L’Odyssée, L’Énéide et Les Lusiades : voyager par la mer, ou l’évocation des savoirs acquis de haute lutte par les héros
p. 209-225
Texte intégral
Cessem do sábio Grego e doTroiano
As navegações grandes que fizeram ;
Cale-se de Alexandro e deTrajano
A fama das vitórias que tiveram ;
Que eu canto o peito ilustreLusitano,
A quem Neptuno e Marteobedeceram.
Cesse tudo o que a Musa antiga canta,
Que outro valor mais alto sealevanta.
Camões, Lusiades, 1.3
“(Arrière, grandes navigations du Grec
avisé, du Troyen ! Silence à la renommée
qu’Alexandre et Trajan durent à leurs
victoires ! Car je viens, moi, chanter
l’illustre cœur lusitanien, à qui se
soumirent Neptune et Mars. Silence à tout
ce que chante la Muse antique ! Car une
autre valeur s’élève plus haut)1”.
1Avec les Lusiades, publiées en 1572, le poète portugais Luís Vaz de Camões a voulu chanter la gloire du peuple portugais, en transcrivant dans un style baroque l’expédition de Vasco de Gama qui eut lieu à la fin du xve s. ; Camões fait ainsi de cette expédition vers l’Inde une épopée, où la navigation de l’amiral illustre la grandeur du Portugal et rejoint l’histoire même de ce pays, voire l’histoire universelle2. Pour nourrir cet important projet, l’auteur prend appui sur différents monuments littéraires, parmi lesquels se trouvent l’Odyssée et l’Énéide. Suivant l’idée assez fréquente dans la Renaissance humaniste, selon laquelle il faut révérer l’Antiquité tout en cherchant à la dépasser3, Camões veut montrer que l’épopée portugaise est une nouvelle grande épopée, voire dépasse les deux fameuses épopées que sont l’Odyssée et l’Énéide4. À cet égard, la question du savoir, déclinée sous la forme de la connaissance savante du monde et de l’expérience du monde, est un enjeu notable et elle constitue de fait une thématique et un objectif placés au cœur de l’épopée portugaise. Ce savoir du monde est lui-même attaché de manière étroite au voyage, répondant par là-même à l’engouement de la Renaissance pour la découverte du monde. Si l’on comprend d’emblée l’intérêt qu’il y a pour le poète portugais à marquer sa familiarité avec les vénérables sources antiques, et si l’émulation se perçoit sur le plan littéraire, il convient de se demander dans quelle mesure la confrontation avec l’Odyssée et l’Énéide n’est pas artificielle mais fondée sur des rapprochements et distinctions, notamment autour de cette question de l’acquisition de savoirs dans l’épopée, voire de l’épopée comme miroir des savoirs d’une civilisation. Pour répondre à cette question, il convient de confronter les trois épopées évoquées en partant de ce qui pouvait motiver des rapprochements, pour souligner ensuite les légères inflexions données par la lecture que Camões fait des épopées antiques, jusqu’à la relecture profonde de ces mêmes épopées.
Prolégomènes : l’innutrition camonienne de la littérature antique
2Nous ne pouvons que passer rapidement sur l’innutrition camonienne : elle est très nette pour l’Énéide, que le poète humaniste devait connaître par cœur. La complexité de la recherche des citations est révélatrice de cette connaissance profonde de l’épopée virgilienne, voire de l’œuvre poétique de Virgile dans son ensemble, tant par le grand nombre de références que par la diversité même de l’intertextualité (sous les formes de l’allusion, de la citation, ou encore du calque). À titre illustratif, on pourra considérer les deux passages ci-dessous qui permettent de voir, pour le premier, un jeu de citation vers à vers ; pour le second, une intertextualité présente à l’échelle d’un épisode :
“Le Maure glacé fixe ses yeux sur vous, où il lit son trépas. À votre seule vue le barbare Gentil montre la nuque déjà prête à recevoir le joug. Et c’est tout l’empire azuré que Téthys vous a réservé pour dot ; car, séduite par votre maintien noble et juvénile, elle voudrait à ce prix faire de vous son gendre”. (Camões, Lus., 1.16 ; souligné par nous)
3En l’espèce, le vers souligné s’inspire d’un vers de Virgile :
Tēquĕ sĭbī gĕnĕrūm // Tēthȳs ĕmăt ōmnĭbŭs ūndīs.
“[…] Téthys, au prix de toutes ses ondes, achète l’honneur de t’avoir pour gendre5 ”. (Verg., G., 1.31)
“Et vous verrez à Cochin tant se signaler un cœur noble et rare que jamais la cithare n’a chanté de victoire aussi digne de gloire et d’éternel renom.
Jamais les fureurs de Mars au combat ne firent bouillonner Leucate, lorsque l’ardent Auguste vainquit, dans la bataille civile d’Actium, l’injuste Capitaine romain qui, des peuples de l’Aurore, du Nil fameux et du puissant Bactre scythique, ramenait la victoire et une riche prise, lui-même prisonnier de l’Égyptienne impudique et charmante,
Comme vous verrez bouillonner la mer, embrasée par les incendies des vôtres, combattant, capturant l’idolâtre, et le Maure, triomphant de nations diverses”. (Camões, Lus., 2.52.5-54.4)
4Ce passage-ci s’inspire de la description virgilienne de la bataille d’Actium, qui figure sur le bouclier d’Énée (Virg., En., 8.675-713) ; cependant, la description virgilienne, au moment même où elle est reprise par Camões, est pour ainsi dire à la fois convoquée et révoquée ; le poète portugais donne à voir une forme d’essoufflement de l’épopée virgilienne et il affaiblit l’intensité du verbe épique, dans la mesure où il entend lui substituer un épisode davantage épique, à savoir la bataille de Cochin. Celle-ci encadre, en effet, l’évocation de l’hypotexte virgilien, tout en l’écrasant. La monstration du dépassement est assez appuyée par Camões, notamment par la rupture signalée par les marqueurs temporels (jamais ; eterno ; nunca), sans oublier que la bataille d’Actium est rappelée en sa qualité de guerre civile (ciuis Áctias guerras) : par là, la bataille d’Actium apparaît moins épique et moins glorieuse que la bataille de Cochin6.
5Pour en venir à l’intertextualité avec les épopées de langue grecque, il convient de signaler qu’il est plus difficile de se prononcer sur la connaissance du grec qu’avait le poète portugais ; il paraît en tout cas avéré qu’il connaissait l’Odyssée. Ainsi, les héros des épopées grecque et latine devaient offrir matière à l’élaboration du héros épique camonien, même s’il faut convenir qu’en fin de compte, l’amiral Vasco de Gama constitue un héros somme toute assez terne parce que trop artificiel et manquant par là-même d’épaisseur. Enfin, nous ne saurions considérer la diversité des textes épiques antiques repris par Camões outre l’Odyssée et l’Énéide. Seule sera mentionnée de manière sommaire la présence des Argonautes, ce qui fait aussi envisager – entre autres indices – l’épopée de Valérius Flaccus, les Argonautiques, comme hypotexte7 à l’œuvre de Camões.
