Le lexique et les représentations de l’espace céleste dans l’Hélène d’Euripide et dans celle de Séféris
p. 165-174
Texte intégral
1Il n’est guère possible de trouver un titre pleinement satisfaisant, approprié et exact pour évoquer l’espace “céleste” tel qu’il est représenté dans une œuvre de l’Antiquité, et spécialement dans l’Hélène d’Euripide. En effet, le lexique grec usuel est beaucoup plus affiné et varié que le vocabulaire moderne qui a unifié les distinctions entre divers aspects et diverses zones “aériennes” que percevaient les Anciens.
2L’emploi du terme “céleste” est un compromis qui peut paraître acceptable à condition de ne pas considérer ce mot comme une traduction de la stricte entité grecque ouranos. Car l’espace “céleste” en question englobe non seulement les zones ouraniennes qui correspondent à l’étage de l’atmosphère le plus proche de la surface terrestre, mais aussi le domaine de l’Éther (Aither) qui constitue l’univers infini et invisible des essences immortelles, subtiles, immatérielles. Cette distinction joue un rôle important dans ce drame d’Euripide.
3L’Éther relève aussi des classifications de la science physique des philosophes grecs qui l’opposent à la matérialité “aérienne” de l’aèr1 ; ils délaissent ainsi quelque peu le terme ouranos qui appartient plutôt au langage de la mythologie grecque, le domaine ouranien accueillant les formes sensibles des divinités anthropomorphes2.
4Le choix des termes fondamentaux utilisés par Euripide dans Hélène parmi ce registre de “l’aérien” indique donc la nature et le cadre de sa réflexion. Ces points sont d’ailleurs précisés par tout le vocabulaire complémentaire permettant de développer la thématique de l’envol de sa protagoniste au-dessus de la terre et au-delà du ciel. En privilégiant les catégories de l’ouranien et de l’éthéré, le poète situe sa perspective sur le plan de la mythologie et sur celui d’une représentation savante, à la fois cosmologique et anthropologique, voire théologique, en tout cas en relation avec les doctrines religieuses de son époque3.
5De fait, l’Hélène d’Euripide illustre une version de la légende, qui n’est d’ailleurs pas la plus répandue, selon laquelle l’héroïne ne s’est pas rendue à Troie, enlevée par Pâris-Alexandre, puisque lui a été substitué un double, un eidôlon offert par Héra aux embrassements adultères du prince troyen, afin de le leurrer4. Dans la pièce, ce “fantôme” est défini comme un être fabriqué à partir des enveloppes ouraniennes de l’atmosphère et la vision proposée par le poète paraît proprement fabuleuse. Pour sa part, le personnage dit authentique de la reine de Sparte est censé évoluer à ce moment-là dans l’immatérialité de l’Éther et cette destination privilégiée correspond à la localisation d’un processus de purification, d’initiation et de divinisation mis en œuvre dans ce drame5.
6Les catégories introduites par Euripide dans son évocation de l’espace aérien relèvent ainsi d’un mode de pensée bien spécifique, fondé sur des représentations typiquement antiques. Que peuvent-elles devenir dans la transposition que Séféris fait subir au matériau légendaire, dans une rêverie digne d’un penseur de l’absurde soulignant l’inanité du personnage d’Hélène, cause vaine d’une guerre emblématique de l’aveuglement des hommes6 ? Le poète moderne ne peut guère éliminer de son œuvre la dimension “aérienne” de cette évanescente reine de Sparte, car son texte s’appauvrirait beaucoup. Mais, sauf à produire un document érudit se référant à un onirisme caduc, l’adaptation actualisée de cette vision du monde et des phénomènes du vivant ne saurait guère décalquer fidèlement le lexique ou les thématiques “célestes” de l’Hélène d’Euripide. Pour réussir dans son entreprise littéraire et pour inscrire le destin de son personnage dans les profondeurs élevées d’un espace infini, Séféris doit donc faire appel aux procédés d’une subtile alchimie poétique.
L’Éther dans l’Hélène d’Euripide
7L’Éther est nommément évoqué à dix reprises, dans la pièce d’Euripide, et le nombre de ces occurrences est remarquablement élevé7. Le corpus est donc suffisamment étoffé pour fournir des visions assez précises et détaillées des espaces éthérés.
