La remontée du fleuve : au clivage entre le mythe et l’histoire
p. 229-241
Texte intégral
Le voyage d’Énée
1On peut interpréter le voyage d’Énée se déroulant dans les six premiers livres de l’Énéide comme un éloignement progressif du mythe (lieux, personnages, etc.) dans la direction de l’histoire (qui n’est que l’histoire de Rome). C’est un voyage à la fois dans l’espace et dans le temps qui s’accomplit dans les livres 7 et 81.
Énée au Latium, Virg., En., 7.25-36
27.25-36. La flotte troyenne longe la côte latiale ; Circé avec son mythe. La flotte troyenne arrive à l’embouchure du Tibre et y pénètre2.
3Dans ces endroits, pas d’hommes, pas de traces de présence humaine. Les mots les plus fréquents possèdent une valeur religieuse : lucus, Tiberinus, l’ambiance est solennelle et religieuse.
47.30, prospicit, v. 35, imperat : Énée voit et ordonne. Les deux verbes, en rejet, encadrent la description du lieu, laquelle ne vaut pas par elle-même, mais correspond plutôt à ce qu’Énée attendait de rencontrer pour choisir le point de la terre ferme où s’installer3. Le point de vue est celui du héros (v. 36 laetus), qui, avec ses compagnons, a trouvé sa patrie nouvelle (d’après les prophéties qui s’accomplissent, etc.)4.
5C’est à ce moment-là que Virgile place l’invocation à la Muse (Érato) pour traiter maior rerum… ordo et maius opus (vv. 44 sq.), le véritable commencement de la deuxième partie du poème5, inspirée de l’Iliade.
6Le clivage entre le voyage et l’établissement : entre le mythe et l’histoire : entre la fixité et le changement
- La symbolique : la fixité (la répétition) du mythe6 est symbolisée, pour la dernière fois, par Circé et ses horreurs. En effet, les marins ne voient rien, on n’entend que le chant perpétuel (v. 12 adsiduo cantu) et le bruit rythmique (v. 14 arguto tenues percurrens pectine telas) du travail nocturne de la magicienne et surtout les hurlements agaçants (par ex. v. 18) de ses victimes ; les Troyens y échappent grâce à l’intervention directe de Neptune, qui vise à éviter qu’ils soient attrapés, et donc condamnés à une fixité monstrueuse, par les sorcelleries de Circé (vv. 21 sq.).
- Le temps : l’aurore accompagne l’approche de la terre, on l’aperçoit comme la marque d’un commencement, d’un tournant dans la narration, il en est de même pour Ulysse regagnant Ithaque (Od., 13.93-95) et pour les Argonautes arrivés à l’embouchure du Phase (Apoll. Rh. 2.1285, cf. plus bas).
- L’endroit : l’arrivée est indiquée par l’emploi des rames au lieu des voiles ; l’endroit7 se signale par d’importants caractères, dynamiques, esthétiques, religieux : l’ingentem… lucum8, qui semble surgir des eaux, est traversé par les courants du fleuve (cf. vv. 30 et 36 fluuio, v. 33 fluminis), qui se jette dans la mer par des tourbillons rapides roulant du sable, et les vols des oiseaux ; la beauté est exprimée synthétiquement par la clausule du v. 30 fluuio… amoeno9 et en même temps par la dimension sonore, les chants des oiseaux. La bienveillance divine est anticipée par le nom du deus loci (8.31), Tiberinus, au lieu de celui du fleuve : ce n’est pas le fleuve, mais le dieu lui-même qui accueille les Troyens.
7Tous ces éléments portent vers un sens commun : le sort en est jeté, c’est le moment où, symboliquement, commence l’histoire en tant qu’histoire “romaine”, d’un peuple qui s’affirme (s’affirma, s’affirmera) d’un côté par des liens d’alliance (dans le poème, avec les Arcades, les Étrusques, etc. et historiquement par un vaste mélange ethnique, cf. 7.97-101 la prophétie de Faunus à Latinus ; 8.13 sq. dans le message de Turnus à Diomède), de l’autre côté par la défaite des ennemis : les effets en seront les conquêtes et l’expansion territoriale : parcere subiectis et debellare superbos (6.853).
8Pourquoi le poème ramène-t-il les protagonistes à l’embouchure d’un fleuve ?
9Pour les Anciens la connaissance d’un territoire passe par la connaissance de ses fleuves. Quand s’accomplissent les prophéties de Céléno (3.255-257) et d’Anchise (7.124-127) et que les Troyens, ayant consommé leurs mets, mangent les gâteaux de froment (7.107-117), Énée comprend bien que telle est la patrie qui leur est destinée par le fatum (7.122 hic domus, haec patria est) et envoie Iule et les autres explorer les endroits où ils se trouvent. C’est bien le territoire traversé par le Numicus10 et le Tibre qu’ils reconnaissent comme la terre des Latins (7.148-151) : haec fontis stagna Numici, / hunc Thybrim fluuium, hic fortis habitare Latinos. D’ailleurs, les fleuves se substituent souvent au territoire lui-même11, cf. Virg., B., 1.65, et la possession d’un espace, d’une terre, de la patrie, consiste à s’installer et à vivre tout près d’eaux bien connues, cf. ibid. v. 51 inter flumina nota. C’est pourquoi dans le livre 7 le Tibre est toujours présent lorsqu’on parle de l’établissement des Troyens dans le Latium : 7.105 sq. ; 120-122 ; 150 sq. ; 220-230 ; 241 sq.