Les figures héroïques
6Pour les épopées qui nous intéressent donc de manière plus spécifique, le poète des Lusiades ne pouvait faire l’économie de la mention d’Ulysse, notamment par un attachement particulier au roi d’Ithaque puisqu’il est le fondateur légendaire de Lisbonne8 : “Et toi, noble Lisbonne…, qui fus bâtie par l’éloquent héros dont la ruse fit flamber la ville dardanienne…” (Lus., 3.57.1-4 [c’est Vasco de Gama qui parle]). Mais plus remarquablement encore, ce sont d’autres qualités du héros de l’Odyssée qui pouvaient marquer le poète portugais : la μῆτις (mètis) du héros, son expertise dans les choses de la mer, comme lorsque nous le voyons construire son embarcation de fortune :
“Ulysse alors coupa les poutres : il eut vite achevé.
Il abattit vingt troncs, les dégrossit à coups de hache,
les plana savamment (ἐπισταμένως) et les équarrit au cordeau.
Calypso cependant avait apporté des tarières ;
il put forer toutes les poutres et les joignit ensemble
au moyen de chevilles et d’autres assemblages.
Les proportions que donne à la carène d’un navire
Ὅσσον τίς τ’ ἔδαφος νηὸς τορνώσεται ἀνὴρ
de commerce quelque ouvrier maître en charpentes,
φορτίδος εὐρείης, εὖ εἰδὼς τεκτοσυνάων,
Ulysse les choisit pour son vaste bateau9”.
τόσσον ἐπ’ εὐρεῖαν σχεδίην ποιήσατ’ Ὀδυσσεύς. (Hom., Od., 5.243-262 [construction du radeau ;
loc. cit : v. 243-251])
7On aura ainsi noté dans ce passage l’emploi de vocabulaire qui donne à voir l’expertise du héros : adverbe ἐπισταμένως et formule εὖ εἰδὼς, sans oublier l’emploi d’un vocabulaire technique précis qui rend compte de la complexité technique de la construction faite par Ulysse (τορνώσεται, τεκτοσυνάων, etc.). Par ce biais linguistique du vocabulaire spécialisé, Homère donne à voir un héros compétent. La technicité dans les dénominations et désignations est ainsi essentielle dans la construction même du personnage d’Ulysse.
8En outre, la découverte de terres éloignées des hommes comme l’île d’Ogygie habitée par la divine Calypso ou encore l’étrange terre des Phéaciens, ces habitants proches des dieux (ἀγχίθεοι, ankhítheoï), constituaient un récit de l’extraordinaire qui pouvait nourrir l’écriture camonienne. Enfin, ce pourrait a priori être également la curiosité d’Ulysse qui intéresse Camões, même si, dans l’Odyssée, la curiosité est souvent synonyme d’une mise en péril. Certes, la curiosité d’Ulysse est parfois prise en bonne part, comme lorsque Télémaque parle de son père (Od., 1.177) : […] ἐπεὶ καὶ κεῖνος ἐπίστροφος ἦν ἀνθρώπων : “il aimait à connaître les hommes” (Jaccottet) ; “il était si grand coureur de gens” (Bérard). Néanmoins, la recherche de connaissances expose souvent le héros de l’Odyssée à des dangers et, entre autres épisodes, il sera possible de penser à la rencontre avec les Sirènes :
“Δεῦρ’ ἄγ’ ἰών, πολύαιν’ Ὀδυσεῦ, μέγα κῦδος Ἀχαιῶν,
νῆα κατάστησον, ἵνα νωϊτέρην ὄπ’ ἀκούσῃς.
Οὐ γάρ πώ τις τῇδε παρήλασε νηῒ μελαίνῃ,
πρίν γ’ ἡμέων μελίγηρυν ἀπὸ στομάτων ὄπ’ ἀκοῦσαι,
ἀλλ’ ὅ γε τερψάμενος νεῖται καὶ πλείονα εἰδώς.
Ἴδμεν γάρ τοι πάνθ’, ὅσ’ ἐνὶ Τροίῃ εὐρείῃ
Ἀργεῖοι Τρῶές τε θεῶν ἰότητι μόγησαν,
ἴδμεν δ’ ὅσσα γένηται ἐπὶ χθονὶ πουλυβοτείρῃ”.
Ὣς φάσαν ἱεῖσαι ὄπα κάλλιμον· αὐτὰρ ἐμὸν κῆρ
ἤθελ’ ἀκουέμεναι, λῦσαί τ’ ἐκέλευον ἑταίρους
ὀφρύσι νευστάζων· οἱ δὲ προπεσόντες ἔρεσσον. (souligné par nous)
“Viens, Ulysse fameux, gloire éternelle de la Grèce,
arrête ton navire afin d’écouter notre voix !
Jamais aucun navire noir n’est passé là
sans écouter de notre bouche de doux chants.
Puis on repart, charmé, lourd d’un plus lourd trésor descience.
Nous savons en effet tout ce qu’en la plaine de Troie
les Grecs et les Troyens ont souffert par ordre des dieux,
nous savons tout ce qui advient sur la terre féconde…
Elles disaient, lançant leur belle voix, et dans mon cœur,
je brûlais d’écouter, priai mes gens d’ôter mes liens
d’un signe des sourcils : ils se courbèrent sur leurs rames”. (Hom., Od., 12.184-194 [chant des Sirènes] ; souligné par nous)
9Surtout, à l’époque de Camões, la tradition antique dépréciative de l’Ulysse fourbe et rusé avait été étoffée notamment par Dante, dans l’Enfer, au chant 26, où le héros grec est condamné pour son incurable soif de connaissance10. De fait, dans les Lusiades, ce sont les marins – et non l’amiral – qui font preuve d’une curiosité compulsive11. En somme, s’il était impossible pour Camões d’ignorer Ulysse et ses qualités dans l’exploration des mers, l’aspect négatif du héros l’emportait sans doute par trop pour lui conférer une place essentielle12.
10C’est alors Énée qui apparaît plus nettement comme le héros exemplaire. Certes, le fait même qu’Énée ne finisse pas sa navigation en solitaire mais toujours à la tête d’une flotte – fût-elle diminuée – doit jouer dans la prévalence que lui confère Camões, par une analogie formelle entre le périple d’Énée et le périple de Gama. Mais l’exemplarité d’Énée tire surtout sa force de l’idée de mission : si Vasco de Gama répond à la mission du roi D. Manuel, cette mission prend une résonance solennelle ; or Virgile, voulant effacer toute trace de l’image du héros troyen fuyant la ruine de Pergame s’évertue à montrer en quoi la destinée d’Énée explique ce départ précipité : le héros est à dessein déclaré dès les premiers vers de l’Énéide fato profugus, soit contraint à la fuite par la force supérieure du fatum13. De fait, Énée ne se montre pas tant curieux qu’Ulysse ; l’épisode de Carthage constitue, au fond, dans la navigation d’Énée, le principal épisode qui mette en péril la progression vers l’Italie par l’attitude d’Énée envers la reine Didon : le héros troyen distingue alors sa mission de sa propre volonté, même s’il subordonne en fin de compte sa volonté à son destin. Cette progression est ainsi notable entre le courroux de Jupiter qui s’indigne de la temporisation d’Énée (En., 4.235-23714) et la réponse d’Énée à Didon qui se résigne à l’acceptation de son fatum (En., 4.361 : Italiam non sponte sequor “ce n’est pas mon vouloir qui me fait poursuivre l’Italie”). Par là, une première différence est alors observable en ce que la menace de l’oubli de la finalité du voyage rôde autour des héros antiques, là où la mission est strictement omniprésente dans l’esprit des navigateurs portugais15.
