer avec certains d’entre eux sur la suite des opérations ; ils quittent le camp en traversant le fossé et se retrouvent sur le champ de bataille :
(15) Tάφρον δ᾽ ἐκδιαβάντες ὀρυκτὴν ἑδριόωντο
ἐν καθαρῷ, ὅθι δὴ νεκύων διεφαίνετο χῶρος
πιπτόντων∙ ὅθεν αὖτις ἀπετράπετ᾽ ὄβριμος Ἕκτωρ
ὀλλὺς Ἀργείους, ὅτε δὴ περὶ νὺξ ἐκάλυψεν
“Ils sortirent [du camp] en traversant le fossé creusé et cherchaient à s’installer sur un terrain propre, là où un coin apparaissait au milieu des morts tombés : c’est de là que le puissant Hector, alors qu’il massacrait les Argiens, se détourna en rebroussant chemin, lorsque la nuit précisément l’enveloppa” (Hom., Il., 10.198-201)
Les dénominations du latin et de l’ancien français
32Nous entreprenons ici d’étudier conjointement les dénominations du latin et de l’ancien français car il existe une parenté directe entre les termes lat. campus, pratum, plānus / plāna et b. lat. plat(t)ea, d’une part, et a. fr. champ, pré(e), prairie / praële, plain(e) et place, d’autre part (voir figure 3).
33Les termes lat. campus et fr. champ procèdent du même étymon. L’étymologie n’est pas clairement fixée par les ouvrages lexicographiques, qui hésitent entre plusieurs rapprochements : on retrouverait cette racine dans des termes exprimant l’idée de “ployer”, d’“incurver”, d’“encercler”, le campus / champ impliquant alors, à l’origine, un espace clos et délimité12, mais également l’idée de “jardin”, de “terre cultivée” (voir gr. κῆπος “jardin, verger” ; myc. kama “sol” ; esp. cama)13. M. de Vaan (2008, s. u. “ campus”) émet l’idée que cette racine pourrait provenir de l’idiolecte des agriculteurs14.
34Les occurrences du texte ne rendent pas compte de ces deux orientations sémantiques, puisqu’en latin, campus s’est rapidement spécialisé dans le domaine militaire, comme l’indique la collocation campus Martius, champ, situé en dehors du pomērium des cités latines, se caractérisant précisément par son absence de culture (qui confirmait son appartenance au domaine public)15. L’idée qu’un champ de bataille doit se trouver dans un large espace non cultivé et en dehors de la ville se retrouverait également dans :
35lat. prātum / a. fr. pré(e), prairie, praële16 ;
a. fr. plain(e), hérité de lat. plānum “plat, plane” ;
a. fr. lande.
36Les lexicographes insistent sur l’idée que ces espaces doivent être largement ouverts (voir sous (16)) et laissés à l’état sauvage, les troupeaux ayant soin de réguler la hauteur de l’herbage17 (voir sous (17)). Ces espaces se caractérisent alors par leur étendue (voir a. fr. plain < lat. plānum ; a. fr. plaine < lat. plāna) et la flore qui y pousse. Ces deux traits permettent une double opposition :
37d’un point de vue translinguistique, la représentation du champ de bataille chez les Grecs, d’une part, et chez les Latins et Français, d’autre part, se trouve modifiée, puisqu’à la plaine poussiéreuse de l’épopée homérique (voir (6a) – (12)) s’opposent les plaines herbeuses et gorgées d’humidité des épopées latine et médiévale (voir (18) les éléments en lettres capitales) ;
38d’un point de vue discursif, la Thébaïde et le Roman de Thèbes peuvent opposer les champs, plain(e) s et pré(e) s, à ciel ouvert, aux forêts et défilés et, en somme, mettre en contraste les terrains propices à un combat à la loyale (et répondant aux codes chevaleresques) à des terrains favorables aux embuscades (voir (19)) :
(16) a. “Campus est une vaste plaine, une grande place, soit à la ville, soit à la campagne” (Gardin Dumesnil 1827, § 155 ; c’est nous qui soulignons)
b. “Terrain d’exercice (campus Martius, le champ de Mars), rase campagne (favorable au combat) et au fig. : espace libre, libre champ, libre carrière” (Balsan 1935, 246 ; c’est nous qui soulignons)
(17) a. Prata dicta ab eo, quod SINE OPERE parata
“Prés vient de préparer, parce qu’ils sont préparés SANS TRAVAIL” (Varr., L., 5.6.40)
b. Cultus autem pratorum MAGIS curae QVAM LABORIS est
“Or, l’entretien des prés est PLUS une question de soin QUE DE LABEUR” (Col. 2.17)
c. “On comprend […] sous le nom de landetoute espèce de terrain, bon ou mauvais, non cultivé et qui ne produit que quelques herbes et arbustes continuellement broutés par les bestiaux auxquels ils servent de pâture” (TLFi, s. u. “ lande” (Mém. de Brémontier, DAG, § 201, vol. I) ; c’est nous qui soulignons)
(18) a. … durus qui uomere primo
post consanguineas acies sulcosque nocentes
ausus humum uersare et MOLLIA SANGVINE prata
eruit…
“… déterminé celui qui, pour la première fois, du soc de sa charrue, osa, après les armées fraternelles et les nocifs sillons, tourner la terre et qui fouille les prairies GORGÉES DE SANG” (Stat., Th., 4.435-438)
b. Cil du chastel par couvoitise
saudront au plein, prendront la proie
que il verront PAR CESTE HERBOIE
“Les assiégés, par convoitise, se précipiteront dans la plaine, prendront l’appât qu’ils verront AU MILIEU DE L’HERBE” (Rom. Thèb., 3388-3390)
(19) a. Ferte gradum contra CAMPOque erumpite APERTO !
Quis timor audendi, quae tanta ignauia ? Solus,
Solus in arma uoco”. Neque in his mora ; quos ubi plures,
quam ratus, innumeris uidet excursare LATEBRIS,
hos deire IVGIS, illos e uallibus IMIS
crescere, nec paucos campo, totumque sub armis
conlucere iter…
“‘Marchez contre moi et élancez-vous EN CHAMP DÉCOUVERT ! Quelle est cette témérité craintive, pourquoi tant d’inaction ? Seul, oui, seul, je vous appelle aux armes’. À ces mots, pas de retard ; lorsqu’il les voit, plus nombreux qu’il ne le pensait, courir en dehors de LEURS innombrables CACHETTES, les uns descendre DES CRÊTES, les autres sortir DU FOND des vallées en nombre croissant, ne pas être peu nombreux sur le champ de bataille et illuminer tout le chemin sous leurs armes…” (Stat., Th., 2.547-553)
b. Arestez s’est en mi la lande,
parole a eus si leur demande :
“Quiex genz estes qui ci guetiez,
qui EN CEST BOIS vous embuchiez ?