10D’ailleurs, dans les livres 7 et 8, le Tibre joue un rôle fondamental, pour deux raisons entrelacées. D’un côté, il est un fleuve inconnu qu’Énée reconnaît grâce aux renseignements qu’il a reçus au cours de ses aventures précédentes ; à partir de là, il devient l’arrière-plan des événements et des actions du héros et des Troyens (par ex. le prodige de la laie blanche, 8.81-85, couchée uiridique in litore, v. 83). De l’autre côté, le fleuve est représenté par son numen, Tiberinus, qui s’engage à favoriser les Troyens, dès sa première apparition dans la narration (7.30) comme nous venons de le voir ; c’est lui qui, lors de l’apparition à Énée pendant son sommeil (8.31-65), lui ordonne de remonter le courant pour se rendre à Pallantée et de contracter l’alliance avec Évandre.
La remontée du Tibre, 8.86-101
11Énée et ses guerriers, avec deux bateaux birèmes, remontent le fleuve pour rejoindre Pallantée, la petite capitale du royaume d’Évandre, qui est bâtie sur la colline du Palatin, le site où Romulus fondera Rome. Ils demanderont au roi arcadien de s’allier avec eux et de leur fournir de l’aide militaire contre les Latins et les Rutules.
12Ce passage est marqué par deux aspects. En premier lieu, l’aide divine, qui n’est que l’aide de la nature même : vv. 86-89 les deux birèmes devraient vaincre la résistance du courant contraire12, mais en réalité il n’y a pas de courant (mitis ut in morem stagni placidaeque paludis, v. 8813), parce que l’écoulement des eaux s’est arrêté pendant toute la nuit14. L’action du dieu Tiberinus est attribuée au fleuve même – Thybris15, v. 86 – mais elle possède des caractères d’intentionnalité, cf. le lexique – leniit – et la syntaxe : consécutive/finale (ut sterneret) et finale (ut… abesset)16. Deuxièmement, la navigation, qui se déroule aisément, aux vers 91-93 est présentée d’une façon subjective, par le point de vue des éléments naturels : ce sont les undae et le nemus qui voient, dans un frémissement merveilleux, exprimé par l’antéposition du verbe à son sujet et par le polyptote (mirantur... undae, miratur nemus), le passage des deux navires. Avant tout, c’est l’éclat des boucliers de bronze, la première perception visuelle, longe, qui s’impose de loin, puis les couleurs revêtant les carènes, et finalement le mouvement, innare17. Le mot insuetum du v. 92 justifie l’émotion exprimée par mirantur-miratur : le poète fait ressortir le frémissement de la nature (les eaux et les bois, pas une nature générique), qui s’étale grâce à la complète absence de toute présence humaine sur les rives18. De plus, le choix du mot insuetum peut être expliqué de deux façons différentes : a) avant ce moment-là, aucun navire n’était passé ; b) c’est la première fois que des navires de guerre franchissent ces eaux, ce qui expliquerait les deux mirari. En tout cas, on ne s’étonne pas que le passage de navires de guerre (scuta uirum en rejet) ne trouble pas la tranquillité des lieux : Énée et ses guerriers viennent demander une alliance pour une guerre de défense, d’établissement, donc un bellum iustum19. Par un voyage que le poète cherche à rendre le plus long possible20 (v. 94 la polysyndète noctemque diemque, v. 95 longos… flexus), il nous conduit dans un paysage intact, merveilleux, où les deux navires traversent un endroit monochrome : les verts des bois bordant l’eau au-dessus et les uiridis… siluas qui en sont le reflet à la surface de l’eau21. À travers un paysage prodigieux, le poète éloigne ses personnages de la réalité qu’ils connaissent22 pour les faire parvenir dans un monde mystérieux ou, au moins, inattendu et inconnu, ignotas temptare uias, dira Pallas (8.113). C’est l’inverse qui arrive. Au milieu de la journée, en plein soleil23, se profile l’image de “Rome”24, une Rome préhistorique, car Pallantée n’est que l’anticipation, inaperçue des personnages, mais bien claire aux lecteurs25, et ce n’est pas la moindre partie du charme de cet épisode, de la Rome du futur (le présent des lecteurs), et c’est en effet l’adjectif Romana, v. 99, qui précède le nom Euandrus, v. 100, cf. 8.31326. Dans notre passage le mélange des temps verbaux de la narration (le présent narratif, les passés, etc.) parvient au vers 100 à une sorte de neutralisation de l’écoulement chronologique : aequauit est un temps passé indiquant le futur (et donc accompagné par un nunc apparemment paradoxal)27. Les temps présents du vers 101 ramènent le lecteur au présent de la narration, à un moment précis du temps narré. C’est au vers 101 qu’on peut saisir, aux yeux des lecteurs romains, le point de contact et de clivage entre le passé, le futur et le présent : deux actions d’approche de la ville par des étrangers venant de son fleuve : à noter la valeur amphibologique de urbi/Vrbi28.
13Tout cela est exprimé dans un seul vers qui, par un brusque changement de rythme, se différencie de l’ampleur de la description des lieux (le paysage horizontal du fleuve et des bois, et le paysage vertical de l’oppidum) et des renseignements des vv. 99-100, pour resserer l’attention uniquement sur la manœuvre précise d’abordage. Un vers, le 101, dans lequel les spondées prévalent et qui vise en même temps à un effet de dynamisme, d’après le sémantisme du premier mot et des deux verbes (mis en évidence par la diérèse), et de solennité grâce au chiasme coupé par l’hephthémimère.
14La remontée du fleuve par Énée et ses guerriers se termine sur la rive du Tibre à Pallantée29 parce qu’elle a atteint son but : mettre en contact spatial, temporel et surtout idéal, les deux niveaux, le mythe et l’histoire30, en vue d’un but plus grand, c’est-à-dire Rome, rerum… pulcherrima (G., 2.534), selon la volonté du fatum31. Pour l’instant, on ne s’inquiète pas des effets de la guerre future (mais cf. 7.41), des souffrances, des désastres, surtout on n’aperçoit pas encore la mélancolique impuissance en présence des morts des jeunes guerriers (mais cf. 8.520-522), de l’une et de l’autre part, qui donne, nous le savons, le ton unique à tant d’épisodes des livres suivants.