8Un certain nombre de passages s’inscrit dans un cadre mythologique. L’Éther est alors défini comme l’espace dans lequel évoluent Zeus et les héros divinisés, comme les Dioscures8. Ces textes mettent l’Éther en relation avec l’idée d’un suprême degré de l’être. Car Zeus “traversant radieux les espaces éthérés” (Ζεὺς πρέπων δι᾽ αἰθέρος) représente l’origine immortelle d’Hélène, opposée à la paternité humaine de Tyndare ; quant à Castor et Pollux métamorphosés en astres9, ils brillent au fond du ciel pour l’éternité qu’ils ont conquise, mais ils savent aussi “diriger à travers l’Éther le pas de leurs chevaux” (ἵππιον οἶμον | δι᾽ αἰθέρος ἱέμενοι) pour exercer la transcendance de leur pouvoir salutaire.
9La mythologie peuple donc l’Éther, qui pour être considéré comme un au-delà du ciel10 n’est pas pour autant perçu comme un vide abyssal. Dans la poésie d’Euripide, cet espace est d’ailleurs identifié comme un principe créateur. À cet égard, un vers de l’Hélène reprend des formules figurant dans certains fragments de cet auteur tragique qui enseignent que “l’Éther engendre” les êtres humains (ἀλλ᾽ αἰθὴρ τίκτει σε, κόρα)11. Car lorsque Ménélas s’interroge, à propos du double d’Hélène, pour savoir qui “produit” des “corps animés” de cette espèce (Καὶ τίς βλέποντα σώματ᾽ ἐξεργάζεται;), indiquant d’ailleurs à travers cette expression que, de son point de vue, l’eidôlon n’est pas une créature étrangère au monde physique, sa femme lui répond qu’il s’agit de l’Éther (v. 584)12. Cette entité n’est pas alors conçue comme la substance à partir de laquelle est fabriquée le personnage fantomatique, ni concrètement comme l’auteur de cette création, car les compléments d’information introduits dans le texte indiquent qu’Héra a formé cette image d’Hélène à partir d’un fragment de nuées ouraniennes (v. 34). L’Éther apparaît ainsi comme le principe premier, originel, de toute forme d’existence.
10Sous ce rapport, la pensée d’Euripide pourrait se rattacher aux théories des philosophes physiciens qui discernent dans l’humidité du ciel la source fécondante de la vie sur la Terre (Gaia). Mais, dans son Hélène tout spécialement, le poète représente par ailleurs l’Éther comme un espace de spiritualité, ou comme un espace noétique, pour employer un terme plus conforme à la spécificité des doctrines antiques. Ainsi, lorsque la prophétesse Théonoé entre en scène, elle exhorte ses suivantes à purifier par la flamme et par le soufre jusqu’aux profondeurs de cet espace (αἰθέρος μυχόν), afin d’en recevoir un souffle (πνεῦμα) inspirant à travers le ciel13. Par ailleurs, Hélène, emmenée par Hermès, traverse ces couches de l’atmosphère infiniment éloignées des souillures de la terre, de manière à ce que l’essence inaltérable de sa personne soit mise à l’abri, lorsque Pâris tente de l’enlever. Cet envol dans les substances éthérées galvanise, en quelque sorte, l’être de la reine de Sparte14 qui, réfugiée ensuite dans la piété du palais de Protée, pourra conserver pure la substance de sa vie pendant les dix-sept années où elle apprendra à attendre Ménélas dans la fidélité et la chasteté.
11Selon la légende fantastique que le poète illustre dans ce drame, l’autre aspect de l’être d’Hélène, figuré par cet eidôlon en proie aux désirs des sens, s’évanouit, disparaît dans l’atmosphère, lorsque l’héroïne de Pharos réussit enfin à se réunir avec son époux Ménélas. Par deux fois, dans la pièce, les personnages indiquent alors que le double fantomatique se dirige vers les profondeurs de l’Éther, comme s’il rejoignait le lieu originel de la naissance d’Hélène15. En fait, cette mise en scène étrange réalise, au théâtre, un cheminement dont les diverses phases correspondent à la symbolique des rituels orphiques d’Éleusis16. Car selon ces doctrines, l’être humain provient de la création première, effectuée par un principe immortel et divin, d’une âme qui, descendant sur la terre, déchoit et s’habille d’enveloppes grossières. La matérialité de ces formes masque alors le caractère illusoire d’une existence perdant le contact avec sa pureté originelle. Tout le parcours consiste ensuite à recomposer l’unité de l’être en retournant dans la plénitude éthérée, au terme de l’ascèse d’une discipline initiatique.
