Les fleuves anatoliens : points de vues croisés (grec et anatolien)
p. 145-162
Texte intégral
“Remonter ce fleuve, c’était comme voyager en arrière vers les premiers commencements du monde, quand la végétation couvrait follement la terre et que les grands arbres étaient rois. Un cours d’eau vide, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, languide. Il n’y avait pas de joie dans l’éclat du soleil. La voie fluviale poursuivait longuement son cours, déserte, vers l’obscurité des lointains que couvrait l’ombre”. J. Conrad, Au cœur des ténèbres (1989, 132).
1Avec les deux fleuves que nous allons évoquer dans cette étude, pas d’exotisme, pas de dépaysement, rien qui puisse nous rappeler le voyage de Charles Marlow, le héros de Au cœur des ténèbres, qui remonte le cours d’un fleuve au cœur de l’Afrique noire à la recherche de Kurtz, et dont le périple se présente comme un lent éloignement de la civilisation et de l’humanité vers les aspects les plus sauvages et les plus primitifs de l’homme.
2Les deux fleuves dont il va être question, s’ils n’ont pas été le lieu d’expériences existentialistes et s’ils ne nous emmènent pas vers des contrées fabuleuses, sont les deux grands fleuves qui ont compté dans la culture hittite : le Maraššantiya (= Halys ou Kızıl Irmak) et le fleuve Mala (= l’Euphrate).
3Le Kızıl Irmak est un fleuve du centre de l’Anatolie, qui mesure 1150 km de long, de sa source à son embouchure, et qui fait une grande boucle. Son nom moderne est le Kızılırmak ou “fleuve rouge”, du fait de la couleur de ses limons. Son nom hittite est Maraššantiya1. Il est graphié : ÍD.SA5, c’est-à-dire “le Fleuve Rouge”. Il tire son nom de la couleur de ses eaux qui charrient des oxydes de fer. Quant à son nom classique, Halys (gr. Ἅλυς), Strabon précise qu’il vient des mines de sel de Ximène2. Élisée Reclus, plusieurs siècles plus tard dans sa Nouvelle géographie universelle (1884), propose la même explication :
“L’excès d’évaporation sur les apports d’eaux pluviales lui donne un goût saumâtre qui justifie son nom grec ; dans la plaine de Sivas, il traverse des bancs de sel gemme d’où les habitants de l’Arménie occidentale reçoivent leur provision habituelle”.
4Quant à l’Euphrate, le fleuve Mala des textes hittites, c’est un fleuve long de presque 2500 km, qui naît sur les hauts plateaux de l’ancienne Arménie. Il traverse la Turquie, la Syrie, l’Irak, pour finalement se jeter dans le golfe Persique. Ces fleuves ont intéressé les Grecs, mais bien avant eux, les Hittites. Nous nous proposons de confronter ces deux points de vue.
5Un tel projet peut surprendre ; cela ne pose-t-il pas, en effet, un problème de méthode ? Tout d’abord, les Hittites sont un peuple du deuxième millénaire a. C. Notre documentation qui consiste pour l’essentiel en des tablettes trouvées dans les ruines des temples et des palais de la capitale Ḫattuša et d’autres villes de l’Empire depuis 1907, est souvent fragmentaire et lacunaire. Par ailleurs, il s’agit d’une littérature “officielle” : ces textes sont des archives et ce sont des scribes qui les ont écrits. Si on peut en connaître l’identité et le statut (et encore pas dans tous les cas), leurs compétences et leurs objectifs en revanche nous restent inaccessibles. Donc pas d’Hérodote ou de Thucydide pour l’histoire hittite ! Le travail du scribe est-il celui d’un historien, ou celui d’un simple chroniqueur ? Autre problème auquel nous nous heurtons : la question des sources. Pour ce qui concerne le monde hittite, nous savons qu’il s’agit de textes officiels. Mais quelles en sont les sources, nous l’ignorons totalement3.
6Avec la documentation grecque, nous sommes dans une situation bien différente : un millénaire plus tard, au ve s. a.C., c’est un historien, Hérodote, qui nous livre des informations sur les fleuves qui nous intéressent ; et encore quelques siècles plus tard, aux alentours de notre ère, un géographe, Strabon, propose un autre type de description.
7À ce moment, il n’y a plus d’Empire ni de culture hittite. L’Empire a été démantelé vers 1190 a. C. Le territoire hittite va être occupé par les Phrygiens, suivis par les Perses, les Grecs d’Alexandre le Grand, puis les Séleucides ; et finalement, après le legs de Pergame aux Romains par son dernier roi, Attale III en 133 a. C., cette partie du monde deviendra la province d’Asie.
8Il pourrait sembler hasardeux de comparer ces sources et de croiser ces points de vue. Nous formulons néanmoins deux hypothèses : d’une part, nous pensons que cela peut nous apprendre quelque chose de chacune des deux cultures :
“Si le fleuve, écrit J. Bethemont, constitue bien le miroir des temps que connaît une société donnée, il est également le reflet des différenciations spatio-culturelles, nombre de sociétés fondant leurs valeurs permanentes et fondamentales sur leurs eaux. À chaque peuple son fleuve. Dis-moi quel est ton fleuve et je te dirai qui tu es…”4.
9Et d’autre part, nous pensons que nous modernes sommes tributaires de ces sources documentaires grecques qui finissent par orienter, voire fausser notre vision des choses5. En effet, Hérodote est à l’origine d’une tradition pour les présentations des fleuves eux-mêmes, même s’ils sont, à l’époque de Strabon, de mieux en mieux connus. Cela apparaît clairement pour la description de l’Halys, largement tributaire d’Hérodote. Nous faisons l’hypothèse que nous avons tendance à lire les sources hittites à travers le prisme grec.
Point de vue grec : les fleuves, un instrument au service de la description de l’oikouménè
10Pour nos deux auteurs grecs, les fleuves sont des objets géographiques privilégiés. C. Rottier (à paraître) explique que “les fleuves ne sont pas seulement un élément parmi d’autres des descriptions, mais […] ils constituent des éléments clés pour la mise en forme de l’espace à décrire, à petite et à grande échelle”.
Le fleuve sépare
11Les auteurs antiques se sont beaucoup intéressés à l’Halys, comme l’explique C. Barat (à paraître) :
“Lorsqu’on s’intéresse à l’histoire et à la géographie de l’Asie Mineure dans l’Antiquité, on constate que l’Halys est évoqué de nombreuses fois, à la fois comme frontière, comme lieu de passage, comme repère géographique servant à indiquer les lieux de vie de différents peuples. Il y a donc une familiarité de l’Halys, mais pas forcément une connaissance précise”.
