Les origines de la légende argonautique
p. 109-128
Texte intégral
1La légende argonautique est ancienne. Les Argonautes sont des Minyens ou même, selon Hérodote, 4.145, les ancêtres des Minyens, ce qui les situe au milieu du deuxième millénaire1. Les premières listes d’Argonautes sont celle de la Quatrième Pythique de Pindare et celle de l’inscription de Chios, dont les habitants se disaient issus des Pélasges de Thessalie, donc des Minyens (Haussoullier 1890). Ils représentent la première génération connue de l’âge des héros du mythe d’Hésiode, O., 109-201, celle qui précède la génération de la guerre de Troie, comme on peut le constater dans l’Iliade pour plusieurs d’entre eux : l’Argonaute Pélée, père d’Achille, est trop vieux pour y prendre part ; son frère Télamon est le père du “Grand Ajax” ; selon l’Iliade, Héraclès (18.117-119), qui avait pris Troie antérieurement (5.638-642), et les Dioscures (3.236-242) sont morts. Orphée passe pour l’ancêtre d’Homère et d’Hésiode. C’est aussi la plus valeureuse : Héraclès a pris Troie par un coup de main, la coalition réunie autour d’Agamemnon a mis dix ans et a dû recourir à la ruse.
2Le personnage de Circé constitue un lien entre la légende argonautique et l’Odyssée, qui mentionne également Aiétès, 10.137, Pélias et Aison, 11.254 ; 259. K. Meuli (1921), qu’approuve F. Vian (1987, 74), a soutenu que l’Odyssée s’inspire d’une version antérieure de la légende argonautique. Cette légende, originaire de Thessalie, est alludée dans deux vers de l’Iliade, 7.468-469, qui mentionnent Jason, Hypsipyle et leur fils Eunée, dans un passage de l’Odyssée, 12.69-72, où Argo est qualifiée de πᾶσɩ μέλουσα, “qui intéresse tout le monde” ; elle est mentionnée brièvement par Hésiode, Th., 992-1002. Elle a été traitée par le Corinthien Eumélos dans une œuvre perdue, les Korinthiaka, que mentionne Pausanias 2.1.1. Pindare lui consacre l’essentiel de sa Quatrième Pythique.
3Le récit le plus détaillé est celui des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes. Il a fait l’objet d’une étude de F. Niedergang-Janon (2002) qui vise principalement à situer l’œuvre dans son époque en insistant sur les ruptures dans le domaine religieux, et montre que l’auteur se distancie par rapport à la tradition dont il se plaît à rappeler la diversité.
4Le thème est repris ultérieurement dans la Bibliothèque d’Apollodore, et par divers autres auteurs grecs et romains qui peuvent avoir conservé de données originelles omises par leurs devanciers identifiés.
5La légende argonautique a été en concurrence avec la légende thébaine (Vian 1963, 62) et des emprunts mutuels sont observables (ibid. 164).
6On laissera de côté les nombreux textes perdus qu’énumère L. Radermacher (1943, 166 sq.), sauf ceux dont on a conservé des fragments importants pour la reconstruction de la préhistoire de la légende.
Interprétation de la légende
Résumé de l’expédition des Argonautes
7L’aventure commence avec le retour à Iolcos de Jason qui, chaussé d’une seule sandale ‒ nous verrons pourquoi à la p. 119 ‒ revient du Pélion où il a été élevé par le centaure Chiron et se présente à son oncle, le roi Pélias. Selon plusieurs auteurs auxquels renvoie L. Séchan (1927, 247), leurs rapports auraient été amicaux dans un état ancien de la légende dont il n’existe pas d’attestation directe. Dans la version de Pindare, Jason demande à son oncle de lui rendre la royauté qu’il a, selon lui, usurpée en évinçant son demi-frère Aison et lui propose un arrangement sur lequel nous reviendrons ci-dessous à la p. 123. Mais Pélias, averti par un oracle de se défier d’un homme chaussé d’une seule sandale, l’envoie en Colchide s’emparer de la toison d’or accrochée à un chêne (p. 115) et que garde un dragon ; une expédition dont il n’a aucune chance de revenir. Pourtant, Jason accepte. Selon les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, il fait construire un bateau pour cinquante rameurs, et réunit l’équipage correspondant, les Argonautes. Ils partent de Pagasae en Thessalie où le bateau a été construit et se dirigent vers le nord-est. Ils font escale à Lemnos, à Samothrace, pénètrent dans l’Hellespont, font escale à Cyzique, en Mysie, en Bithynie et, après s’être engagés dans le Bosphore, sur la côte de Thrace où ils visitent le devin Phinée, ils passent entre les roches mobiles dites Symplégades “celles qui s’entrechoquent”, longent la côte sud de la Mer Noire jusqu’en Colchide, terme de leur expédition.