L’hypotexte, Apoll. Rh. 2.1260-128532
15Apollonios raconte l’arrivée des Argonautes dans la Colchide et l’entrée dans l’embouchure du Phase (2.1260-1270) assez synthétiquement33. En effet, il vise moins à décrire des actions qu’à faire ressentir la tension provoquée par l’anxiété qui s’empare des cœurs des héros34 : à noter, par exemple, le renvoi au ὄφις... δοκεύων (1269 sq.) dont le rappel les avait déjà terrorisés deux fois (cf. v. 408 et v. 1216). En outre, le rite et la prière des vv. 1271-1275 possèdent un ton chtonien bien marqué, s’accordant aux caractères du lieu où ils se trouvent. Ils arrivent en effet dans la partie la plus reculée du Pont (v. 1246), ils en atteignent les ἔσχατα πείρατα (v. 1261) : ils sont arrivés au bout du monde.
16Auparavant, le poète, en décrivant la scène concernant Prométhée (2.1246-1259), qui accompagne les Argonautes pendant qu’ils approchent la côte de la Colchide, a cherché à accentuer les caractères terrifiants, monstrueux de ce mythe : l’aigle, qui n’a pas la nature d’un oiseau (v. 1254)35, même s’il vole près des nuages, par son cri aigu fait trembler la flèche du navire et le battement de ses ailes en secoue le voilage. L’horreur de la scène se complète par le retentissement dans l’air des lamentations du Titan au foie arraché, pendant qu’ils aperçoivent l’aigle revenant de la montagne. Cette scène n’a aucun effet sur le déroulement de l’action : elle a pour fonction de porter au maximum le climax orienté vers l’étrange, le magique, qui signalent la fin du deuxième livre36.
17On peut donc apprécier les grandes différences de perspective apportées par Virgile37. Pour les Argonautes, la Colchide n’est qu’une étape de leur voyage, parce qu’ils doivent ramener dans leur patrie la toison d’or, leur seul but étant de regagner la patrie avec leur butin. De plus, le rappel à Prométhée enchaîné sur les cimes escarpées du Caucase ramène les événements en arrière jusque dans le monde mythique, parce qu’il montre que le voyage des Argonautes précède la libération de Prométhée par Héraclès38. En effet, la Colchide ne subira aucun changement causé par l’arrivée des étrangers, elle restera la terre des magies, des prodiges monstrueux, elle restera dans l’ambiance du mythe, l’histoire n’y pourra rien39. Son temps et son espace, grâce à Médée, appartiendront à la tragédie.
18L’arrivée des Argonautes et la remontée du Phase sont expédiées en peu de vers (2.1261-1266) décrivant des opérations techniques ; elles n’ont point les valeurs symboliques et idéales qu’on relève dans les deux passages virgiliens. Mais, finalement, cela vient de la différence la plus marquée entre les deux textes. De la Colchide, de cette terre magique au bout du monde, les Argonautes cherchent à repartir le plus tôt possible, tandis qu’Énée et les siens ont trouvé dans le Latium non seulement une nouvelle patrie, mais aussi leur patrie ancienne, d’après l’oracle d’Apollon (3.94-96) et donc la remontée du Tibre40 est aussi le moment où le mythe se termine et l’histoire commence.
L. Arioste, Roland furieux, 8.26
19Au chant 8 du poème, le paladin Renaud (Rinaldo), envoyé par Charlemagne, débarque en Écosse (8.22-25) pour demander au roi des renforts au secours de l’empereur et d’Othon, le roi d’Angleterre, assiégés à Paris par les Sarrasins. Les renforts obtenus, il part du port de Berwick pour rejoindre Londres et demander la même chose au prince de Wales, qui répond à ces exigences (8.27-28).
20Dans le huitain 26, le poète raconte l’embarquement, la navigation et l’arrivée à Londres :
Spirando il vento prospero alla poppa,
monta Rinaldo, et a Dio dice a tutti :
la fune indi al viaggio il nocchier sgroppa ;
tanto che giunge ove nei salsi flutti
il bel Tamigi amareggiando intoppa.
Col gran flusso del mar quindi condutti
i naviganti per camin sicuro
a vela e remi insino a Londra furo.
“Comme le vent favorable souffle en poupe,
Renaud embarque et dit adieu à tout le monde :
après le nocher largue le bout pour déraper ;
et il arrive où la belle Tamise rencontre
les flots salés qui la font devenir amère.
De là, poussés par le grand flux de la mer,
les navigants, d’une course fiable,
à voile et à rames parvinrent au cœur de Londres”. (Arioste, Roland furieux, 8.26)
21Pour suggérer la vitesse de la traversée du navire de Renaud, le poète emploie trois vers pour le départ (vv. 1-3), tandis qu’il n’en emploie aucun pour la navigation elle-même. Déjà au vers 4, le lecteur aperçoit le paladin à l’embouchure de la Tamise. Le rythme narratif s’apaise dans la description de la remontée du fleuve et, comme il arrive parfois dans ce poème, la fin du huitain conclut, pour le moment, ce segment narratif. Les vers 6-8 mettent en évidence la facilité de la navigation, qui va grand’erre. Mais l’aide la plus grande est celle du gran flusso del mar, la marée montante, qui non seulement pousse le navire, mais aussi le conduit (condutti), le guide per camin sicuro, par une route tranquille, directe, sans sursauts.