12Dans la pièce, Théonoé professe explicitement que l’Éther est le lieu d’immortalité où le νοῦς des humains continue à bénéficier de son individuation, après leur décès, et se réunit, après un jugement, à la substance éternelle, subtile et intelligente de l’Univers : “L’intelligence des mortels ne vit plus, mais elle a une conscience immortelle en s’enfonçant dans l’éther immortel” (ὁ νοῦς | τῶν κατθανόντων ζῇ μὲν οὔ, γνώμην δ᾽ ἔχει | ἀθάνατον αἰθέρ᾽ ἐμπεσών)17.
13L’Éther n’est donc pas représenté comme un vide, mais comme un espace immatériel, pourtant formé de replis et de profondeurs, dans lequel, au-delà du visible, les formes noétiques de l’être vivent des aventures et des envols agités, périlleux, exaltants et mystérieux.
Le ciel dans la pièce d’Euripide
14Huit occurrences du mot οὐρανός figurent dans la pièce, ainsi que deux mentions de l’adjectif correspondant, οὐράνιος18. Si l’Éther est défini comme le principe créateur, agissant à partir de l’espace d’une intelligence immortelle répandue dans le cosmos, l’existence des individus vivant à la surface de la terre résulte d’une déchéance, d’une chute, selon une représentation topographique des diverses zones de l’univers. Car une hiérarchie se dessine entre les notions désignant les étages du monde céleste. L’Éther est ainsi censé se diffuser au-delà du Ciel (ouranos) qui, lui-même, enveloppe la terre, en altitude.
15Euripide suggère une telle stratigraphie à plusieurs reprises, dans Hélène. En effet, lorsque la devineresse Théonoé recommande à ses suivantes de répandre des vapeurs de soufre dans l’atmosphère, jusqu’au fond de l’éther, elle imagine qu’elle percevra un souffle pur à partir du moment où, en retour, il traversera l’écran du ciel pour venir inspirer ses prophéties (“pour que nous recevions un souffle pur du ciel”, ὡς πνεῦμα ϰαθαρὸν οὐρανοῦ δεξώμεθα)19. Par ailleurs, l’épaisseur des substances célestes dissimule l’envol de l’eidôlon aux yeux des habitants de la terre avant qu’il se perde dans l’Éther (“Ton épouse s’en est allée dans les replis de l’éther ; elle s’est élevée, invisible ; elle est cachée par le ciel”, Βέβηκεν ἄλοχος σὴ πρὸς αἰθέρος πτυχὰς | ἀρθεῖσ᾽ ἄφαντος· οὐρανῷ δὲ ϰρύπτεται)20. D’autre part, après son envol dans l’Éther organisé par Hermès, la véritable Hélène parvient sur l’île de Kraneion, dans un mouvement de descente, en parcourant la densité matérielle des couches célestes (τὸν ϰατ᾽ οὐρανὸν δρόμον)21.
16Les zones ouraniennes occupent donc une situation intermédiaire entre l’Éther et la terre. Cette position devient symbolique, dans le cadre d’une anthropologie qui imagine l’humain comme une catégorie de l’être, perdant sa perfection au contact de la matière. Le phénomène de dégradation connaît des étapes ; il commence avec la descente vers la terre, à travers l’espace céleste. Dans ce type de pensée, les vapeurs de l’atmosphère sont identifiées comme une esquisse de matérialisation, qui s’accentue au fur et à mesure que l’essence primordiale de l’être se rapproche de la physique du monde terrestre. L’eidôlon représente alors l’enveloppe subtile qui permet de délimiter et d’identifier la forme d’une personne22. Dans les doctrines orphico-pythagoriciennes, ce terme désigne l’aspect de l’âme humaine alourdi par les désirs de sa nature psychique que l’initiation n’a pas encore réussi à dégager de ses impuretés afin qu’il atteigne l’excellence éthérée, noétique. Précisément, dans la pièce d’Euripide, alors que l’essence de la véritable Hélène est destinée à demeurer inaltérée à Pharos parce qu’elle est garantie par son passage dans l’Éther, son double est fabriqué comme un substitut, mis à la disposition de Pâris qui ne reçoit ainsi qu’une silhouette dessinée à partir des vapeurs du ciel23. Le poète désigne de manière cohérente la substance de l’eidôlon comme une matière céleste, ouranienne24.
