Le salut par la traversée de l’eau
p. 177-205
Texte intégral
Préambule
1La présente communication est tout entière tirée de notre livre Le salut par la traversée de l’eau. Étude sur la tradition latine et indo-européenne, Paris, L’Harmattan, 2012. Le point de départ de notre étude se trouve dans les histoires d’Horatius Coclès, de Mucius Scaevola et de Clélie. Mettant en lumière des aspects qui semblent avoir été jusqu’à présent négligés, nous tentons une lecture eschatologique de ces histoires. Nous utiliserons les récits de Tite-Live 2.10-12, Denys d’Halicarnasse 5.23-30, Plutarque, Popl., 16 et 17, Polybe 6.55 (Coclès seul), ainsi que le Liber de uiris illustribus urbis Romae. Les récits de Tite-Live et de Denys, les plus circonstanciés, offriront le plus de matière. Les possibilités de lectures et d’interprétations de ces récits des premiers temps de Rome sont multiples. Comme l’a montré G. Dumézil, ces histoires renferment nombre de schèmes mythologiques hérités, intégrés à un récit qui se veut historique, et qui efface de ce fait le surnaturel, et tout ce qui sort du plan strictement humain. Ainsi, pas de monstres ni de dragons chez les Romains. Les personnages et les situations sont des synthèses de traits mythiques hérités et recombinés de manières variées. C’est pourquoi il va de soi que nos interprétations ne prétendent pas épuiser les significations de ces aventures. Ce qui fait le lien entre les trois personnages d’Horatius Coclès, de Mucius Scaevola et de Clélie, c’est qu’ils traversent le Tibre, chacun selon des modalités propres. Voilà la raison pour laquelle les trois histoires sont liées dans la tradition, et rapportées à la suite. Ces histoires intègrent par ailleurs nombre d’éléments de contes, comme nous le verrons. Pour identifier les motifs de conte, nous nous fonderons sur le répertoire de A. Aarne revu et complété par S. Thompson1. À la suite des principaux spécialistes, nous admettons que les contes, comme les mythes, dont ils sont proches2, requièrent par nature une lecture eschatologique3. Dans le cas présent, la lecture eschatologique est simple : la rive tenue par les ennemis est celle des méchants, du Mal, des ténèbres, de la Mort ; la rive romaine est le côté de la Vie, du Bien, de la lumière. Les deux personnages sont donc passés d’une rive à l’autre, d’un monde à l’autre. Coclès et Clélie sont revenus du monde négatif en traversant le fleuve qui marque la séparation entre les deux mondes. Scaevola, lui, rejoint délibérément le monde négatif pour tenter d’y accomplir son exploit. En traversant, Coclès sort des difficultés ; en traversant, Scaevola va au devant des épreuves.
2V. Propp l’affirmait, le voyage, le passage dans l’autre monde est le pivot du conte. Il parlait également de “traversée”, ce qui n’est pas sans rappeler l’expression “contes de traverse” par laquelle, semble-t-il, les Canadiens francophones désignent les contes merveilleux4. Au cours de notre étude, nous verrons une certaine espèce de traversée, expression d’une circulation entre les deux mondes. Ce motif qui nous occupera, s’il ressortit à la traversée, en est une variante précise, particulière, que nous suivrons dans le domaine latin et dans quelques autres branches du domaine indo-européen5.
La traversée de l’eau
3“Le passage dans l’autre monde est en quelque sorte l’axe du conte, en même temps que son milieu”, écrivait V. Propp en tête du chapitre VI de ses Racines historiques, justement intitulé “La traversée”6. Et il poursuivait : “toutes les formes de traversée ont une origine identique, toutes proviennent de conceptions primitives sur le voyage du mort dans l’autre monde”. Mais la signification de la traversée est différente selon le sens dans lequel elle se fait. Il y a d’une part la traversée qui mène à l’Autre monde, celui des morts. C’est par exemple la traversée du Styx. La traversée positive, celle qui donne au héros accès à l’immortalité, c’est celle qui permet de quitter la mauvaise rive pour regagner la rive du salut, quelles que soient les circonstances exactes qui entourent l’aventure – car cette traversée semble être devenue un schème mythologique, voire “idéologique”, qui a pu imprégner les mentalités au point de se retrouver inséré ou orchestré comme motif dans des textes littéraires variés. En ce qui concerne nos textes, le sens de la traversée du fleuve (ou, le cas échéant, d’une étendue marine7) dans la tradition indo-européenne a été abondamment étudié par J. Haudry8. Nous nous fonderons largement sur ses conclusions dans le présent travail. J. Haudry a mis en évidence un schème formulaire indo-européen, la “traversée de la ténèbre hivernale”, souvent réalisée dans la traversée d’un cours d’eau, qui donne accès, non pas seulement à l’héroïsation, mais à l’immortalité. À vrai dire, dans plusieurs récits légendaires appartenant à des domaines variés de l’ensemble indo-européen, il n’est pas nécessairement question de traverser la ténèbre hivernale, une traversée de l’eau pleine de difficultés apparaît comme la victoire sur les ténèbres, la mort, le mal9. Nous verrons avec Coclès et Clélie un certain type de traversée, une épreuve qui permet d’échapper à l’emprise de l’ennemi et qui donne accès à la bonne rive, c’est-à-dire à l’immortalité. Cette traversée doit être un exploit et le héros doit risquer sa vie à chaque instant : de même que Coclès traverse multis superincidentibus telis, écrit Tite-Live, Clélie elle aussi atteint l’autre rive inter tela hostium. Pourtant, le sens de la traversée de l’eau s’était oblitéré pour les Latins. Ainsi Cicéron, voulant dégager l’essentiel de l’acte de Coclès, ne retient pas la traversée en tant que telle :
nec quia nusquam erat scriptum, ut contra omnis hostium copias in ponte unus adsisteret, a tergoque pontem interscindi iuberet, idcirco minus Coclitem illum rem gessisse tantam fortitudinis lege atque imperioputabimus.
“et ce n’est pas parce que, nulle part, il n’est écrit qu’un homme doive rester seul sur un pont face à toute l’armée ennemie et ordonne de détruire le pont derrière lui, que nous croirons que le fameux Coclès n’en a pas pour autant accompli un si grand exploit en obéissant à la loi et aux impératifs du courage”. (Cic., Leg., 2.9)
4On connaît bien, dans plusieurs traditions indo-européennes, le motif de la mort vue comme traversée d’une étendue d’eau10 : c’est l’Achéron des Grecs, la rivière Vaitaranī, qui conduit chez Yama, côté indien. Chez les peuples germaniques devenus navigateurs, Anglo-Saxons et Scandinaves, l’inhumation dans des bateaux est certainement imputable à la même croyance. Cette traversée n’est pas nécessairement inconciliable avec la traversée salvatrice ; l’étendue d’eau frontière est la même, mais la manière dont on la franchit varie. Celui qui la franchit victorieusement, et peut dire, comme le poète, “et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron”, atteint la survie ; en revanche, tel autre – et c’est le cas le plus général – se retrouvera parmi les morts. Cela dit, il n’est pas impossible que les deux motifs ne soient pas de même date, et ne soient pas répandus dans les mêmes zones de l’espace couvert par la culture indo-européenne.
Coclès
Coclès gardien du pont : conte et légende
5Le combat sur le pont, épisode central de la geste de Coclès, est connu et répertorié comme motif de conte11. Dans la tradition occidentale, l’histoire de Coclès demeure l’attestation la plus ancienne du motif. Le pont est bien entendu très fréquent comme lien entre monde des morts et monde des vivants12. Ce n’est donc pas cela qui est en soi fondamental. Ce sont les modalités de la traversée. Avant d’en venir là, quelques remarques sur le cadre de l’histoire. Le Tibre joue indubitablement, dans la circonstance, le rôle de fleuve infernal, qui sépare les deux mondes, les vivants et les morts. Ce qui l’indique, c’est la sorte de devotio de Coclès. En se jetant dans le fleuve d’une manière qui évoque, sans le mot, le rituel de devotio13, Coclès se soumet à une ordalie14. Le Liber memorialis, transmis sous le nom de Lucius Ampélius, et datable peut-être du iie s. de notre ère, range Coclès, en 20, dans la série de ceux qui pro salute se optulerunt, en fort bonne compagnie, avec les Horaces, les 300 Fabii, Mucius Cordus (Scaevola), les Decii, Regulus et quelques autres héros historiques ou mythiques mêlés. Le dieu Tibre, estimant sans doute qu’il l’a bien mérité, permet à Coclès de se tirer d’affaire. Or comme on sait, c’est aux divinités infernales qu’on se dévoue. Le Tibre, Tiberinus pater, est donc bien la transposition du fleuve des Enfers. Le pont Sublicius, quant à lui, représente en l’occurrence le pont qui permet le passage entre les deux mondes, et Coclès s’apparente à un type, celui des personnages – positifs ou négatifs, selon les cas, mais ici positif – qui gardent un pont, ou un gué. À cet égard, il n’est pas sans rappeler le dieu nordique Heimdall, veilleur des dieux, qui, au ciel, montait la garde en permanence au bout du pont Bifrost, à l’extrémité du monde, pour empêcher les géants, fauteurs de désordre, et incarnations des forces du Mal, de pénétrer dans le monde des dieux15. Or Coclès empêche, par son action efficace, le déferlement des habitants du monde négatif sur la bonne rive. Autre point commun entre Coclès et Heimdall : le regard. Heimdall a des sens hypertrophiés, notamment le regard : “il voit à cent lieues à la ronde aussi bien de jour que de nuit”16. On n’est au demeurant pas surpris qu’un guetteur ait une vue perçante ! Coclès, comme G. Dumézil l’avait noté, a un regard exceptionnel, agissant : circumferens truces minaciter oculos ad proceres Etruscorum. L’œil unique de Coclès est un concentré de toute la puissance que peut avoir le regard17. Il n’est pas exclu que Coclès ait été jadis lui aussi un guetteur, ce qui expliquerait son hypertrophie oculaire, qu’on peut diversement interpréter. Toutefois, nous ne pousserons pas plus loin le parallèle entre Coclès et Heimdall, qui sont par ailleurs fort différents18. Il n’en reste pas moins que ces deux personnages partagent des traits, qu’ils empruntent à des types fondamentaux.
Coclès et la traversée salvatrice : l’accès à l’immortalité
Nemo unquam sine magna spe immortalitatis se pro patria offerret ad mortem. (Cic., Tusc., 1.32)
6Coclès se tire d’affaire grâce à une périlleuse traversée du Tibre à la nage, multis superincidentibus telis incolumis ad suos tranauit, écrit Tite-Live. Une fois revenu sur la bonne rive, pourvu d’une mutilation qualifiante d’après Plutarque (une blessure à la cuisse qui l’a laissé boiteux), Coclès est héroïsé. Il reçoit l’héroïsation après sa traversée victorieuse du fleuve, de la mauvaise vers la bonne rive. C’est dans le récit de Denys que l’héroïsation et l’accès à l’immortalité de Coclès sont le plus nets. Le guerrier est grièvement blessé, au point que l’on craint pour sa vie, alors que son exploit, lui, est impérissable : τοῦτο τὸ ἔργον ἀθάνατον αὐτῷ δόξαν εἰργάσατο (5.25.1). C’est la traditionnelle “gloire impérissable” (le κλέος ἄφθιτον), exprimée ici, avec variatio, par ἀθάνατος δόξα. Après être resté quelque temps entre la vie et la mort, le héros, écrit Denys, “échappa à la mort”, διέφυγε τὸν θάνατον (5.25.2). Le substantif θάνατος répond évidemment à l’adjectif ἀθάνατος qui apparaît quelques lignes auparavant. Ce retour à la vie de Coclès, ici présenté par Denys comme une banale guérison, est la présentation sous une forme vraisemblable d’un processus d’immortalisation. Sans doute Denys ne s’aperçoit-il pas que sa parole dépasse sa pensée. Au départ, ce “διέφυγε τὸν θάνατον” indiquait certainement un passage à l’immortalité, que Denys interprète comme une guérison. En effet, selon des conceptions connues dans divers rameaux du domaine indo-européen, deux voies s’offrent aux morts après leur trépas19 : ou bien, s’ils ont mené une existence obscure et sans illustration, ils rejoignent la foule anonyme du monde des morts ordinaires, ou bien, s’ils se sont distingués parmi les mortels, ils peuvent accéder à un monde de lumière et de félicité, celui des dieux. Les deux voies sont connues, en domaine indien, dans le Véda puis dans les Upanishads : ce sont la “voie des pères” (pitṛ-yāṇa-) et la “voie des dieux” (deva-yāṇa-)20. Un vers fameux, et difficile, du RigVeda21, en donne une expression concentrée :
dve sṛtī aśṛṇavaṃ pitṝṇām
ahaṃ devānām uta martyānām.