12Lisons ce qu’Hérodote en dit dans ses Histoires :
“Le fleuve Halys marquait la frontière entre les États des Mèdes et ceux des Lydiens ; il descend d’une montagne de l’Arménie, traverse la Cilicie, puis coule entre les Matiènes, à droite, et les Phrygiens à gauche ; ensuite il se dirige vers le nord et sépare les Syriens de Cappadoce, à droite, des Paphlagoniens, à gauche. Ainsi l’Halys sépare de la Haute Asie presque toute l’Asie Mineure, depuis la mer de Chypre jusqu’au Pont-Euxin”. (Hdt. 1.72)
13La description d’Hérodote tient compte des régions, mais encore plus des peuples traversés ou séparés par l’Halys. Strabon, dans sa Géographie, est plus précis qu’Hérodote dans sa description du fleuve, mais sa méthode est quasiment la même, car il évoque soit les régions traversées, soit les peuples traversés par l’Halys :
“Immédiatement après Sinope la côte présente l’embouchure de l’Halys. Ce fleuve doit son nom aux salines près desquelles il passe. Il prend sa source dans ce canton de la Grande Cappadoce voisin de la Cappadoce Pontique qu’on nomme la Camisène ; et, après s’être porté longtemps dans la direction du couchant, il se détourne vers le nord et traverse successivement le territoire des Galates et celui des Paphlagoniens, servant de limite commune à ce dernier peuple et aux Leucosyriens. La Sinopitide, et, en général, toute cette chaîne de montagnes qui borde le littoral jusqu’à la Bithynie, abonde en bois, excellents pour les constructions navales et d’un transport facile”. (Str. 12.3.12)
14Dans ce type de description, comme on peut s’y attendre, le motif du fleuve comme frontière est prégnant. À ce sujet, C. Barat (à paraître) note :
“C’est à partir de l’époque archaïque que l’Halys est clairement identifié comme la frontière du royaume lydien grâce aux conquêtes de Crésus dont la domination était en effet sur tous les peuples de la région en-deçà de l’Halys, exceptés les Ciliciens et les Lyciens : Lydiens, Phrygiens, Mysiens, Marianynes, Chalybes, Paphlagoniens, Thraces-Thyniens et Bithyniens, Cariens, Ioniens, Doriens, Eoliens et Pamphyliens6. L’Halys constituait la frontière politique entre le royaume de Lydie et le royaume de Médie7. Crésus franchit l’Halys dans le but de conquérir le royaume mède, mais cela causa sa perte8. En conquérant le royaume de Crésus en 546, Cyrus le Grand, roi des Perses, abolit l’Halys comme frontière politique, mais l’Halys demeura néanmoins un fleuve structurant en tant que limite géographique et humaine”.
15Donc, l’Halys servait à définir un espace, l’Asie. Ainsi, pour Hérodote, l’Halys sépare-t-il de la Haute Asie presque toute l’Asie Mineure, et Strabon l’emploie pour définir l’Asie Cistaurique. L’Halys sert à délimiter les peuples : c’est une limite entre les Matiènes et les Phrygiens, entre les Syriens de Cappadoce et les Paphlagoniens, puis plus tard entre les Paphlagoniens et les Galates.
“L’Halys redevient une limite importante voire une frontière à l’intérieur de l’Asie Mineure lors des conquêtes d’Alexandre le Grand et à l’époque hellénistique. En effet, avant la bataille d’Arbèle en 331, Darius fit la proposition à Alexandre de lui laisser la région en deçà de l’Halys (ce qu’il avait conquis), puis en deçà de l’Euphrate (ce qu’il allait conquérir)”9.
16L’Halys peut être une barrière, une frontière, mais à aucun moment, si ce n’est à la fin de sa basse vallée, il n’est un axe de communication ou de commerce, car le passage par voie de terre et le franchissement de l’Halys est toujours plus rapide. C’est pourquoi le franchissement du fleuve est un thème récurrent :
“Plus généralement, au-delà d’une littérature strictement géographique, le fleuve est considéré par les auteurs parce qu’il constitue un obstacle à la circulation des hommes et des marchandises”10.
17Et plus particulièrement, la question des difficultés de franchissement est évoquée quand il s’agit de la traversée du lit d’un fleuve par des armées. Relisons l’épisode célèbre du passage de l’Halys par les troupes lydiennes de Crésus :
“Quand il fut arrivé sur les bords de l’Halys, il le fit, à ce que je crois, passer à son armée sur les ponts qu’on y voit à présent ; mais, s’il faut en croire la plupart des Grecs, Thalès de Milet lui en ouvrit le passage. Crésus, disent-ils, étant embarrassé pour faire traverser l’Halys à son armée, parce que les ponts qui sont maintenant sur cette rivière n’existaient point encore en ce temps-là, Thalès, qui était alors au camp, fit passer à la droite de l’armée le fleuve, qui coulait à la gauche. Voici de quelle manière il s’y prit. Il fit creuser, en commençant au-dessus du camp, un canal profond en forme de croissant, afin que l’armée pût l’avoir à dos dans la position où elle était. Le fleuve, ayant été détourné de l’ancien canal dans le nouveau, longea derechef l’armée, et rentra au-dessous de son ancien lit. Il ne fut pas plutôt partagé en deux bras, qu’il devint également guéable dans l’un et dans l’autre. Quelques-uns disent même que l’ancien canal fut mis entièrement sec ; mais je ne puis approuver ce sentiment. Comment en effet Crésus et les Lydiens auraient-ils pu traverser le fleuve à leur retour ?” (Hdt. 1.75)
18La question du franchissement de la rivière parsème les récits littéraires jusqu’à l’Antiquité tardive. S. Lebreton (à paraître) remarque que ce motif du franchissement et de ses difficultés (le fleuve comme obstacle) se superpose à celui du fleuve comme point de repère sur le parcours :
“Cette caractéristique se perçoit nettement dans la description de la route royale par Hérodote. Le passage des fleuves constitue pratiquement la seule référence signalée par l’auteur sur l’espace routier. Il s’agit de l’Halys avec ses portes et ‘ un fort considérable pour la sûreté de ce passage’ ou de l’Euphrate que l’on passe en bateaux”.
19L’Halys n’est donc pas considéré comme un axe de circulation. Ce qui est frappant, note C. Barat (à paraître), c’est que, “si le franchissement de l’Halys a intéressé les historiens et les géographes (qui mentionnent toujours les ponts plus ou moins anciens sur l’Halys), le fleuve en tant que tel a peu intéressé”.
Le fleuve structure
20Hérodote et Strabon représentent l’Euphrate de la même manière, comme le note M.-F Baslez (1993, 77) :
“Bien que l’on ait maintenant mis en évidence des échanges culturels et commerciaux véhiculés par le fleuve dès la plus haute Antiquité, les Grecs de l’époque classique le virent toujours comme une barrière et non comme une voie d’accès ou une artère de circulation”.
21L’auteur (1993, 78) poursuit :
“À l’époque d’Hérodote, la limite que constituait l’Euphrate était perçue comme un obstacle majeur à franchir plutôt que comme une barrière linéaire impliquant la notion de frontière fluviale. Il y avait à cela des raisons géographiques et politiques. D’abord l’Euphrate ne délimitait pas alors deux aires de souveraineté puisque la domination achéménide s’étendait jusqu’à la mer. D’autre part, en aval du coude du fleuve, l’obstacle du cours d’eau se doublait de celui du désert qui constituait une véritable zone frontière”.