8Jason accomplit les tâches imposées par le roi Aiétès grâce à la magie et aux drogues de Médée, fille d’Aiétès. Dans la version d’Apollonios, son rôle est déterminant : elle endort le dragon. Mais chez Pindare, P., 4.249, Jason l’affronte “grâce à ses savoir-faire” et l’iconographie le montre sortant de la gueule du dragon qui l’a avalé.
9Le retour se fait en remontant le Danube puis le Pô, après un crochet par la mer Adriatique. Ils traversent le lac de Genève, s’engagent sur le Rhin, mais font demi-tour, descendent le Rhône, suivent la côte italienne et, après un crochet en Libye, au cours duquel ils portent le bateau, rejoignent leur point de départ.
Le nom des deux personnages principaux
Jason
10Auprès de Chiron, Jason, comme Achille, a appris la médecine, d’où son nom, ̓Iᾱìσων, ̓Iήσων, qui signifie “médecin” : c’est la forme masculine qui correspond à ̓Iᾱσω, fille d’Asclépios selon une scholie à Apollonios, Arg., 1.554, ̓Iάσων παρὰ τὴν ἴασɩν “Jason d’après la médecine”.
11L’amant humain de Déméter (ci-dessous p. 118) a un nom voisin, Jasion. Jason a pu être un “héros médecin” comme celui d’Athènes et celui de Marathon2.
12Cette étymologie est adoptée par H. Usener (1896, 156) que suivent L. Radermacher (1943, 235 sq.), qui signale toutefois quelques problèmes phonétiques et dialectologiques, et A. Moreau (1994, 96). Ce nom qui ne correspond à rien dans la légende renvoie à une tradition antérieure à nos premiers documents (p. 121), alors que celui de Médée se justifie par sa pratique des poisons et de la magie.
Médée
13Le nom de Médée se rattache à la racine indo-européenne *med, *mēd-, qui s’applique à la médecine en latin, en avestique et en celtique dans le nom du dieu médecin irlandais Airmed (Jouët 2012, 75). En grec, ce sens ne figure pas dans le vocabulaire, mais il est bien représenté dans l’onomastique : l’Iliade mentionne deux figures similaires, Hécamède de Ténédos, captive de Nestor, 11.624-641 ; 14.6 ; Agamède la fille aînée d’Augias, fils du Soleil, 11.740-741 (trad. Mazon, CUF) : “Agamède la blonde, experte à tous les poisons que nourrit la vaste terre” ; les Magiciennes de Théocrite, vers 15, la “blonde Périmédé” ; la mère de Jason se nomme Polu-ou Alcimédé.
14Le couple que forment Jason médecin et Médée pharmacienne a donc été professionnel avant d’être conjugal.
Un mythe solaire ?
15Comme l’observe A. Moreau (1994, 91 sq.), “le mythe de Jason et Médée est en liaison étroite avec les éléments, les divinités célestes et surtout le Soleil”. Il cite Néphélé “nuée”, les Boréades, fils du Vent Borée, Augias fils d’Hélios, la chevelure blonde de Jason, le peuple des Phéaciens (phai- “lumière, clarté, brillance”) et surtout la Colchide “pays de l’or et de l’ambre qui sont également en relation avec le Soleil”, la toison d’or “symbole de l’or du Soleil” et la dynastie royale de Colchide, notamment Aiétès, fils d’Hélios. Mais il observe que son nom est lié à αἶα “terre”, ce qui suggère comme base de la légende “les voyages quotidiens d’Hélios d’une extrémité du monde à l’autre”, avec un passage nocturne par le monde des ténèbres.