“J’ai entendu (aśṛṇavam) qu’il y a deux sentiers (dve sṛtī) pour les mortels (martyānām) :
La voie des mânes (pitṝṇām) et la voie des dieux (devānām)”. (RV, 10.8.15 ; trad. Sénart)
7La “voie des dieux” donne accès au svarga, séjour des “dieux” où règnent lumière et félicité22. Le svarga a comme répondants grecs les îles des Bienheureux, ou les Champs Élysées. Le simple mortel qui s’est élevé au-dessus de ses semblables en accomplissant de grandes choses peut acquérir la “gloire impérissable”, qui lui permet d’échapper à l’oubli : c’est la survie du nom du héros grâce aux œuvres des poètes. Nous la connaissons bien par l’Iliade ou par la poésie de célébration de Pindare. Mais il existe aussi une autre voie d’accès à l’immortalité, une survie de type surnaturel, celle qui rend vraiment dieu, celle dont, chez les Grecs, a bénéficié Héraclès. C’est ce que l’Inde ancienne appelle la “voie des dieux”. Nous en retrouvons des échos dans la pensée grecque, Platon p. ex. (Phédon, 80), résumé par Cicéron :
Ita enim censebat itaque disseruit, duas esse uias duplicesque cursus animorum e corpore excedentium : nam qui se humanis uitiis contaminauissent et se totos libidinibus dedissent, quibus caecati uel domesticis uitiis atque flagitiis se inquinauissent uel, re publica uiolanda, fraudes inexpiabiles concepissent, iis deuium quoddam iter esse, seclusum a concilio deorum ; qui autem se integros castosque seruauissent, quibusque fuisset minima cum corporibus contagio seseque ab is semper seuocauissent essentque in corporibus humanis uitam imitati deorum, iis ad illos a quibus essent profecti reditum facilempatere.
“C’est ce que (Platon) pensait, et ce qu’il a exposé, à savoir qu’il y a deux voies et deux parcours pour les âmes qui quittent le corps : à celles qui s’étaient laissé contaminer par les vices humains et s’étaient entièrement abandonnées à leurs passions, et qui, s’étant laissé aveugler par ces passions, s’étaient souillées de vices et d’infamies dans la vie privée ou bien, en violant les règles de fonctionnement de l’État, avaient commis des délits inexpiables, à celles-ci était réservée une route à l’écart, séparée de l’assemblée des dieux ; mais pour celles qui s’étaient conservées intactes et pures, qui n’avaient eu qu’un contact très réduit avec le corps, qui s’étaient tenues à l’écart de celui-ci et qui, dans un corps d’homme, avaient imité la vie des dieux, pour celles-là était grande ouverte la voie du retour auprès de ceux de chez qui elles étaient parties”. (Cic., Tusc., 1.72)
8Il nous semble retrouver les deux aspects dans le récit de Denys, l’un derrière ἀθάνατος δόξα, l’autre derrière διέφυγε τὸν θάνατον. Il va de soi que Denys, dont les sources ne nous sont pas connues, ne mesurait pas toute la portée des mots qu’il employait ou réemployait, en toute naïveté, en un sens très affaibli. Chez les Romains, dans des récits qui ramènent tout au plan strictement humain, Coclès ne peut intégrer une société de héros distincte de celle des hommes, il reste parmi les mortels, mais il sort d’une certaine manière de l’histoire, puisque son infirmité lui interdit désormais de jouer aucun rôle politique ou militaire important – il est exclu des deux premières fonctions. Dans la mythologie romaine en effet, rhabillée en histoire, la survie des héros devenus “immortels” crée une difficulté : comme il n’y a pas pour eux de séjour surnaturel, force est de les réintégrer dans la société des hommes, quitte à les mettre en marge aussitôt. De toute façon, par nature, le héros sort du temps de l’histoire pour entrer dans celui du mythe23.
Le nectar grec
9On ne peut parler de traversée salvatrice sans évoquer le nectar des Grecs24. La meilleure interprétation de νέκταρ, proposée déjà par J. Grimm, et complétée par Thieme25, consiste à y voir le nom de la mort *neḱ- et la racine *terh2 - “traverser”. R. Schmitt suppose une forme de départ adjectivale puis substantivée *neḱ-tŕḥ2 -, qu’il glose par “das über die (Todes) Vernichtung Hinwegrettende”26. Il y a de bonnes chances pour que νέκταρ repose sur un syntagme * neḱ-terh2 - “traverser la mort”, “surmonter la mort”. La racine verbale skr. tari- et av. tar- entre dans de nombreuses locutions où elle a le sens de “vaincre, surmonter, triompher de”. En hittite, la base verbale tarḫ-a pris le sens de “vaincre” dans un combat. Ce qu’il y a de plus intéressant dans νέκταρ, c’est l’idée que pour surmonter la mort et atteindre l’immortalité, il faut accomplir une traversée, qui ne peut être que celle d’une étendue d’eau. Confirmation en est donnée par des formules tant sanskrites que grecques, qui évoquent les eaux régénératrices, porteuses de l’amŕṭa-ou de l’ἀμβροσίη :
apsú antár amŕṭam apsú bheṣajám
apāḿ utá práśastaye
dévā bhávata vājínaḥ.
“In den Gewässern ist Lebensbalsam, in den Gewässern Arzenei, und zu Ehren der Gewässer seid, ihr Götter, siegesstark !” (RV, 1.23.19a ; trad. Geldner)
10Dans l’hymne fameux aux eaux du Xe mandala :
āṕo revatīḥ kṣáyathā hí vásvaḥ
krátuṃ ca bhadrám bibhṛthāḿŕṭaṃ ca
rāyáś ca sthá suapatyásya pátnīḥ
sárasvatī tád gṛṇaté váyo dhāt.
11“Ihr reichen Wasser, da ihr über das Gut schaltet und guten Rat und den Lebensbalsam bringt, und da ihr die Herrinnen des Schatzes an gutem Nachwuchs seid, so soll Sarasvati dem Sänger solche Kraft bringen”. (RV, 10.30.12 ; trad. Geldner)27
12Dans l’épigramme ajoutée parfois aux hymnes homériques, εἰς Ξένους28 :
Αἰδεῖσθε ξενίων κεχρημένον ἠδὲ δόμοιο
οἳ πόλιν αἰπεινὴν νύμφης ἐρατώπιδος ῞Ηρης
ναίετε, Σαιδήνης πόδα νείατον ὑψικόμοιο,
ἀμβρόσιον πίνοντες ὕδωρ ξανθοῦ ποταμοῖο
῞Ερμου καλὰ ῥέοντος ὃν ἀθάνατος τέκετο Ζεύς.29 (εἰς Ξένους, 4)
13L’ἀμβρόσιον ὕδωρ reparaît ailleurs, dans des fragments :
– dans la Titanomachie, à propos de poissons :
(ἰχθύες) νήχοντες παίζουσι δι᾽ ὕδατος ἀμβροσίοιο.30
– dans un fragment de Panyassis :
ἵκετο Κασταλίης Ἀχελωΐδος ἄμβροτον ὕδωρ.31
14Il y a tout lieu de croire que l’ἀμβρόσιον ὕδωρ est une formule héritée, même si elle n’est documentée qu’à la marge de nos textes. L’adjectif ἀμβρόσιος est dérivé de ἄμβροτος, il ne peut signifier “immortel” mais “qui est en rapport avec l’immortalité”, sans doute à entendre “qui confère l’immortalité”. En revanche, chez Panyassis, la variante ἄμβροτον ὕδωρ “eau immortelle” peut s’expliquer comme une substitution du mieux connu au moins connu, le sens d’origine de ἀμβρόσιον ὕδωρ s’étant évidemment perdu32. Du point de vue formel, skr. amŕṭa-nt. “force vitale” (*ṇ-mṛ-to-) et ἀμβροσίη “breuvage d’immortalité”, dérivé de ἄμβροτος “immortel”33, sont intimement liés. On sait aussi que, dans les textes grecs, il est bien difficile de distinguer le nectar de l’ambroisie.
Scaevola
Scaevola et sa mission dans l’Autre monde
15Scaevola fait couple avec Coclès, on retrouve en eux le Borgne et le Manchot dont les figures ont été étudiées en détail par G. Dumézil dans la perspective qui est la sienne. De notre point de vue aussi, ils fonctionnent ensemble : ils traversent le Tibre, mais en sens inverse l’un de l’autre. Ce sont même les premiers mots que Scaevola adresse au sénat dans le récit de Tite-Live : transire Tiberim. Il est évident que les histoires ont été remaniées par les différents auteurs, qui les ont débarrassées de ce qui ne leur paraissait pas essentiel à l’action ou de ce qu’ils ne comprenaient plus. Si Plutarque ne précise pas que Scaevola traverse le Tibre, c’est que cette circonstance, dont la signification fondamentale s’était perdue, n’est pas indispensable à l’économie du récit, le lecteur sachant pertinemment que les Étrusques sont de l’autre côté. En revanche, Tite-Live évoque explicitement la traversée du fleuve par Scaevola, suivant certainement en cela ses sources (cela devait lui sembler être un détail, alors que c’était une circonstance primordiale dans le récit mythique de base). Scaevola traverse le Tibre pour aller dans l’Autre monde accomplir un exploit initiatique : tuer le roi des Malfaisants. Qu’il se soit d’emblée mis en route pour l’héroïsation ressort du texte de Denys :
ἐπὶ καλοῖς ἔργοις μεγάλων ἐπαίνων τυγχάνειν, ἐξ ὧν ἀντὶ τοῦ θνητοῦ σώματος ἀθάνατον ὑπάρξει μοι κλέος.
“(mon souhait est de) remporter de grands éloges pour de belles actions, qui me vaudront une gloire immortelle en échange de ma personne mortelle”. (DH. 5.27.2)
16Le schéma habituel de l’héroïsation est on ne peut plus reconnaissable : se débarrasser de son existence de mortel pour atteindre le κλέος ἄφθιτον et l’immortalité.
La traversée et l’amputation d’un membre
17Lorsqu’il part accomplir son exploit, Scaevola sait qu’il risque de rencontrer la mort. Dans le récit de Denys, il est pleinement conscient de la situation, et il laisse entendre, devant le sénat, qu’il se sacrifie pour la patrie ; c’est une sorte dedevotio :
περὶ δὲ τῆς ἐμαυτοῦ ψυχῆς, εἰ περιέσται μοι μετὰ τὸ ἔργον, οὐ πολλὰς ἐλπίδας ἔχω, μᾶλλον δ’, εἰ χρὴ τἀληθὲς λέγειν, οὐδεμίαν.