22Cet obstacle naturel apparaissait aux Perses comme la ligne de démarcation entre le cœur de l’Empire Achéménide et ses confins littoraux.
23Frontière, obstacle certes. Cependant, on peut noter que, en particulier chez Strabon, nos deux fleuves sont surtout utilisés comme repères géographiques et ne sont pas décrits pour eux-mêmes. “Le tracé des fleuves, explique S. Lebreton (à paraître), a donc été perçu comme un outil intellectuel de premier plan pour tenter de s’approprier mentalement les réalités d’un territoire et pour les restituer à l’occasion d’une description géographique écrite”.
24Lisons ce qu’écrit Strabon :
“Ajoutons que presque tous les fleuves qui descendent du Taurus coulent (au moins dans la partie supérieure de leur cours et quittes à se détourner ensuite pour la plupart soit vers l’Est soit vers l’Ouest) dans un sens diamétralement opposé, les uns au nord, et les autres au midi, et que cette direction symétrique est une circonstance heureuse qui vient encore justifier l’emploi que nous avons fait de la chaîne du Taurus comme délimitation naturelle dans notre division de l’Asie en deux grandes régions”. (Str. 11.1.4)
25Les fleuves ne se réduisent pas à de simples mentions topographiques. Leur rôle est beaucoup plus important puisqu’ils sont les éléments clés de la structuration de l’espace. En effet, lorsqu’on examine d’un peu plus près la présentation de l’Anatolie, il apparaît que l’ensemble de cet espace est organisé selon les éléments naturels, les cours d’eau et les montagnes.
26Le point de repère fondamental pour l’espace anatolien et plus généralement pour l’ensemble de l’Asie, explique C. Rottier (à paraître), c’est le Taurus qui divise ce continent en deux parties et les grands fleuves : l’Araxe, l’Euphrate et l’Halys. Chez Strabon :
“On voit se dessiner une structure générale d’organisation de l’espace anatolien et de l’Asie Mineure selon des lignes de force qui sont le Taurus d’orientation générale est-ouest et les cours des grands fleuves d’orientation générale nord-sud, même si ces fleuves coulent soit vers le Nord comme l’Araxe et l’Halys, soit vers le sud comme le Tigre et l’Euphrate”.
“À toutes les échelles, Strabon cherche dans les éléments naturels des structures pour organiser l’espace. Les cours des grands fleuves anatoliens, comme les massifs montagneux d’ailleurs, forment des frontières claires et précises entre les territoires et les peuples et permettent de les articuler de façon cohérente. Strabon qui insiste sur les limites, les frontières en particulier fluviales, tient à bien marquer les séparations afin de distinguer les territoires et les peuples”.
27D’ailleurs, le géographe indique lui-même dans le livre 15 de la Géographie que “les fleuves sont d’un grand secours pour le géographe qui décrit la terre habitée car ils constituent des limites naturelles propres à déterminer l’étendue et la configuration d’une contrée” (15.1.26). Il observe aussi que ces “fleuves qui prennent leur source dans le Taurus coulent presque tous en sens opposés, les uns descendant vers le nord, les autres vers le sud” (11.1.4).
28Les tracés des fleuves sont donc des éléments structurants essentiels. Certes, explique C. Rottier (à paraître), à y regarder de plus près, le cadre géographique ainsi mis en place par Strabon semble parfois trop rigide :
“On peut d’ailleurs souligner que le tracé de l’Halys est tellement simplifié qu’il en est pratiquement faux ; on peut faire la même remarque pour l’Araxe qui ne fait pas en réalité un coude vers le nord-ouest” ;
29mais ces inexactitudes, ces imprécisions, voire contradictions, s’expliquent par le projet même du géographe :
“En effet, le but de Strabon est dans un premier temps de rendre compte de l’organisation générale de l’espace à décrire. Pour ce faire, il s’appuie sur des lignes directrices qui sont les éléments naturels, les fleuves et les massifs montagneux avant tout, pour poser le cadre géographique et rendre plus perceptible l’agencement des peuples et des territoires. La nécessité de cerner de grands ensembles territoriaux et de distinguer les peuples le conduit à insister sur les césures de l’espace, et même dans certains cas, le géographe force un peu le trait et a recours aux fleuves pour accentuer les séparations entre les territoires”.
30La lecture de nos auteurs révèle que les fleuves ne sont pas (ou peu) considérés en eux-mêmes, ils sont au service de la description de l’oikouménè. C’est la constatation que fait aussi P. Counillon (à paraître) :
“Un fleuve est un point ou une droite qui structurent l’espace cartographique ou chorographique. La réflexion cartographique à laquelle se sont attelés les géographes grecs implique la schématisation de la surface terrestre et de ses accidents naturels pour en obtenir une représentation graphique. Les fleuves sont naturellement l’un des éléments de cette schématisation qui réduit les accidents remarquables à des éléments géométriques assez simples pour en tirer figures et calculs, et donc, pour l’essentiel, réduit les fleuves à des droites”.
Point de vue hittite : les fleuves au service du “R̥ta-”11
31Si nous avons commencé notre présentation par Hérodote, au mépris de l’ordre chronologique, c’est parce qu’il nous semble que nous, modernes, sommes tributaires de la tradition instaurée par Hérodote, suivie par Strabon, puis bien d’autres.
32Relisons les textes hittites12 pour essayer de faire émerger le rôle des fleuves dans les représentations hittites.
33Le Maraššantiya (l’Halys) : le fleuve est un connecteur, un lieu de passage
34Pour le Maraššantiya (l’Halys), force est de constater que le motif du fleuve comme limite, comme frontière n’est pas un motif saillant.
35Pourtant, comme nous le verrons plus loin, dans les textes hittites, il est beaucoup question de frontières. L’importance de ce motif s’explique par la situation géopolitique de l’Empire hittite : instabilité, vulnérabilité des frontières qui ont été fluctuantes, ont varié au gré des conquêtes, annexions et pertes de territoires13.
36Cependant, les chercheurs modernes, avec quelques variantes dans la formulation, présentent le pays Ḫatti de la manière suivante : le Ḫatti au sens strict est constitué par la zone englobant le fleuve Maraššantiya des textes hittites. Cette province était limitée au nord par les Gasgas localisés le long du Pont-Euxin et par le pays Pala au Nord-Ouest.
37Or, que constatons-nous si nous relisons les textes, en nous libérant de la tradition instaurée par Hérodote ? Dans les représentations hittites, les fleuves jouent un rôle non pas tant de structuration de l’espace que d’organisation dynamique, de qualification de l’espace.