Larrons estes ou male gent,
si com je cuit, mon escïent”
“Il [Tydée] s’est arrêté au milieu du champ, il leur adresse la parole en leur demandant : ‘ Quels gens êtes-vous, vous qui faites le gué ici et êtes cachés en embuscade DANS CE BOIS ? À mon avis, vous êtes des voleurs ou des gens de mauvais aloi, s’il en va comme je crois’”. (Rom. Thèb., 1541-1546)
39Quant à l’idée d’un espace délimité, il se retrouverait dans l’a. fr. lice qui dénote, à l’origine, une borne, une “barrière” servant à délimiter un espace préposé à accueillir des combats et des joutes. Par généralisations successives (synecdochique, puis métonymique), la lice va dénoter le champ de bataille18, puis le combat qui s’y déroule. Contrairement aux autres termes du corpus, l’a. fr. lice implique que la zone délimitée est officiellement un lieu de combat, contrairement aux autres termes qui ne deviennent champs de bataille que dans la contingence de la situation.
Évolution et interprétation poétique et anthropologique des emplois
Des emplois inhérents à l’économie de l’œuvre (perspective intra-textuelle)
Dans l’Iliade
40Les trois termes isolés pour dénoter le champ de bataille dans l’Iliade n’occupent pas la même place dans le texte. Avec plus de 80 occurrences, πεδίον représente l’archilexème de la catégorie et dénote le champ de bataille dans son ensemble (holonyme), là où χϑών et χῶρος sont plus spécifiques et dénotent, sur le champ de bataille, un espace plus précis (méronymes). Le gr. πεδίον, pour désigner le champ de bataille, est donc à la fois le terme usuel, mais également celui qui suggère une conception englobante et panoramique du champ de bataille, contrairement aux deux autres termes, sémantiquement plus contraints et dénotant un emplacement précis et une zone réduite : les trois termes ne sont donc pas interchangeables.
41L’étude de la caractérisation et des isotopies conduit à penser que les termes πεδίον et χϑών n’impliquent pas la même représentation du champ de bataille : πεδίον, on l’a souligné, insiste sur le contact du corps sur le sol : le guerrier est en action (voir (20b) et les éléments soulignés), ce qui met en avant son héroïsme et tout l’imaginaire pittoresque que peut charrier une telle représentation. Les termes impliqués suggèrent alors une prise de possession de la plaine, la poussière issue de la plaine (voir le SP ἐκ πεδίου en Hom., Il., 7.337 ; 7.436 ; 8.549 ; 9.152) faisant corps avec le guerrier ou les chevaux.
42En revanche, avec χϑών, les verbes employés expriment l’idée de chute et de mouvement vers le bas. Dans le cadre d’un guerrier, cette chute est sentie comme une chute mortelle ou induisant une défaite complète : ce n’est plus le guerrier fougueux et valorisé par ses exploits, mais un autre versant du combat qui est alors présenté. Le champ de bataille devient alors champ de morts : les corps gisent au sol.
43Des verbes comme πελάζω19 et κεῖμαι (voir (20a)) n’insistent alors plus tant sur le contact avec le sol que sur l’entrée du combattant dans le royaume des morts. L’utilisation de χϑών annoncerait l’entrée dans le monde chthonien : à la dimension purement épique se substituerait une dimension peut-être plus religieuse. On peut d’ailleurs noter que les catabases épiques sont souvent l’occasion, pour les héros Ulysse, Énée ou Scipion (dans les Punica de Silius Italicus), de faire parler leurs compagnons de guerre ou les guerriers tombés durant les batailles. Le terme χϑών revêtirait alors un versant plus pathétique et moins exalté que πεδίον (voir (20a) et les éléments soulignés).
44Par-delà les considérations métriques et les exigences de la performance, l’adjectif formulaire πουλυϐοτείρη (“qui nourrit les hommes”) confirmerait cette interprétation moins guerrière du champ de bataille, la terre étant davantage sentie comme un giron pour l’homme que comme un terrain propice à l’expression de l’héroïsme épique :
(20) a. Tοὔνεκα νῦν τὰ σὰ γούναθ᾽ ἱκάνομαι, αἴ κ᾽ ἐθέλῃσθα
υἱεῖ ἐμῷ ὠκυμόρῳ δόμεν ἀσπίδα καὶ τρυφάλειαν
καὶ καλὰς κνημῖδας ἐπισφυρίοις ἀραρυίας
καὶ θώρηχ᾽∙ ὃ γὰρ ἦν οἱ ἀπώλεσε πιστὸς ἑταῖρος
Τρωσὶ δαμείς∙ ὃ δὲ κεῖται ἐπὶ χθονὶ θυμὸν ἀχεύων
“C’est pourquoi je m’approche aujourd’hui de tes genoux, pour savoir si tu consentirais à donner à mon fils destiné à mourir prochainement un bouclier, un casque, de belles jambières adaptées à couvrir les chevilles20et une cuirasse, car tout cela, son loyal compagnon le lui a perdu, dompté par les Troyens ; il gît, assurément, sur le champ de bataille,le cœur affligé” (Hom., Il., 18.457-461)
b. Εὐρύπυλος δ᾽ Εὐαιμονίδης Ὑψήνορα δῖον
υἱὸν ὑπερθύμου Δολοπίονος, ὅς ῥα Σκαμάνδρου
ἀρητὴρ ἐτέτυκτο, θεὸς δ᾽ ὣς τίετο δήμῳ,
τὸν μὲν ἄρ᾽ Εὐρύπυλος, Εὐαίμονος ἀγλαὸς υἱός,
πρόσθεν ἕθεν φεύγοντα μεταδρομάδην ἔλασ᾽ ὦμον
φασγάνῳ ἀΐξας, ἀπὸ δ᾽ ἔξεσε χεῖρα βαρεῖαν∙
αἱματόεσσα δὲ χεὶρ πεδίῳ πέσε∙ τὸν δὲ κατ᾽ ὄσσε
ἔλλαβε πορφύρεος θάνατος καὶ μοῖρα κραταιή
“Eurypyle, de la descendance d’Évémon, s’élança sur le divin Hypsénor, fils du fougueux Dolopion qui avait été prêtre du Scamandre et honoré comme un dieu par le peuple ; c’est sur lui, donc, que s’élança Eurypyle, fils éclatant d’Évémon, et, alors qu’il fuyait devant lui, il lui toucha l’épaule de sa courte épée en lui courant après et lui arracha la main pesante : sanglante, la main tomba dans la plaine et lui, la mort pourpre et la puissante destinée prirent possession de ses yeux” (Hom., Il., 5.76-83)
Dans les épopées latines
45Dans les épopées retenues, campus est indubitablement le terme le plus largement employé, le neutre pratum restant très secondaire et apparaissant plutôt dans les comparaisons. Nous ne l’avons retenu que parce que l’a. fr. atteste bien son descendant roman pré(e), ce qui était pour nous un indice que le lat. pratum avait dû connaître des emplois où il dénotait le champ de bataille. Les deux seules occurrences du corpus du neutre pratum (Ital. 5.533 ; Stat., Th., 4.437) attestent le pluriel prata et impliquent l’idée d’humidité, tout en offrant une vision expressionniste des combats par la mention du sang (voir sanguine prata rigantur en (2a) ; mollia sanguine prata en (18a)). Le terme campus connaît des emplois plus variés en raison de sa fréquence.