“Au sujet de ma propre vie, si toutefois je survis à mon exploit, je n’ai pas beaucoup d’espoir, et même, à vrai dire, je n’en ai aucun”. (DH. 5.27.1)
18Il doit s’attendre à une épreuve, dans tous les sens du terme. Tite-Live (2.12.2) présente Scaevola comme un adulescens nobilis ; aucun autre auteur ne fait d’allusion à l’âge du personnage. Pourtant, cette indication n’est pas forcément à négliger pour interpréter la mutilation de la main. En effet, V. Propp note que certains contes font allusion à l’amputation d’un membre34 et il met cela sur le compte d’un rite d’initiation pour les plus jeunes. Parmi les amputations évoquées par V. Propp, il en est un type spécialement intéressant : la mutilation volontaire qui permet au héros de s’échapper. V. Propp signale rapidement deux exemples ; dans un cas, le héros, pour se dégager et se sauver, n’a d’autre solution que de se trancher délibérément un doigt, dans l’autre, il doit se trancher la main. V. Propp considère les amputations évoquées dans les contes comme le reflet de rites d’initiation, de rites de passage, au propre comme au figuré, puisque le héros est mutilé lors de la traversée qu’il doit accomplir. Pour étayer cette thèse, il met en avant un conte russe du recueil d’A. N. Afanassiev intitulé L’eau de jeunesse et la belle fille35. Le fils d’un tsar part à la recherche d’une Belle Fille qui vit dans un pays lointain et détient l’eau de jouvence. Pour ce faire, il doit aller par-delà trois fois neuf pays, dans le trois fois dixième royaume (figuration évidente de l’Autre monde). Un vieillard le met en garde : “le chemin que tu dois suivre croise trois larges fleuves. À chacun d’eux, il te faudra prendre le bac. Au premier, on te coupera le bras droit, au deuxième le bras gauche, et au troisième, la tête !”36. Pour V. Propp, “le passeur est ici le passeur funèbre”, et la perte d’un membre est une concession à la Mort : on ne passe pas impunément dans le royaume des morts, on n’en revient pas non plus sans payer de sa personne. Peut-on envisager de considérer sous le même angle la mutilation de Scaevola ? L’âge que Tite-Live lui prête, le seuil de l’âge adulte, s’accorde assurément avec celui de l’initiation. Le sacrifice de la main lui permet de retourner la situation qui s’annonçait bien compromise ; cela lui permet également d’apaiser, sinon de se concilier le roi des ennemis, c’est-à-dire celui qui règne sur le royaume du Mal et de la Mort. L’équilibre est alors rétabli entre les deux mondes.
19Sans doute Scaevola n’a pas la main tranchée, il la perd par le feu. La différence dans les modalités de l’amputation a sa raison d’être : cette mutilation vaut héroïsation. L’héroïsation de Scaevola se fait en l’occurrence par le feu, par la crémation, même partielle, ici limitée à une main. La tradition indo-européenne connaissait deux voies d’immortalisation, par l’eau et par le feu. Les deux modes sont connus dans le domaine indien. Un vestige de cela doit se trouver dans une allusion conjointe faite par Pindare, O., 2.44-55, à Sémélé, foudroyée par Zeus, et Inô, fille de Nérée, qui a acquis une vie éternelle sous les eaux37. Quant à Héraclès montant volontairement sur le bûcher, il est, bien entendu, le modèle d’héroïsation par le feu dans le monde grec. Si donc Scaevola devient un héros en affrontant lui aussi volontairement l’épreuve du feu, après avoir délibérément traversé le Tibre dans l’autre sens, en connaissance de cause, Coclès et Clélie le deviennent en traversant celle des eaux.
20Quel est le sort de Scaevola après son acte de courage ? La question mérite d’être posée. Dans sa geste historicisée, et même si les auteurs sont tous discrets sur son sort, il revient à Rome. Cependant, Tite-Live et le Liber de uiris nous apprennent qu’il reçut en gratification des terres trans Tiberim :
Patres C. Mucio uirtutis causa trans Tiberim agrum dono dedere, quae postea sunt Mucia prata appellata.
“Les sénateurs, pour prix de sa vaillance, donnèrent à Gaius Mucius un terrain au-delà du Tibre en gratification, terrain qui fut appelé plus tard les ‘ prés de Mucius’”. (Liv. 2.13.5)
Mucio prata trans Tiberim data, ab eo Mucia appellata.
“Des prés furent donnés à Mucius au-delà du Tibre, qui furent appelés pour cela ‘ prés de Mucius’”. (Vir.12)
21Décidément, Mucius est voué à la rive d’en face. Est-ce à dire que, dans certaines versions, voire dans la version primitive, il ne rentrait pas à Rome ? On ne peut le savoir de façon décisive.
Clélie
Clélie et la fuite à travers le fleuve
22L’histoire de Clélie est encore plus complexe et comporte de nombreux motifs, qui s’accumulent et s’imbriquent. D’abord, motifs de conte et motifs folkloriques. Le thème d’un groupe de jeunes filles, retenues par un ou des êtres malfaisants38, qui parviennent à tromper la vigilance de leurs ravisseurs et à s’échapper sous la conduite de la plus hardie d’entre elles est répertorié comme motif de conte39. Les jeunes filles sont en général présentées comme sœurs (ce qui n’est pas le cas dans notre récit), ce détail visant seulement une collectivité féminine indivise, dont seule émerge la plus débrouillarde40. Et bien sûr, derrière ces uirgines ou παρθένοι retenues en otages, on reconnaît sans peine le motif de l’enlèvement de jeunes filles par des êtres dangereux41. On peut aller plus loin dans le sens du conte. A. Aarne avait étudié un motif qu’il avait baptisé “die magische Flucht”, et auquel il avait consacré un livre42. Le héros, le plus souvent un jeune homme (“Jüngling”), échappe à l’être malfaisant qui le retient, s’enfuit généralement à dos de cheval43, et franchit un obstacle, le plus souvent un fleuve, franchissement qui lui assure le salut44. L’obstacle en question, l’”unüberwindliches Hindernis” selon A. Aarne, empêche les méchants de rattraper le héros45, en même temps que son franchissement fournit audit héros une épreuve qualifiante. Le franchissement du fleuve, acte central, suffit à caractériser Clélie, comme le font Virgile ou Juvénal :
et fluuium uinclis innaret Cloelia ruptis. (Virg., En., 8.651)
quae/imperii fines Tiberinum uirgo natauit.
“La jeune fille qui traversa le Tibre, frontière de notre territoire”46. (Juv. 8.264-265)
23Plutôt que d’“obstacle infranchissable”, V. Propp parlait d’“obstacle décisif”. “Les aspects essentiels de la fuite et de la poursuite nous sont apparus, écrit V. Propp, […] comme étant construits sur le retour du royaume des morts vers le royaume des vivants. A. Aarne tendait aussi vers une telle interprétation… (il) avait également remarqué que l’eau, la rivière, constituaient souvent l’obstacle final et il avait, sans s’y attarder, confronté cette rivière à la rivière qui sépare le royaume des vivants de celui des morts. Or, effectivement, la rivière, en tant qu’obstacle final, a une valeur particulière. Si le poursuivant réussit à se frayer un passage à travers montagnes et forêts, la rivière, elle, l’arrête définitivement. Les deux premiers obstacles sont des obstacles mécaniques, le dernier est un obstacle magique”47. Le fleuve est une barrière absolue, que les forces du Mal ne peuvent franchir. Une fois le cours d’eau passé, le fugitif est tranquille, car l’eau est notoirement une barrière infranchissable pour les forces du Mal48. Il en va ainsi de Clélie ou Coclès. Dans l’histoire de Clélie, les ingrédients du motif de fuite sont bien présents. La présence du cheval, auxiliaire inattendu qui s’offre au héros, créait une difficulté aux anciens, qui ne savaient plus pourquoi Clélie était associée au cheval. Seuls Denys, Plutarque et le De uiris illustribus évoquent d’ailleurs cet animal. Ainsi, le De uiris parle d’un cheval quem fors dederat ; Plutarque se contente de rappeler que, d’après certains auteurs, Clélie aurait traversé à cheval (Publicola 19.2). Dans le récit livien, il n’est pas fait la moindre mention d’un cheval, mais in fine, Tite-Live nous apprend qu’il a existé une statue équestre de Clélie. Ce détail, en tant que tel dénué de pertinence (si ce n’est une pure fonction étiologique), ne s’explique que parce que le cheval a été d’abord supprimé de la version rapportée par Tite-Live, avant de ressurgir de manière inopinée à la fin. Le récit de Florus, comme d’habitude, ne s’embarrasse pas d’amplifications rhétoriques ou romanesques, mais mentionne le cheval :
Sed ne qui sexus a laude cessaret, ecce et uirginum uirtus : una ex opsidibus regi datis elapsa custodiam, Cloelia, per patrium flumen equitabat.
“Et, pour que l’autre sexe ne manquât pas non plus d’éloges, voici comment se manifesta la bravoure des jeunes filles : l’une des otages données au roi, Clélie, échappa à ses gardes et traversa à cheval le fleuve qui la séparait de la patrie”. (Flor. 1.10)
24Même sobriété dans Plutarque, avec insistance sur l’allant et la hardiesse de Clélie :
Ἔνιοι δέ φασι μίαν αὐτῶν ὄνομα Κλοιλίαν ἵππῳ διεξελάσαι τὸν πόρον, ἐγκελευομένην ταῖς ἄλλαις νεούσαις καὶ παραθαρρύνουσαν.
“D’aucuns rapportent que l’une d’entre elles, dénommée Clélie, traversa le gué à cheval, exhortant et encourageant les autres qui nageaient”. (Plut., Popl., 19.2)
25Partout où le cheval est signalé, sa présence n’est pas motivée. Il s’agit vraiment, comme il est dit dans le De uiris, d’un cheval quem fors dederat49. Cette apparition inattendue est un trait qui rapproche l’histoire de Clélie du conte. Le cheval est un animal ambivalent, qui a partie liée avec le monde infernal aussi bien qu’avec les eaux. Surtout, il est l’un des animaux qui facilitent la circulation entre ce monde-ci et l’autre monde50. Il est secourable, comme le sont généralement les divinités chevalines, tels les jumeaux divins, Aśvins ou Dioscures, qui pouvaient venir en aide aux voyageurs perdus en mer51 :
anārambhaṇé tád avīrayethām
anāsthāné agrabhaṇé samudré
yád aśvinā ūháthur bhujyúm ástaṃ
śatāŕitrāṃ nāìvam ātasthivāìṃsam.
“Als Helden zeiget ihr euch da im Meer, das ohne Anhalt, ohne festen Grund, ohne Handhabe ist, als ihr Asvin den Bhujyu nach Hause fuhret, der euer Schiff mit hundert Rudern bestiegen hatte”. (RV, 1.116.5)
26Dans un hymne d’Alcée aux Dioscures :
Δεῦτ᾽ Ὄλυμπον ἀστέροπον λίποντες
παῖδες ἴφθιμοι Δίος ἠδὲ Λήδας
ἰλλάῳ θύμῳ προφάνητε Κάστορ
καὶ Πολύδευκες,
oἲ κατ᾽ εὔρηαν χθόνα καὶ θάλασσαν
παῖσαν ἔρχεσθ᾽ ὠκυπόδων ἐπ᾽ ἴππων,
ῤῆα δ᾽ ἀνθρώποις θανάτω ῤύεσθε
ζακρυόεντος
εὐσδύγων θρῴσκοντες ὂν ἄκρα νάων
πήλοθεν λάμπροι προτόν[…]ντες
ἀργαλέᾳ δ᾽ ἐν νύκτι φάος φέροντες
νᾶι μελαίνᾳ.
“Accourez ici, quittant l’Olympe étoilé, glorieux fils de Zeus et de Léda, et d’un cœur bienveillant venez briller sur nous, Castor et Pollux,
Vous qui, à travers la vaste terre et l’immensité de la mer, chevauchez sur vos coursiers rapides, et préservez sans peine les hommes de la mort glacée,
En bondissant sur le sommet des nefs aux bancs bien jointés, où de loin vous brillez (perchés ?) sur les cordages, et dans l’affreuse nuit éclairez la marche du sombre navire”.52
27Dans l’Hélène d’Euripide, formulation très voisine :
σωτῆρε δ᾽ ἡμεῖς σὼ κασιγνήτω διπλῶ
πόντον παριππεύοντε πέμψομεν πάτραν.
“Quant à nous deux, tes frères jumeaux, nous serons tes sauveurs, et, chevauchant à travers la mer, nous (t’)escorterons jusqu’à ta terre natale”. (Eur., Hel., 1664-1665)
28Nous verrons plus loin que le cheval avait néanmoins une bonne raison de figurer dans l’histoire, car il était un attribut de l’être divin à l’origine du personnage de Clélie.