17Au cours de ses pérégrinations, l’eidôlon, et plus largement l’âme des hommes créée par le divin principe éthéré, fait des escales, elles aussi représentatives des degrés de son accession. La lune joue un rôle particulier et déterminant dans ce périple, soit dans le sens de la descente vers la terre, soit au cours de la remontée vers l’espace originel. Précisément, dans Hélène, Euripide évoque la naissance de son héroïne en modifiant les données de la légende qui la représente comme issue de l’accouplement de Zeus métamorphosé en cygne et de la déesse Thémis. Le poète imagine une autre ascendance, de manière à présenter la reine de Sparte comme un être hybride, né d’un immortel et d’une créature humaine, Léda, et de ce fait toujours en recherche d’une élévation qui lui ferait retrouver l’essence parfaite de l’œuf initial25. En exploitant cet épisode légendaire, Euripide se situe dans la lignée de l’interprétation pythagoricienne du mythe qui voit dans l’œuf de Léda l’imitation de la forme de la lune chutant sur la terre26. Et d’autre part, à rebours, lorsque l’eidôlon disparaît dans les airs, il révèle lui-même la destination transitoire de ce mouvement ascensionnel dans des termes repris ensuite par le messager : “Moi qui venais annoncer que tu étais parvenue dans les cavernes des astres (ἄστρων... μυχούς)”27. Or, son vocabulaire reprend très précisément les évocations faites par Plutarque du parcours accompli par l’âme dans les initiations éleusiniennes28. En effet, ce dernier rapporte notamment les aventures de la psyché traversant les profondeurs caverneuses de la lune, en particulier l’antre d’Hécate, avant de s’élancer dans l’infini de l’éther, si elle y parvient.
18À tous les moments du devenir des hommes, l’espace céleste, ouranien, et les astres qui s’y trouvent, représentent donc la zone médiane autour de laquelle l’existence des mortels, et spécialement celle de l’eidôlon d’Hélène, chez Euripide, oscille entre chute et élévation éthérée.
La transposition des représentations aériennes dans le poème de Séféris
19Dans son Hélène, Séféris s’inspire très précisément de la pièce d’Euripide et il en transpose les thématiques majeures et fantastiques, et de nombreux motifs poétiques. Cependant, dans l’espace dépeint par le poète moderne, il ne saurait exister de stratification entre le ciel et l’éther, car le décor est nocturne. Le poète suggère cette obscurité à travers l’image de son tourment insomniaque habité par le chant du rossignol : “Les rossignols ne vous laissent pas dormir à Platrès”29 et il évoque avec un lyrisme triste cette heure où il perçoit la mélodie de l’oiseau, dans une “nuit semblable à celle où sur la grève de Protée/ Les captives de Sparte [l]’écoutèrent et chantèrent le thrène”30. L’ombre envahit donc le tableau et elle unifie la densité de ses profondeurs.
20Dans ce temps de la nuit, les oiseaux ne peuvent symboliser aucun envol dans l’œuvre poétique, car on ne pourrait imaginer les voir s’élever. Au contraire de ce stasimon d’Euripide où les choreutes rêvent tout au moins d’une fuite aérienne qui les enlèverait à leur captivité sur la terre31, l’oiseau de Séféris : “Timide rossignol, dans la respiration des feuilles”32, demeure donc dans l’épaisseur des forêts et dans les branches, dont la hauteur le libère cependant du contact matériel avec le sol.
21Ainsi, s’il demeure l’idée d’un nuage, dont l’eidôlon d’Hélène est constitué, puisque les Grecs ont combattu “Pour un frémissement de lin, une nuée (γιὰ μιὰ νεφέλη), / Un vol de papillon, pour un duvet de cygne, / Pour une tunique vide”33, l’évanescence de cette substance n’évoque en aucun cas le rayonnement immortel de l’éther, mais seulement la vanité de formes illusoires.
22De la sorte, le plumage de Zeus métamorphosé en cygne devient dérisoire et l’œuf dont il est le père, représentant Hélène selon la même symbolique que celle des légendes pythagoriciennes, devient l’orbe désormais sans ambivalence et exclusivement maléfique de la Lune34. Dans le ciel nocturne de Séféris s’inscrit alors un destin consacrant l’ascension d’une puissance du mal : “La lune / A jailli de la mer comme Aphrodite, / Éclipsé la constellation de l’Archer et va maintenant / Vers le cœur du Scorpion, tout se métamorphose”35.