Héra et les héros
Jason protégé d’Héra
16Si Jason réussit à conquérir la toison d’or et à revenir sain et sauf alors que Pélias croyait l’envoyer à sa perte, c’est qu’il a bénéficié de bout en bout de la protection d’Héra. C’est notamment Héra qui, par l’entremise d’Aphrodite, a poussé Éros à inspirer à Médée de l’amour pour Jason, au point qu’elle lui fournisse les moyens magiques de sa victoire. De la légende argonautique, l’Odyssée n’a retenu que ce point central, 12.72, à propos du bateau en danger (trad. V. Bérard) : “mais Héra, pour l’amour de Jason, le sauva”. Selon Pindare, Pythiques 4.183, c’est elle qui incite les deux fils d’Hermès à se joindre à l’expédition. Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes la mentionnent en plusieurs passages. Comme le rappelle H. de La Ville de Mirmont (1894, 365) “l’Héra des Argonautiques est l’Héra Pélasgienne, qui était adorée dans les Πελασγɩκὰ πεδία, région de la Thessalie où se trouve Iolcos et dont le culte est antérieur à l’Héra Argienne dont il est question dans les poèmes homériques”.
17Même si Jason s’est effectivement acquis sa faveur en lui faisant traverser l’Anauros, comme on le verra ci-dessous à la p. 119, la motivation première d’Héra est manifestement sa haine contre Pélias, fils de Poséidon, qui est pourtant son allié contre Troie et en d’autres circonstances. Mais Pélias la méprise, 1.14 ; c’est pour le faire périr qu’elle tient à ce que Médée vienne en Grèce, 3.1134-1135 ; 4.241-242. C’est aussi pourquoi elle la dissuade de se suicider, 3.817, et ordonne à Thétis de veiller sur elle, 4.783 sq. ; celle-ci lui obéit, 4.858 sq. Le devin Phinée confirme aux Argonautes qu’Héra veillera sur eux pendant tout leur voyage, 2.216-217 ; elle réconforte Ancaios et Pélée découragés, 2.865-868 ; elle trouve la solution qui échappe à Athéna pour inspirer à Médée de l’amour pour Jason, 3.6-110 ; elle enveloppe d’une nuée Jason et ses compagnons pour leur permettre d’entrer dans le palais d’Aiétès sans être vus, 3.210 sq., et, au retour, pour échapper aux Celtes et aux Ligures, 4.640 sq. ; elle transforme l’aspect de Jason et son parler pour séduire Médée, 3.922-923 ; elle empêche “par des éclairs effrayants” les Colques de poursuivre Argo, 4.510 ; avertie de la colère de Zeus contre les Argonautes, elle suscite des vents contraires, 4.577 sq. ; elle dissuade les Argonautes de suivre le cours du Rhin, 4.640 sq. ; au passage des Argonautes, elle ordonne à Héphaistos de cesser son travail, à Éole de souffler, 4.753-769 ; elle donne des ordres aux Néréides, 4.967 ; elle fait venir les filles du fleuve Égée pour honorer Jason, 4.1152. C’est manifestement à Héra que Mimnerme, fragment 11 (Allen 1993), attribue le succès que Jason aurait été incapable d’atteindre par lui-même, et non à Médée : inversant l’ordre chronologique, le poète met en parallèle le retour, le séjour à Aia et l’aller – auquel Médée n’a pas participé. De plus, sa participation aux deux autres épisodes n’est que l’effet de l’action d’Héra.
18La protection d’Héra fait de Jason un héros3. J’ai soutenu jadis (ibid. chapitre 7) que le nom grec du héros s’interprète comme une forme simple tirée secondairement du composé Héraclès “celui qui doit sa gloire à Héra”. Cette gloire est supérieure à celle qu’on obtient par sa seule vaillance, comme son frère Iphi-clès qui “doit sa gloire à sa force”. Or un composé * yera-k̑lewes- peut être reconstruit et interprété à partir de la comparaison avec le nom propre russe Jaroslav qui repose sur *yōro-k̑lōwo- et signifie “celui qui doit sa gloire au printemps”, jara. De même que la déesse grecque Héra (*yḗrā-) est à l’origine une divinité du printemps, comme les Heures (*yṓrā-), le panthéon russe a connu un Jarilo conservé dans le folklore sous la forme d’un mannequin de paille utilisé à la Saint-Jean.