Clélie échappe aux liens
29Clélie, par sa sortie victorieuse de l’emprise des forces de la mort, est en route vers l’immortalité. Il y a un indice qu’il s’agit bien de fuir le royaume des morts : Clélie se dégage des liens qui la retiennent. En effet, si à peu près tous les récits évoquent, comme nous l’avons déjà dit, l’astuce de la jeune fille, qui trompe la vigilance de ses gardiens53, les termes de Virgile sont plus concrets encore que custos ou custodia ; le poète condense l’histoire de Clélie en un raccourci saisissant : elle se débarrasse de ses liens et plonge dans le fleuve :
et fluuium uinclis innaret Cloelia ruptis. (Virg., En., 8.651)
30Vincula rumpere est l’expression à retenir, dont custodes decipere ou elabi ne sont que des variantes avec une expression plus générale et abstraite. Les liens sont une figuration bien connue de la mort, par exemple dans les textes indiens. Yama, le dieu des morts, lie, enserre ses victimes. Qu’il suffise d’évoquer l’épisode de Sāvitrī, dans le Mahābhārata. La jeune Sāvitrī est sur le point de perdre son époux Satyavant ; Yama s’adresse à elle en ces termes :
(Yama dit) “Le prince Satyavant, ton mari, a épuisé son temps de vie. Je vais l’emmener dans mes liens : c’est cela que je veux faire, sache-le !” (le récitant) “Alors du corps de Satyavant, Yama tira l’âme avec force […] Il la lia au moyen de sa corde et la soumit à son vouloir […] Quand il l’eut ainsi liée, Yama se mit en marche dans la direction du sud”54. (MB, 3.296)
31La représentation de la mort se saisissant de ses victimes en les enchaînant n’est pas propre à l’Inde. Dans le domaine germanique, les liens de la maladie et de la mort sont un motif particulièrement développé ; on l’a fréquemment dans la Scandinavie ancienne, p. ex. dans le Lai du Soleil (Sólarljóð)55 :
Heljar reip
kómu harðliga
sveigð at síðum mér ;
slíta ek vilda,
en þau seig váru ;
létt er lauss at fara.
“Les chaînes de la Mort
rudement attachées
à mes flancs m’enserrèrent.
Je voulus les rompre
Mais elles étaient solides.
Libre, il est facile d’aller”56. (Sólarljóð, 37)
32Ainsi, si l’on débarrasse l’histoire de Clélie de sa mise en scène romanesque, Clélie a de bonnes chances d’être un personnage qui trompe la surveillance de la Mort et échappe à ses liens.
Clélie passeuse
33Clélie ne se contente pas de se sauver elle-même, elle est aussi une libératrice et une passeuse ; dans les versions où elle est accompagnée d’un groupe de jeunes filles, elle joue un rôle salvateur, c’est même plus précisément une passeuse, et à double titre : c’est elle qui permet d’abord à ses compagnes de franchir le fleuve, puis qui permet à certains otages d’être libérés des mains des Étrusques. G. Dumézil, dans Mythe et épopée III, avait fait un rapprochement entre l’histoire de Clélie et un épisode fameux du Mahābhārata, dont Draupadī est l’héroïne57. Indubitablement, comme l’a relevé G. Dumézil, Draupadī a en commun avec Clélie de sauver des proches, en l’occurrence ses cinq époux, les cinq frères Pāṇḍavas, qui se retrouvaient prisonniers par la faute de Yudhiṣṭhira, l’aîné, qui avait joué aux dés tout ce qu’il possédait. Mais par l’intervention de Draupadī, voilà les cinq frères Pāṇḍavas sauvés, et par une femme58 ! Cela suscite l’ironie de Karṇa, l’un des ennemis des Pāṇḍavas :
yā naḥ śrutā manuṣyeṣu striyo rūpeṇa saṃmatāḥ
tāsām etādṛśaṃ karma na kasyāṃ cana śuśrumaḥ
krodhāviṣṭeṣu pārtheṣu dhārtarāṣṭreṣu cāpy ati
draupadī pāṇḍuputrāṇāṃ kṛṣṇā śāntir ihābhavat
aplave ʼmbhasi magnānām apratiṣṭhe nimajjatām
pāñcālī pāṇḍuputrāṇāṃ naur eṣā naur eṣā pāragābhavatbhavat.
“Of all the women of mankind, famous for their beauty, of whom we have heard, no one have we heard accomplished such a deed ! While the Pārthas and the Dhārtarāṣṭras are raging beyond measure, Kṛṣṇā Draupadi has become the salvation of the Pāṇḍavas (pāṇḍuputrāṇāṃ śāntir abhavat) ! When they were sinking, boatless and drowning, in the plumbless ocean, the Pāñcālī became the Pāṇḍavas’boat, to set them ashore !”59 (MB, 2.64.1)
34Karṇa dit littéralement que Draupadī “est devenue un navire qui fait la traversée” : naus pāragā abhavat ; elle aussi a été la passeuse qui aide à franchir l’étendue d’eau. L’image maritime utilisée par Karṇa n’est pas seulement la métaphore banale de gens en difficulté comparés à des voyageurs en perdition en mer ; le rapprochement avec l’histoire de Clélie autorise à voir derrière Draupadī une passeuse qui aide à faire traverser une étendue d’eau. Selon toute vraisemblance, une même figure originelle a légué ses traits à Clélie et à Draupadī.
35La figure du passeur a été abordée par J. Haudry dans son étude de la “traversée de la ténèbre hivernale”. Le passeur est un auxiliaire du héros qui lui permet d’atteindre plus facilement l’autre rive. On distinguera ce passeur, dont le rôle est positif, du passeur qui emmène vers l’Autre monde, tel le Charon des Grecs. Si le motif du passage est connu dans le domaine indo-européen, celui du passeur l’est certainement aussi. On rencontre cette figure à de nombreuses reprises, dans des contextes variés. Deux textes islandais doivent retenir notre attention à ce sujet60. Tout d’abord, le chapitre 64 de la saga de Grettir, intitulé “le revenant du Bardval”, et qui rapporte un conte de Noël mêlant paganisme et christianisme61. Grettir déguisé porte une fermière et sa fille à travers la rivière en crue pour leur permettre d’aller à la messe de minuit. L’exploit est tel que la fermière se demande si elle a eu affaire à un homme ou à un troll. L’autre texte est le Hárbarðzljóð, “chant (lai) de Hárbardr (Barbe-Grise)”, qui se trouve dans l’Edda poétique. Ce texte évoque la rencontre entre le dieu Thórr, qui revient de combattre les géants, et le mystérieux personnage de Hárbardr, qui n’est autre qu’Ódhinn déguisé en passeur, et qui attend avec son canot sur l’autre rive du détroit qui sépare le monde des géants de celui des dieux. Le texte consiste en une joute poétique, émaillée de grossièretés, entre les deux personnages. Thórr demande à Hárbardr de le faire passer, mais l’autre refuse et accable le malheureux Thórr de sarcasmes, et lui recommande finalement un chemin par voie de terre, assez obscur. Ce qu’il y a de plus pertinent pour nous dans cet épisode, fort différent des textes latins, c’est que Thórr revient de l’est, c’est-à-dire qu’il revient de combattre les géants, qu’il contenait dans leur territoire, les empêchant de déferler sur le monde des dieux :
“J’étais à l’est (ec var austr)
et défendais le fleuve (oc ána varðac)
quand m’ attaquèrent
les fils de Svárangr62 ;
ils me criblèrent de pierres
mais de profit n’en eurent guère
car ils durent promptement
me demander la paix”. (Hárbarðzljóð, 29 ; trad. Boyer, Edda poétique, p. 455)
36Thórr était donc chargé de garder le fleuve63, et il est criblé de projectiles par les ennemis. Voilà qui n’est pas sans rappeler Coclès ou Heimdallr, même s’il n’y a pas ici de pont. Ce qu’il y a là d’original, c’est que Thórr soit bloqué par la malignité d’Ódhinn, qui lui est supérieur dans la hiérarchie divine, et qui profite de l’occasion pour se payer sa tête. Car Thórr, s’il est brave, est balourd et grossier, et est une victime facile pour les railleries d’Ódhinn, plus fin et pervers. L’épisode ne peut ainsi pas se terminer convenablement, le pauvre Thórr, qui s’est pourtant acquitté de son exploit, ne peut retraverser l’étendue d’eau et regagner le monde auquel il appartient, car Ódhinn, par mauvaise volonté, ne veut pas se faire l’auxiliaire du héros et jouer le rôle de passeur.
37Dans la tradition occidentale christianisée, telle que la rapporte la Légende dorée, le type hérité du passeur a été reporté sur deux saints chrétiens légendaires, saint Christophe et saint Julien l’Hospitalier. Saint Christophe, le Christophore, était le bon géant qui aidait les voyageurs à passer une rivière dangereuse en les portant sur son dos :
Cui heremita : “Nosti talem fluuium, in quo multi transeuntes periclitantur et pereunt ? Christophorus” : “Noui”. Et ille : “Cum procere stature sis et fortis uiribus, si iuxta fluuium illum resideres et cunctos traduceres, regi Christo, cui seruire desideras, plurimum gratum esset, et spero quod ibidem se tibi manifestaret”. Cui Christophorus : “Vtique istud obsequium agere ualeo et me sibi in hoc seruiturum promitto”. Ad predictum igitur fluuium accessit et ibidem sibi habitaculum fabricauit. Portansque perticam loco baculi in manibus qua se in aqua sustentabat omnes sine cessatione transferebat64.
“Alors l’ermite : “Connais-tu un fleuve dans lequel bien des gens trouvent la mort en le traversant tant il est périlleux ?” Christophe lui répond : “Je le connais”. Alors l’ermite : “Avec la carrure et la force que tu as, si tu demeurais près de ce fleuve et faisais traverser tous les voyageurs, cela serait très agréable au Christ roi que tu souhaites servir ; et j’espère qu’il consentirait à se montrer à toi”. Alors Christophe : “Voilà enfin une tâche que je suis capable d’accomplir, et je te promets de la faire pour servir le Christ !” Puis il se rendit sur la rive du fleuve, s’y construisit une cabane, et, se servant d’une perche en guise de bâton pour se soutenir dans l’eau, il transportait tout le monde sans relâche d’une rive à l’autre”. (Légende dorée, 37-42)
38Un beau jour, il passa, avec peine, le Christ, qui avait pris la forme d’un enfant, et se fit reconnaître après coup65. Saint Julien et sa sœur se font eux aussi passeurs par pénitence :
Tunc insimul recedentes iuxta quendam magnum fluuium ubi multi periclitabantur, quoddam hospitale maximum statuerunt, ut ibi penitentiam facerent et omnes qui uellent transire fluuium incessanter transueherent et hospitio uniuersos pauperes reciperent66.
“Ils se retirèrent ensemble au bord d’un grand fleuve où bien des gens risquaient leur vie, et ils bâtirent un très grand hôpital pour y faire pénitence, pour transporter sans relâche d’une rive à l’autre ceux qui voulaient traverser le fleuve, et donner l’hospitalité à tous les pauvres”. (Jacques de Voragine, Histoire de saint Julien)
39Par une nuit glaciale d’hiver, Julien recueille non le Christ, mais un ange envoyé par le Seigneur, qui se fait reconnaître par lui après coup.
40Un autre exemple de personnage porté par son passeur est présent dans l’Edda de Snorri, Skáldskaparmál67, ch. 3, à propos du dieu Thórr. Celui-ci, souhaitant amadouer la sorcière Gróa afin que, par ses incantations, elle lui enlève le morceau de pierre à aiguiser qu’il a fiché dans le crâne, lui rappelle que, par le passé, il avait sauvé la vie à son époux Aurvandil : “Aussi lui raconta-t-il que, revenant du nord, des Iotunheimar, il avait porté Aurvandil sur son dos dans une caisse à claire-voie, et qu’il avait ainsi traversé à gué les Élivagar”68. Les Iotunheimar, littéralement “séjours des géants”, représentent le monde des forces du désordre et du Mal. Quant aux Élivágar, ce sont les “flots (vágar, cf. fr. vague) tumultueux”. Donc encore un cours d’eau dangereux. En un mot, dans ce bref récit, Thórr ne fait que dire, de manière en quelque sorte métaphorique, en évoquant la traversée, qu’il a sauvé la vie à Aurvandil, en d’autres termes, qu’il l’a ramené vers le monde des vivants.