23Le symbolisme zodiacal est savamment et astucieusement poétique : en effet, si Séféris semble s’identifier lui-même à cet archer qui a perdu sa force vive en constatant les cruautés de l’histoire : “Moi aussi, j’étais archer pendant la guerre”36, en fait le discours à la première personne exprime aussi, tout au long du poème, la parole de Teucros, fameux archer antique, en qui l’auteur se reconnaît. Tout le texte suggère, en filigrane, son histoire d’amour manquée avec l’Hélène d’Égypte. Des notations l’indiquent au début du poème : “Bruits de pas, signes de la main ; je n’oserai dire baisers”37, puis à la fin : “Oiseau en larme, j’abordai seul avec ce conte”38. En quelque sorte, Séféris rejoint à Platrès (où il a effectué trois séjours, dont un en 1955 au cours duquel il a écrit le recueil Journal de bord III, dont fait partie Hélène), tout au moins le souvenir du marin grec Teucros, frère d’Ajax, dans cette solitude de Chypre, où le personnage antique est censé avoir fondé une deuxième Salamine, lorsque l’Hélène de Pharos, d’après Euripide, le renvoie loin du palais de Protée39. Teucros s’éclipse alors, dans le drame antique, tandis que l’astre de Ménélas, vient aborder sur l’île égyptienne et reconquiert son épouse, étincelant aux yeux de Séféris de feux aussi sanglants qu’Antarès, l’étoile la plus brillante, aux lueurs orangées de la constellation du Scorpion. Séféris affectionne cette belle métaphore du “cœur du scorpion”. Elle figure dans les mêmes termes dans l’Érotokritos III, v. 71, évoquant Aphrodite sortant des vagues, mais dans ce cas, le Scorpion est censé disparaître : “le cœur du Scorpion s’est couché / le tyran a quitté le sein de l’homme”40. Séféris commente cette expression dans ses “Notes” en citant une page de I. A. Richards sur Meng-Tzu et en soulignant ainsi sa réflexion amère sur les questions relatives à la justice politique et sur l’exercice du pouvoir, non sans référence à une réalité grecque contemporaine41. En reprenant cette formule dans son poème Hélène, Séféris montre alors comment, dans sa vision personnelle, le commun des mortels, incarné par Teucros, passe à côté de la pulpe de la vie, représentée par une Hélène qui ne saurait être que la possession de rois et de puissants comme Ménélas, pour ne se battre que dans des guerres illusoires commandées par les mêmes autorités iniques, évoquées à travers l’image du “cœur du Scorpion”.
24Le destin des humains est donc inscrit dans le ciel et dans les mouvements de la lune, usurpatrice de la lumière cosmique, comme cette Hélène nocturne qui porte à toute heure le “soleil dans ses cheveux”42. Le parcours des astres et des constellations dessine ainsi l’ascension de la beauté perverse et de la tyrannie ambitieuse. Séféris tisse son œuvre de références renvoyant à la pièce d’Euripide, mais il ne lui emprunte pas la dynamique initiatique qui conduit les personnages de son drame vers une exploration glorieuse des profondeurs éthérées. La perspective moderne est tout aussi somptueusement poétique, mais beaucoup plus amère et désenchantée.
25Chez Séféris demeure cependant l’idée d’une élévation de l’oiseau. Le rossignol est “aède”43, dans son texte, c’est-à-dire qu’il représente le poète lui-même : d’abord Euripide, puis Séféris, ou l’inverse. De fait, dans Journal de Bord III, le poète s’inspire souvent de son prédécesseur lointain, jusqu’à écrire tout d’abord à la première personne un texte intitulé “Euripide, Athénien” qu’il rédigera ensuite comme un portrait du dramaturge antique44. Et en réalité, Euripide se réfugiait, pour composer, dans une grotte de la Salamine attique, tandis que Séféris arpente une autre Salamine et les forêts de Platrès. Or Chypre représente un lieu d’inspiration privilégié pour le poète moderne : “Et je pense que s’il m’est arrivé de trouver à Chypre tant de grâce, c’est peut-être parce que cette île m’a donné ce qu’elle avait à me donner dans un cadre suffisamment limité pour que chaque sensation ne puisse s’évaporer, comme dans les capitales du vaste monde, et assez étendu pour laisser place au miracle. C’est curieux à dire aujourd’hui : Chypre est un lieu où le miracle fonctionne encore”45. Le commentaire de M. Vitti est très évocateur : “Chypre est un ‘monde’, un ‘lieu’ qui n’est pas encore entré dans le processus de la dégradation. Nous pouvons croire que Séféris y découvre l’envers du ‘ vaste monde’, comme il l’envisageait déjà en 1936” :
“Notre monde […] est un monde en dissolution, malade et anesthésié, où les sensations s’évaporent et perdent leur réalité dans le chaos des impressions ; où l’homme qui d’aventure essaie de rassembler ces sensations ne trouve nulle part de terre ferme à fouler qu’en lui-même”46.