11Il convient enfin de noter que, à travers les périples d’Ulysse et d’Énée, Camões trouvait une forme d’héroïsme qu’il reprend, notamment dans la place conférée à l’abattement : l’incertitude de la route, les errances et les erreurs découragent largement les équipages : les héros ne font pas exception et peuvent se trouver en proie au doute. À cet égard, il convient de se rappeler dans l’Odyssée le retour sur l’île d’Éole : à cette occasion, le suicide est brièvement envisagé (Od., 10.49-55 et 77-79). Dans le même ordre d’idées, peuvent être considérés les passages suivants de l’Énéide et des Lusiades où est donné à voir le péril en mer.
Nos Troia antiqua, si uestras forte per auris
Troiae nomen iit, diuersa per aequora uectos
forte sua Libycis tempestas adpulit oris.
Sum pius Aeneas, raptos qui ex hoste Penates
classe ueho mecum, fama super aetheranotus.
Italiam quaero patriam et genus ab Iouesummo.
Bis denis Phrygium conscendi nauibus aequor,
matre dea monstrante uiam, data fata secutus ;
uix septem conuolsae undis Euroquesupersunt.
Ipse ignotus, egens, Libyae deserta peragro,
Europa atque Asia pulsus…
12“Partis de l’antique Troie, – si jamais le nom de Troie est parvenu à vos oreilles –, traînés de mer en mer, la tempête par un de ses caprices nous a poussés sur les bords de la Libye. Je suis le pieux Énée qui emporte avec moi sur ma flotte mes Pénates arrachés à l’ennemi, la renommée m’a fait connaître au-delà des cieux ; je cherche l’Italie, la terre de mes pères, et ma race descend du très haut Jupiter. Avec deux fois dix vaisseaux j’ai embarqué sur la mer de Phrygie, ma mère, la déesse, m’indiquant la route, j’obéissais aux oracles qui m’étaient donnés. C’est à peine s’il m’en reste sept, malmenés par les ondes et par l’Eurus. Moi-même, inconnu, manquant de tout, je parcours les déserts de Libye, rejeté de l’Europe et de l’Asie16 ”. (Virg., En., 1.375-385 : Énée s’adressant à Didon)
No mar tanta tormenta e tanto dano,
Tantas vezes a morte apercebida !
Na terra tanta guerra, tanto engano,
Tanta necessidade avorrecida !
Onde pode acolher-se um fraco humano,
Onde terá segura a curta vida,
Que não se arme e se indigne o Céu sereno
Contra um bicho da terra tão pequeno ?
“Sur mer, tant de tourments, tant de dommages, et la mort tant de fois préparée ! Sur terre, la guerre, les pièges, et toujours l’affligeante fatalité ! Quel havre peut s’ouvrir aux débiles humains ? Où pourra s’abriter leur brève existence, sans que le Ciel serein s’en indigne et s’arme contre un si chétif ver de terre ?” (Camões, Lus., 1.106 ; dernière stance de ce chant)
13Or, ce doute est consubstantiel à la qualité du héros qui doit réagir à l’abattement. C’est un aspect essentiel auquel est attaché Camões dans sa lecture des épopées antiques lorsqu’il fait de l’expédition le lieu de l’illustration de la vertu. Cela est tout à fait perceptible dans l’échange entre le navigateur portugais et son hôte, le Catual. Ce dernier laisse entendre que c’est pure folie, d’après lui, que d’aller naviguer sur les mers terribles (Lus., 8.61.5-8), ce à quoi Gama répond avec force et détermination, notamment dans les vers suivants :
“Et découvrant les mers, ennemis de la paisible oisiveté, ils [sc. les rois portugais] voulurent savoir où elles finissent, où s’étendent les ultimes rivages qu’elles baignent”. (Camões, Lus., 8.70.5-8)
À la recherche de…
14Le doute qui assaille les héros se conçoit par la nature hostile de la mer qu’il faut emprunter pour parvenir à l’objectif assigné : lieu de passage, la mer ne saurait être le domaine que des dieux, puisque les hommes peuvent au mieux la traverser sans jamais s’y établir. Tout un ensemble de lieux communs se construit autour de la répulsion qu’inspire la mer, dont la violence des tempêtes (En., 3.568-9) ou encore l’appréhension homérique de la mort en mer, dépourvue de gloire17 et opposée à la disparition au champ d’honneur qui assure le κλέος ἄφθιτον (kléos áphthiton, la “gloire impérissable”). De fait, la mer est très présente, sans doute davantage encore dans les Lusiades que dans l’Odyssée et dans la première moitié de l’Énéide (pour autant que l’on considère une proposition de composition de l’Énéide en deux grandes parties) ; inversement, l’absence même de connaissance de la mer est symboliquement forte, comme permet de le percevoir la prophétie de Tirésias faite à Ulysse.
“Lors donc que tu auras tué chez toi les prétendants,
par la ruse ou la force, à la pointe du glaive,
tu devras repartir en emportant ta bonne rame,
jusqu’à ce que tu aies retrouvé ceux qui ignorent
la mer, et qui ne mêlent pas de sel aux aliments ;
(εἰς ὅ κε τοὺς ἀφίκηαι, οἳ οὐκ ἴσασι θάλασσαν
ἀνέρες οὐδέ θ’ ἅλεσσι μεμιγμένον εἶδαρ ἔδουσιν·)
ils ne connaissent pas les navires fardés de rouge,
ni les rames qui sont les ailes des navires.
Et voici, pour t’y retrouver, un signe clair :
lorsque quelqu’un, croisant ta route, croira voir
sur ton illustre épaule une pelle à vanner,
alors, plantant ta bonne rame dans la terre,
offre un beau sacrifice au seigneur Poséidon18 ”. (Hom., Od., 11.119-13019 ; souligné par nous)
15L’image d’une mer hostile est également représentée dans l’épopée de Camões, comme le donne à voir le départ des marins de Lisbonne : un tableau pathétique des Lisboètes pleurant les marins, les tenant pour perdus (Lus., 4.88-93) est immédiatement suivi de l’invective du Vieillard du Restelo ; ce dernier ne manque pas de mettre en garde les navigateurs portugais prêts à quitter le port de Lisbonne : la mer est dangereuse ; la gloire qu’on y cherche est chose vaine. Le sage Vieillard à qui Camões donne raison ne croit pas si bien dire, puisque les navigateurs doivent affronter des attaques, la maladie, les tempêtes et un monstre, le géant Adamastor, allégorie des dangers du Cap de Bonne-Espérance.