41Dans un ouvrage consacré au culte de saint Christophe, à sa propagation et à son origine69, l’auteur prétend que la figure du passeur qui porte le Christ sur ses épaules serait née de l’iconographie médiévale, qui elle-même proviendrait du rite de l’élévation de l’hostie70. En vertu de l’équivalence entre hostie et Christ, une substitution du Christ à l’hostie se serait opérée dans la représentation figurée, et aurait ainsi produit cette image d’un personnage de grande taille portant un Christ beaucoup plus petit que lui71. Cette solution est peu vraisemblable. H.-F. Rosenfeld lui-même signale (1937, 372) que le rapprochement de saint Christophe avec Örwandil avait déjà été fait par J. Grimm72, Mannhardt et Finn Magnusson. Cette voie paraît s’imposer, saint Christophe reprenant visiblement le rôle d’un héros païen antérieur. Le salut païen devient salut chrétien, le héros passeur se mue naturellement en saint, et l’aide apportée aux voyageurs désireux de passer le cours d’eau devient métaphore du salut chrétien.
Clélie maîtresse du destin d’autrui ?
42Clélie présente encore un autre aspect important, lié à son rôle de passeuse, mais néanmoins distinct. Tant chez Tite-Live que dans le De uiris, elle est amenée à faire un choix ; elle doit choisir, parmi les otages détenus par les Étrusques, ceux qu’elle souhaite voir libérer :
(Porsenna) laudatam uirginem parte obsidum se donare dixit ; ipsa quos uellet legeret.
“(Porsenna) loua la jeune fille et déclara qu’il lui accordait une partie des otages ; elle n’avait plus qu’à choisir elle-même ceux qu’elle voulait”. (Liv. 2.13)
Cuius (Cloeliae) ille (Porsenna) uirtutem admiratus cum quibus optasset in patriam redire permisit. Illa uirgines puerosque elegit quorum aetatem iniuriae obnoxiam sciebat.
“Porsenna, admiratif du courage de Clélie, l’autorisa à rentrer dans sa patrie avec ceux qu’elle aurait choisis. Elle choisit les jeunes filles et jeunes gens dont elle savait que leur âge les exposait aux mauvais traitements”. (Vir., 13)
43Ipsa quos uellet legeret, cum quibus optasset in patriam redire, elegit : Clélie a un pouvoir discrétionnaire de choix. Ce pouvoir l’apparente aux entités qui décident du destin des mortels, telles les Parques, les Nornes scandinaves ou, d’une autre manière, les Valkyries, dont le nom même dénote le choix73.
44Tous ces êtres féminins sont, comme Clélie, des uirgines. Anciennement, Clélie a donc dû être une divinité qui décidait de l’accès à l’immortalité de certains heureux élus, dont elle favorisait la traversée vers le monde de la lumière74. Si l’on poursuit la lecture eschatologique de l’histoire, chez Tite-Live, le comportement de Porsenna face à l’acte de Clélie manifeste un désir de préserver l’ordre du monde. En effet, le compromis qui s’impose finalement est significatif : en exigeant que la jeune fille lui soit remise contre promesse de la restituer immédiatement, le roi, sans doute, s’évite de “perdre la face”, mais dans le même temps, il force les Romains à reconnaître de fait que Clélie ne peut totalement échapper à son autorité. Compromis qui n’est pas sans rappeler celui de l’histoire de Déméter et Perséphone. C’est l’équilibre entre monde des morts et monde des vivants qui est en jeu dans cette affaire. En outre, ainsi que G. Dumézil l’avait fait observer, en mettant à l’abri les uirgines et les pueri, Clélie assure la perpétuation de la cité75.
Dieux et héros anadyomènes
45Les personnages de Coclès et Clélie ont par la force des choses un caractère “anadyomène”, même si cela n’est pas mis au premier plan dans les récits dont nous disposons, qui insistent tous sur d’autres aspects. Le caractère anadyomène s’interprète aisément comme un signe de triomphe sur la mort, de survie, d’accès à l’immortalité76. On remarque d’ailleurs que les divinités qui décident du destin des mortels, telle Clélie, sont souvent anadyomènes, c’est-à-dire qu’elles ont accompli victorieusement, et sans doute une fois pour toutes, leur traversée. On songe aux Nornes, qui sont dans la tradition scandinave l’équivalent des Moires, et qui sont “sorties de la mer” :
Þaðan koma meyiar,
margs vitandi,
þriár, ór þeim sæ
er und þolli stendr.
“De là sont venues les vierges
Savantes en maintes choses,
Trois, sorties de la mer
Sous l’arbre placées”77. (Völuspa, 20)
46Les personnages anadyomènes sont certainement plus souvent féminins que masculins. Aphrodite, déesse qui favorise l’union des deux sexes, et qui de ce fait permet la propagation de la vie, est par excellence la divinité anadyomène. Là est l’origine des représentations de Vénus au bain, dénudée. Or, chose intéressante, Clélie et ses jeunes camarades, que Denys d’Halicarnasse nous présente se déshabillant avant de se mettre à l’eau, ne sont pas sans évoquer des “Vénus au bain” :
Δεηθεῖσαι γὰρ τῶν φυλαττόντων, ἵνα συγχωρήσωσιν αὐταῖς λούσασθαι παραγενομέναις εἰς τὸν ποταμὸν, ἐπειδὴ τὸ συγχώρημα ἔλαβον ἀποστῆναι μικρὸν ἀπὸ τοῦ ποταμοῦ τοῖς ἀνδράσιν εἰποῦσαι, ἕως ἂν ἀπολούσωνταί τε καὶ τὰς ἐσθῆτας ἀπολάβωσιν, ἵνα μὴ γυμνὰς ὁρῶσιν αὐτάς.
“Elles demandèrent à leurs gardiens la permission d’aller se baigner dans le fleuve, et, l’ayant obtenue, elles demandèrent aux hommes de se tenir quelque peu à l’écart du fleuve, le temps qu’elles se baignent et posent leurs vêtements, afin qu’ils ne les voient pas nues”. (DH. 5.33.1)
47Il n’en reste pas moins que Clélie est une héroïne anadyomène, c’est-à-dire une héroïne de la traversée, proche à cet égard d’Aphrodite, et aussi de la Draupadī indienne, qualifiée de “navire” pour les Pāṇḍavas en perdition. Aphrodite était notoirement protectrice des marins et des voyageurs en mer, d’où ses épiclèses de γαληναίη “qui calme la mer” ou εὐπλοία “qui donne une bonne navigation” ; elle était souvent associée au dieu de la mer, et elle a été christianisée sous la forme de la “Dame du Bon Secours”78. En tant que déesse marine, Aphrodite était parfois représentée chevauchant le cheval dans sa version marine, à savoir l’hippocampe79. Cela doit faire penser à Clélie et à son cheval, qui avait embarrassé les auteurs. La Clélie primitive traversait les eaux montée sur un cheval. Voilà un trait qui fait d’elle un être aphroditéen. Si elle s’approche d’Aphrodite par ses attributs, elle s’en approche encore plus par sa fonction, comme on l’a déjà dit. De même qu’Aphrodite favorise la propagation de la race humaine en inspirant le désir, Clélie a préservé la pérennité de la cité en sauvant l’avenir de Rome80 :
Productis omnibus, elegisse impubes dicitur ; quod et uirginitati decorum et consensu obsidum ipsorum probabile erat, eam aetatem potissimum liberari ab hoste quae maxime opportuna iniuriaeesset.
“On les lui amena tous, et elle choisit, dit-on, ceux qui étaient encore enfants : choix digne d’une jeune fille et unanimement approuvé par les otages eux-mêmes, car il importait surtout d’enlever à l’ennemi ceux que leur âge exposait le plus aux outrages”. (Liv. 2.10 ; trad. G. Baillet, CUF)
Hercule et les bœufs de Géryon selon Tite-Live
48Après s’être emparé des bœufs de Géryon, Hercule, selon la tradition suivie par Tite-Live, s’en retourne vers Argos en passant par l’Italie, et là, il traverse à la nage le Tibre :
Herculem in ea loca (Palatium) Geryone interempto boues mira specie abegisse memorant, ac prope Tiberim fluuium, qua prae se armentum agens nando traiecerat, loco herbido ut quiete et pabulo laeto reficeret boues et ipsum fessum uiaprocubuisse.
“On raconte qu’Hercule, après avoir tué Géryon, emmena ses bœufs à l’aspect prodigieux et que, à proximité du Tibre, qu’il avait fait traverser à la nage à son bétail en le poussant devant lui, il s’allongea dans un endroit herbeux afin, grâce au repos et à une grasse pâture, de redonner des forces à ses bœufs épuisés par la route, ainsi qu’à lui-même”. (Liv. 1.6)
49Géryon est un être maléfique, voire infernal. Il est remarquable que, dans ce bref récit repris à son compte par Tite-Live, Hercule traverse un fleuve – le Tibre en l’occurrence, mais cette donnée vient de l’intégration de la geste héracléenne à l’histoire mythique de l’Italie. Cette traversée matérialise son succès et son retour – au moins momentané81– du côté de la vie heureuse, comme le suggère l’évocation du locus amoenus (locus herbidus, pabulum laetum) sur les rives du Tibre. Hercule est le passeur des bovins, prae se armentum agens, qu’il arrache aux griffes du monstre Géryon, comme Clélie passe sa petite troupe de compagnes qu’elle a soustraites à la captivité chez les Étrusques. Il est probable que le schéma sous-jacent à l’histoire d’Hercule est encore celui de la traversée et du sauvetage d’un groupe par un passeur, puisque Hercule ramène les bœufs sur la bonne rive, en l’occurrence la rive romaine. Et l’aspect d’Héraclès passeur est évident dans la légende grecque telle que racontée par exemple par Apollodore. On sait en effet qu’Héraclès avait emprunté au soleil sa barque, son “vaisseau” (δέπας), afin de faire la traversée jusqu’à Érythie. Au retour, il se comporte en véritable passeur :
Ἡρακλῆς δὲ ἐνθέμενος τὰς βόας εἰς τὸ δέπας καὶ διαπλεύσας εἰς Ταρτησσόν.82
“Héraclès, faisant monter les bœufs dans la barque et naviguant vers Tartessos”. (Apd. 2.109)
50Le passage du Tibre est ainsi une réplique miniature, “en abyme”, du voyage accompli par Héraclès pour revenir, avec les bœufs, de l’île d’Érythie, séjour de Géryon83. On ne peut évidemment savoir d’où provient cette réplique reprise par Tite-Live. En tout cas, elle témoigne d’une appropriation par les Italiens, et même les Romains, de la légende héracléenne, appropriation qui redouble, en terre italienne cette fois, l’un des épisodes essentiels de l’aventure. Comme dans l’histoire de Coclès ou de Clélie, le Tibre prend la place de l’élément marin. Il n’avait au demeurant jamais échappé à personne que le voyage d’Héraclès dans cette île de l’Au-delà était une épreuve initiatique comportant un passage par l’Autre monde, chez les êtres infernaux ou démoniaques, suivi d’un retour dans le monde des êtres plus fréquentables.