46Chez Baebius Italicus, le terme est employé au pluriel pour dénoter les différentes aires de combat : la mention du champ de bataille intervient toujours pour signifier l’âpreté des combats et permet à l’auteur de résumer, en un vers, les différents combats qui s’y sont déroulés (voir (21)) : la mention du sang (outre (2a) et (7a), voir (21a)), de la sueur (voir (7a)) et des corps répandus au sol (outre (2a), voir (21b)) synthétise les actions d’aristie.
47La seule occurrence de singulier coïncide avec un changement dans l’appréciation de l’espace : la trêve entre Achéens et Troyens, au début du livre 3, invite à reconsidérer les lieux de combat ; la plaine troyenne retrouve son statut initial de plaine champêtre, ce qui serait noté grammaticalement par le recours au singulier (voir (22)). L’occurrence (22) invite alors à réinterpréter les emplois toujours au pluriel de campus “champ de bataille” dans la réécriture épique de Baebius Italicus : le pluriel aurait une valeur concrétisante contribuant à confirmer les actions héroïques des guerriers, tout en soulignant la pluralité des combats.
(21) a. SANGVINE Dardanii MANABANT undique campi,
manabant amnes passim ; pugnatur ubique
“LE SANG, les champs dardaniens EN RUISSELAIENT de toutes parts ; les fleuves en ruisselaient de tous côtés ; on combat partout” (Ital. 4.385-386)
b. Bellum ingens oritur, multumque utrimque cruoris
funditur et totis STERNVNTVR CORPORA campis ;
inque uicem Troumque cadunt Danaumque cateruae
“La guerre, immense, s’élève et beaucoup de sang s’écoule de toutes parts ; LES CORPS JONCHENT entièrement les champs de bataille ; successivement tombent les bataillons troyens et danaens” (Ital., 4.354-356)
(22) Dicta refert Hector ; placuit sententia Grais.
Protinus accitur Priamus, sacrisque peractis
foedera iunguntur ; post haec decedit uterque
depositis populus telis, campusque patescit
“Ces propos, Hector les tient ; l’avis plut aux Grecs. Sur-le-champ, on appelle Priam et, les rituels accomplis, les traités sont signés ; suite à cela, chacune des deux armées s’éloigne après avoir déposé les armes et le champ se dévoile” (Ital. 3.276-279)
48Chez Stace, le terme campus “champ de bataille” est employé dans ce sens moins fréquemment que dans l’Ilias Latina (près de 34 % vs 90 %). À la lecture des occurrences, on constate que l’emploi militaire de campus gagne du terrain sur l’emploi agricole à mesure que l’on avance dans l’action de la Thébaïde, ce qui peut s’expliquer par le fait que les derniers livres sont l’objet du récit de l’entrée en guerre d’Argos contre Thèbes et des différents combats qui s’ensuivent : les champs décrits deviennent, par contingence, des champs de bataille.
49Mais la prise en compte des types discursifs est également fondamentale. Effectivement, les premiers livres sont l’objet de digressions topographiques, mythologiques et étiologiques des différents acteurs et des différents espaces de la Thébaïde, confirmant le caractère contingent de l’espace comme champ de bataille. L’auteur évoque notamment le champ de bataille de l’embuscade thébaine contre Tydée mais rappelle, au préalable au lecteur, l’historique de ce lieu, en réalité, lieu de mémoire. Avant de devenir, par contingence, le champ de bataille sur lequel Tydée va affronter les embusqués thébains (voir, outre campo… aperto en (19a), (23b)), cet espace était le domaine du Sphynx qu’Œdipe vainquit (voir (23a)), ce qui permet à l’auteur d’inscrire l’espace dans une logique cyclique, puisque ce simple champ poursuit la destinée qui semble être la sienne : il devient lieu de combat dans un lieu qui en était déjà un par le passé.