22Le contexte narratif renvoie au deuxième passage de l’Énéide (8.86-101) par des analogies évidentes : les protagonistes, engagés dans un conflit décisif (pour Énée, la guerre contre les indigènes pour s’établir dans la nouvelle patrie ; pour Renaud, sauver l’Europe de l’invasion des Sarrasins), vont chercher des renforts pour leur propre cause, la dernière partie du voyage se déroule en remontant un fleuve à contre-courant, et pourtant sans courant, car la marée montante permet une navigation rapide et sûre. Sans tenir compte du reste, de moindre importance, deux grandes différences peuvent être immédiatement perçues. En premier lieu, Renaud se rend chez des alliés bien connus, tandis qu’Énée devra contracter une alliance avec un roi qu’il ne connaît pas. D’autre part, c’est justement la fonction de clivage entre le mythe et l’histoire, qu’on a vu dans la remontée du fleuve par Énée, qui est tout à fait absente dans ce huitain d’Arioste. C’est pourquoi l’auteur explique, d’une façon bien explicite, la facilité de la remontée du navire de Renaud par le flux de la marée, en excluant toute intervention externe aux forces naturelles.
J. Conrad, Heart of Darkness (1899) 190241
23Dans ce livre42, la narration au premier degré encadre le récit fait par Marlow (le narrateur au second degré) de l’expédition, dont il avait été chargé, pour rejoindre, au centre de l’Afrique, Kurz, un agent de la Compagnie tombé malade, et le ramener à la côte. La fascination exercée sur Marlow par “one river especially, a mighty big river… resembling an immense snake uncoiled, with its head in the sea, its body at rest curving afar over a vast country, and its tail lost in the depths of the land. And as I looked at the map of it in a shop-window, it fascinated me as a snake would a bird – a silly little bird” (p. 22), qui peut apparaître comme étant le symbole de l’attraction moderne pour l’inconnu, n’aura aucune suite dans ce roman : le voyage sur ce fleuve (le Congo, mais le lecteur ne rencontrera nulle part ce nom) s’étale au centre du livre, mais complètement dépourvu de tout charme propre à l’aventure ou à l’héroïsme (le commerce de l’ivoire n’est que le symbole de l’exploitation des indigènes et de la déprédation du pays).
24La remontée du fleuve ne commence pas à l’embouchure, mais à l’intérieur du continent, dans un point très éloigné de la côte que Marlow rejoint après une longue marche ; celle-ci lui permet d’apercevoir une grande série de situations et de personnages, qui lui indiquent la stupidité, la sale avidité, l’hypocrisie évidente des “civilisateurs”. Finalement il arrive à la “Central Station”, où “a stout, excitable chap with black moustaches, informed me with great volubility and many digressions, as soon as I told him who I was, that my steamer was at the bottom of the river” (p. 40), parce qu’il avait coulé, et beaucoup de temps passe avant que la petite embarcation à vapeur (“the tin-pot steamboat”, p. 60) puisse naviguer de nouveau.
25Il est vrai que, c’est Marlow qui le dit, “Going up that river was like travelling back to the earliest beginnings of the world, when vegetation rioted on the earth and big trees were kings… you lost your way on that river as you would in a desert, and butted all day long against shoals, trying to find the channel, till you thought yourself bewitched and cut off for ever from everything you had known once – somewhere – far away – in another existence perhaps” (p. 59). Mais il ne s’agit pas d’enchantements ou de magie : la réalité s’estompe (“the reality – the reality, I tell you – fades”, p. 60), la vérité profonde est cachée, mais “I felt often its mysterious stillness watching me at my monkey tricks” (p. 60). En effet, la remontée dans la direction du “heart of darkness”43 est très difficile, souvent risquée, toujours gênante : “I had to keep guessing at the channel ; I had to discern, mostly by inspiration, the signs of hidden banks ; I watched for sunken stones ; I was learning to clap my teeth smartly before my heart flew out, when I shaved by a fluke some infernal sly old snag that would have ripped the life out of the tin-pot steamboat and drowned all the pilgrims” (p. 60). Une remontée de cette sorte ne convient point à l’épos44.
26La fin de la remontée est signalée, d’une certaine manière, par le cri immense et mystérieux qui transperce la forêt : “a cry, a very loud cry, as of infinite desolation, soared slowly in the opaque air… to me it seemed as though the mist itself had screamed, so suddenly, and apparently from all sides at once, did this tumultuous and mournful uproar arise” (p. 68). Cet accueil par les sauvages exprime moins l’hostilité envers les étrangers, les blancs, que la douleur, le désespoir d’être privés de Kurz, qu’ils considèrent comme un personnage extraordinaire, un protecteur – de plus, pour eux il était un dieu, “They adored him”, confie le jeune homme russe à Marlow (p. 92).
27Le but du voyage reste vague45. On ne comprend pas bien si Kurz accepte ou non de son propre gré d’être ramené à la côte. On ne comprend pas non plus qui est Kurz, car chacun de ceux qui l’ont connu confie à Marlow des appréciations différentes, souvent opposées46.
28Dans ce conte, la remontée du fleuve ne porte pas Marlow et les “pilgrims” vers un monde inconnu ou nouveau, car la rencontre des deux mondes, la civilisation européenne et le primitif, s’est déjà produite, et sans apporter aucune amélioration morale ou pratique (les Européens ne sont que des pillards, les indigènes gardent leurs rites monstrueux – le cannibalisme) comme le prouve la désorganisation générale des étapes47. Cette rencontre a déjà dégradé, réciproquement, les deux mondes, qui ont atteint un tel niveau de dégradation qu’elle ne peut être exprimée que par le dernier cri de Kurz agonisant : “The horror ! The horror !”48 (p. 112).
29Le thème49 de la remontée du fleuve, grâce au dynamisme qu’il possède en lui-même (c’est un voyage, un mouvement à contrecourant, dans la direction inverse à l’écoulement des phénomènes naturels), est orienté, concrètement et symboliquement, vers la rencontre avec des mondes étranges, à l’intérieur d’une réalité reculée (dans l’espace, dans le temps, dans la culture et la civilisation, les mœurs, etc.). Une rencontre d’où émanent des effets prévus ou imprévisibles, une rencontre qui constitue un clivage décisif.