38Prenons l’exemple des Gasgas14. Dans la guerre qui oppose les Hittites aux Gasgas, le Maraššantiya fonctionne certes comme une frontière, mais pas tant comme frontière entre le pays hittite et le pays Gasga, que comme frontière entre civilisés et barbares : le bas Maraššantiya séparait les Gasgas orientaux, les plus redoutables, des groupes occidentaux installés à l’ouest du fleuve. L’important site de Zalpa (probablement Ikiztepe), près de l’embouchure du Maraššantiya, a été incorporé au royaume hittite jusqu’en 1400-1370 a. C. L’Halys a été franchi par les Hittites sous les règnes d’Arnuwanda I (1400-1370) et de Tudḫaliya III (1370-1350) et des sites comme Nerik et Zalpa pillés. La lutte entre les Hittites et les Gasgas s’est poursuivie au cours du règne de Šuppiluliuma I (1350-1319) et a été entrecoupée de trêves. Le roi a franchi le Maraššantiya pour atteindre les districts Gasgas de l’ouest et le mont Kaššu. Des chefs Gasgas avaient cherché à “gouverner en rois” à l’ouest du Maraššantiya. Enfin, ce fut la guerre permanente entre les Hittites et les Gasgas sous le règne de Muršili II (1318-1295) et le royaume hittite fut en crise et reconstruction sous le règne de Muwatalli II (1295-1272)15.
39Les Gasgas, considérés comme des barbares par les Hittites, n’étaient pas des ennemis comme les autres : ils n’ont pas eu d’état déterminé, ils ont représenté un danger permanent, mais insaisissable, leur tactique était une tactique de guérilla, les méthodes habituelles de guerre n’avaient donc pas beaucoup d’impact sur eux, il n’y avait pas de fortification, il était impossible de signer des traités avec eux (ils s’empressaient de les violer, aussitôt signés), la question du dirigeant est sans cesse posée dans les textes16. Bref, on a ici un exemple de construction de l’autre. Comment se fait cette construction ? Le discours construit un espace où la culture fonctionne bien, un espace où il y a les valeurs17. Cet espace est borné par les frontières et est centré sur le “nous” (caractérisé par la culture, l’harmonie, le respect des règles, des dieux, l’intérieur) et exclut le “eux” (l’autre, le barbare, l’étrangeté, le chaos, l’extérieur). De fait, toute culture commence par diviser le monde entre “son propre” espace intérieur et “leur” espace extérieur. La frontière est une partie nécessaire : il ne peut y avoir de “nous” s’il n’y a pas d’”eux”. C’est ce rôle de frontière que joue le Maraššantiya18.
40Nous retrouvons notre fleuve dans un autre texte, le CTH, 3 : Récits autour de la ville de Zalpa. Le texte19 se divise en deux parties : une partie légendaire et une partie historique. Celle-ci relate trois épisodes des relations entre Ḫattuša (capitale du royaume) et Zalpa (ville située au bord de la mer Noire) aboutissant à la destruction de cette dernière. En voici la partie légendaire (il manque la fin, la tablette étant cassée) :
“La reine de Kaneš mit au monde au cours d’une seule année trente fils. Elle parla précisément ainsi : ‘Quel walkuwan (prodige ?) ai-je enfanté ?’Elle remplit des récipients avec de l’huile, elle plaça ses fils dedans et les abandonna dans le fleuve. Le fleuve les transporta à la mer au pays de Zalpuwa. Mais les dieux sortirent les enfants de la mer et les firent grandir.
Lorsque des années passèrent, la reine mit encore au monde trente filles. Elle les fit elle-même grandir. Les fils retournent vers Neša. Ils poussent un âne. Lorsqu’ils parviennent à Tamarmara, ils disent : ‘ Ici vous rendez la chambre brûlante pour que l’âne s’accouple’. Les habitants de la ville répondent : ‘ Là où nous avons regardé, l’âne s’accouplera’. [...] Voici ce que dirent les fils : ‘ Là où nous avons regardé, une femme met au monde un enfant dans l’année, mais nous, elle nous a mis au monde en une fois’. Ainsi parlent les habitants de la ville : ‘ Notre reine de Kaneš a mis au monde trente filles en une seule fois, mais les fils ont disparu’. Alors les fils parlèrent dans leur cœur : ‘ Nous avons trouvé notre mère que nous cherchons sans cesse. Venez ! Nous allons à Neša !’
Comme ils se rendaient à Neša, les dieux leur mirent une autre personnalité si bien que leur mère ne les reconnaît pas. Et elle donna ses filles à ses fils. Les premiers fils ne reconnurent pas leurs sœurs. Mais le dernier [....] : ‘ Nous prenons nos sœurs ! Ne commettez pas un tel outrage ! Cela n’est pas permis ! Et ne nous unissons pas à elles !’” (KBo, 22. Recto 1-20)
41Le retour des princes à Kaneš serait un souvenir de l’immigration des Indo-Européens. C’est d’ailleurs ce qui expliquerait la menace proférée par le dernier frère à l’encontre du mariage incestueux que ses frères (et ses sœurs) s’apprêtent à consommer : la mentalité indoeuropéenne répugne à l’endogamie. La partie légendaire évoquerait le souvenir de certains événements advenus avant l’installation des “Indo-Européens”. Après une première tentative pour s’établir à Kaneš, les nouveaux venus auraient été chassés et se seraient installés dans la région de Zalpa. Ils seraient revenus plus tard à Kaneš/Neša où ils n’auraient pas été reconnus comme étant les précédents envahisseurs ; ils auraient épousé les princesses et pris le pouvoir. Ce serait donc la description du passage d’une société matrilinéaire (la société hattie) à une société patrilinéaire (hittite)20. Le fleuve est une voie de communication, il a un rôle de connecteur entre ces deux mondes.
42Un autre texte intéressant pour notre propos est le CTH, 671, Sacrifice et prière au dieu de l’orage de Nerik, dont la partie mythologique appartient au cycle du dieu disparu et retrouvé. Un dieu s’en va, parce qu’il n’est pas content à cause de fautes dont l’humanité s’est rendue coupable. Ici, il s’agit du dieu de l’orage de Nerik qui s’est mis en colère et s’est retiré dans le monde souterrain (dans une caverne), provoquant ainsi une période de sécheresse21. Il disparaît dans une caverne ḫatteššar : c’est l’entrée qui lui permet de passer dans le monde souterrain. Comme tous les textes appartenant à la mythologie anatolienne, le mythe est lié à un rituel. Ce dernier se situe dans la lignée du mythe : les deux sont liés par une opération de logique narrative, le mythe représentant un avant du texte et le rite les conséquences du déroulement de l’action narrée dans le premier. Comme l’a montré Levi-Strauss, le rôle des mythes intégrés dans les rituels est de définir les valeurs sur lesquelles la relation contractuelle va pouvoir exister, tandis que les rituels ont pour fonction de rétablir l’équilibre en conformité avec ce qui se passait avant. Ici, le rituel vise à faire sortir le dieu de l’orage de sa caverne : “qu’il ouvre les portes de la terre sombre”, dit le texte.