Le motif du salut par la traversée dans la littérature islandaise médiévale
La saga de Grettir : aller chercher le feu en traversant l’eau pour obtenir le salut
51Pour compléter l’étude de la traversée d’une étendue d’eau à la nage, il nous faut évoquer la Saga de Grettir84. Bien que la fixation de cette saga soit tardive (début xive s.) et qu’elle fasse partie des “sagas des Islandais”85, elle inclut nombre d’éléments légendaires et folkloriques très anciens86. Doit-on d’ailleurs rappeler que toutes les sagas, même celles dont les héros sont des personnages historiques, ne sont pas des œuvres d’historiens, mais des compositions littéraires qui peuvent inclure toutes sortes d’éléments mythologiques ou légendaires ? Ce qui retient l’attention dans la saga de Grettir, ce sont deux épisodes, ou plutôt un même épisode redoublé de traversée à la nage, aux chapitres 38 et 75. Au chapitre 38, Grettir et ses compagnons, qui séjournent en Norvège, remontent vers le nord. Ils subissent les rigueurs de l’hiver qui commence ; un soir, trempés et transis de froid, “les marchands étaient en fort piteux état parce qu’on ne pouvait faire de feu, et pourtant il leur semblait que leur santé et leur vie étaient à ce prix87. Ils passèrent donc la soirée à se morfondre ; comme la nuit s’avançait, ils aperçurent un grand feu qui s’élevait de l’autre côté du détroit par lequel ils étaient arrivés”. Les marchands se demandent alors s’ils doivent remettre le bateau à l’eau. Se rendant compte que cela est trop risqué, “ils en parlèrent longuement, se demandant quel serait l’homme capable d’aller chercher ce feu”. Ils pressentent Grettir, le flattant : “Peut-être auras-tu ce courage, Grettir ? demandèrent-ils, car tu passes pour le plus vaillant des Islandais et tu vois bien quel est notre besoin”88. L’intéressé ne se dérobe pas et se jette dans l’eau glacée89. Il rapportera du feu, mais malheureusement, l’opération tournera mal, Grettir provoquant malgré lui l’incendie de la cabane où il espérait demander du feu. C’est un effet de la malchance persistante, du mauvais sort, qui s’acharne sur le personnage. Au chapitre 74, Grettir et ses compagnons séjournent dans l’île de Drangey. Une nuit, Glaum, serviteur de Grettir, laisse le feu s’éteindre. “Grettir se mit dans une grande colère et déclara que Glaum mériterait d’être rossé”90. Consulté, Illugi, son frère, lui conseille d’attendre le passage d’un navire. “J’aime bien mieux essayer de traverser à la nage”91, répond Grettir, qui se jette à l’eau. “Le point le plus proche de la terre se trouvait à une lieue marine de l’île”. C’est pourquoi, “quand le bruit courut que Grettir avait nagé un mille marin, tout le monde trouva merveilleuses ses prouesses sur terre et sur mer”92. Les deux épisodes se ressemblent de toute évidence. Les deux exploits de Grettir ont le même but, aller chercher du feu. Le feu est un objet de quête au plus haut point significatif, pour plusieurs raisons. C’est l’élément qui permet la vie et la survie. D’ailleurs, une kenning définit le feu aldrnari “qui nourrit les générations”93. Laisser s’éteindre le feu est symbolique, c’est laisser s’imposer le froid, les ténèbres, la mort. Reconquérir le feu, c’est revivre. Ainsi, la reconquête du feu, la survie, s’obtient au prix d’une traversée difficile, qui est d’ailleurs considérée comme un exploit : au retour de Grettir, la première fois, ses compagnons “louèrent grandement son exploit et sa vaillance et déclarèrent qu’on ne verrait jamais son pareil”94 (p. 117) et, la seconde fois, “quand le bruit courut que Grettir avait nagé un mille marin, tout le monde trouva merveilleuses ses prouesses sur terre et sur mer”95 (p. 217). Qui plus est, lors de la première traversée, l’intervention de Grettir, sollicitée par ses compagnons, est salvatrice pour ses proches, comme celle de Clélie. Sans doute le cadre des aventures de Grettir est-il fort différent de celui des histoires de Coclès ou Clélie. Il y a aussi des différences dans les faits eux-mêmes : une fois muni du feu, Grettir retourne d’où il vient et fait profiter ses compagnons de l’objet de sa quête. Grettir n’était pas directement menacé par des ennemis lorsqu’il a entrepris ses traversées, mais, étant en un lieu dépourvu de feu, il se trouvait néanmoins du côté des ténèbres et de la mort. Cependant, malgré les différences, la comparaison nous semble légitime, car le noyau du récit est le même. En traversant l’eau pour atteindre le feu, à défaut de gagner l’immortalité, il gagne au moins la survie dans l’immédiat.
52Le redoublement du récit est un signe de l’importance qui était attachée à ce genre d’aventures. Il est douteux qu’il faille en faire une lecture “réaliste”, et se demander si ces aventures sont vraisemblables, voire historiques, car il est improbable que par deux fois, Grettir ait eu besoin de traverser un bras de mer pour aller chercher du feu, et ce d’autant que ces traversées tiennent de l’exploit, c’est le moins qu’on puisse dire, surtout en hiver !96 Il s’agit d’épisodes légendaires intégrés au récit, et dont la signification fondamentale dépasse largement l’histoire racontée dans la saga, même si la signification profonde s’en était plus ou moins perdue au temps de la rédaction de l’ouvrage.
53Le personnage de Grettir est un héros manqué, à cause de la malédiction dont l’a frappé le revenant Glam avant de mourir (ch. 35). Il ne pourra pas jouir d’une vie héroïque achevée. Il meurt certes les armes à la main, en combattant, et sans se rendre, mais victime de la sorcellerie de Thurid, la vieille nourrice de son ennemi Thorbiorn l’Hameçon, qui, sorcière à ses heures, lui jette un sort. L’Hameçon doit recourir à une méthode de lâche faute d’être en mesure d’affronter Grettir en combat régulier.
54La tendance de la critique a été de voir dans la répétition de certains épisodes de la saga de Grettir des maladresses, de menues incohérences dues à l’intervention de plusieurs rédacteurs dans la version définitive97. C’était le cas pour les deux traversées à la nage. Il nous semble au contraire que ces épisodes ne sont pas placés là au hasard. Les deux traversées accomplies par Grettir se situent à deux moments charnières de l’histoire. Le premier épisode, en Norvège, se termine par l’incendie de la cabane où Grettir était allé chercher le feu. Tous les occupants périssent, par leur faute, puisque ce sont eux qui mettent le feu en lançant des brandons contre Grettir98, mais celui-ci, que les apparences accusent, ne parvient pas à se disculper par l’ordalie devant le roi de Norvège, la procédure étant interrompue par l’arrivée inopinée d’un gnome “trickster”, que Grettir tue sous le coup de la colère. Cette aventure provoque le retour de Grettir en Islande, à la demande du roi de Norvège. Or c’est en Islande que Grettir doit mourir : “l’été prochain, retourne-t-en en Islande, car c’est en ce pays-là que tu es destiné à laisser tes os”, lui dit le roi99. La seconde fois, Grettir, proscrit, est dans l’île de Drangey, d’où il sait qu’il ne sortira pas vivant. Le feu qui s’éteint par la négligence de Glaum est le signe avant-coureur du drame final, la mort de Grettir. La négligence de Glaum se répétera, fatale cette fois, lorsque Thorbiorn l’Hameçon et ses acolytes débarqueront dans l’île : au lieu de retirer l’échelle et de veiller, comme il en avait reçu l’ordre, Glaum préfère faire une sieste aux conséquences funestes. On peut donc penser que, dans l’économie générale de son histoire, les deux traversées de Grettir ont été des tentatives infructueuses d’échapper au destin implacable et d’atteindre l’immortalité héroïque, tentatives dont le sens profond échappait d’ailleurs à Grettir lui-même. Malheureusement, par deux fois, le destin a ramené Grettir dans une situation difficile. Cela peut se voir dans le fait que Grettir a certes réussi à s’emparer du feu, mais qu’il est revenu dans le lieu où il était auparavant, et n’est pas resté du côté du feu, qui aurait été le bon côté. La première fois, il retourne auprès de ses compagnons, qu’il sauve en leur apportant le feu, alors qu’eux causeront sa perte en le prenant pour un incendiaire, et la seconde fois, il se rembarque pour l’île de Drangey, où il doit mourir. Ainsi, même s’il parvient par deux fois à faire sa “traversée de la ténèbre hivernale” et même à s’emparer du feu, Grettir ne tirera pas profit de ses exploits. En outre, la quête du feu nous paraît devoir être mise en rapport avec la peur panique du noir, de l’obscurité, qui frappe à jamais Grettir après son combat contre le revenant Glam, être des ténèbres.
55Les traversées de Grettir ne sont pas sans rappeler l’histoire de Léandre et d’Hérô. Sans doute, bien des circonstances sont différentes, mais il y a aussi des points communs. Léandre traverse la nuit, dans l’obscurité, et souvent par mauvais temps, l’Hellespont, entre Abydos et Sestos, pour rejoindre sa belle qui l’attend au sommet d’une tour, avec un fanal :
Iamque fatigatis umero sub utroque lacertis
fortiter in summas erigor altus aquas ;
ut procul aspexi lumen, “meus ignis in illost,
illa meum, dixi, litora lumen habent”,
et subito lassis uires rediere lacertis
uisaque quam fuerat mollior undamihi.
“Enfin, les deux bras et les épaules épuisés, je me dresse vaillamment pour émerger à la surface des eaux ; dès que j’aperçus de la lumière, je me dis : “là est mon feu, ces rivages abritent ma lumière”, et d’un coup les forces revinrent à mes bras fatigués, et la mer me parut offrir moins de résistance qu’auparavant”. (Ov., H., 18.83-88)
56L’aventure avait été évoquée pour la première fois par Virgile, qui, toutefois, ne nommait pas les protagonistes :
Quid iuuenis, magnum cui uersat in ossibus ignem
durus amor ? nempe abruptis turbata procellis
nocte natat caeca serus freta, quem super ingens
porta tonat caeli, et scopulis illisa reclamant
aequora ; nec miseri possunt reuocare parentes,
nec moritura super crudeli funere uirgo.
“Et que dire du jeune homme dans les membres duquel le cruel Amour fait circuler un feu intense ? Tard dans la nuit noire, il nage dans les flots soulevés par de violentes bourrasques, au-dessus de lui tonne l’énorme porte du ciel, la mer se fracasse à grand bruit contre les rochers, mais ni l’idée du malheur de ses parents, ni la pensée que la jeune fille, en outre, mourra d’un cruel trépas, ne peuvent le faire changer d’avis”. (Virg., G., 3.258-263)
57Servius avait explicité en ces termes :
Fabula talis est : Leander et Hero, Abydenus et Sestias, fuerunt inuicem se amantes. Sed Leander natatu ad Hero ire consueuerat per fretum Hellesponticum, quod Seston et Abydon ciuitates interfluit. Cum igitur iuuenis oppressi tempestate cadauer ad puellam delatum fuisset, illa se praecipitauit e turri.100
“L’histoire est la suivante : Léandre et Héro, respectivement d’Abydène et de Sestos, étaient amants. Léandre avait pour habitude de rejoindre Héro à la nage à travers l’Hellespont, qui sépare les villes d’Abydène et de Sestos. Lorsque le cadavre du jeune homme, tué par la tempête, eut été rejeté sous les yeux de la jeune fille, elle se précipita du haut de la tour”. (Serv., En., 258)
58Il doit s’agir de la version romancée et humanisée d’un récit mythique plus brut. Mais une donnée importante sépare la version de Virgile de celle d’Ovide : la torche, le fanal placé par Héro en haut de la tour. Il est plus probable que c’est la version d’Ovide qui est la plus complète, celle de Virgile abandonnant un élément qui, dans une relecture purement romanesque de l’histoire, n’a qu’un intérêt secondaire. L’infortuné Léandre, qui finira mal, doit chercher à atteindre la bonne rive, où l’attendent le feu, c’est-à-dire la vie, et un personnage féminin bienfaisant, probablement une divinité protectrice à l’origine, devenue son amante dans la version romanesque. Mais en la circonstance, le personnage féminin n’intervient pas pour aider ni sauver le héros.
Une anecdote du Livre de la colonisation de l’Islande (Landnámabók)
59Un autre épisode nous est fourni par la littérature scandinave ancienne, que nous jugeons pertinent de rattacher à notre recherche présente. Il s’agit d’un récit du Landnámabók. Rappelons qu’il en existe deux versions principales, le Sturlubók (S), dû à Sturla Þórðarson101, et le Hauksbók (H), dû à Haukr Erlendsson, mort en 1331. L’épisode qui nous concerne est beaucoup plus développé dans le Hauksbók que dans le Sturlubók102. Le Hauksbók est d’autant plus intéressant pour nous dans la mesure où “Haukr est une mine d’anecdotes, légendes, traditions locales qui dénaturent un peu l’authenticité de ses dires, bien entendu, mais qui rendent la lecture de son livre de colonisation attrayante. On s’accorde à penser qu’il a rédigé son ouvrage vers 1306”103. L’imbrication entre données historiques et légendaires laisse ouverte la possibilité qu’on ait justement ici un élément légendaire inséré. En tant que telle, l’histoire narrée en S 229 et H 195 nous importe peu. Il est question d’un enchaînement de vengeances, comme souvent dans les récits islandais. Ce qui est important pour nous, c’est que l’ajout du Hauksbók par rapport au Sturlubók consiste précisément en une traversée de rivière. Rappelons brièvement le fil de l’histoire. Öndóttr la Corneille est assassiné. Ses fils, Ásmundr et Ásgrímr, tentent eux aussi d’échapper au meurtrier de leur père. Lors d’un banquet de jól chez Eiríkr l’amateur de bière, ami d’Ásgrímr, Hallsteinn le Cheval frappe son hôte Eiríkr avec une corne à boire. Ásgrímr réagit par amitié et blesse mortellement Hallsteinn, avant d’être à son tour pris pour cible par les hommes dudit Hallsteinn. La conclusion de l’aventure dans S est laconique : “(Ásgrímr) parvint à sortir et à se rendre dans une forêt et une femme le guérit dans un souterrain en sorte qu’il recouvra la santé”104 Dans la version H : “(Ásgrímr) sortit en courant jusqu’à une forêt, poursuivi par les gens de Hallsteinn. Il se jeta à la nage dans une rivière glacée et les domestiques de Hallsteinn le blessèrent grièvement de leurs traits105. Il parvint chez une petite vieille dans la forêt. Elle abattit son veau et posa les entrailles de l’animal auprès d’Ásgrímr. Ceux qui entrèrent crurent que c’étaient les entrailles d’Ásgrímr qui étaient là et qu’il était mort. Ils allèrent chez eux et la vieille le soigna en secret dans un souterrain”.