(23) a. … Hic fera quondam
pallentis erecta genas suffusaque tabo
lumina, concretis infando sanguine plumis
relliquias amplexa uirum semesaque nudis
pectoribus stetit ossa premens uisuque frementi
conlustrat campos, si quis concurrere dictis
hospes inexplicitis aut comminus ire uiator
audeat…
“C’est ici que se dressa, jadis, la bête sauvage, avançant ses joues blanchâtres, les yeux imprégnés de sanie, les plumes collées par un sang sacrilège, tenant dans ses bras des restes humains et pressant, contre son poitrail nu, des os à demi rongés ; de son regard effrayant elle passe en revue les champs, au cas où quelque étranger oserait rivaliser avec ces énigmes ou quelque voyageur, s’avancer tout près…” (Stat., Th., 2.505-512 ; à mettre en relation avec (19a))
b. Haec iubeo perferre duci : cinge aggere portas,
tela noua, fragiles aeuo circum inspice muros,
praecipue stipare uiros densasque memento
multiplicare acies ! Fumantem hunc aspice late
ENSE MEO campum : tales IN BELLA uenimus
“Je t’ordonne de rapporter fidèlement à ton chef ces paroles : ‘ Ceins les portes d’un remblai, inspecte attentivement les armes neuves et les murailles fragilisées par le temps, n’oublie pas surtout d’entasser des guerriers et de multiplier de denses armées ! Vois ce champ, comme il fume sur une large étendue SOUS L’EFFET DE MON ÉPÉE : car tel nous entrons EN GUERRE’” (Stat., Th., 2.699-703)
50Stace reproduit le même procédé avant les premiers affrontements du siège de Thèbes par les sept chefs argiens : une fois encore, le champ situé devant la cité possède une histoire qui permet d’inscrire ce lieu dans une antiquité “guerrière”, puisque la plaine thébaine fut déjà le lieu d’affrontement fraternel, les fils de la Terre s’étant entretués à cet endroit même, préfigurant ainsi la mort d’Étéocle et Polynice. Ces digressions permettent, outre une connivence culturelle avec le lecteur, d’ancrer les espaces dans une antériorité et d’en faire de véritables lieux de mémoire. On comprend alors pourquoi Baebius Italicus n’a pu, contrairement à Stace, décrire le processus mythique qui conduisait tel champ à devenir spécifiquement un champ de bataille : la logique synthétique de Baebius Italicus lui interdit toute digression étiologique ; il doit arriver droit au but sans se perdre dans les détails légendaires. Ces absences d’analepse peuvent aussi se justifier par la volonté d’inscrire le texte homérique dans une antériorité première : récit des premiers combats, il ne peut être mis en relation avec aucun texte dont l’action lui serait antérieure.
51Enfin, nous avons pu relever des cas où l’interprétation du lat. campus faisait difficulté, dans la mesure où il n’est pas aisé de déterminer si l’emploi est agricole ou militaire. Tel est notamment le cas du campus servant de théâtre aux jeux funèbres en l’honneur d’Archémore (livre 6). Cette ambiguïté serait volontaire puisque ces jeux apparaissent comme un entraînement à la guerre future et se font comme les prémices à la guerre21. Au niveau de la macrostructure textuelle, cet appendice digressif à l’action principale permet, en réalité, de proposer deux conceptions et deux représentations distinctes de la guerre et des combats : l’une, orientée vers le positif, où les combats sont sources de beauté et d’émulation héroïque, et expression de ce que l’homme a de meilleur ; la seconde, portée par le siège thébain où la lutte fratricide, par le nefas qu’elle perpétue (après l’acte contre-nature d’Œdipe et Jocaste), implique une peinture négative et une lecture dénonciatrice de la guerre (voir, par exemple, Stat., Th., 12.269 : horrendos… campos ou 12.359 : trucem campum)22.
Dans le Roman de Thèbes
52Nous nous attacherons ici aux trois familles morphologiques les mieux représentées dans le Roman : champ-, pré(e)-prairie et plain(e). Toutes trois apparaissent dans des proportions homogènes dans le texte du Roman.
53Une remarque mérite néanmoins d’être formulée à propos de a. fr. place dont nous n’avons pas dit grand-chose jusqu’à présent. On se contentera de souligner que le mot est employé essentiellement au début et sert à dénoter le champ de bataille de luttes et de joutes : son sens n’est donc pas proprement militaire. Un second emploi fait de ce terme un méronyme : il représente un point déterminé de l’espace :
(24) En la place gisent tuit mort,
onques un seul vis n’en estort
fors seul Acastus et leur roi
et moi qui en morrai, ce croi
“Sur le champ de bataille, tous gisent morts : pas une seule âme n’en réchappe, excepté Acaste, leur roi et moi-même qui, à mon avis, n’y survivrai pas” (Rom. Thèb., 9867-9870)
54D’un point de vue métrique, le terme champ présente deux particularités. Il lui arrive, en effet, d’entrer dans un vers formulaire : champ entre alors en collocation avec l’infinitif guerpir dont il constitue le complément. L’infinitif lui-même est régi par des verbes exprimant la nécessité (en (25a)) ou le refus (en (25b)). Ce vers, outre l’intérêt métrique et le jalon textuel qu’il constitue pour le lecteur-auditeur et le poète-trouvère, participe de la fougue et de l’héroïsme des guerriers, puisque ces derniers refusent de quitter le champ de bataille ou ne le quittent que sous la contrainte.
55Le terme champ apparaît également dans les SP par mi le champ / # par le champ, structures métriques quadri-ou trisyllabiques qui présentent, de ce fait, une certaine utilité pratique. Ces SP entrent souvent en collocation avec le verbe aller et plus précisément, avec le radical supplétif va- (voir (25c))23 :
(25) a. Ferirent les de meintenant
cil derrieres et cil devant ;
cil ne porent l’estor sosfrir
si LOR ESTUT le champ guerpir
“Ils les frappèrent aussitôt, ceux à l’arrière et ceux à l’avant ; et eux ne purent soutenir la mêlée : IL LEUR FALLUT abandonner le champ de bataille” (Rom. Thèb., 8459-8462)
b. NE VEULENT PAS le champ guerpir,
ainz entendent au miex ferir
“ILS NE VEULENT PAS abandonner le champ de bataille car ils comptent combattre au mieux” (Rom. Thèb., 8937-8938)
c. Anthoine VET par mi le champ,
son père vet mout regretant
“Antoine VA au milieu du champ de bataille ; il va regrettant amèrement son père” (Rom. Thèb., 4771-4772)
56Du point de vue de la caractérisation, on s’aperçoit que, tout comme dans la Thébaïde, le terme champ n’apparaît que dans un second temps avec l’acception militaire24. Au niveau dénotatif (voir (26a) – (26b)), le champ décrit est généralement poudreux, mais pas toujours : le poète mêle alors à la représentation traditionnelle homérique les realia climatiques de la France médiévale. Au niveau connotatif (voir (26c)), une seule occurrence a été isolée où le mot champ est caractérisé par un adjectif axiologique :
(26) a. Ypomedon a pou de gent
a grant force vers euls content ;
ne pouist mes guere sosfrir,
du champ le couvenist foïr,
quant cil virent LA GRANT POUDRIERE
que li garçon mainent derriere ;
LA POUDRE fu desmesuree,
cuident que l’ost soit ci jostee
“Hippomédon a peu de gens et il a du mal à soutenir le combat contre eux ; il n’aurait pas pu en supporter davantage et il lui aurait fallu fuir le champ de bataille, lorsque les autres virent L’ABONDANTE POUSSIÈRE que les soldats produisent à l’arrière : LA POUSSIÈRE était importante et ils croient que l’armée est en train de combattre ici” (Rom. Thèb., 7233-7240)
b. Li rois ot cheval merveillous,
hors de route saut EN L’ERBOUS ;
par le champ vet esperonnant
pour aconsivre ceus devant
“Le roi avait un cheval exceptionnel : il saute en dehors du chemin, SUR L’HERBE ; au milieu du champ de bataille, il va, à coup d’éperon, atteindre ceux qui étaient devant” (Rom. Thèb., 8393-8396)
c. De DOULOUREUX champ reperoient
ou leur amis lessiez avoient
“Depuis le champ de bataille, SOURCE DE PLEURS, ils recherchaient l’emplacement où ils avaient laissé leurs compagnons” (Rom. Thèb., 10211-10212)
57Du point de vue dénotatif, la famille de l’a. fr. pré offre une certaine homogénéité, puisque le pré se situe toujours en contrebas (voir (27a)) et se caractérise par sa largeur, que cette dernière soit signalée explicitement (voir (27b)) ou implicitement par la mention de l’abondante masse qui s’y presse ou par la longueur du combat (voir (27c)).