30Dans Heart of Darkness, au contraire, tous les aspects de ce thème perdent leur consistance. La rencontre n’est plus un clivage, elle n’apporte rien de nouveau : ni les avantages de la civilisation au monde sauvage, ni la redécouverte du monde primitif qui apporte le rajeunissement au monde civilisé. Le mythe et l’histoire, en se rencontrant, se confondent et se corrompent l’un l’autre, sans aucun profit ni pour l’un ni pour l’autre.
31C’est l’inverse de ce qui arrive dans l’Énéide. Dans le poème virgilien c’est le mythe (Énée, fils d’une déesse enfant de Jupiter) qui rencontre l’histoire, et à partir de ce moment-là c’est un mouvement progressif qui se déclenche. Dans le livre de Conrad c’est l’histoire (le monde moderne, qui est censé représenter le sommet du progrès) qui va vers le mythe (l’illusion moderne du primitif), qu’elle corrompt et d’où elle revient corrompue : Kurz en est le symbole.
Iamque rubescebat radiis mare et aethere ab alto
Aurora in roseis fulgebat lutea bigis :
cum uenti posuere omnisque repente resedit
flatus et in lento luctantur marmore tonsae.
Atque hic Aeneas ingentem ex aequore lucum
prospicit. Hunc inter fluuio Tiberinus amoeno
uerticibus rapidis et multa flauos harena
in mare prorumpit ; uariae circumque supraque
adsuetae ripis uolucres et fluminis alueo
aethera mulcebant cantu lucoque uolabant.
Flectere iter sociis terraeque aduertere proras
imperat et laetus fluuio succedit opaco.
32“Déjà la mer rougissait des rayons du jour et du haut de l’éther l’Aurore dans son char de rose brillait d’une teinte orangée, lorsque les vents expirèrent. Soudain il n’y eut plus aucun souffle, et les rames peinèrent sur les ondes immobiles. Mais, des flots même, Énée aperçoit un bois immense. Le Tibre, qui le traverse de son flot riant, va, en tourbillons rapides et tout jaunes du sable qu’il roule, se jeter dans la mer. Autour de ses eaux et au-dessus, mille oiseaux divers, accoutumés à ses rives et à son cours, charmaient les airs de leur chant et voltigeaient dans la forêt. Énée commande à ses compagnons de virer de bord, de tourner leurs proues vers la terre, et il entre allégrement dans les flots ombragés du fleuve”. (Virg., En., 7.25-36 ; trad. CUF)
Thybris ea fluuium, quam longa est, nocte tumentem
leniit et tacita refluens ita substitit unda,
mitis ut in morem stagni placidaeque paludis
sterneret aequor aquis, remo ut luctamen abesset.
Ergo iter inceptum celerant rumore secundo.
Labitur uncta uadis abies, mirantur et undae,
miratur nemus insuetum fulgentia longe
scuta uirum fluuio pictasque carinas.
Olli remigio noctemque diemque fatigant
et longos superant flexus uariisque teguntur
arboribus uiridisque secant placido aequore siluas.
Sol medium caeli conscenderat igneus orbem,
cum muros arcemque procul ac rara domorum
tecta uident, quae nunc Romana potentia caelo
aequauit, tum res inopes Euandrus habebat.
Ocius aduertunt proras urbique propinquant.
33“Pendant toute la durée de la nuit, le Tibre a calmé ses flots irrités ; et, dans un silencieux reflux de son cours, il s’est arrêté de façon que sa surface aplanie ressemblât à un étang paisible ou à un tranquille marais et que les rames n’eussent pas à lutter. Aussi les Troyens poursuivent-ils leur route en accélérant dans une rumeur de joie. Le sapin enduit de poix glisse sur le fleuve ; les eaux s’étonnent, le bois inaccoutumé s’étonne de ces hommes au loin dont les boucliers resplendissent au loin et du passage des carènes peintes. Ils ont ramé nuit et jour ; ils franchissent les longs détours sous des arbres de toute essence qui les ombragent, et ils coupent sur les paisibles eaux le reflet des forêts vertes. Le soleil de feu avait atteint le milieu du ciel quand ils virent au loin les murs, la citadelle, quelques toits épars, que la puissance romaine égale maintenant au ciel : c’était alors le pauvre royaume d’Évandre. Ils tournent rapidement les proues et s’approchent de la ville”. (Virg., En., 8.86-101 ; trad. CUF)
Ἐννύχιοι δ’ Ἄργοιο δαημοσύνῃσιν ἵκοντο
Φᾶσίν τ’ εὐρὺ ῥέοντα, καὶ ἔσχατα πείρατα Πόντου.
Αὐτίκα δ’ ἱστία μὲν καὶ ἐπίκριον ἔνδοθι κοίλης
ἱστοδόκης στείλαντες ἐκόσμεον· ἐν δὲ καὶ αὐτὸν
ἱστὸν ἄφαρ χαλάσαντο παρακλιδόν. Ὦκα δ’ ἐρετμοῖς
εἰσέλασαν ποταμοῖο μέγαν ῥόον· αὐτὰρ ὁ πάντῃ
καχλάζων ὑπόεικεν. Ἔχον δ’ ἐπ’ ἀριστερὰ χειρῶν
Καύκασον αἰπήεντα Κυταιίδα τε πτόλιν Αἴης,
ἔνθεν δ’ αὖ πεδίον τὸ Ἀρήιον ἱερά τ’ ἄλση
τοῖο θεοῦ, τόθι κῶας ὄφις εἴρυτο δοκεύων
πεπτάμενον λασίοισιν ἐπὶ δρυὸς ἀκρεμόνεσσιν.