60Les ingrédients du motif de la traversée sont là. On a d’abord la saison hivernale et l’eau glacée, comme dans l’histoire de Grettir, ou celle de saint Julien l’Hospitalier. Ce point n’a pas de répondant dans les récits latins. En revanche, les autres traits sont communs : les poursuivants visent le fugitif de leurs traits – ce qui évoque les multis superincidentibus telis et inter tela hostium de Tite-Live – et l’atteignent, de même que Coclès est blessé dans sa fuite, du moins selon Denys et Plutarque. Et comme pour Coclès ou Clélie, la traversée, pour Ásgrímr, signifie le salut malgré les blessures – moyennant une conclusion aussi inattendue qu’invraisemblable, et qui paraît surgir d’un conte ! On peut discuter à l’infini sur l’insertion du motif de la traversée dans l’histoire d’Ásgrímr. En tout cas, cette traversée n’est certainement pas vraisemblable, non plus que l’intervention inopinée de la petite vieille qui vit dans les bois, et qui ressemble beaucoup à une sorcière. Quant au “souterrain”106, il permet certes de cacher Ásgrímr en attendant sa guérison, mais il est aussi symbolique d’une forme de mort et de retour à la terre du personnage, avant sa guérison-renaissance. On peut penser que l’auteur, brodant sur la trame de base de l’histoire d’Ásgrímr, a ajouté le motif, déjà constitué et connu de lui, de salut par la fuite à travers une rivière.
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Notes de bas de page
1 Cf. bibliographie. Les limites du classement de Aarne & Thompson ont été mises en lumière par Meletinsky 1984, 21-33.
2 Nous adoptons une définition large du mythe, telle celle de Durand 1992, 411 : “Le terme “mythe” recouvre pour nous aussi bien le mythe proprement dit, c’est-à-dire le récit légitimant telle ou telle foi religieuse ou magique, la légende et ses intimations explicatives, le conte populaire ou le récit romanesque”.
3 “Le thème eschatologique est présent… en tant que trame mythique des contes merveilleux”, Belmont 1996, 76. Voir également, outre Propp, bien entendu, Belmont 1999, surtout ch. 6, “La teneur mythique des contes”, et aussi, pour la distinction entre conte et mythe, Belmont 1981a.
4 Belmont 1996, 61.
5 Nous n’hésiterons pas non plus à le retrouver chemin faisant dans l’Occident médiéval. À la question controversée de savoir s’il s’agit alors d’un héritage, nous ne pouvons que répondre comme l’avait fait Batany 1963 à propos de la théorie dumézilienne : on a le choix entre héritage ou coïncidences. Lorsque le nombre de “coïncidences” s’accroît, dans une aire culturelle donnée, la probabilité que ce soient de purs hasards s’affaiblit.
6 Propp 1983, 263, 1. La traversée en tant qu’élément compositionnel. Même remarque chez Bar 1946, 1 : “Dans ce trésor confus qu’on désigne, faute de mieux, sous le nom de tradition populaire, innombrables sont les aspects du voyage dans l’au-delà”.
7 Les Indo-Européens primitifs ne connaissaient pas la mer ; ils ont dû découvrir la navigation fluviale avant la navigation maritime.
8 Haudry 1987a, en particulier la 3e partie : L’héroïsation comme “conquête de la belle saison” et la “traversée de la ténèbre hivernale”.
9 Haudry 1987a, 3e partie, ch. 8 : Traverser l’eau de la ténèbre hivernale. L’auteur avance une douzaine d’attestations, dont la compétition de nage entre Beowulf et Breca dans Beowulf, un conte de Noël islandais figurant dans la saga de Grettir (ch. 64, où il est question de traverser de nuit une rivière en crue), les histoires d’Aphrodite, d’Achille, de la migration des grues chez Homère.
10 Voir p. ex. West 2007, dans ch. 10. Mortality and Fame, “Crossing the water” : 389-390 ; et “Death as sleep ; death as a journey”, 387-388.
11 L’identification des motifs de conte est rendue possible par le travail de Aarne, revu et augmenté par Thompson 1981 ; en l’occurrence, c’est le type 300A “the Fight on the Bridge”. Le pont a tenu également une grande place dans l’imaginaire de l’Occident médiéval. On se reportera aussi au recueil Les ponts au Moyen Âge, édité par James-Raoul & Thomasset 2006, principalement les contributions de Menegaldo, “Simple pont et ponts multiples dans le roman arthurien médiéval : l’exemple de Fergus et de Perlesvaus”, Pastré, “Se battre sur le pont, passer le pont ou s’en passer : de quelques ponts mythiques de la littérature européenne au Moyen Âge”, Winkler, “Le Pont de Fer dans la Chanson d’Antioche”, Stanesco, “Du pont de l’épée au pont eschatologique : le “passage périlleux” dans l’imaginaire folklorique roumain”.
12 On connaît le pont Cinvat du mazdéisme, qui a des parallèles en Inde (cf. Duchesne-Guillemin 1962, 333-334). C’est ce pont, qui relie la terre au ciel, que doivent franchir les âmes des trépassés. Les anciens Germains identifiaient le pont entre les deux mondes avec l’arc-en-ciel. Autres attestations folkloriques signalées par Bar 1946, passim. Au Moyen Âge, on a p. ex. le pont situé sous l’eau dans le Lancelot de Chrétien de Troyes (p. 3), le pont que franchit le chevalier Oenus dans le récit de Henri de Saltrey (p. 95-99 ; récit repris par Calderon dans le Purgatoire de saint Patrice).
13 On ne connaît que trois attestations présentées comme historiques du rite de deuotio (cf. Der neue Pauly, 3, 1997, 493-494 ; il s’agit de P. Decius Mus, en 340, de son fils, en 295, et de son petit-fils, en 279). Mais l’usage de se deuouere au sens de “se sacrifier pour une cause” est beaucoup plus libre et fréquent, tant en prose qu’en poésie (p. ex. Cic., Off., 3.95 ; Caes., G., 6.17.3 ; Hor., S., 2.3.219 ; Liv. 31.18.6 ; Prop. 4.9.67 ; Luc. 8.112 ; Apul., M., 8.6).
14 À ce propos, voir Desnier 1997, 157 : “guerrier magique et défenseur acharné de la Ville, [Coclès] fait du Fleuve le juge de son action. En l’épargnant malgré le poids de ses armes, le Fleuve proclame la justesse de la cause qu’il défend : la liberté de Rome face aux entreprises de Porsenna Interprétation comme ordalie par l’eau également chez Champeaux 2006, 270.
15 Le dieu Heimdall, dont la nature complexe est diversement appréciée selon les auteurs, est évoqué notamment par Snorri Sturluson dans son Edda, Gylfaginning (1982, ch. 27 : 58-59 de la trad. fr. de F.-X. Dillmann). Cf. Simek 2006, s. v. Heimdall.
16 Trad. Dillmann 1991, 59. Hann sér jafnt nótt sem dag hundrað rasta frá sér.
17 Voir Durand 1992, 169-173, pour la thématique de l’œil et du regard. L’auteur soutient que, dans de nombreuses légendes indo-européennes, la Toute-Puissance est borgne. L’œil unique serait la sublimation du regard, condensé en un seul organe.
18 En plus de sa vue perçante, Heimdall a aussi une ouie exceptionnelle, puisqu’il entend pousser les brins d’herbe, nous dit Snorri Sturluson (Gylfaginning, ch. 27).
19 Cf. Haudry 1987a, 2e et 3e parties passim, surtout p. 195-196 et 227-228.
20 Étude détaillée dans Arbman 1927 I et 1928 II, particulièrement II, 187-194). Bṛhad-āranyaka-Upaniṣad, 6e leçon, 2, 2, p. 105-106 éd. Sénart. Ce dernier, comme d’autres, rend pitáraḥ par “mânes”. Haudry transpose par “pères”.
21 Repris précisément dans Bṛhad-āranyaka-Upaniṣad, 6e leçon, 2, 2, p. 105. Long commentaire chez Arbman 1928, 187 sq. Syntaxe délibérément ambiguë : que faire exactement du génitif pluriel martyānām ?
22 svargá-, composé de svar- “soleil” et de la racine gā- “aller” ; c’est donc la “marche vers le soleil”. Cf. Mayrhofer EWAia, s. v.
23 Voir la formule de Brelich 1958, 387.
24 Examen fondamental du dossier dans Schmitt 1967, § 74-84, 46-50 et § 382-394, 188-194.
25 En dépit des doutes de Chantraine, DELG, s.u.
26 Schmitt 1967, 189 et 192.
27 “Riches eaux (āṕo revatīḥ), puisque vous régnez sur la richesse (kṣáyathā hí vásvaḥ), apportez la bonne réflexion et l’immortalité (krátuṃ ca bhadrám bibhṛthāì amŕṭaṃ ca), et êtes les maîtresses de la fortune qui a une bonne descendance (rāyáś ca sthá suapatyásya pátnīḥ), puisse Sarasvati donner (sárasvatī dhāt) une telle puissance (tád váyo) à celui qui fait un chant de célébration (gṛṇaté)”.
28 D’après Allen, Halliday & Sikes 1936.
29 “Respect the man in need of hospitable gifts and a home, You folk who dwell within the steep city of Hera, that nymph Lovely of face, at high-leafed Saidene’s lowest foot, You who have heavenly water to drink from the yellow stream Of finely flowing Hermos whom deathless Zeus begot”. Trad. Crudden 2001.
30 Cité d’après Bernabé 1987, frg. 4.
31 On trouvera ce vers dans le même Bernabé, frg. 2, ou dans Matthews 1974, frg. 15. Il est question d’Héraclès.
32 En outre, “eau immortelle” se comprend comme “eau toujours renouvelée, qui ne se tarit jamais”.
33 Schmitt 1967, § 78-84, 48-50.
34 Propp 1983, 276 ; et surtout III. La forêt mystérieuse, 18. L’amputation du doigt : 115-117.
35 No 104c/173 dans Afanassiev 1990. Dans la trad. fr., no 77, p. 55-59.
36 Afanassiev 1990, 55.
37 Cf. Haudry 1987a, 238-239.
38 Quelle que soit la nature de l’être en question, qui peut être aussi une pluralité. Aarne dit globalement “das böse Wesen”.
39 Aarne & Thompson, types no 311 à 313.
40 Souvent la plus jeune, mais nos récits latins n’en disent rien.
41 Motif de conte fréquent, à distinguer de l’enlèvement de femmes en général.
42 Outre Aarne 1930, voir aussi Belmont 1996, 63 notamment.
43 Aarne 1930, 49 : “auf dem Rücken eines Pferdes”. L’auteur évoque des variantes avec divers animaux, oiseau, âne, bœuf. 1930, 50 : “in Europa sind die Flüchtlinge meistens ein Jüngling und ein Pferd”.
44 “Fluss als Hindernis”. Au lieu du fleuve, on peut avoir un autre obstacle liquide, étang, source, fontaine, lac, parfois un obstacle non liquide, forêt, montagne, mais, comme le note Aarne 1930, 41, la mer proprement dite n’apparaît que très rarement (signe que ce motif s’est diffusé surtout dans des cultures non marines).
45 “Die Macht des Bösen während seiner Verfolgung endet also am Fluss”, le fleuve est “eine endgültige Grenze”, Aarne 1930, 154.