26Ce qui s’évapore ailleurs, ce qui s’évaporait en 1936, ne se mue pas en air à cet endroit, mais reste solide, préhensible.
27La Chypre de Séféris acquiert, en quelque sorte, les caractéristiques de l’île de Pharos, dans la pièce d’Euripide, antichambre du monde éthéré, conservatoire des essences inaltérées, monde de la réalité supérieure, tandis qu’ailleurs tout devient illusoire, inconsistant et vain, eidôlique. Le poète moderne prête au personnage secondaire de Teucros une profondeur qui fait de lui le représentant des poètes, à la recherche d’une authenticité que, dans la nuit de Platrès, Séféris ne situe plus qu’à la hauteur de la voix et des sentiments d’un rossignol, et non plus dans un ciel consacrant à ses yeux les rayonnements fallacieux et cruels d’étoiles et d’astres de mauvais aloi.
Conclusion
28Chez Euripide, les personnages observent ou racontent les envols d’Hélène qui se produisent dans le rayonnement infini des profondeurs éthérées. La perspective qui se profile est une divinisation, parmi l’éclat bienfaisant des astres, au terme d’un parcours où l’âme humaine se purifie, retrouve son unité et son essence primordiale.
29La représentation du ciel ne disparaît pas dans le texte de Séféris, mais l’imagination du poète plonge dans la nuit. Le destin de l’humanité se dessine alors dans l’obscurité d’un espace où la lune brille d’un éclat fallacieux et où le mouvement des constellations illustre le triomphe du cœur sanglant et malfaisant du Scorpion.
30Séféris ne recherche donc pas dans un au-delà du visible l’accomplissement lumineux des existences humaines. Toutefois si, dans sa quête de plénitude et de vie, il déplace vers Chypre, et plus précisément à Platrès, le lieu d’un refuge privilégié, à la surface de la terre, il ne fait ainsi que reporter d’une escale le terme de l’odyssée poétique. En effet, pour Euripide, Hélène s’exerce à incarner sa vérité intérieure à Pharos, île établie par les dieux comme sanctuaire de son initiation.
31L’accord entre les deux auteurs se noue, d’une certaine façon, dans la sensation d’un envol à la hauteur d’un chant d’oiseau, esquivant par la beauté d’une voix artiste l’accablement des guerres. Par ailleurs, Séféris abandonne le champ d’exploration noétique de son prédécesseur antique. Les espaces aériens perdent ainsi dans son œuvre les mystères de leurs étagements et de leurs replis subtils ; ils constituent l’écran où se projette symboliquement l’histoire fatale et universelle des destins humains.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Selon Chantraine, qui reprend Meillet : “αἰθήρ est une création semi-artificielle, faite par opposition à ἀήρ” (DELG, s.u. αἰθήρ). Le terme ἀήρ apparaît dans les fragments de Pythagore, Anaximène, Empédocle, puis dans ceux d’Anaxagore et de Diogène d’Apollonie (cf. Diels & Kranz [= D.-K.], III, 15-18). À partir des citations d’Archélaos particulièrement, il apparaît que les Grecs distinguent plusieurs couches de l’atmosphère céleste, l’αἰθήρ se perdant dans l’infini situé au-dessus de l’ἀήρ (cf. D.-K., A1, II, 46). L’ἀήρ est constitué de brumes, de vapeurs. Il a donc une consistance liquide.
2 Le terme ouranos intervient dans des cosmogonies comme celle d’Hésiode (Th., 45), en tant qu’entité personnifiée opposée à Gaia, la terre, ou couplée avec elle. Dans la poésie homérique les dieux olympiens habitent l’espace ouranien. Cf. par exemple Iliade 5.749, où les portes du ciel et celles de l’Olympe sont confondues.