“Le fils de la déesse Soleil d’Arinna a quitté les hommes. Il […] à la mer. Le dieu de l’orage descendit du ciel avec un cœur loyal. Le dieu de l’orage décida de détruire l’humanité […]. Il fit venir Wurušemu22 et le fleuve Maraššantiya : ‘ Ô toi, Maraššantiya, tu es cher à l’âme du dieu de l’orage de Nerik’.
Autrefois, le cours du fleuve Maraššantiya a été dévié. Mais, le dieu de l’orage du ciel l’a redressé et l’a obligé à couler vers le dieu Soleil des dieux ; il l’a fait couler près de Nerik. Et le dieu de l’orage s’adressa au fleuve Maraššantiya : ‘ Si quelqu’un irrite le dieu de l’orage de Nerik, et qu’il s’éloigne de Nerik, de la salle-daḫanga, toi, Maraššantiya, tu ne dois pas lui permettre d’aller vers une autre rivière ou vers une autre source’.
Le dieu de l’orage du ciel dit au fleuve Maraššantiya : ‘ Sois sous serment, ne change pas ton cours !’.
Alors le fleuve Maraššantiya ne modifia plus son cours. Vous, ô dieux, en avez décidé ainsi ! Que la rivière Nakkiliyata évoque le dieu de l’orage de Nerik, qu’elle le fasse sortir des profondeurs de la mer ou des sources. Qu’elle le ramène en haut par les neuf rivages de la mer. Qu’elle le ramène des rives de la rivière Nakkiliyata…” (KUB, 36.89. Recto 8-24)
43Le dieu de l’orage décide de détruire l’humanité. Il convoque Wurušemu et le fleuve Maraššantiya. La conjuration s’adresse directement au fleuve Maraššantiya : “Ô toi, Maraššantiya, tu es cher à l’âme du dieu de l’orage de Nerik”. Suit un récit étiologique qui raconte comment le cours du fleuve a été dévié. Le dieu de l’orage du ciel l’a redressé et l’a obligé à couler vers le dieu Soleil des dieux ; il l’a fait couler près de Nerik. Après une section endommagée, commence une prière à l’intention de la famille royale du Ḫatti.
44H. G. Güterbock (1961) pensait que nous étions en présence d’un récit étiologique destiné à expliquer pourquoi le Maraššantiya faisait une boucle ici et passait près de Nerik. J. G. Macqueen (1959) voyait derrière le mythe hittite un mythe et un rituel hatti23 en relation avec les eaux souterraines. Si ces eaux souterraines avaient des vertus, elles pouvaient alors apporter “vie, vitalité et longues années” au roi et à la reine. Il pensait que le dieu de l’orage n’était pas un dieu de l’orage qui faisait tomber les eaux du ciel mais qu’il était originairement un dieu des eaux qui jaillissent du sol à travers les sources et les fontaines.
45Notons en premier lieu la relation avec les eaux de certaines grandes divinités : le dieu de l’Orage hittite est le dieu du tonnerre et de la foudre. Il maîtrise les eaux qui viennent du ciel et les met en relation avec les eaux souterraines. C’est tout particulièrement l’eau courante qui est importante. La maîtrise de celle-ci constitue un élément clé de la mythologie hittite24.
46Deuxième remarque : les voies d’eau étaient divinisées, comme en témoigne leur présence dans les listes de divinités insérées dans les prières25. Elles permettaient d’accéder au monde souterrain où habitaient de nombreuses divinités infernales. On accédait à ces voies d’eau par un orifice, une caverne (ḫateššar)26. Ce monde infernal comportait neuf lacs et neuf rivières27. Comme les Grecs avec l’Achéron, le Cocyte ou le Léthé, les Hittites pensaient que des rivières au cours partiellement souterrain faisaient partie des cours d’eau infernaux ; parmi ceux-ci, il faut signaler le fleuve Maraššantiya28.
47Enfin, soulignons que le monde souterrain est un monde vital : il est celui qui amène la prospérité et la fécondité puisque les fleuves y prennent leur source. C’est pour cela que les grottes et les sources ont un statut particulier dans la religion hittite. Ce sont elles qui permettent la communication avec les divinités résidant dans ce monde et qui régissent le cycle de la nature.
48Le fleuve, et tout particulièrement le Maraššantiya est donc une voie de communication, un lien entre deux mondes. Mais en plus, il apporte l’eau, indispensable à la survie du pays Ḫatti.
L’Euphrate : du passage…
49Les textes que nous avons lus montrent clairement que le motif de la frontière n’est pas essentiel quand on évoque le fleuve Maraššantiya. En revanche, il est vrai que la frontière est un motif extrêmement important dans les textes hittites. Pourquoi ?
50Lorsque les Hittites arrivèrent en Anatolie, vers la fin du troisième millénaire a. C., ils n’avaient pas de frontières : l’ambition majeure de tous les souverains hittites a été d’élargir un territoire plutôt réduit, de définir comme frontières du royaume les chaînes de montagnes qui encadrent le plateau anatolien au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, et de franchir ces limites naturelles afin que “le pays de ce côté-ci et de ce côté-là ait la mer pour frontière” (KBo, 25.112)29.
51Il faut partir de cela pour comprendre que, pour les Hittites, l’espace n’est pas un donné stable et figé une fois pour toutes. L’espace est toujours un espace parcouru et il est défini par les parcours qui s’y déroulent. Pendant toute l’histoire hittite, nous voyons les Grands Rois hittites se déplacer : des expéditions militaires incessantes, pour agrandir, protéger, récupérer, sauver un espace toujours à (re)conquérir. Mais les rois hittites ont aussi passé beaucoup de temps à célébrer des rites et des fêtes qui consistaient en de vastes pèlerinages du couple royal vers les sanctuaires du pays.
52L’espace est donc défini par les parcours et l’ensemble des actes qui s’y déroulent. Ces parcours manifestent la capacité qu’a l’homme de recréer l’espace sacré en prenant ses distances par rapport à un lieu, qu’on pourrait appeler profane et non-politisé, ou plus exactement non investi de valeurs religieuses et politiques. Aux différentes stations de ces parcours, des objets spatiaux : des stèles inscrites, des temples, des sanctuaires, des montagnes, des fleuves, des fortifications, tout cela étant inséparable. Car le politique et le religieux sont indissociables. La souveraineté se présente comme un lieu d’échange entre deux instances (religieuse et militaire) qui renvoient l’une à l’autre.
53La question de l’Euphrate, du fleuve Mala comme le nommaient les Hittites, est un des exemples les plus intéressants de la conception de l’espace, et même de l’espace sacré chez les Hittites. Deux conditions préliminaires sont nécessaires pour la construction de l’espace, et a fortiori de l’espace sacré : (i) l’instabilité de l’espace politique, dont les frontières se décident selon les rapports de force, les traités, etc. ; et (ii) l’instabilité et la mobilité de l’ancrage territorial des dieux.