46 L’aspect démarcatif du Tibre est souligné par Juvénal. Démarcation politique, dans la version historicisée du mythe, mais eschatologique à l’origine.
47 Propp 1983, ch. 9, la fiancée, 4 : la fuite magique, 465-466.
48 Sébillot 1905, 371 : “Suivant des croyances assez répandues, les rivières et même les ruisseaux sont pour certaines catégories d’êtres difficiles ou même impossibles à traverser. Dans le Mentonnais, les sorcières passent avec peine l’eau courante ; les magiciens des contes populaires interrompent leur route quand ils la rencontrent, et l’on croit dans plusieurs pays que les morts ne peuvent revenir à la maison où ils ont vécu s’ils en sont séparés par une rivière qui n’a pas de pont. […] Les cours d’eau forment aussi une sorte de barrière contre les maladies épidémiques”. Le fleuve constitue bien ce que Aarne appelle “unüberwindliches Hindernis”, “obstacle insurmontable”. Rappelons que dans la tradition grecque, la barrière entre morts et vivants est aussi un fleuve, le Styx.
49 Rappelons, pour l’anecdote, que ce flou dans la tradition a permis à Madeleine de Scudéry de faire travailler son imagination, et de faire surgir opportunément devant Clélie “un cheval qui s’était échappé comme on le menait boire”… (Clélie, histoire romaine, V, 2, p. 275 éd. partielle Folio, 2006).
50 Propp 1983, ch. 6 : la traversée, où les différents animaux ainsi que les artefacts (navire, cordes, échelles, etc.) sont examinés. Dans une perspective tout autre (psychanalyse d’inspiration bachelardienne), pages intéressantes dans Durand 1992, 78-89. Il ne nous appartient pas de nous étendre sur les significations symboliques (au sens psychanalytique) du cheval, mais le lien entre le cheval, les eaux et la mort est identifié dans nombre de cultures : “complexe de Mazeppa” en psychanalyse (1992, 78), chevauchées fantastiques diverses (Walkyries notamment).
51 Voir p. ex. Jackson 2006, III. Returning Heroes, The Dioscuri as Rescuers at Sea, 100-103.
52 Texte et traduction d’après l’éd. Th. Reinach et A. Puech, CUF, 1937. Texte un peu différent dans l’éd. G. Liberman, CUF, 1999.
53 frustrata custodes dans Tite-Live, deceptis custodibus dans le Liber de uiris, elapsa custodiam dans Florus, négligence des gardiens dans Plut., Popl., 19.2 (ὡς δ᾽ οὔτε τινὰ φυλακὴν ἑώρων οὔτε παριόντας).
54 MB, 3.296 dans Renou 1947, 92-93. MB, 3.281 p. 769 dans la trad. de van Buitenen 1975. Pour d’autres évocations des liens de la mort et de Yama dans les textes indiens, cf. Arbman 1927 I, 381-383.
55 Poème dont le contenu est chrétien, mais qui est rempli de vestiges du paganisme.
56 Trad. Boyer, L’Edda poétique (1992, 664). C’est un homme revenu du séjour des morts pour voir son fils qui parle.
57 Dumézil 1973, 3e partie : le cadre des trois fonctions, ch. 4 : la geste de Publicola, Clélie, 286-289 = 1358-1361 dans la réédition Gallimard Quarto, 1995.
58 À la suite du comportement inconvenant de Duryodhana, le vainqueur de la partie de dés, envers Draupadī, le propre père de Duryodhana, Dhṛtarāṣṭra, accorde en réparation trois grâces à la jeune femme, qui choisit de faire restituer Yudhiṣṭhira, ses frères, et leurs biens.
59 Trad. van Buitenen 1975, II, 153. Les “fils de Pāṇḍu”, pāṇḍuputrāṇāṃ au génitif, étaient en train de sombrer (ni-majjatām), de se noyer (magnānām, même base radicale) dans l’étendue d’eau (ambhasi, au locatif), sans fond (apratiṣṭhe), sur laquelle rien ne navigue (aplave).
60 Tous deux abordés par Haudry, le premier dans La religion cosmique (1987a, 3e partie, ch. 8 : Traverser l’eau de la ténèbre hivernale), et le second dans “Odhinn passeur” (1987b).
61 Faut-il rappeler que la fête chrétienne de Noël a été superposée par les Islandais à la fête païenne du solstice, jól ?
62 C’est-à-dire les géants.
63 Le verbe varða “garder, protéger, surveiller” est bien représenté en germanique (angl. ward, all. warten, etc.) ; le fr. garder en provient.
64 Da Varazze 1998, vol. II, 665.
65 Cf. Haudry 1987a, 3e partie, ch. 9, saint Christophe, saint Julien l’Hospitalier et la “traversée de la ténèbre hivernale”, 277 sq.
66 Da Varazze 1998, vol. I, 213.
67 C’est-à-dire “art poétique”.
68 Trad. Dillmann 1991, 114. Sagði henni þau tíðindi at (il lui raconta les histoires suivantes, à savoir que) hann hafði vaðit norðan yfir Élivága (il avait traversé à gué les Élivagar en revenant du nord) ok hafði borit í meis á baki sér Aurvandil norðan ór Iötunheimum (et avait porté Aurvandil sur son dos dans une caisse en revenant du nord, des Iotunheimar).
69 Rosenfeld 1937.
70 Rosenfeld 1937, 424-430.
71 En revanche, on peut se demander si la célèbre statue d’Hermès portant Dionysos enfant, trouvée et conservée à Olympie, et attribuée à Praxitèle, n’a pas quelque rapport avec le motif dont nous traitons.
72 Non repperimus ubi !
73 Les Val-kyries choisissent (*kius-a-) ceux qui mourront au combat. Germ. *kius-a- < *keus-a- <*ǵeus-o-“trouver bon, choisir” (ce verbe français étant emprunté au germ.). Même racine que lat. gūn-ere < *gus-n-, gus-tāre, gus-tus, gr. γεύομαι, skr. juṣáte.
74 Le personnage divin féminin qui secourt en mer a été christianisé sous la forme de Maria Stella maris, adorée par les marins.
75 Dumézil 1973, 287, ne dit pas autre chose, et il a raison de repousser les “sous-entendus scabreux” que d’aucuns ont voulu voir dans l’histoire de Clélie.
76 Cf. Haudry 1987a, 262-264, “La naissance d’Aphrodite”.
77 Trad. Boyer, avec commentaire 1992, 215-216. L’arbre est le pilier du monde, Yggdrasill.
78 Cf. Daremberg & Saglio 1873-1919, article Vénus, dû à L. Séchan, rubrique “Aphrodite marine”. Voir encore Decharme 1895, 197-98, “Aphrodite”. Intéressante remarque incidente de C. Jullian 1895, 118 : “l’épopée de l’Énéide unissait par la chaîne continue du voyage d’Énée les différents temples où les voyageurs des routes maritimes allaient adorer sa mère Aphrodité”. Rappelons-nous que la Gaule a eu son Portus Veneris (Port-Vendres).
79 Decharme 1895, 198, signale une monnaie du Bruttium (ΒΡΕΤΤΙΩΝ).
80 En vertu du recentrement national bien connu, les Romains ont restreint l’action de ce personnage divin du genre humain au corps civique romain.
81 Dans la version suivie par Tite-Live, le vol de plusieurs bœufs par le géant Cacus intervient pendant le sommeil d’Hercule.
82 Cité d’après Apollodoros, Götter und Helden der Griechen, éd. avec trad. all. de Kai Brodersen, Wissenschaftliche Buchgesellschaft Darmstadt, 2004.
83 Diodore de Sicile, dans son récit de l’enlèvement des bœufs de Géryon (4.17-21), signale bien que Héraclès, pendant son voyage de retour, traverse l’Italie, mais, nous dit-il, parvenu sur les bords du Tibre (4.21), dont le franchissement n’est pas évoqué, Héraclès est très bien accueilli par les indigènes, notamment Cacius et Pinarius, avant de reprendre sa route.
84 Nous citerons la traduction de Mossé 1933.
85 Les ĺslendingasögur, c’est-à-dire les sagas (sögur au nom. pl.) dont les héros sont des personnages historiques, colonisateurs importants de l’Islande ou descendants de ces colonisateurs (cas du Grettir historique), et dont l’action se situe en gros entre 930 et 1050. En revanche, les “sagas légendaires” (Fornaldarsögur Norðurlanda, “sagas des temps anciens des pays nordiques”, appellation du début du xixe s., due au Danois Carl Christian Rafn) contiennent des récits légendaires, merveilleux, et ne sont pas centrées sur un personnage qui a réellement existé.
86 On sait que plusieurs combats de Grettir contre des monstres (combat contre le revenant Glam au ch. 35, combats contre les trolls aux ch. 65 et 66) ont un parallèle très proche dans l’épopée vieil-anglaise : l’affrontement entre Beowulf et le monstre Grendel (en deux temps, d’abord dans une habitation puis dans la caverne du monstre sous l’eau). Cf. Mossé 1933, Introduction, xxx-xxxv. La descente de Grettir dans la caverne pour combattre la troll évoque, comme Mossé 1933, xxxvi-xlii, l’avait bien noté, le conte de Jean de l’Ours, dont la descente dans le puits est évidemment une descente dans l’autre monde (cf. Belmont 1996, 68-74, “le puits de l’autre monde”). Voir encore Crépin 1991, vol. II, ch. 8, interprétations, contextes, “la saga de Grettir”, 583-586.
87 Þeim þótti þar nálega við liggja heilsa sín ok líf (38, 7). Les deux mots intéressants sont heilsa “salut” et líf “vie”.
88 Citations tirées de la trad. Mossé 1933, 115-116.
89 Cet épisode, qui se situe en hiver, est très proche de la “traversée de la ténèbre hivernale” de J. Haudry.
90 Trad. Mossé 1933, 215.
91 Mun ek heldr haetta til, hvárt ek komumz til lands (74.5) : litt. “Je préfère prendre le risque (hætta til) de traverser jusqu’à la terre ferme (til lands)”. Le verbe koma au passif (ek komumz, au subj.) signifie à la fois “atteindre” et “s’en sortir, se tirer d’affaire”.
92 Trad. Mossé 1933, 75, 217.
93 Dans la Völuspá (Chant de la voyante), 57
94 Lofuðu þeir mjǫk hans ferð ok frœknleik ok kváðu engan hans jafningja mundu vera (38.15).
95 En er þat fréttiz, at Grettir hafði lagz viku saevar, þótti ǫllum frábærr frœknleikr hans baeði á sae ok landi (75.9).
96 Mossé rappelle en note que l’exploit a été renouvelé par un Islandais en 1929…
97 Ainsi Mossé 1933, Introduction, xxix.
98 Ironie tragique : Grettir, le tueur de revenants, est pris pour un revenant par les occupants de la cabane, parce qu’il est encapuchonné et couvert de givre.
99 þvíat þar mun þér auðit verða þín bein at bera, “parce qu’il doit t’échoir (þvíat mun þér auðit verða) de déposer tes os là-bas (þar… þín bein at bera)”.
100 Cité d’après l’éd. G. Thilo, Servii grammatici qui feruntur in Vergilii Bucolica et Georgica commentarii, Teubner, 1887.
101 Détail qui n’est pas sans importance : ce personnage a de bonnes chances d’être également l’auteur de la saga de Grettir. Voir Boyer 1987, notice de la saga de Grettir, 1751. Il y a trop de points communs entre la saga de Grettir et le Sturlubók pour que ce soit un hasard.
102 Dans sa traduction, Boyer 1992, 176, note, remarque que Haukr a sans doute bénéficié de la connaissance d’une saga aujourd’hui perdue.
103 Boyer 1992, introduction, 24.
104 En hann komsk út ok til skógar, ok græddi kona hann í jarðhúsi, svá at hann varð heill.
105 Ásgrímr se mit à la nage (lagðisk á sund) dans l’eau (á á) dans le froid glacial (í frosti), et les hommes de main de Hallsteinn (en húskarlar Hallsteins) le blessèrent sérieusement (særðu hann mjǫk) de leurs traits (með skotum).
106 L’islandais utilise le composé jarð-hús, litt. “earth-house”, “maison dans la terre”.
Auteur
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