Aὐτὸς δ’Αἰσονίδης χρυσέῳ ποταμόν δὲ κυπέλλῳ
οἴνου ἀκηρασίοιο μελισταγέας χέε λοιβὰς
Γαίῃ τ’ ἐνναέταις τε θεοῖς ψυχαῖς τε καμόντων
ἡρώων· γουνοῦτο δ’ ἀπήμονας εἶναι ἀρωγοὺς
εὐμενέως καὶ νηὸς ἐναίσιμα πείσματα δέχθαι.
Aὐτίκα δ’ Ἀγκαῖος τοῖον μετὰ μῦθον ἔειπεν·
“Κολχίδα μὲν δὴ γαῖαν ἱκάνομεν ἠδὲ ῥέεθρα
Φάσιδος· ὥρη δ’ ἧμιν ἐνὶ σφίσι μητιάασθαι,
εἴ τ’ οὖν μειλιχίῃ πειρησόμεθ’ Αἰήταο,
εἴ τε καὶ ἀλλοίη τις ἐπήβολος ἔσσεται ὁρμή”.
Ὣς ἔφατ’· Ἄργου δ’ αὖτε παρηγορίῃσιν Ἰήσων
ὑψόθι νῆ’ ἐκέλευσεν ἐπ’ εὐναίῃσιν ἐρύσσαι,
δάσκιον εἰσελάσαντας ἕλος· τὸ δ’ ἐπισχεδὸν ἦεν
νισομένων. Ἔνθ’ οἵ γε διὰ κνέφας ηὐλίζοντο·
Ἠὼς δ’οὐ μετὰ δηρὸν ἐελδομένοις φαάνθη.
34“Il faisait nuit quand, grâce à l’expérience d’Argos, ils atteignirent le large cours du Phase et les derniers confins du Pont. Alors ils amenaient la voile et la vergue qu’ils rangeaient sur leur chevalet creux ; puis, aussitôt, ils détachèrent le mât à son tour et le couchèrent. Rapidement, à la rame, ils remontèrent le puissant cours du fleuve dont les eaux, bouillonnant de toute part, cédaient sous leur effort. Ils avaient à main gauche les cimes du Caucase et la ville Kytaienne d’Aia ; à l’opposé, la plaine d’Arès et les bois sacrés du dieu où le dragon vigilant gardait la toison étalée sur les plus hautes branches feuillues d’un chêne. L’Aisonide lui-même, avec une coupe d’or, versait dans le fleuve de douces libations de vin pur offertes à la Terre, aux dieux du pays et aux âmes des héros morts ; il les suppliait de lui prêter avec bienveillance une aide sans réserve et d’accueillir favorablement les amarres du navire. Là-dessus Ancaios leur tint ce langage : ‘ Nous voici arrivés en terre de Colchide, sur le cours du Phase. L’heure est venue de délibérer entre nous pour savoir si nous tâterons Aiétès par la douceur ou si nous essaierons quelque autre moyen pour réussir’. Il dit ; mais, suivant les conseils d’Argos, Jason fit maintenir à flot le navire sur ses pierres-amarres, après l’avoir amené dans un marais à l’ombre épaisse, tout près du lieu où ils étaient arrivés. C’est là qu’ils passaient la nuit à la belle étoile ; mais l’Aurore ne tarda pas à paraître selon leur désir”. (Apoll. Rh. 2.1260-1285 ; trad. CUF)
Bibliographie
repères bibliographiques
Boas, H. (1938) : Aeneas’ Arrival in Latium, Amsterdam.
Carcopino, F. [1919] (1968) : Virgile et les origines d’Ostie, Paris.
Conington, J. et H. Nettleship (1979) : Virgil. The Aeneid, vol. III, Hildesheim-New York.
Curtius, E. R. (1984) : Letteratura della letteratura, trad. it. Bologne, 301-325 (La nave degli Argonauti).
Della Corte, F. (1985) : La mappa dell’Eneide, Florence.
Eden, P. T. (1975) : A Commentary on Virgil, Aeneid VIII, “Mnemosyne” Suppl. 35.
Fordyce, C. J. (1977) : Aeneidos libri VII-VIII, Oxford.
La Penna, A. (2005) : L’impossibile giustificazione della storia. Un’interpretazione di Virgilio, Roma-Bari, cap. 3 “Il mito e la storia”, 136-140.
Moussy, C., éd. (2010) : Espace et temps en latin, Paris.
Orlandini, A. et P. Poccetti (2010) : La référence spatio-temporelle et métalinguistique des verbes de mouvement en latin et leurs évolutions romanes, in : Moussy 2010, 25-45.
Paratore, E. (1981) : Virgilio, Eneide, a cura di E. P., vol. IV, Milan.
Putnam, M. C. J. (1965) : The Poetry of the Aeneid, Cambridge (Mass.).
Notes de bas de page
1 Les textes sont cités à la fin de cet article.
2 Valerius Flaccus n’emploie qu’un vers pour décrire l’entrée d’Argos dans l’embouchure du Phase, 5.184, Ac dum prima graui ductor subit ostia pulsu.
3 Comme d’habitude dans l’Antiquité, les Troyens ne débarquent pas sur la côte, mais, après avoir remonté l’embouchure du Tibre, à un endroit où le fleuve fait un détour (7.201, fluminis intrastis ripas portuque sedetis, dira Latinus). Les inondations de l’an 1557 ont modifié profondément l’aspect des lieux autour de la dernière partie du cours du Tibre, cf. Della Corte 1985, 140. Pour les questions concernant les dénominations et la nature de cette installation provisoire des Troyens, cf. Della Corte 1985, 140-148.
4 Chez Valerius Flaccus c’est un prodige, le demi-tour que le navire fait par lui-même, qui donne confirmation à Jason d’être arrivé au Phase, 5.210-212.
5 Pour les questions liées au placement et au contenu de cette invocation et aux rapports avec Apoll. Rh. 3.1-5, on renvoie aux commentaires.