16Dès lors, en regard de cet univers périlleux qu’est la mer20, nous retrouvons certaines réponses présentes dans les trois épopées mais traitées de manières diverses : notamment, avant de vouloir acquérir des savoirs pour progresser dans la navigation, encore faut-il avoir quelques connaissances préalables : celles-ci correspondent alors à des connaissances anciennes, actualisées au moment opportun, comme lorsque le père d’Énée se rappelle certaines traditions (monimenta) :
“Alors mon père, déroulant dans sa mémoire les traditions des hommes d’autrefois (ueterum uoluens monimenta uirorum) : “Écoutez, ô chefs, nous dit-il, et apprenez vos espérances. La Crète, l’île du grand Jupiter, s’étend au milieu de la mer ; là est le mont Ida, là le berceau de notre race. […] C’est parti de là – si ma mémoire est bien fidèle (si rite audita recordor) – que Teucrus, père très vénérable, aborda, lui premier, aux rives de Rhétée et choisit d’y fonder son royaume. […] Donc, en avant ; allons, dociles, où nous conduit l’ordre des dieux ; obtenons la faveur des vents, gagnons les royaumes de Cnosse…” (Virg., En., 3.102-115 [avec coupures])
17De fait, le rapport à la mer n’est pas restreint à un seul ensemble d’appréhensions ; une recherche de domination intellectuelle et de connaissance de la mer s’exprime alors : outre la “rationalité théologique” – les prières doivent permettre de s’assurer la bienveillance divine21 – la connaissance raisonnée de la mer est en grande partie concentrée dans la personne du pilote. À ce propos, les trois épopées considérées laissent apparaître des différences de traitement sensibles : si la personne du pilote est relativement peu évoquée et peu incarnée dans l’Odyssée, à l’exception du pilote de Ménélas, Phrontis (Od., 3.283 sq.), dans l’Énéide, il faut, en revanche, songer à Achéménide (En., 3.690-69122) et surtout à Palinure. Deux passages du chant 5 de l’Énéide permettent de voir toute l’importance du pilote, du moins pour l’arrivée des Troyens en Italie – d’ailleurs, le pilote périt, pour ainsi dire, dès lors qu’il a rempli sa fonction de guide.
“Les vents ont sauté, ils nous prennent en grondant par le travers, ils accourent du couchant noir, l’air se condense en brouillard. Nous n’arrivons plus à lutter à l’encontre ni même à garder une route. Puisque la Fortune est plus forte, suivons-la. Tournons notre course du côté où elle nous appelle. Et je ne pense pas qu’une rive amie soit éloignée de nous, la rive fraternelle d’Éryx, les ports sicanes, si du moins mes souvenirs sont exacts, si je retrouve bien les astres, naguère observés (si modo rite memor seruata remetior astra)”. (Virg., En., 5.19-25 [Palinure s’adresse à Énée])
Mene salis placidi uultum fluctusque quietos
ignorare iubes ? Mene huic confidere monstro ?
Aenean credam (quid enim ?) fallacibus auris
et caeli totiens deceptus fraude sereni ?
“Est-ce à moi que tu conseilles de ne pas surveiller le visage de cette mer si calme, ces flots qui reposent ? à moi de me fier à ce miracle ? J’irais, n’est-ce pas, confier Énée aux brises trompeuses et au ciel, moi qu’abusèrent si souvent les mensonges de la sérénité ?” (Virg., En., 5.848-851 [le dieu Sommeil, déguisé en Phorbas, essaie d’inciter Palinure à prendre du repos et à dormir ; le pilote lui répond alors])
18Dans les Lusiades, la personne du pilote devient centrale puisque, précisément, il est impossible de naviguer sans un bon pilote. Cette importance se manifeste par la fonction essentielle de guide dévolue au pilote et, à ce compte, Camões n’offre pas d’épaisseur au pilote par son individualisation (notamment, le pilote n’a pas de nom propre) mais par son comportement. Il existe une véritable mise en avant du pilote comme personnage incontournable de la navigation, en dédoublant alors la figure du pilote : le bon pilote est opposé au mauvais pilote. Ce dernier est en fait un traître qui n’est là que pour perdre les Portugais23. Or, derrière la question du pilote se dessine une question essentielle qui est celle des connaissances maîtrisées par un individu, avec des connaissances non tant spéculatives que pratiques. Chez Camões, la question est essentielle et elle lui fait prononcer la supériorité de l’expérience sur le savoir (entendu comme savoir théorique) et ce, de manière récurrente. Cette donnée trouve une place essentielle, fondée sur l’importance de l’argument d’autopsie.
Os casos vi, que os rudos marinheiros,
Que têm por mestra a longa experiência,
Contam por certos sempre e verdadeiros,
Julgando as cousas só pola aparência,
E que os que têm juízos mais inteiros,
Que só por puro engenho e por ciência
Vêm do mundo os segredos escondidos,
Julgam por falsos ou malentendidos.
“J’ai vu les choses que les rudes marins, qui ont pour maîtresse leur longue expérience, tiennent pour certaines et véridiques, en jugeant sur la seule apparence, et que ceux dont le jugement est plus assuré, et qui ne sondent les mystérieux secrets du monde que par l’intelligence et le raisonnement, croient fausses ou mal interprétées”. (Camões, Lus., 5.1724)
“Ne prenez conseil que d’hommes d’expérience, qui ont vu de longues années, de longs mois : car si une tête savante contient beaucoup de choses, l’homme d’expérience sait mieux les détails”. (Camões, Lus., 10.152.5-8 [c’est le poète qui parle et s’adresse au roi D. Sébastien])
19Précisément, nous parvenons ici à la question de la constitution d’une pensée proprement camonienne du savoir et il convient désormais de s’intéresser plus particulièrement à la relecture profonde faite par Camões de l’épopée homérique et de l’épopée virgilienne.
20Le mouvement paradoxal de rapprochement et d’éloignement des Lusiades avec les épopées antiques.
21Tout d’abord, seront envisagées les révélations et prophéties. Selon les épopées, elles apparaissent à des moments distincts de la narration et participent ainsi de fonctions différentes. En l’espèce, les révélations de l’Odyssée sont en bonne partie des consignes enregistrées pour guider le voyage du retour25 ; cependant, comme elles ne sont pas suivies en partie, cela explique plusieurs péripéties dont la dernière scelle définitivement le sort des compagnons d’Ulysse qui ont dévoré les troupeaux du Soleil, alors qu’Ulysse s’est rappelé opportunément les prophéties de Tirésias et de Circé (Od., 12.266-[269]). Dans l’Énéide, les prophéties jalonnent la progression du héros sur la Méditerranée. Elles procèdent d’une nécessité de montrer la faveur des dieux à l’égard du héros26 tout en maintenant quelques incertitudes et quelques obstacles, lieux de l’illustration de la valeur du héros troyen. La réponse d’Hélénus à Énée rend ainsi compte de cette conciliation des deux aspects dans la route à suivre par le héros : certaines choses peuvent être révélées ; d’autres, non :
fare age (namque omnem cursum mihi prospera dixit
religio, et cuncti suaserunt numine diui
Italiam petere et terras temptarerepostas...
“[…] allons, parle-moi ; des révélations pleines d’espoir m’ont fait connaître toute ma route, les dieux unanimes ont mis en moi la volonté d’atteindre l’Italie, de tenter ces terres lointaines…”. (Virg., En., 3.362-364 [Énée s’adresse à Hélénus])
Nate dea (nam te maioribus ire per altum
auspiciis manifesta fides ; sic fata deum rex
sortitur uoluitque uices, is uertitur ordo),
pauca tibi e multis, quo tutior hospita lustres
aequora et Ausonio possis considere portu,
expediam dictis ; prohibent nam cetera Parcae
scire Helenum farique uetat Saturnia Iuno.