3 Une seule occurrence du terme ἀήρ figure dans Hélène (v. 1478). Cette mention se trouve dans un stasimon où le chœur rêve de s’envoler comme des oiseaux, au-dessous des Pléiades et d’Orion, “à travers les airs” (δι᾽ ἀέρος), puis dans la strophe suivante se développe une évocation des Dioscures évoluant à travers l’éther. La progression poétique indique les étapes hiérarchisées d’un envol vers la liberté.
4 Cette version de la légende a déjà été illustrée par Stésichore. Cf. Isocr., Hel., 64 ; Plat., Phaed., 243ab (= fr. 192 Davies) et pour un commentaire, cf. Burian 2007, 231 sq. ; Allan 2008, 18-22 ; Amiech 2011, 18-20.
5 Sur cette interprétation de la pièce, cf. Assaël 2012 et 2014.
6 Séféris a fait paraître un poème intitulé Hélène (Ἑλένη) dans un recueil : Journal de bord III (ΗΜΕΡΟΛΟΓΙΟ ΚΑΤΑΣΤΡΩΜΑΤΟΣ, Γ´), publié dans un volume de Poèmes. 1933-1955 (ΠΟΙΗΜΑΤΑ, Athènes, Ikaros, [1972], 1985, 239-242). Ces textes ont été traduits par J. Lacarrière et É. Mavraki (Paris, Mercure de France, 1963, 141-144).
7 Neuf occurrences du substantif αἰθήρ figurent dans la pièce (v. 44, 216, 246, 584, 605, 866, 1016, 1219, 1496), auxquelles s’ajoute un emploi de l’adjectif αἰθέριος (v. 1363). Cette fréquence est l’une des plus élevées, dans le théâtre d’Euripide. Seule la pièce des Bacchantes compte davantage d’occurrences (10) du substantif. Cf. Assaël 2001, 59. Sur l’importance de la notion d’αἰθήρ dans l’Hélène, cf. Zuntz [1958] 1960, 227, qui définit la pièce comme “an ethereal dance above the abyss”.
8 Zeus, cf. v. 216 et les Dioscures, v. 1496.
9 v. 140.
10 Cf. v. 866.
11 Cf. notamment fr. 877 (Kannicht & Jouan-Van-Looy = 1345 Mette) et, pour un commentaire, Assaël 1998, 115-116.
12 Selon Allan 2008, 212, note au vers 584, les termes οὐρανός et αἰθήρ sont “interchangeables” dans l’Hélène. Pourtant Euripide établit bien une distinction, en développant l’exposé des phases de cette création étrange de l’eidôlon.
13 v. 866.
14 v. 44 et 246. Plutarque évoque un tel processus à propos des rituels initiatiques : De facie, 943d, “l’âme élevée dans cette région y est affermie et fortifiée par l’éther qui environne la lune, et elle y prend de la vigueur, comme les instruments de fer en reçoivent de la trempe qu’on leur donne”. Cf. Assaël 2014.
15 Cf. v. 605 et 1219. Sur cet échange entre les mondes, cf. Segal 1972, 293-311 et Sfirschi-Laudat 2006, 15.
16 Sur l’ésotérisme de cette légende mise en scène par Euripide, cf. Detienne 1957, 129-152.
17 v. 1014-1016.
18 Certaines de ces occurrences ne sont pas très signifiantes : elles entrent dans des maximes du style : “Le ciel est à tous, comme la terre” (v. 906). Cf. aussi v. 491 et v. 1095. La liste complète est la suivante : v. 34, 491, 606, 613, 867, 906, 1095, 1671 et 1317, 1499.
19 v. 867. La traduction de la CUF rend compte imparfaitement de l’évocation aérienne d’Euripide. En effet, H. Grégoire n’imagine que le mouvement ascendant des effluves purificateurs : “et fais monter au fond de l’éther – rite auguste – le soufre purificateur des vents du ciel” (Cf. Euripide. V, Hélène. Les Phéniciennes, Paris, CUF, 1973, 60, n. 1 et F. Jouan, Euripide. VII, Iphigénie à Aulis, Paris, CUF, 1983). Le texte indique, plus précisément : “afin que nous recevions la pureté du souffle céleste” ; cf. Amiech 2011, 101.
20 v. 606.
21 v. 1671.