6 L’improbable navigation nocturne des Troyens qui longent de loin le promontoire du Circé se déroule dans une ambiance presque magique, créée par le lexique de la lumière lunaire rayonnant sur la surface marine (vv. 8-9 candida ; luna ; splendet tremulo sub lumine), un des ravissants “nocturnes” virgiliens.
7 Voir fig. 1.
8 Conington 1996, ad loc., rappelle que dans l’Insula sacra il y avait un bois, et qu’une vaste forêt s’étalait entre le bord de mer et le marais près d’Ostie. Servius permet de préciser que le lucus, parce que bois sacré, était le siège du numen du fleuve ; d’ailleurs, Tiberinus est le nom employé par le poète au vers suivant. Dans l’Insula sacra le praefectus Vrbis organisait des fêtes pour le peuple romain.
9 Le caractère omineux du fleuve sera confirmé par la reprise de cette même clausule (un hémistiche entier) dans 8.31, dans la description du dieu Tiberinus qui apparaît en rêve à Énée.
10 Les sources antiques attribuent une grande importance au Numicus (un tout petit canal, actuellement identifié avec le Rio Torto, entre Ostie et Ardea) dans plusieurs épisodes de la légende d’Énée, cf. Paratore 1981, 154-155 ; voir la discussion des identifications chez Della Corte 1985, 126-128 : l’auteur, p. 128, prétend que le Numicus n’apparaît plus dans le poème après ce passage, parce que Virgile a déplacé la narration plus au nord, près du Tibre. La tradition la plus répandue (parmi les Latins, Ennius, Varron, Tite-Live, Festus) place l’arrivée d’Énée dans le territoire de Laurentum près du Numicus ; quelques exégètes prétendent que l’arrivé d’Énée au Tibre est une innovation virgilienne (cf. la discussion dans Paratore 1981, 129).
11 Et du peuple qui y habite, cf. En., 8.726-728 dans la liste des uictae… gentes ciselées par Volcan sur le bouclier d’Énée.
12 En 8.57 sq. le dieu Tiberinus en personne avait promis son aide à Énée justement pour lui permettre de surmonter la résistance du courant : aduersum… superes… amnem.
13 “A striking example of Virgil’s technique of conveying the same notion in two coordinated phrases”, Fordyce 1977, ad loc.
14 C’est l’étale de la marée fluviale, qui se vérifie lorsque la vitesse du courant de transit (de l’embouchure vers l’intérieur) est égale à la vitesse du courant de retour (des troubles sont dus à la résistance mécanique du lit du fleuve), cf. plus bas le passage d’Arioste.
15 Sur les variantes Tiberis, Thybris, Tiberinus cf. Boas 1938, 66-67.
16 Comme le dit Putnam 1965, 127-129, le premier hémistiche de 8.90 renvoie à 6.384 : Ergo iter inceptum peragunt fluuioque propinquant, où l’on décrit Énée et la Sibylle s’approchant du Styx, tandis que fluuioque propinquant rappelle 8.101 :… urbique propinquant : enfin le Tibre domine la première partie du livre 8 en fonction de contraste au Styx du 6, cf. Carcopino 1919, 441 sq., “[le dieu du Tibre] est partout…, il domine l’action”).
17 Pour une vaste analyse de la relation spatio-temporelle des verbes latins de mouvement, cf. Orlandini & Poccetti 2010.
18 La première attestation en latin du topos de l’étonnement produit par l’apparition d’un navire à des gens qui ignorent la navigation date d’Accius (Cic., Nat., 2.39), cf. Curtius 1984, 302, qui en étudie le Fortleben jusqu’aux littératures modernes.
19 En plus, avec la garantie divine, cf. En., 6.66 sq. : da – non indebita posco / regna meis fatis – Latio considere Teucros ; En., 7. 120 : Salue, fatis mihi debita tellus.
20 Voir, au contraire, la brièveté du conte de la navigation, elle aussi pendant la nuit, de Télémaque vers Pylos, dans l’hypotexte, Od., 2.434.
21 Il est possible qu’à l’âge de Virgile les bords du Tibre étaient encore boisés (cf. Carcopino 1919, 492), mais on peut croire aussi qu’il rappelle ici les paysages autour des rivières de la plaine du Pô (Padus, Athesis, Mincius), les paysages de son enfance et de sa jeunesse : on aurait ici une coïncidence des images du passé personnel du poète et du passé (la préhistoire même) de Rome.
22 C’est un des moyens pour reculer dans la direction d’un passé légendaire, à noter l’archaïque olli.
23 Cf. G., 4.426 sq. : medium sol igneus orbem / hauserat.
24 Par une vue progressive, car la description va du bas vers le haut, avant tout on voit les murailles, puis la citadelle au sommet de la colline du Palatin et finalement les rara domorum tecta, plus basses.
25 On peut apprécier la différence entre, d’un côté, ces passages des livres 7 et 8, et, de l’autre côté, la revue des grands Romains du futur qu’Anchise montre à Énée (6.752-885), où, même si c’est dans une ambiance mythique (le colloque d’un mort avec son fils vivant, dans l’Elysium), le contact et le clivage mythe-histoire se présentent d’une façon explicite et directe, et où c’est l’histoire qui prévaut nettement.
26 Pour apprécier le développement original par Virgile du matériel offert par un des hypotextes de ce passage (Od., 3.1 sq., l’arrivée de Télémaque à Pylos), cf. le commentaire de Eden 1975, ad loc.
27 Au contraire, la distinction temporelle est clairement exprimée par la langue dans 6.782 (Roma) animos aequabit Olympo.