58D’un point de vue connotatif, en revanche, le terme pré présente une ambivalence, puisque le pré peut être considéré aussi bien sous un jour positif que négatif. Lorsque la caractérisation est positive, le terme apparaît lors de descriptions pittoresques insistant sur l’éclat de l’armement et le côté esthétique des armées en guerre (voir (28a)) ; le versant négatif, quant à lui, passe par la mention de corps gisant au milieu du pré et impliquant des luttes à mort (voir (28b)).
59Le terme plain(e) présente les mêmes caractéristiques dénotatives (voir (27a’) – (27b’)) et connotatives (voir (29c) – (28b’)) que le terme pré. Le départ entre les deux termes a été difficile à faire et il nous semble que l’un pourrait être employé pour l’autre.
60La différence fondamentale résiderait dans l’utilisation métrique que fait le poète du terme plaingne, employé plus volontiers en fin de vers et offrant l’intérêt métrique de pouvoir rimer avec trois autres termes fondamentaux : les termes compaigne et enseigne, pour le domaine militaire, et le terme montaigne, pour la présentation géographique, ce dernier entrant alors en contraste avec le terme plaingne (voir (29)) :
(27) a. Li rois fet corner ses buisines
[…]
Li bannier vont criant par l’ost
que tuit s’en issent et mout tost.
Es prairies SOUZ LA VILE
s’esmerent bien a trois cenz mile
“Le roi fait sonner ses trompettes […]. Les porteurs de bannières vont criant à travers les rangs que tous sortent et très rapidement. Vers les prairies, SOUS LA VILLE, s’ébranlèrent bien trois cent mille gens” (Rom. Thèb., 2103-2109)
a’. unne louee y a de plaingne
toute SANZ VAL ET SANZ MONTAIGNE
“À une lieue se trouve une plaine entièrement SANS VALLON NI MONTAGNE” (Rom. Thèb., 2775-2776)
b. Adont veïssiez les pluseurs
apareilliez de faire jeux.
En un pré qui est GRANZ ET LARGES
fist s’ost conduire li rois d’Arges
“Alors vous en auriez vu plusieurs prêts pour participer aux jeux. Dans un pré SPACIEUX ET ÉTENDU, le roi d’Argos fit conduire son armée” (Rom. Thèb., 2689-2692)
b’. Tuit s’en tornent vers lors contree ;
mout est la plaingne LONGUE ET LEE
“Tous s’en retournent vers leur contrée ; la plaine est bien LONGUE ET ÉTENDUE” (Rom. Thèb., 7251-7252)
c. D’ambedeus parz est granz la gent,
mout i reluist or et argent.
Cil S’ESPANDIRENT par la pree
“Des deux côtés nombreuse est l’armée, l’or et l’argent y brillent abondamment. ILS SE RÉPANDIRENT à travers le champ de bataille” (Rom. Thèb., 6597-6599)
(28) a. Li jors est cler, la pree est BELE,
bien verdoie l’erbe nouvele
“Le jour est lumineux, le champ de bataille est MAGNIFIQUE et l’herbe nouvelle verdoie d’un beau vert” (Rom. Thèb., 7223-7224 // (29c))
b. TANT gentilz houme d’autre terre
qui erent venuz pour conquerre
veïssiez MORIR en la pree
ou la bataille fu joustee
“Vous auriez vu MOURIR sur le champ où eut lieu la bataille BIEN des gentilshommes étrangers qui étaient venus pour faire des conquêtes” (Rom. Thèb., 3643-3646)
b’. Granz cox se donnent es escus,
granz colees des branz molus ;
la veïssiez GESIR au plain
TANT chevalier et TANT vilain
“Ils se donnent des coups violents sur leurs écus, de grands coups de leurs épées aiguisées ; vous auriez vu étendus sur la plaine TANT de chevaliers et TANT d’écuyers” (Rom. Thèb., 9699-9702)
(29) a. Devers Thebes par mi les plaignes,
vendront rengiees les compaingnes
“Vers Thèbes à travers les plaines viendront les troupes rangées en ligne de bataille” (Rom. Thèb., 3363-3364)
b. Thideüs vet criant s’enseingne,
poingnant en vet par mi la paingne
“Tydée va criant son enseigne et s’en va galopant à travers la plaine” (Rom. Thèb., 3651-3652)
c. Li soleux luist cler conme en mai,
[…]
Desus en reluist lamontaingne
et de desouz toute la plaingne
61“Le soleil luit de façon éclatante comme en mai […]. Au-dessus en resplendit la montagne et en-dessous, toute la plaine” (Rom. Thèb., 5043-5046)
Comparaison des emplois d’une langue à l’autre (perspective intertextuelle)
L’Iliade d’Homère × L’Ilias Latina d’Homerus Latinus (Baebius Italicus)
62On se contentera ici de mentionner quelques phénomènes de réécriture d’Homère par Baebius Italicus. Nous souhaiterions commenter ici deux phénomènes intéressants.