22 Dans ces représentations, l’eidôlon est un aspect visible et imparfait, matériel, de l’âme. Cf. Plut., Rom., 40 [28].8, citant Pindare, fr. 131b (Sn.-M.) et Plutarque, De facie, 945a : “L’âme formée par l’entendement, et formant elle-même le corps qu’elle enveloppe de tous côtés, reçoit de lui son impression et sa forme ; en sorte que, même après sa séparation d’avec l’un et l’autre, elle conserve pendant longtemps sa ressemblance et sa figure ; et elle est appelée à juste titre ‘ image’ (eidōlon)”.
23 Dans la pièce, un autre mot caractéristique du vocabulaire aérien en relation avec la constitution de l’eidôlon désigne la nuée, la brume diffuse dans le ciel (cf. notamment les emplois de νεφέλη aux v. 705, 1219, 1135).
24 Cf. v. 34 et 613. La traduction de Henri Grégoire ne montre pas la distinction établie par Euripide entre l’Éther et le ciel : “une vivante image […] qu’à ma ressemblance elle avait su former d’un fragment de l’Éther” (v. 34 : οὐρανοῦ). Amiech 2011, 57, traduit quant à elle plus exactement : “taillé dans un morceau de ciel”.
25 Grégoire a souligné l’originalité de ce récit : “L’œuf de Léda est ignoré de la légende la plus ancienne, ainsi que l’accouplement de Léda avec le cygne. C’est Némésis qui fuit la poursuite de Zeus dans les Kypria. Elle se métamorphose en plusieurs animaux, ce qui n’était possible qu’à une déesse : et Léda n’a jamais été qu’une simple mortelle. C’est donc Némésis qui, probablement changée en oie et approchée par Zeus sous la forme d’un cygne, pondit l’œuf fameux. Le rôle de Léda consiste à avoir trouvé l’œuf de Némésis (Sappho), à l’avoir couvé (Kratinos). C’est Euripide qui, pour la première fois, parle de l’œuf de Léda dans trois pièces, de 412 à 406 : Hel., v. 17-21, 214, 257, 1144 ; Or., 1387 ; I. A., 794” (op. cit., p. 60 n. 1). Cf. aussi Jouan 1983, 139 ou Jouan 1966, 145-152.
26 Sur cet aspect du mythe, cf. Detienne 1957, 136-137.
27 Cf. v. 617-618. Là encore, la traduction de Grégoire est loin du texte : “Moi qui venais en annonciateur de ton ascension par-delà les étoiles…” (CUF) et rectifiée par Amiech 2011, 89.
28 Plut., De facie, 944c.
29 Vers 1, repris comme un refrain aux vers 9 et 53.
30 v. 50-51. Référence à l’Hélène d’Euripide, v. 1107 sq. Euripide évoque le “rossignol en pleurs” (ἀηδόνα δακρυόεσσαν, v. 1110) et, à l’unisson, les larmes des femmes d’Ilion (v. 1115), ainsi qu’au loin la désolation des femmes achéennes (v. 1124).
31 v. 1451 sq.
32 v. 2.
33 v. 48-49.
34 Cf. Detienne 1957, 131-132.
35 v. 16-17.
36 v. 21.
37 v. 7.
38 v. 54.
39 Cf. Eur., Hel., 150-151.
40 Cf. Argyriou 1961, 286 : “Il se peut que dans la langue de l’astronomie Antarès soit appelé cœur du Scorpion, mais dans la langue poétique les mots véhiculent le poids de leur origine. Par conséquent, ici, le cœur du Scorpion signifie : le foyer du mal qui empoisonne les situations humaines” (trad. R.-P. Debaisieux).
41 Cf. Vitti 1996, 214-215. Sur l’intérêt de Séféris pour l’Érotokritos de V. Kornaros, cf. l’édition de D. Kohler publiée avec un dossier et une postface dont Séféris est l’auteur (Carouge, éd. Zoé, 2006).
42 v. 32.
43 v. 23.
44 Cf. Euripide, Athénien, in Georges Séféris, ΠΟΙΗΜΑΤΑ, p. 266. Sur la genèse du poème, cf. Vitti 1996, 226.
45 ‘Note’ ajoutée à la première édition de…. Chypre, où l’oracle…, devenu Journal de bord III, dans ΠΟΙΗΜΑΤΑ ; cf. Vitti 1996, 223.
46 Référence à Séféris, Essais, I, 1936, 34-35. Commentaire : Vitti 1996, 223-224.
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