54Au IIe millénaire a. C., les deux empires rivaux, hittite et assyrien, se sont disputés, au cours de guerres continuelles, le contrôle de l’utilisation des eaux de l’Euphrate pour l’irrigation et la possession des régions du Moyen Euphrate commandant l’accès à la Méditerranée.
55Mais ce fleuve était aussi un lieu de pèlerinage très important, où le roi célébrait des rites et à qui il faisait des offrandes. D’ailleurs, quand la peste règne sur le pays hittite et que le roi Muršili II cherche les causes de cette peste qui ne peut être qu’une punition des dieux, il va découvrir que trois fautes, trois “ruptures de contrat” ont provoqué la colère du dieu et ont entraîné le dérèglement de l’univers (sous la forme de la peste). L’une des fautes est la négligence dans le culte du fleuve Mala30 :
“Quant à la raison de la colère des dieux, j’ai cherché à la découvrir par un oracle et j’ai ainsi trouvé deux anciennes tablettes31. Une tablette concernait les offrandes au fleuve Mala. Depuis toujours, les anciens rois avaient apporté leurs offrandes au fleuve Mala, mais à présent et depuis le règne de mon père, alors que la peste sévit, nous n’avons plus présenté nos offrandes au fleuve Mala”32. (CTH, 378, deuxième Prière de Muršili II au sujet de la peste)
56Dans un autre contexte, le même roi Muršili II rappelle que :
“Lorsque ce fut le printemps, moi le Roi, je me rendis à… et accomplis la fête du fleuve Mala”33. (CTH, 61, KUB 19.37, Annales développées)
57Le calendrier devait être rigoureusement respecté si l’on voulait que les cérémonies et prières atteignent la divinité. Toute faute cultuelle pouvait avoir des conséquences très graves, la divinité ne jugeant les actes que sur leur réalisation concrète, c’est-à-dire en termes d’observance, de récitation correcte.
58En fait, deux notions s’entremêlent, l’une historique, l’autre religieuse. Elles rendent compte de l’importance religieuse et politique qu’a pu avoir le culte du fleuve Mala aux yeux des rois hittites, au moment précis où, à partir du règne de Šuppiluliuma, au début de l’Empire, s’affirme à nouveau leur puissance. Ainsi que l’explique M. Vieyra (1974, 124) :
“Assurer la permanence des rites, c’est, dans le même temps, renouer avec la tradition religieuse, avec les héros légendaires, peut-être considérés comme porteur de civilisation, Gilgameš et Enkidu, qui, au cours de leur odyssée, d’Uruk vers le pays des cèdres et l’Anatolie, sacrifièrent sur les bords de l’Euphrate, puis avec la tradition historique et les ancêtres de la dynastie dont le fondateur, Ḫattušili I, porta, ne fût-ce que pour un temps, les limites du royaume jusqu’à l’Euphrate”34.
59D’ailleurs, Ḫattušili I s’en vante dans ses Actes :
“Personne avant moi n’a traversé le fleuve Mala, et moi, le Grand Roi, le Tabarna, je l’ai traversé à pied, l’armée l’a traversé à pied derrière moi. Sargon l’a traversé ; il a combattu les troupes de Ḫaḫḫa, mais n’a rien fait à Ḫaḫḫa et ne l’a pas réduite en cendres, et n’a pas dispersé la fumée pour le dieu de l’orage du ciel.
Moi, le Grand roi, le Tabarna, j’ai détruit Ḫaššuwa de même que Ḫaḫḫa, et je les ai abandonnées au feu, et j’ai montré la fumée pour le dieu Soleil du ciel et pour le dieu de l’orage. J’ai attaché le roi de Ḫaššuwa et le roi de Ḫaḫḫa à un chariot”. (CTH, 4. verso. col. 4.29-42)
60La référence à Sargon est intéressante : le roi hittite fait mieux que Sargon (roi akkadien ayant vécu 700 ans auparavant), s’inscrivant par là dans la tradition des grands conquérants victorieux. L’histoire nous apprend que les villes sumériennes ont résisté à toute tentative de centralisation politique jusqu’à ce que Sargon d’Akkad brise les cadres politiques étroits dans lesquels elles évoluaient, pour créer une nouvelle entité de grande envergure et plongeant ses racines dans le monde sémitique : l’Empire akkadien. Sargon est à la fois un conquérant et un rassembleur. On retrouve là un stéréotype de l’idéologie royale de l’Ancien-Royaume hittite : la conquête militaire doit s’accompagner de l’administration de ces conquêtes.
61Le successeur de Ḫattušili I, Muršili I, est connu pour ses campagnes le long de l’Euphrate et son raid (sans lendemain d’ailleurs) sur Babylone. On peut en lire le récit dans l’Édit de Telibinu (CTH, 19) :
“Lorsque Muršili devint roi à Ḫattuša, à cette époque ses fils, ses frères, ses parents par alliance, ses parents par le sang et ses troupes étaient unis : il soumettait le pays ennemi par la force, détruisait le pays et de la mer, il en faisait les frontières.
Il alla à Alep et il anéantit Alep. Il rapporta à Ḫattuša des captifs d’Alep et son bien. Ensuite il alla à Babylone et il anéantit Babylone. Il combattit les troupes hourrites et il rapporta à Ḫattuša les captifs de Babylone et son bien”. (CTH, 19. Recto. col. 1.24-31)
62Plus tard, au début de l’Empire, Šuppiluliuma maintient le rêve impérial et le concrétise en retraçant les pas de Ḫattušili I, en reportant la frontière orientale là où l’avait fixée ce dernier, sur les rives de l’Euphrate. “Il a fait du fleuve Mala la frontière”, dira Ḫattušili III à propos de son grand-père. Et si Ḫattušili III peut rappeler que Šuppiluliuma marqua sa frontière à l’Euphrate, c’est que sans doute elle n’y était plus depuis longtemps35.
63Dès l’Ancien Royaume, et cela jusqu’à la fin de l’Empire, les Hittites ont voulu voir dans l’Euphrate la frontière idéale, la frontière naturelle, le but à atteindre, vers lequel ont tendu les volontés impériales hittites tout au long de l’histoire. Cela permet d’ailleurs de comprendre mieux pourquoi la tâche, au nord et vers l’Occident, a été surtout de contenir, alors que l’expansion glissait en direction de l’Euphrate, avec les jalons que marquent Karkemiš et Alep. Cela permet aussi de comprendre l’importance symbolique que pouvait revêtir la perte. Ainsi, quand, le grand roi assyrien Tukulti-Ninurta Ier (~1244-1208 a. C.) ravagea les régions de l’Euphrate et passa le fleuve, le roi hittite Tudḫaliya IV (~1265-1235 a. C.) éleva une protestation diplomatique contre ce grave raid assyrien sur les territoires hittites, protestation qui fut passée sous silence par le roi assyrien dans ses premières inscriptions.