28 Pallantée n’est pas une urbs mais un oppidum. La cité est située au sommet d’une colline isolée (le texte ignore, semble-t-il, les autres collines de Rome), entourée par des remparts de défense, le fleuve s’écoule au pied du coteau : cf. G., 2.156 sq. (à l’intérieur des laudes Italiae, 2.136-176), tot congesta manu praeruptis oppida saxis / fluminaque antiquos subterlabentia muros. Tout cela vise à créer aux yeux des lecteurs l’élément caractérisant les paysages de l’Italie centrale. Donc, dans ce passage, le mot urbs est fortement motivé. L’emploi de urbs est attendu au vers 104 ante urbem in luco, parce qu’il s’agit d’une prescription rituelle, qui imposait de sacrifier à Hercule au-dehors des endroits habités (cf. Conington 1979, ad u. 104) ; il en est de même dans 3.302-304 (ante urbem in luco falsi Simoentis ad undam / libabat cineri Andromache manisque uocabat / Hectoreum ad tumulum), où il s’agit d’une toute petite ville (paruam Troiam simulataque… / Pergama, 3.349-350).
29 La descente du fleuve par une partie des guerriers pour renseigner Ascagne au sujet de ce qui s’est passé à Pallantée est racontée brièvement dans 8.548-550. Les trois appréciations de la navigation, prona… segnis… secundo… amni, visent à en souligner la facilité et la vitesse ; à noter la polysémie de secundo.
30 La Penna 2005, 137 : “L’impianto neviano [de l’Éneide] non deve indurre… a sottovalutare la netta differenza di prospettiva : Nevio richiama il mito per spiegare e fondare la storia, Virgilio guarda, in prospettiva, la storia dal mito… Senza la storia… il mito perderebbe di attualità e vitalità”.
31 Il en est de même pour les rapports ethniques : c’est Latinus lui-même (7.205-211) qui rappelle la tradition légendaire (fama est obscurior annis, 7.205) de l’origine latiale de Dardanus, l’ancêtre des Troyens (cf. 8.127-142).
32 On se bornera ici à fournir quelques notes en rapport avec notre sujet.
33 Cf., au contraire, le départ décrit analytiquement et techniquement dans le premier livre dès le 5.364.
34 Chez Valerius Flaccus ce sont les incertitudes et les effrois après le débarquement qui troublent leur première nuit sur la terre ferme (5.297-301).
35 En effet, il était un monstre issu de Typhon et d’Échidna (d’après Acousilaos et Phérécyde).
36 Pourtant l’horreur de la torture de Prométhée réapparaîtra au cours du troisième livre. Médée avait produit un philtre magique de la fleur (d’après une tradition, l’Aconitum napellus L., une Renonculacée riche en alcaloïdes toxiques) issue de l’ichor du Titan (3.844-868 ; Val.-Flac. 7.356), ce philtre sera décisif pour le succès de son projet.
37 Pour les thèmes parallèles, cf. Della Corte 1985, 137-138.
38 Chez Valerius Flaccus, au contraire, les Argonautes s’approchent de la Colchide au moment précis où Hercule est en train de libérer Prométhée (5.154-176) ; ils n’imaginent pas qu’Hercule est sur le Caucase. Sans rien voir, ils entendent un immense fracas, les gémissements du Titan et aperçoivent des effets spectaculaires : Tantum mirantur ab alto / litora discussa sterni niue ruptaque saxa / et simul ingentem moribundae desuper umbram / alitis atque atris rorantes imbribus auras.
39 On ne prend pas en compte la mémoire des explorations et de la colonisation grecque des côtes de la Mer Noire.
40 La connaissance des fleuves d’une région concorde avec l’établissement dans ces mêmes endroits, cf. plus haut.
41 Édition de référence : J. Conrad, Heart of Darkness with The Congo Diary, Introd. and Notes by R. Hampson, London 1995, d’où l’on tire les citations. On sait que beaucoup de suggestions pour ce conte provinrent à Conrad de son expédition de six mois sur “une boîte de sardines munie d’un gouvernail arrière” (le Florida) au Congo Belge en 1890, cf. The Congo Diary.
42 Cf. n. 32.
43 Cette expression se trouve au moins une dizaine de fois dans le livre.
44 Cf. le passage “Trees, trees, millions of trees…” (p. 61).
45 Un grand nombre d’éléments dans ce livre restent vagues : sur les bords du fleuve on aperçoit moins une lisière de forêt qu’un cauchemar accablant, la présence des indigènes est presque toujours invisible, mais aperçue partout ; des indigènes on n’aperçoit que le noir d’ébène de la peau nue et le blanc des yeux.
46 Jusqu’au passage tournant au grotesque, peu avant la fin du conte, où le “cousin” de Kurz prétend qu’il avait été un grand musicien, et qu’un journaliste le proclame un “cher collègue” et un “extrémiste” politique ; Marlow lui-même avoue que lui non plus ne saurait se décider entre les qualificatifs : un Kurz artiste peintre écrivant aussi pour les journaux ou un journaliste peintre amateur (p. 115-116).
47 Cf. d’ailleurs, pendant la navigation longeant la côte africaine, le rappel de la scène surréaliste du navire de guerre français bombardant, paresseusement, la forêt : “There wasn’t even a shed there, and she was shelling the bush… In the empty immensity of earth, sky, and water, there she was, incomprehensible, firing into a continent” (p. 30).
48 Dont Marlow se souvient aussi plus tard : “I seemed to hear the whispered cry, ‘The horror ! The horror !’” (p. 118) ; cf. les interprétations de cette expression dans l’édit. de référence, p. 138-139, n. 112. Selon Ford Madox Ford, Conrad aurait voulu finir le récit de Marlow par ce cri que Kurz aurait prononcé en français (“L’horreur ! L’horreur !”), mais ce fut la valeur légèrement différente du mot dans les deux langues qui l’incita à ajouter l’ironie de la scène finale, chez la fiancée de Kurz.
49 On pourrait le classer comme un topos, mais il lui faudrait une plus grande structuration et récursivité.
Auteur
Académie Nationale Virgilienne, Mantoue
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