Principio Italiam, quam tu iam rere propinquam
uicinosque, ignare, paras inuadere portus,
longa procul longis uia diuidit inuiaterris.
“Fils d’une déesse, oui il n’est pas douteux que tu vas par les mers sous les plus hauts auspices ; c’est bien ainsi que le roi des dieux dispose les destins, en déroule les péripéties, tel est l’ordre qui est en cours. Dans cet ensemble, mes paroles t’éclaireront seulement quelques points, pour qu’avec moins de risques tu traverses les mers qui t’accueilleront et puisses te fixer en un port d’Ausonie. Le reste, les Parques ne veulent pas qu’Hélénus le sache et la Saturnienne Junon défend de le dire27.
D’abord, l’Italie que tu crois déjà proche – et tu te prépares, ignorant, à pénétrer près d’ici dans ses ports –, une longue route déroutante, bordant de longues terres, t’en sépare bien loin”. (Virg., En., 3.374-383 [réponse d’Hélénus à Énée])
22Dans les Lusiades, les prophéties sont de trois ordres mais aucune ne renseigne les navigateurs sur l’itinéraire à suivre ni sur les épreuves : de fait, la première inaugure l’expédition (il s’agit du songe du roi D. Manuel28) ; les deux autres annoncent le devenir du Portugal. C’est ici qu’interviennent la prophétie finale de Téthys sur l’empire portugais (adossée à la révélation du monde) et la prophétie du géant Adamastor qui anticipe la venue d’autres navigateurs qui chercheront à passer le Cap de Bonne-Espérance (Lus., 5.43-4429). Ces prophéties sont notables puisqu’elles laissent entendre que l’expédition de Gama ne constitue pas un voyage isolé mais ouvre une route maritime. Cela se percevait certes déjà par la mise en place de repères durant le voyage, comme les amers30, mais c’est surtout le discours du géant Adamastor qui, en prédisant d’autres morts à venir (Lus., 5.43-44), donne à imaginer ces futures navigations.
23La prophétie de la Nymphe figure, quant à elle, vers la toute fin du poème épique sous la forme d’une hypotypose du monde merveilleusement révélé à Gama (Lus., 10.137), et souligne une véritable progression, enregistrée par l’emploi du mot connu pour caractériser la mer : “sur la mer que vous laissez connue” (Lus., 10.142.3), cette connaissance étant symbolisée par l’union même de Téthys et de Vasco de Gama. Encore faut-il préciser que cette connaissance qui se veut planétaire a été permise – dans l’économie générale du poème – par la narration concise de l’expédition de Magellan, elle-même associée à la découverte des Amériques (Lus., 10.138-141). De plus, comme, en contrepartie, Gama évoquait les routes maritimes déjà ouvertes par ses prédécesseurs (Lus., 8.72), l’épopée décrit en fin de compte toute l’histoire du peuple portugais (Lus., 4.62-65) qui construit sa connaissance (et sa domination) du monde sur plusieurs générations.
24Concernant plus précisément la prophétie d’Adamastor, elle donne à entendre que la révélation de la route maritime par Gama n’implique pas la pleine maîtrise des éléments (il y aura d’autres morts, annonce le géant). En somme, l’acquisition de savoirs achopperait sur la réalité d’une nature indomptable. Cependant, dans l’écriture épique de ce périple, c’est la dimension glorieuse de l’expédition qui est placée sous une lumière vive. Cela se perçoit d’ailleurs dans le traitement du voyage de retour qui assure la validité de l’empire portugais sur l’océan : le retour se fait, en effet, sans difficulté et donne lieu à une ellipse narrative remarquable, l’évocation du voyage n’occupant que deux stances (Lus., 10.143-144) ! Plus remarquablement encore, dans cette volonté de grandir les Lusitaniens dans leur conquête des océans, le poète en vient à inverser hommes et dieux : certes, cette inversion se fait grâce à l’héritage antique de la théorie évhémériste, mais elle est établie avec force par Camões qui opère le mouvement concomitant et inverse de divinisation des navigateurs et de désacralisation des dieux païens.
“Vous avez vu leur audace effrénée les mener à l’assaut du ciel inaccessible ; vous avez vu leur projet insensé d’affronter la mer à la voile, à la rame ; vous avez vu, et nous voyons encore chaque jour, tant de superbe et d’insolence qu’en peu d’années, je le crains, ils pourraient devenir les dieux de la mer et du ciel, et nous des humains.
Vous voyez maintenant cette faible engeance qui prend son nom d’un mien vassal [sc. Lusus], réussir à force de superbe et d’audace, à nous dominer, vous et moi, et toute la terre ; vous les voyez fendre la mer, votre domaine, plus que ne le fit le noble peuple de Rome. Vous les voyez profaner votre royaume et violer vos lois”. (Camões, Lus., 6.29-30 [Bacchus, ennemi farouche des Lusitaniens31, s’adresse aux dieux des mers])
25Cette dernière désacralisation est amplement exploitée par le poète qui renvoie au Dieu chrétien, véritable dieu, en regard des dieux païens qui auront servi d’ornement littéraire et de biais allégorique à la peinture du combat des braves navigateurs lusitaniens contre l’océan, impétueux et violent32.
26D’autre part, même si des limites de la connaissance humaine sont effectivement présentes, déterminées fondamentalement par la nature de l’homme “ver de terre” (bicho da terra)dans les Lusiades33, elles sont diminuées par la confrontation avec les épopées antiques. Le poète signale, en effet, que la supériorité de l’épopée portugaise s’explique par la qualité de vérité du récit, à la différence de l’Odyssée et de l’Énéide qui ne seraient que pure fable.
“Et maintenant, ô Roi, crois-tu qu’il y ait eu au monde des hommes pour entreprendre de tels chemins ? Crois-tu qu’Énée, que l’éloquent Ulysse aient tant couru le monde ? Quelqu’un a-til de la mer profonde, si nombreux soient les vers qui se sont écrits sur lui, osé voir la huitième partie de ce que à force de labeur et de science (arte), j’ai vu, et dois encore voir ?