… au filtre
64On le voit, ces parcours militaires et religieux servent à qualifier l’espace, à délimiter le territoire politique et/ou sacré, et, en particulier, à le qualifier en espace intérieur/espace extérieur. Ils sont distingués par une limite souvent matérialisée et sacrée, par des “objets spatiaux”, comme le fleuve Mala.
65Ceux-ci sont des dispositifs qui servent à valoriser l’espace. En fait, ces parcours et ces objets spatiaux n’organisent pas l’espace sacré, ils le gèrent : ce sont des parcours de gestion. Car, dans l’univers axiologique hittite, l’espace est organisé et dynamisé par les dieux : le roi, élu des dieux, a pour mission de gérer le “pays des dieux”, c’est-à-dire le pays hittite.
66Le fleuve est tout d’abord un lieu de passage entre deux mondes, grâce auquel on peut passer d’une dimension à l’autre : d’un côté le monde stable des Hittites caractérisé par des parcours organisant un espace conçu comme une harmonie contractuelle entre les dieux et les hommes ; de l’autre, un monde caractérisé par la transgression (transgression de frontière/transgression des traités, dérèglement, suspension du mouvement).
67Ainsi le fleuve Mala est-il un lieu de passage, une frontière, lieu par lequel on franchit la limite entre l’intérieur et l’extérieur, l’intérieur sacré et l’extérieur profane, qui protège et doit être protégé. Le Maraššantiya est un passage qui permet d’accéder au monde souterrain.
68Mais le Mala a aussi un rôle d’“enveloppe” protectrice, responsable de l’intégrité de l’espace intérieur : derrière ce fleuve et ces villes-remparts, le royaume peut se développer dans la prospérité, à l’intérieur de cet espace sacré, le dieu aura envie de séjourner. Et au-delà, le fleuve est aussi un opérateur de tri, un filtre : empêcher ce qui est destructeur d’entrer, faire sortir ce qui est destructeur, comme on a pu le voir dans les Récits autour de la ville de Zalpa, mais aussi attirer à l’intérieur tout ce qui est bénéfique et le maintenir à l’intérieur. Par exemple, on essaye d’attirer le dieu à l’extérieur de sa caverne.
69Il faut préciser qu’une des caractéristiques des dieux hittites est leur mobilité. Ils sont toujours susceptibles de partir, en cas de manquements (par exemple, lorsque le roi néglige les cérémonies du fleuve Mala). Cette mobilité des dieux a pour effet qu’on peut toujours craindre leur départ, conséquence de fautes, cause de catastrophes (peste, famine, guerre, pauvreté, sécheresse...)36.
70Dans les textes magiques, les dieux rentrent par les sept chemins cosmiques. Et le fleuve est l’un des sept chemins cosmiques par lesquels on peut faire revenir les dieux mécontents qui sont partis : les hautes montagnes, les profondes vallées, la mer, les rivières, les sources, le ciel et la terre sont les autres. Ces chemins sont fabriqués par le devin à l’aide de ruban ou de laine de couleur. Pour faire revenir, par exemple, les dieux mâles du cèdre, le devin place des rubans sur le chemin, répand de la purée et de l’huile et il leur indique que “c’est là” qu’ils doivent marcher, pour que la verdure ne touche pas leurs pieds, que les pierres ne heurtent pas leurs pieds. Que les montagnes se nivellent, que les rivières fassent un pont à leur passage. Il les invite en disant : “Entrez au pays hittite qui est en ordre, propre, beau et accueillant !”
Conclusion
71Cette lecture des textes hittites, libérée du prisme grec, révèle une représentation des fleuves bien éloignée de celle que proposent nos deux auteurs grecs. Si on compare avec Hérodote et Strabon, on voit que, dans les textes hittites, la représentation de l’espace et le rôle qu’y jouent les fleuves sont tout à fait particuliers : dans cet espace qui n’est jamais stable, qui est toujours à conquérir et à reconquérir, dont la sacralité n’est jamais acquise une fois pour toutes, les fleuves, c’est-à-dire le Maraššantiya et l’Euphrate, sont certes des lieux de passage et des voies de communication, mais ils ont un rôle quadruple, beaucoup plus complexe :
72(i) une fonction de connecteur entre les deux domaines.
73(ii) un rôle de filtre protecteur vis-à-vis des agressions extérieures, (iii) d’opérateur de tri qui sélectionne ce qui est bon ou mauvais, pur ou impur, et donc un rôle de (iv) régulateur des échanges. Car, ce que fait apparaître cette organisation, c’est une dynamique des échanges, entre le pur et l’impur, entre le dedans et le dehors, entre le haut et le bas.
74Rien de tel n’émerge de la lecture d’Hérodote et de Strabon. Les points de vue grec et hittite ne semblent pas pouvoir se croiser. Quoique… Relisant l’épisode célèbre du passage de l’Halys par les troupes lydiennes de Crésus (Hdt. 1.75), que nous avons cité, S. Lebreton (à paraître) remarque :
“Frontière possible entre deux régions ou deux États, le fleuve incarne également une ligne de démarcation plus symbolique, lieu du destin entre deux espaces assignés par les dieux. L’intérêt de l’histoire de la traversée de l’Halys par Crésus est certainement là. Le fleuve matérialise la frontière entre deux pouvoirs et entre deux mondes. Il est cette limite entre, d’une part, l’Orient proche et connu et, de l’autre, celui plus lointain, continental et plus effrayant. Franchir l’Halys pour les Lydiens, dans cette histoire, c’est pénétrer dans un espace qui ne leur a pas été attribué par les dieux. En acceptant de détourner le cours de l’Halys, Crésus viole le lit du fleuve et contraint l’ordre naturel. Le passage devient transgression”.
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Notes de bas de page
1 Voir Matthews & Glatz 2009, 57-59 ; Garstang & Gurney 1959.
2 Str. 12.3, 12 et 39.
3 Pour plus d’informations sur cette question des sources, voir Klock-Fontanille 2001, chapitre I : “La royauté et les problèmes d’historiographie hittite”.
4 Berthemont 1993, 15.
5 Ce qui peut aussi nous autoriser à ce rapprochement, c’est, comme le remarque Lebreton, à paraître, l’importance des fleuves anatoliens : “Ils apparaissent très tôt dans la tradition grecque qui peut se rapporter à un savoir géographique. C’est une caractéristique qui ne fait que se confirmer sur l’ensemble de l’Antiquité”.
6 Hdt. 1.28.
7 Hdt. 1.72, repris par Str. 12.1.3 et par Arr., P., 15.
8 Hdt. 1.72 ; Thc. 1.16.
9 Barat, à paraître.
10 Lebreton, à paraître.
11 R̥ta- est un terme sanskrit qui désigne l’ordre (cosmique, rituel, moral) fondé sur l’exact ajustement des parties (le terme est issu de la racine indo-européenne *h2er- “ajuster, adapter”). La toile de fond est l’harmonie comme effet de sens de la synthèse d’un ensemble de liens duels et réciproques.