63Le premier porte sur les divergences de représentation du champ de bataille d’une épopée à l’autre. En effet, la représentation dénotative de l’espace est révélatrice d’une conception connotative de la guerre assez différente. Nous avons déjà eu l’occasion de souligner qu’Homère faisait du πεδίον un terrain poussiéreux, pour en faire le lieu de la valeur guerrière, alors que Baebius Italicus semblait opter pour une représentation sanglante du champ de bataille. L’Ilias Latina explore bien le motif de la poussière, mais sans l’associer au champ de bataille25. L’évocation sanglante est alors portée par le neutre prata. Homère exprime bien l’idée de combats sanglants mais c’est alors systématiquement le terme γαῖα qui est employé ; l’humidité du champ de bataille, portée par le sang, semble alors avoir été associée à la terre conçue dans sa dimension féminine26, par opposition au neutre πεδίον, qui dénote l’espace permettant l’expression de l’héroïsme guerrier.
64Pour comprendre la genèse de cette modification dans les représentations du champ de bataille, nous comparerons les deux extraits suivants : au livre 4, un combattant, frappé à mort, roule dans la poussière chez Homère, tandis qu’il mord le champ de bataille gorgé de sang chez Baebius Italicus :
(30) a. … ἀντικρὺ δὲ δι᾽ ὤμου χάλκεον ἔγχος
ἦλθεν ∙ ὁ δ᾽ ἐν κονίῃσι χαμαὶπέσεν αἴγειρος ὣς
ἥ ῥά τ᾽ ἐν εἱαμενῇ ἕλεος μεγάλοιο πεφύκει
“La pointe de bronze alla en droite ligne traverser l’épaule ; et lui, il tomba au sol dans la poussière comme le peuplier noir qui a poussé dans la prairie humide d’un grand marécage” (Hom., Il., 4.481-483)
b. Concidit infelix prostratus uulnere tristi
et carpit uirides moribundus dentibus herbas
“Il recula, le malheureux, et tomba à la renverse sous la grave blessure ; moribond, il mordit l’herbe verte” (Ital. 4.371-372)
65Selon nous, deux explications complémentaires peuvent être avancées pour comprendre le processus de réécriture de Baebius Italicus. D’un point de vue anthropologique, la conception véhiculée par Baebius Italicus tendrait à dénoncer les atrocités de la guerre en en présentant une image cruelle : le texte de Baebius Italicus, par son expressionisme, rejoint alors celui de Lucain, tous deux marqués par les horreurs des guerres civiles. À cette dimension anthropologique s’adjoint une justification littéraire : il n’est pas improbable que l’image de la prairie ensanglantée ait été suggérée par la comparaison homérique du chant 4, Baebius entreprenant précisément la synthèse de ce chant : dans le texte de l’Iliade, Simoïsios tombant dans la poussière est alors comparé à un peuplier ayant poussé sur le sol herbeux d’un marécage. Dans un contexte analogue (aristie guerrière avec mention de l’effondrement du vaincu), on supposera alors une restructuration de la comparaison chez Baebius Italicus où la force d’attraction du comparant (ἐν εἱαμενῇ ἕλεος // uirides… herbas) est telle qu’elle investit le domaine du comparé (Hom., Il., 4.482 : ἐν κονίῃσι → χαμαὶ27 → Ital. 4.372 : uirides… herbas)28.
66Enfin, l’on soulignera des cas de correspondance et de non correspondance entre les textes grec et latin. Au chant 2 (voir (31)), la réécriture du vers formulaire de l’Iliade suppose un effort pour chercher un correspondant latin conforme au terme grec (voir les éléments en grisé). Dans le texte homérique, en revanche, le chant 3 présente, lors du duel entre Pâris et Ménélas, Ulysse et Hector comme préposés à la délimitation du champ de bataille devant recevoir les deux opposants. Le terme χῶρος a alors été employé (voir (5)). Or le texte latin ne présente pas de terme superposable à ce méronyme tout simplement parce que Baebius Italicus ignore cet épisode : cette restructuration du texte iliadique s’explique par la forme synthétique adoptée par le texte latin.
(31) a. ὣς ἄρα τῶν ὑπὸ ποσσὶ μέγα στεναχίζετο γαῖα
ἐρχομένων ∙ μάλα δ᾽ ὦκα διέπρησσον πεδίοιο.
Τρωσὶν δ᾽ ἄγγελος ἦλθε ποδήνεμος ὠκέα Ἶρις
πὰρ Διὸς αἰγιόχοιο…
“Ainsi, oui, la terre retentissait grandement sous les pas des arrivants : bien vite, ils envahissaient la plaine. Alors en messagère aux Troyens, la rapide Iris aux pieds agiles comme le vent alla de la part de Zeus porte-égide” (Hom., Il., 2.784-787)
b. Iamque citam appulerant classem camposque tenebant,
cum pater ad Priamum mittit Saturnius Irim
“Ils avaient poussé leur flotte rapide et touchaient déjà les plaines, lorsque le vénérable Saturnien envoie Iris auprès de Priam” (Ital. 2.221-222)
La Thébaïde de Stace × Le Roman de Thèbes
67Pour ce dernier point, nous nous bornerons à mentionner un phénomène qui nous a semblé déroutant : il s’agit de l’essor des termes prairie et pré(e) dans le Roman de Thèbes, alors que Stace ne fait qu’un usage modéré du terme pratum / prata. Deux types d’explication peuvent être avancés.
68D’un point de vue linguistique, les niveaux diachronique et synchronique peuvent être envisagés alternativement.
69Tout d’abord, le concept d’analogie est ici fondamental car il rendrait compte de cette substitution des signifiants pour dénoter une réalité extralinguistique comparable. Le passage du gr. πεδίον à une représentation plus champêtre et “humide” du champ de bataille a été expliqué par la force d’attraction du comparant sur le comparé (voir (30)) : dans un contexte analogue, le latin a pu mixer les deux éléments et ne retenir, dans sa conception de l’espace guerrier, que l’élément du comparant (ἐν εἱαμενῇ ἕλεος → uirides herbas ; mollia prata). L’analogie passe alors par le contexte : on parlera d’analogie contextuelle. Un second type d’analogie a également pu entrer en ligne de compte : il s’agit des passerelles possibles entre le monde du jeu et celui de la guerre : les jeux, sentis comme préparatoires à la guerre, prennent souvent place dans un espace idyllique et champêtre. Sur le modèle virgilien dans lequel Énée, lors de sa catabase, aperçoit les Élus des Champs Élysées rivalisant sur l’herbe verte (Virg., En., 6.642 : in gramineis… palaestris), Stace et l’auteur du Roman de Thèbes agissent de même29. Par analogie, le monde guerrier peut finir par supposer la même représentation que le monde du jeu.