Que celui qui s’est tant abreuvé aux sources d’Aonie, et sur qui Rhodes et Smyrne, Colophon, Athènes, Ios, Argos et Salamine ont engagé une si vive dispute ; que cet autre, qui est le lustre de toute l’Ausonie, et à la voix vibrante et divine duquel le Mincio natal s’endort, rien qu’à l’entendre, mais dont les accents enorgueillissent le Tibre34,
Chantent, louent, exaltent en leurs récits et vantent leurs héros, inventant des Circés magiciennes, des Polyphèmes, des Sirènes qui les endorment de leurs chants ; qu’ils les fassent naviguer à la voile et à la rame chez les Cicones, et dans la contrée où leurs compagnons, en goûtant au lotus, perdent le souvenir ; qu’ils leur fassent perdre leur pilote dans les eaux ;
Qu’ils forgent et imaginent pour eux des vents échappés d’une outre, des Calypsos éprises, des Harpies qui souillent leur nourriture, des descentes dans les ombres vaines des défunts : si loin, oui, si loin, qu’ils puissent se surpasser dans ces fables vaines si bien imaginées, la vérité que je conte, nue et pure, l’emporte sur toute pompeuse fiction”. (Camões, Lus., 5.86-89 [fin de la narration faite par Vasco de Gama]35)
27Il convient de remarquer, d’ailleurs, les parallèles mis en avant par Camões portent sur des personnages historiques, comme Alexandre le Grand ou encore Trajan36. Ainsi, Camões ne considère explicitement que les grands noms de l’histoire ancienne. Mais au fond, le poète doit être conscient du caractère intenable de sa critique de l’épopée antique, et ce, à deux titres : d’une part, la question des rapports entre mythe, légende et histoire37 est complexe dans l’épopée ; d’autre part, cette même problématique vaut pour les Lusiades où le poète mêle mythe, légende et histoire. Or, Camões entend prononcer la supériorité de son épopée qui va de pair avec la supériorité affirmée de l’expérience moderne sur le savoir antique : pour le poète, c’est effectivement le caractère empirique de la navigation qui permet de corriger des erreurs. Et ainsi, au fond, le poète procède à une pesée critique des savoirs antiques et des savoirs modernes, excédant alors le cadre de l’épopée antique pour mieux critiquer le monde épique antique, dans lequel il choisit de voir tantôt un monde imaginaire, tantôt un univers révélateur des savoirs antiques, au gré de ses convenances : dans le discours camonien, les épopées antiques sont pures fictions et en cela les Lusiades les dépasseraient mais en même temps et paradoxalement, les épopées antiques sont le miroir fidèle d’une connaissance des mers moins ample que la connaissance qu’en ont les Portugais. À titre illustratif, Camões renvoie, par exemple, aux récits mythologiques à valeur étiologique qui expliquent des faits astronomiques ; or, ces faits sont invalidés par la découverte de nouveaux cieux (Lus., 5.14-1538). En outre, il fait dire au géant Adamastor que la région que franchissent les Lusitaniens était inconnue des géographes, érudits et encyclopédistes de l’Antiquité, citant pêle-mêle Ptolémée, Pomponius, Strabon et Pline l’Ancien.
“Je suis cet occulte et grand cap, que vous autres nommez le cap des Tempêtes39 : car jamais à Ptolémée, Pomponius, Strabon, Pline, ni à aucun des anciens, je ne me fis connaître. Je termine ici toute la côte africaine, en ce mien promontoire jamais aperçu, qui s’étend vers le pôle Antarctique, et que vient offenser votre témérité”. (Camões, Lus., 5.50 [discours du géant Adamastor])
28Ce dépassement des Anciens par les Portugais se traduit, entre autres choses, par la réappropriation progressive du monde, en attribuant de nouveaux noms aux territoires40.
29Du reste, il existe assurément une émulation complexe avec l’Antiquité dans lesLusiades, plus sensiblement avec l’Énéide : Vénus est la déesse protectrice des Lusitaniens de même qu’elle protégeait Énée et les Troyens, puis les Romains41 ; par ailleurs elle ne manque pas de justifier son attachement aux Portugais par l’analogie qu’elle voit entre Romains d’antan et Portugais d’aujourd’hui ; enfin, un argument linguistique est même convoqué à l’appui de cette décision de protéger les Lusitaniens :
“Contre lui [sc. Bacchus] plaidait la belle Vénus, tendre aux Lusitaniens pour ce qu’elle retrouvait en eux des vertus de l’antique Rome, sa tant aimée : même vaillance au cœur, même étoile (qu’ils firent briller en Tingitanie) ; et pour la langue, elle lui paraît, quand elle y pense, être la latine, à peine corrompue”. (Camões, Lus., 1.33 ; souligné par nous)
30En définitive, se dessine ainsi la thématique d’une Lisbonne altera Roma. La glorification des héros portugais se manifeste alors par le leitmotiv de la nouveauté qui doit permettre le dépassement de Rome : les navigateurs portugais sont des explorateurs, pionniers de nouvelles routes maritimes. La récurrence d’expressions signifiant que la mer empruntée ne le fut jamais auparavant est importante42. Outre cela, pour marquer plus nettement la différence avec les Anciens, Camões n’hésite pas à revenir sur des savoirs antiques pour en révéler les limites. La volonté de grandir les Lusitaniens s’accompagne parfois même d’une discrète pique lancée contre les Anciens : ainsi, la prophétie de Jupiter entérine une supériorité portugaise, perceptible dans le parallèle avec la bataille d’Actium43 : certes, l’espace maritime dominé par les Portugais est plus vaste, jusqu’à englober de manière hyperbolique la totalité des mers par la mention finale de todo o Oceano (“tout l’Océan”) ; mais surtout, la bataille d’Actium est présentée de façon appuyée comme la conclusion d’une guerre civile.
31Il convient pour finir de dire quelques mots de la description que les Lusitaniens font d’eux-mêmes dans les Lusiades lorsque les indigènes leur demandent de raconter le Portugal. Si le cadre énonciatif de la demande des indigènes permet artificiellement de motiver la narration de l’histoire du Portugal, cette narration a un intérêt bien évident dans la volonté de glorification du peuple lusitanien. Et de fait, le récit de l’histoire du Portugal est bien plus étendu que n’importe quelle description des terres et des peuplades rencontrées. Ce n’est donc pas fondamentalement la découverte de l’autre qui compte : la description des indigènes est généralement succincte, sinon très expéditive. Les éléments ethnographiques sont à peine présents et semblent plutôt participer d’effets de réel comme l’incompréhension réciproque des locuteurs (Lus., 5.28.3 : Nem ele entende a nós, nem nós a ele, “il n’entend pas notre langage, ni nous le sien” ; cf. Lus., 7.45 : la tour de Babel ; Lus., 7.46 : Monçaïde sert d’interprète entre Gama et le Catual) ; concernant les savoirs, l’intérêt du voyage réside donc avant tout dans la connaissance géographique et astronomique du monde.
Conclusion
32En somme, certes, Camões n’a de cesse de dire que les épopées antiques sont des fables, cherchant à conférer par là même une autorité plus forte à son épopée qui reposerait sur le vrai. Et certes, c’est une opposition excessive qu’opère alors par endroits Camões entre épopée antique exclusivement alliée au mythe et épopée moderne liée à l’histoire. Cependant, pour le poète portugais, l’important ne réside pas tant dans la connaissance savante acquise – même si cette connaissance n’est nullement négligeable ! – que dans le stimulant de la vertu qu’est le voyage. À cet égard, les héros des épopées antiques présentent un intérêt tout particulier pour l’auteur des Lusiades et le poète admet sans réserve la primauté des épopées antiques qui ont su trouver un écho en leur temps déjà et fournir des exempla notables, ce qu’ambitionne à son tour le poète des Lusiades (6.95-97). Plus particulièrement, le projet formulé par le poète (Lus., 5.92) doit toucher les puissants ; et pour ce faire, le poète trouve une double illustration de l’heureux succès de l’épopée antique en la personne d’Alexandre le Grand lisant les exploits d’Achille dans l’Iliade (Lus., 5.93) et en la personne d’Auguste donné comme protecteur des arts (Lus., 5.94). C’est ici que le bât blesse : la fin de plusieurs chants des Lusiades fait resurgir de manière plus ou moins farouche et mélancolique la critique des Portugais contemporains du poète : ces derniers ne se montreraient pas sensibles aux lettres, à la différence des Anciens.