12 Nous utiliserons pour notre propos des textes appartenant à des “genres” très divers. Rappelons tout d’abord qu’il n’y a pas d’historiens ou de géographes chez les Hittites, seulement des scribes. Par ailleurs, la question de la séparation des genres selon nos critères modernes est vaine. Ainsi le récit mythique est-il traité comme de la matière historique potentielle. Car, pour les Anciens, il n’y avait pas d’opposition de nature entre mythe et histoire. Une des fonctions du mythe était de “rendre le passé intelligible, et lui donner sens par sélection d’un petit nombre d’éléments sur lesquels on concentrait l’attention, si bien qu’ils acquéraient permanence, pertinence et signification universelle”, Pierart 1983, 48. Le mythe, la légende, comme l’histoire, sont le résultat d’un processus de constitution et d’actualisation du sens.
13 Voir notre étude de 2011, 31-48.
14 Les Gasgas sont présentés comme de redoutables pillards venus des montagnes pontiques qui, périodiquement, faisaient subir aux provinces septentrionales leurs raids dévastateurs. Les rois de Ḫattuša se sont souvent efforcés de contenir leurs attaques en les liant par des serments solennels, voire par des traités en bonne et due forme. En fait, c’étaient là de simples déclarations officielles : les fonctionnaires impériaux devaient faire face à de nombreuses difficultés et les Gasgas les faisaient vivre dans une insécurité permanente. Le gouverneur de Tapigga et les militaires avaient pour première tâche de lutter contre la guérilla menée par les tribus Gasgas contre les cités : pillages des récoltes, rapt des hommes et du bétail.
15 Voir Freu & Mazoyer 2007, 295-298.
16 Rappelons-nous ce passage d’Hérodote : lors de la campagne contre les Scythes, voici les paroles de Coès à Darius qui ordonne de rompre le pont sur l’Istros : 4.97, “Laisse le pont, pour que nous ayons une voie de retour assuré, car ce que je crains, ce n’est pas que nous soyons vaincus par les Scythes, mais que nous ne les trouvions pas”. Ce passage a été analysé par Hartog 1990, 227.
17 À la suite de Lotman 1990, on peut appeler cet espace la “sémiosphère”.
18 Voir Klock-Fontanille 2002.
19 Le texte a été édité, traduit et commenté par Otten 1973, StBoT, 17, plus récemment par Holland & Zorman 2007. Voir aussi notre traduction et analyse de ce texte dans 2001, 177-197.
20 Pour une synthèse des interprétations proposées, avec bibliographie, voir Klock-Fontanille 2014.
21 Haas 1994, 603.
22 Wurušemu est le nom hatti de la déesse-Soleil d’Arinna.
23 Les Hattis sont le peuple installé en Anatolie avant l’arrivée des Hittites (indo-européens). Ils parlaient une langue non-indo-européenne, qu’on ne peut, en l’état actuel de nos connaissances, rattacher à aucune famille linguistique connue. Lorsque les Hittites ont occupé l’Anatolie centrale, ils ont cohabité avec les Hattis, auxquels ils ont, d’ailleurs, emprunté nombre de dieux, de rites, de mots, de mythes.
24 Voir Deighton 1982.
25 Lisons, à titre d’exemple, le début de la Prière de Muršili II au sujet de la peste (CTH, 378, Première version) : “Vous, tous les dieux, vous toutes les déesses, vous, tous les dieux du serment, vous, toutes les déesses du serment […], vous, tous les dieux antiques, vous, toutes les déesses, vous, tous les dieux qui étiez convoqués à cette assemblée du serment en qualité de témoins, vous, montagnes, rivières, sources et rivières souterraines, voici que, devant vous, moi, Muršili, votre prêtre, votre serviteur, je viens plaider. Écoutez-moi, ô dieux, mes seigneurs, au sujet de l’affaire pour laquelle je vous demande des excuses”, traduction de Lebrun 1980, 198.
26 Un exemple a été récemment mis au jour dans le secteur sud de la capitale hittite. Cet orifice qui est rectangulaire se trouve à l’extrémité d’une chambre dont les parois sont recouvertes d’une grande inscription hiéroglyphique ; cf. Hawkins 1995.
27 Les Hittites divisaient l’univers en trois mondes superposés : le monde supérieur (le ciel), le monde intermédiaire, symbolisé par le fleuve et le monde inférieur, les enfers. Ces trois mondes sont maintenus en équilibre grâce à un axe cosmique, un Grand Arbre : garant de l’ordre, source de toute vie, tout savoir, tout destin. Chaque partie de l’arbre est occupée par un animal : l’aigle avec les branches/l’abeille avec le tronc/le serpent avec les racines.
28 Lebrun 1978, 178-179, explique que “les textes religieux hittites révèlent que les enfers étaient parcourus par neuf lacs et neuf rivières, la géographie infernale étant vraisemblablement la réplique de la topographie terrestre. Bien que nous ne possédions virtuellement aucun détail sur l’hydrographie des enfers, il semble que l’on puisse envisager une espèce de cycle fluvial ex inferis in terram superam caractérisé dans chacune des parties par trois secteurs : la source, la rivière, la mer/le lac. Chacun de ces secteurs aurait une face terrestre et une face infernale”.
29 Le motif de la mer comme frontière de la zone de pouvoir est un stéréotype de la littérature hittite et on retrouve cette phraséologie tant dans les textes mythico-religieux que dans les textes historiques. Voir Klinger 2000.
30 Les deux autres fautes concernent aussi le père de Muršili II : d’une part, le roi Šuppiluliuma I, père de Muršili II, a violé le serment de fidélité qu’il avait fait, avec les princes, à Tudḫaliya le jeune : ce dernier a été assassiné, ce qui a permis à Šuppiluliuma de monter sur le trône. D’autre part, un accord avait été passé entre les Égyptiens et les Hittites à propos d’un déplacement de population vers la région d’Antioche, accord placé sous la garantie du dieu de l’Orage hittite ; mais Šuppiluliuma a violé ce serment et a lancé une expédition victorieuse contre les possessions égyptiennes en Syrie. Ce sont les prisonniers égyptiens qui ont introduit la peste dans le pays hittite.
31 Selon Arikan 2007, 45, ces anciennes tablettes dont il est question dans la prière doivent être un texte mythologique, KUB, XXIII. 79, translittéré par Laroche 1965, 175-176 (voir aussi Vieyra 1974, 123). Polvani 2010 reprend l’étude de ce texte et en arrive à la conclusion qu’il s’agit d’un récit cosmogonique/étiologique.
32 Traduction Lebrun 1980, 198-202.
33 Götze 1933, 170.
34 Le fleuve Mala est aussi mentionné dans la version hittite de la légende de Gilgameš. Cité par Arikan 2007, 46.
35 Vieyra 1974, 122.
36 Voir Gonnet 1988.
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Patrick Louvier, Philippe Monbrun et Antoine Pierrot (dir.)
2015
Pour une histoire de l’archéologie xviiie siècle - 1945
Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich
Annick Fenet et Natacha Lubtchansky (dir.)
2015