70Une analyse synchronique prouve également l’essor et la théorisation, à l’époque médiévale, du topos du locus amoenus : ce serait donc à la fois les divers types d’analogie et la tendance stylistique à évoquer des loci amoeni qui pourraient rendre compte de cet essor des termes pré et prairie dans le Roman de Thèbes.
71Ce glissement d’une désignation à une autre peut, enfin, s’expliquer d’un point de vue anthropologique : l’adaptation du locus amoenus sur un autre support artistique conduit à la création et à l’essor des “verdures”, genre pictural spécifique au Moyen Âge. Outre cette influence des arts picturaux, il ne faut pas négliger le message particulier que l’auteur du Roman de Thèbes souhaite transmettre : évoquer le champ de bataille sous le prisme du locus amoenus est un moyen de glorifier la guerre et de servir la propagande des Croisades, bien que le texte ne soit pas sans ambiguïté à cet égard, comme nous avons eu l’occasion de le souligner (voir (26c) – (28b) – (28b’’)) et comme l’avait déjà relevé F. Mora (2003, 52).
Conclusion
72L’analyse des textes littéraires a confirmé les représentations picturales que les artistes et écrivains peuvent se faire du champ de bataille (voir figures 1 et 2) et trois points essentiels ont été mis en lumière : la présence du sang, de la poussière et la désolation suggérée par l’épanchement des corps gisant au sol.
73Dans une perspective translinguistique, nous avons tout d’abord isolé une constante : les dénominations utilisées prouvent que le champ ne devient champ de bataille que par contingence. Cette dénotation contingente est, en effet, contrainte par le contexte et les poètes finissent par en jouer en créant une sorte de généalogie des espaces : les deux épopées du cycle thébain sont, à ce titre, exemplaires, puisque les poètes travaillent sur ces lieux de mémoire et créent une sorte de “généalogie” et d’“hérédité” topographiques.
74Enfin, le passage d’une désignation à une autre, d’une langue à l’autre peut être la résultante de trois phénomènes : cette substitution peut être particulière à un auteur ou à une époque et traduire un message qui se veut alors propagandiste et favorable à la guerre (voir Roman de Thèbes) ou, au contraire, dénonciateur (voir Baebius Italicus et Stace). Le changement des signifiants peut être également motivé par les réalités extralinguistiques – le climat tempéré de la France médiévale conduisant à troquer l’aridité poussiéreuse du sol de la Grèce antique contre un pre herbex – ou par la ré-exploitation et la réappropriation de motifs littéraires, que ces dernières passent par des contraintes génériques (voir le genre du résumé conduisant à la restructuration de motifs chez Baebius Italicus et à une diminution des désignations possibles) ou par le rôle des comparaisons et de l’analogie contextuelle.
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Pour le latin, les recherches ont été effectuées à partir du site Brepolis Latin : Library of Latin Texts.
Sauf indications contraires, les textes des œuvres grecques et latines sont tirés de la CUF et les traductions sont toutes personnelles.
Notes de bas de page
1 Voir Pagès 1900.
2 Les recherches, faites à partir de l’édition de Raynaud de Lage 2002, ont été complétée par une recherche dans la version électronique de l’édition de Constans 1887. Sauf indications contraires, le texte proposé dans les occurrences est celui de l’édition la plus récente, plus synthétique.
3 Notamment avec μάχη, en Hom., Il., 14.30, et avec πόλεμος, en Hom., Il., 14.128. On pourra confronter la traduction de Leconte de Lisle à celle de Mazon 1937, plus fidèle au texte grec.
4 Voir Coseriu 1964, 145-147 et 160-165.
5 Un terme comme a. fr. lice ne porte pas à équivoque : il ne figurera donc pas sur la figure 4. De même, un terme comme a. fr. place relève d’une autre distinction sémantique : on a ainsi pu distinguer les emplois dénotant un espace extérieur (il commute alors avec champ ; soit dans 8 occ.) de ceux où place renvoie à un espace clos ou couvert (“place forte”, “tour” ou encore “pièce” ; soit dans 7 occ.).
6 La caractérisation possède aussi une importance capitale (voir iugera campi en Stat., Th., 1.568 vs fumantem… campum en Stat., Th., 2.701-702 ; arua… sanguineo… rutilantia gyro en Stat., Th., 11.514 vs paruo… aruo en Stat., Th., 4.162), de même que la détermination pour le texte du Roman de Thèbes : ainsi, un terme comme plaingne dénotera plus volontiers une “plaine” agricole, s’il est indéterminé, l’utilisation du défini coïncidant avec le référent précis que constitue la plaine thébaine ou celle de Monflor.
7 D’après nous, dans 31 occ. sur 84, soit dans près de 37 % des cas.
8 Si l’on en croit l’Etymologicum Magnum (lexique datant probablement du xe s. p. C.). Voir Chantraine et al. 1968-1980, s. u. “κυϐιστάω” et “1 κύμϐη”.
9 On pourra alléguer que le procès de voler implique une absence de contact avec le sol, ce qui nuirait à l’idée d’une relative motivation de l’emploi du neutre πεδίον dans cette occurrence. Or, le procès de voler est souvent mis en relation avec la poussière que provoque le heurt des sabots ou des pieds sur la plaine. La poussière cache les pieds et les sabots et donne l’impression au poète-spectateur que les chevaux ou les guerriers se déplacent sans avoir de prise avec le sol. La sélection du verbe πέτομαι serait donc corrélative de la production de poussière, elle-même résultant du heurt des pieds sur le sol. Voir également l’occurrence (12b).
10 Voir Hom., Il., 2.465 où le neutre πεδίον dénote la plaine du Scamandre (ἐς πεδίον προχέοντο Σκαμάνδριον) et entre en concurrence avec le terme λειμών, spécialisé dans la dénotation d’une plaine humide (voir ἐν λειμῶνι Σκαμανδρίῳ ἀνθεμόεντι en Hom., Il., 2.467).