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Notes de bas de page
1 Sauf mention contraire, la traduction proposée est reprise à Roger Bismut dans l’édition bilingue des Lusiades parue aux éditions Robert Laffont en 1996.
2 Nous reportons le résumé de cette épopée, tel qu’il est proposé par Le Gentil 1995, 37-38 : “L’auteur [sc. Camões], après une invocation aux Muses et une exhortation au jeune roi dom Sébastien, nous précipite in medias res. La flotte de Gama jette l’ancre devant Mozambique. Les Portugais se heurtent à l’hostilité des insulaires encouragés par Bacchus. À Mombasa, où l’on s’apprête à les massacrer, ils sont protégés par Vénus. Elle implore Jupiter en leur faveur et nous apprenons de Mercure qu’un accueil favorable doit leur être réservé à Mélinde. Suivent le récit des entrevues et la description des fêtes. Pour répondre au désir du sultan, Gama, dans un discours qui va remplir les chants 3 et 4, résume l’histoire du Portugal depuis les origines de la monarchie jusqu’au règne de dom Manuel. Le chant 5 retrace les péripéties du voyage de circumnavigation, dont la plus émouvante est l’apparition du géant Adamastor. Au départ de Mélinde, Bacchus, qui vient de gagner Neptune à sa cause, provoque une tempête. Elle éclate au moment où l’un des marins, pour distraire les hommes de quart, évoque la joute fameuse dans laquelle douze chevaliers portugais ont soutenu l’honneur des dames d’Angleterre. Une fois de plus, les navigateurs sont sauvés par l’intervention de leur protectrice. Le Chant 7 nous fait assister aux premières démarches de Gama, auprès de l’empereur de Calicut. Au début du Chant 8, le poète sous prétexte de montrer des tapisseries au Catual, ministre du Samorim, intercale une deuxième revue des gloires de sa nation. L’amiral est en butte aux intrigues des Maures ; on le retient prisonnier. Il arrive enfin à rejoindre sa flotte et c’est la rupture. Au retour, une récompense est ménagée aux découvreurs après tant de fatigues. Les nymphes les reçoivent dans une île enchantée et Thétis, qui préside ces réjouissances, révèle au chef de l’escadre les exploits futurs de ses compatriotes, lui explique le système du monde et lui décrit, dans une vue panoramique à vol d’oiseau, toutes les contrées où va s’implanter la domination portugaise”. Nous signalerons simplement que si G. Le Gentil parle de Thétis, il faut prêter attention au fait que, dans les Lusiades, selon les passages, il existe une hésitation possible entre Téthys (Titanide, épouse d’Océan) et Thétis (Néréide, épouse de Pélée et mère d’Achille), favorisée par l’homonymie des deux noms propres en portugais, Tétis étant la forme portugaise équivalant, en français, aussi bien à Téthys qu’à Thétis.
3 Voir l’humaniste italien au service du Portugal, Cataldo Parísio Sículo.
4 Ce sont nettement les deux grands modèles, donnés à voir par la convocation de leur héros respectif. Il ne s’agit pas de négliger d’autres épopées antiques, d’autant moins que les Argonautiques de Valérius Flaccus constituent un autre hypotexte important pour Camões.
5 Traduction de M. Rat, Paris, Garnier Frères, GF Flammarion, 1967.
6 Bataille menée par Duarte Pacheico en 1504. Ce capitaine devait assurer le maintien du protectorat portugais en Inde, notamment menacé par le Samorin de Calicut. Cf. infra, sur ce même passage.
7 En employant ces termes, nous reprenons la terminologie de G. Genette dans Palimpsestes.
8 Cf. “murs ulysséens” (Lus., 3.58.8) ; “ville ulysséenne” (3.74.8) ; “l’illustre Ulysséenne” (4.84.1, a ínclita Ulisseia).
9 Sauf mention contraire, les traductions retenues pour l’Odyssée sont de P. Jaccottet.
10 La Divine Comédie. L’Enfer, vers 89-142 (clôt le chant), surtout v. 94-99 : “Ni la douceur d’un fils, ni la piété / pour un vieux père, ni l’amour juré / qui aurait dû réjouir Pénélope, / ne purent vaincre au fond de moi l’ardeur / que j’eus à devenir expert du monde, / de la valeur de l’homme, et de ses vices”. Né dolcezza di figlio, né la pieta / del vecchio padre, né’l debito amore / lo qual dovea Penelopè far lieta, / vincer potero dentro a me l’ardore / ch’i’ebbi a divenir del mondo esperto / e de li vizi umani e del valore. (Dante, La Divine Comédie. L’Enfer. Traduction de J. Risset, Paris, GF-Flammarion, 1992 [1ère éd. 1985]).
11 Lus., 5.26.3 : [gente] de ver cousas estranhas desejosa “([gent] désireuse de voir des choses inconnues)”.
12 Lus., 2.45.1 ; 5.86.3-4 ; 8.5.1-2 ; 10.24.
13 Dans le même ordre d’idées, plusieurs passages de l’Énéide confirment cette nécessité : cf. 7.213-217, lors de la réponse d’Ilionée à Latinus : “Roi, race illustre de Faunus, ce n’est pas la noire tempête qui nous a contraints, chassés sur les flots, d’aborder à vos terres, et les étoiles, la ligne des côtes ne nous ont pas non plus trompés sur notre route ; c’est à dessein, délibérément, que tous nous nous portons vers cette ville…”.
14 S’adressant à Mercure, Jupiter s’indigne de l’attitude d’Énée : “Quid struit ? aut qua spe inimica in gente moratur/nec prolem Ausoniam et Lauinia respicit arua ? / Nauiget ! Haec summa est ; hic nostri nuntius esto”. “À quoi pense-t-il, ou dans quel espoir s’attarde-t-il chez un peuple ennemi, plutôt que de regarder sa descendance ausonienne et les champs de Lavinium ? Qu’il reprenne la mer ; c’est tout dire en un mot ; sois-en notre messager”.
15 Il n’est pas pertinent de convoquer Ulysse au titre qu’il n’oublie pas Ithaque : tout d’abord, comme nous l’expliquions, ce n’est pas le héros exemplaire pour Camões ; en outre, Ulysse n’est pas proprement soumis à une mission – qu’il devrait garder à l’esprit. Certes, la problématique de la mémoire est présente dans l’Odyssée, et précisément, elle est un élément constitutif de la narration et de la construction du personnage d’Ulysse, mais trop de différences apparaissent entre l’Odyssée et les Lusiades pour proposer ici, même de façon ponctuelle, un rapprochement entre les deux épopées.
16 Sauf mention contraire, les traductions sont de Jacques Perret. Cf. En. 5.626-629 : Iris, prenant les traits de Béroé, cherche à démoraliser les Troyennes : “Italiam sequimur fugientem et uoluimur undis”.
17 Cf. Od., 1.236-243 [Télémaque se lamente sur la disparition de son père] ; Od., 12.383-384 [Ulysse parle de la mort en mer de ses compagnons] ; Od., 14.366-371 [le porcher Eumée parle de la disparition probable d’Ulysse en mer].
18 L’interprétation de ce passage est délicate dans le détail et ces vers de l’Odyssée ont fourni matière à plusieurs hypothèses de lecture : ces vers pourraient notamment ouvrir la perspective d’un nouveau voyage d’Ulysse ; ils pourraient également signifier de manière symbolique la relation à la mort.
19 Cf. Od., 23.248-284 (particulièrement vers 266-284).
20 Cf. Od., 1.12 (οἴκοι ἔσαν, πόλεμόν τε πεφευγότες ἠδὲ θάλασσαν·) ; 12.325-326 (Ulysse et ses compagnons ne peuvent quitter l’île du Soleil à cause de vents contraires), ou encore 14.299-304 (récit d’Ulysse le Crétois sur la tempête). Cf. aussi Virg., En., 3.568-569.
21 Voir Mugler 1963.
22 “Tels étaient les rivages que nous montrait, pour les avoir naguère bordés dans l’autre sens, Achéménide, compagnon du malheureux Ulysse”.
23 Ainsi, s’oppose à la figure du pilote infidèle – soit en l’espèce le pilote Maure (Lus., 1.96-97) ou encore, en 1.98, un “nouveau Sinon” (d’après le nom du traître qui fit accepter aux Troyens le cheval de bois) –, le bon pilote de Mélinde (Lus., 6.5 ; cf. 6.92 : il reconnaît Calicut le premier).
24 Cf. Lus., 5.18-22.
25 Od., 10.488-540 ; 11.119-137 et 479-482 ; 12.25-[136].
26 Malgré Junon : voir En., 7.293 sq.
27 L’ire de Junon intervient assurément dans la limitation des savoirs mais il convient de noter que ce n’est pas son hostilité seule qui est cause de cette limitation. Le fait même que les Parques soient d’abord évoquées est particulièrement suggestif : telle est l’origine première de la nécessaire limite des savoirs prodigués.
28 Lus., 4.68-75.
29 Lus., 5.43-44 [le géant Adamastor s’adresse à Vasco de Gama] : “Sache que tous les navires qui audacieusement tenteront ce voyage que tu tentes, essuieront l’hostilité de ces parages, par vents et tempêtes démesurées. À la première flotte qui se fraiera passage sur ces ondes indomptées, j’infligerai soudain un tel châtiment que le mal sera pire que le danger. Ici j’espère, si je ne me trompe, tirer suprême vengeance de qui me découvrit. Là ne se bornera pas le châtiment de votre opiniâtre audace : au contraire, si mes prédictions sont véridiques, vous verrez chaque année tant de naufrages et désastres divers accabler vos nefs que de tous les maux le moindre sera la mort”. Cf. Lus., 5.42.
30 Comme en Lus., 5.78 avec le padrão de São Rafael (ou encore Lus., 10.137).
31 L’hostilité de Bacchus s’explique par sa volonté de conserver un ascendant en Inde. C’est pourquoi il œuvre contre les Portugais, même si l’une des origines mythiques des Portugais – Lusitaniens – remonte à Lusus, un favori de Bacchus.
32 Cf. Lus., 9.90-91, sur la nature des dieux païens.
33 Cf. supra le passage déjà cité : Lus., 1.106.
34 Les deux énoncés renvoient, dans l’ordre, à Homère et à Virgile.
35 Cf. Lus., 1.11.1-6 [le poète s’adresse, vers le tout début de son poème, au jeune roi du Portugal, D. Sébastien] :
Ouvi, que não vereis com vãs façanhas, / Fantásticas, fingidas, mentirosas, / Louvar os vossos, como nas estranhas / Musas, de engrandecer-se desejosas : / As verdadeiras vossas são tamanhas / Que excedem as sonhadas, fabulosas… “Oyez : car vous ne me verrez pas, pour les louer, parer vos vassaux de ces prouesses vaines qu’invente la fable aux fictions menteuses, comme chez les Muses étrangères, avides de s’embellir. Les véridiques prouesses des vôtres sont telles qu’elles surpassent les exploits fabuleux qu’un songe a enfantés…”.
36 Lus., 1.71-75.
37 Or, il est clair qu’il n’en est rien, plus significativement pour l’Énéide : de fait, le regard porté sur Pallantée au chant 8 laisse se dessiner en creux la future ville de Rome ; l’ekphrasis du bouclier d’Énée présente deux lectures : la lecture pour ainsi dire naïve du héros qui contemple l’art de la forgerie et la qualité des représentations ; la lecture savante du lectorat de l’Énéide qui voit le grandissement d’Auguste.
38 Lus., 5.15 : “Ainsi, passant ces régions […], nous vîmes les Ourses, en dépit de Junon, se baigner dans l’onde de Neptune”. Cf. Ov., M., 2.401-530. Le poète portugais défait le récit mythologique antique, à portée étiologique, sur l’observation des astres. De fait, en changeant d’hémisphère, la carte du ciel change conjointement, invalidant par là-même le récit mythologique des Anciens qui expliquait l’observation alors faite de la position des Ourses dans le seul hémisphère nord.
39 Ce nom est à vrai dire celui qui fut donné par le découvreur, Bartolomé Dias, mais le roi du Portugal D. Jean II fit changer le nom en Cap de Bonne-Espérance.
40 Outre les actes de baptême de telle ou telle terre, Camões se plaît à énumérer plusieurs exemples de nouvelles dénominations, parfois au prix d’erreurs factuelles ; ainsi, du fait d’une erreur d’identification, le poète indique que le cap Arsinaire reçoit désormais (par le biais des Portugais) le nom de Cap-Vert (Lus., 5.7.7-8). Cependant, il convient de noter que, comme l’espace maritime parcouru par les Lusitaniens n’est pas la Méditerranée, cela n’appelle pas de manière contrastive une intertextualité littéraire soutenue avec les escales d’Ulysse et d’Énée, là où dans l’Énéide, la confrontation de la connaissance de la mer est parfois perceptible en regard du voyage du héros grec.
41 Camões n’hésite pas à reprendre un même schéma de composition : conseil des dieux, intervention des dieux.
42 Voir Lus., 1.1.3 : por mares nunca de antes navegados ; 1.27.3 ; 2.45.8 : novos mundos ao mundo irão mostrando ; 5.4.1-2 : assi fomos abrindo aqueles mares / que geração algũa não abriu ; 5.37.3 ; 5.41.8 : Nunca arados d’estranho ou próprio lenho ; 5.66.3 : No largo mar fazendo novas vias ; 7.25.5-6 : Abrindo, lhe responde, o mar profundo, / Por onde nunca veio gente humana ; 7.30.7 ; 8.4.6 ; 9.86.5-7 : Para lhe descobrir da unida Esfera / Da terra imensa e mar não navegado / Os segredos ; 10.138.3. Cf. 4.76.8 : A buscar novos climas, novos ares ; 5.13.4 : Rio pelos antigos nunca visto ; 8.71.2-3.
43 Voir supra, citation de Camões, Lus., 2.52.5-54.4.
Auteur
Université d’Aix-Marseille, CNRS, TDMAM, UMR 7297
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