11 Phénomène bien représenté en grec, voir les verbes en-μι, les particules δή/ δέ, les neutres ἔϑος,-ους / ἦϑος,-ους.
12 Notamment, à partir de la comparaison avec le grec et le lituanien.
13 Voir Wharton 1890, s.u. “ campus”, qui cite, en outre, angl. hovel “taudis”, angl. hover “tourner, planer, voleter” et v. h. all. hōba “lopin de terre”.
14 Pour lat. prātum, en revanche, la dimension agricole serait secondaire. D’après Nuti, à paraître, le terme aurait connu ses premiers emplois dans le domaine religieux (au sens de “don”, “contredon”), puis secondairement dans le domaine agricole (“don des dieux”, d’où “fruits / biens provenant spontanément”). Les emplois de a. fr. honor seraient comparables, dans le sens où une attitude (“honneur”) a pu finir par dénoter les fruits résultant de celle-ci (“terre”).
15 Daremberg & Saglio 1969, s.u. “ campus Martius”, rapportent l’histoire de Tarquin le Superbe qui ensemença le campus Martius et qui en fit, par cet acte, son bien propre (ager regius), alors que ce dernier appartenait au domaine public (ager publicatus) : “On reprocha comme une usurpation à Tarquin le Superbe de l’avoir ensemencé”.
16 Le mot fr. prai(e)rie est hérité de b. lat. prataria, dérivé en -arius, a, um de lat. prātum. La forme fr. pré M est directement issue du neutre singulier lat. prātum ; la forme fr. prée F suppose un figement de lat. prātum sous sa forme de pluriel (prāta), sous l’influence des mots en -a de la première déclinaison dont la désinence devenait homophone. Concernant le passage des anciens neutres latins en -um à la classe des féminins en -a, voir également fr. la voile < *uela, uelum ayant été reversé dans la catégorie des mots de la première déclinaison — à opposer à uelum > le voile — : au marquage morphologique de féminin s’associe un changement de genre (du neutre au féminin) et de nombre (le pluriel n’apparaissant plus comme tel).
17 De là, peut-être l’origine de la dénomination du nom du pré en anglais : angl. meadow “pré, prairie, pâturage” serait tiré du verbe mow “tondre, couper”, d’après une vieille forme mead. Le texte de Baebius Italicus présente une occurrence intéressante : l’ekphrasis du bouclier d’Achille est l’occasion de décrire un paysage champêtre où “les troupeaux tondent les prairies” (Ital. 18.894 : Tondent prata greges).
18 Voir TLFi, s.u. “ lice” : “a) 1278 “champ clos où se déroulent les joutes” (Sarrazin, Ham, éd. A. Henry, 2484) ; b) 1538 “carrière où se font les courses” (Est., s.u. hippodromus)”. Il est possible que l’histoire des emplois de ce mot ait engagé les humanistes de la Renaissance à retrouver dans lat. campus une racine dénotant la borne délimitant l’aire de jeux des courses hippiques (voir Valpy 1828, s.u. “ campus” et la ré-exploitation de l’hypothèse de Scaliger).
19 “Approcher un corps de la terre”, voir en Hom., Il., 8.277 ; 12.194 ; 16.418.
20 Le fait que, lors de l’énumération de la panoplie, Thétys insiste sur les jambières en les dotant d’une caractérisation (ἐπισφυρίοις ἀραρυίας) nous paraît amplifier le pathétique du passage : bien qu’elle connaisse la destinée funeste de son fils (υἱεῖ ἐμῷ ὠκυμόρῳ), Thétys espère encore conjurer le sort et protéger le talon de son fils.
21 Il existe, dans l’Antiquité, une relation étroite entre la guerre et la lutte sportive : “De tels athlètes, non seulement illustraient leur patrie, mais étaient, au besoin, capables de la défendre […]. C’est en ce sens que Platon prescrit aux futurs guerriers l’exercice de la lutte, comme ‘ utile à tout’et comme capable, au plus haut point, de donner la santé et la force” (Daremberg & Saglio 1969, s.u. “ lucta ; πάλη ; παλαισμοσύνη ; καταβλητική”). Nous renvoyons également à l’une des fonctions du campus Martius des cités latines qui était de servir de lieu d’entraînement aux citoyens en temps de paix, d’où la construction, dès l’époque impériale, de palestres et gymnases (Daremberg & Saglio 1969, s.u. “campus Martius”).
22 Sur cette ambivalence de l’action guerrière dans la Thébaïde, voir Franchet d’Esperey 2003, 4-5.
23 Ce thème, hérité du latin uadere, a connu dès le latin une spécialisation dans le domaine militaire et dénote, à l’origine, un mouvement rapide dirigé contre l’ennemi. Il n’est pas impossible que la sélection de ce thème verbal recèle une pertinence sémantique. Voir Julia, à paraître, 163-165.
24 Le rapport entre jeux et guerre est encore bien vivant au Moyen Âge, comme l’indique, entre autres, le binôme synonymique “les cembiaux et les envaïes” (les joutes et les assauts) mentionné à l’occasion de l’ekphrasis de la tente d’Adraste (v. 3195).
25 Voir Ital. 3.322 ; 5.475 ; 18.851 et 22.1003.
26 Voir les clausules formulaires suivantes : Hom., Il., 8.65 :… ῥέε αἵματι γαῖα # (“… la terre ruisselait de sang”) ; 10.484 :… ἐρυϑαίνετο αἵματι γαῖα # (“… la terre s’empourprait de sang”) ; 11.394 :… ὁ δέ ϑ’αἵματι γαῖαν ἐρεύϑων # (“… mais lui, rougissant la terre de sang”) ; 15.715 ; 20.494 :… ῥέε δ’αἵματι γαῖα μέλαινα # (“… la terre ruisselait, noire de sang”).
27 Ce terme-jalon suppose une liberté conceptuelle de l’espace et rend possible la mention d’un espace situé aux antipodes de celui présenté dans le comparé (sécheresse vs humidité).
28 Sur les phénomènes d’analogie contextuelle et de force d’attraction du comparé, voir Morzadec 2001, 76 et Taous 2012, 264-267. Les poètes puisaient effectivement leurs images dans des lexiques et des répertoires de comparaison pour y trouver des comparants prêts à l’emploi. Sur le rôle des grammatici et les écoles de rhétorique, voir Guillemin 1923.
29 Sur l’influence conjointe de Virgile et Lucain dans la poésie de Stace, voir Franchet d’Esperey 2003, 4-5.
Auteur
Université de Toulon, IUFM
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