“Gloire de la belle saison” et “conquête du soleil”
19Cette curieuse dénomination du héros peut être comparée au composé védique, lui aussi énigmatique, suar-ṣāì- “qui conquiert le soleil”, avec son dérivé súarṣāti- “conquête du soleil”, et à l’expression brahmanique saṃvatsarám āp-“obtenir l’année”, c’est-à-dire “atteindre l’immortalité”, selon les textes qui répètent cette équivalence sans jamais en donner la raison ; à ma connaissance, aucun récit indien ne permet d’en interpréter la filiation. Ces expressions reposent manifestement sur des conceptions ou sur des réalités anciennes, qui ont été mises en évidence par P. Jouët (1993 ; 2007a ; 2007b) à partir de textes celtiques dont il résume en ces termes le contenu (2012, 540) : “Vainqueur de la ténèbre, le héros gagne un lieu insulaire, ou souterrain quand la terre noire équivaut à l’obscurité, où il reçoit les marques de sa promotion : illumination solaire, faveur des Aurores, troupeaux, trésors, fleurs printanières ou fruits de l’été découverts en plein mois de novembre, gloire et renommée”.
La légende argonautique comme “conquête du soleil”
La conquête du soleil
20Or la légende argonautique fournit, elle aussi, une illustration : c’est une “conquête du soleil”. Plusieurs auteurs ont établi, à juste titre, un parallèle entre les deux phases de l’expédition et la course quotidienne du soleil. Ainsi P. Philippson (1944, 179) : à l’aller, “Argo”, qui déjà porte la “lumière” dans son nom est le brillant “bateau lumineux” qui vogue vers l’île lumineuse d’Hélios (…) et, à son retour, “le bateau lumineux Argo, comme Hélios quand il inverse sa course, va de l’est à l’ouest”. De même, R. Roux (1949, 122-123) : “Certaines comparaisons, chez Apollonios, semblent transfigurer la nef en barque solaire. Ici, le soleil lui-même donne au navire splendidement gréé l’aspect d’une flamme ardente ; là, le vaisseau évoque un épervier, planant en pleine lumière, dans les hauteurs du ciel, sur des ailes paisibles – avec la majestueuse figuration des éperviers et des faucons sacrés qui voguent dans les eaux célestes, symboles solaires des dieux et des rois. Apollonios a certainement conscience du caractère solaire des mythes qu’il met en œuvre. La nef va au pays du soleil, chez les enfants du Soleil, et sous la protection d’Apollon”. Mais le but de l’expédition est autre que symbolique. Il ne s’agit pas de figurer la marche du soleil, mais bien de le “conquérir” sous la forme de la toison d’or. Déjà, les vers 5-7 du fragment 11 (Allen 1993) de Mimnerme présentent la ville d’Aiétès comme le pays du soleil “où les brûlants rayons du rapide Soleil sont tenus en réserve dans la salle dorée au bord de l’Océan”. Le lien établi entre le Soleil et Aia “Terre” rappelle son nom indien d’Āditya “fils” d’Aditi “Terre” (Haudry 2014, 272-273) : chaque jour, le soleil sort de la terre comme un nouveau-né de sa mère.
La toison d’or et le hvarnah iranien
Le mythe avestique du hvarnah
21Le projet de Pélias correspond donc non seulement à la súarṣāti védique, mais au mythe avestique de la lutte entre le Feu divin Ātar et le “Serpent barbare” Aži Dahāka pour s’emparer du hvarnah “fortune”, conçu sous la forme d’un charisme solaire, h(u)var. C’est ici que le contraste entre le blond Jason à la peau blanche (Pindare, P., 4.82 et 98) et les Colques au noir visage (ibid. 212) prend son sens : dans le monde indo-iranien, le charisme solaire revient de droit aux Aryens et non à leurs noirs adversaires, védique dāsá-, avestique Dahāka-. Par ailleurs, comme l’a noté H. de La Ville de Mirmont (1894, 87), “le peuple qui garde jalousement la toison d’or est un peuple de race titanienne, gouverné par un petit-fils d’Hypérion. Les héros qui viennent d’Hellade pour conquérir la toison sont, presque tous, fils ou petits-fils d’Olympiens (…). La conquête de la toison peut être considérée comme une expédition des fils des Olympiens contre les petits-fils du Titan Hypérion”. L’image du bélier “qui procure le soleil”, suarvíd-, figure dans le R̥gveda 1.52.1a, où elle est appliquée à Indra. Il s’agit bien de “conquérir le soleil”, ce qui signifie d’abord “atteindre la belle saison, sortir de l’hiver”, puis “obtenir la fortune et/ou le statut de héros”.
Le bélier du hvarnah
22Le hvarnah prend la forme d’un bélier dans la légende perse d’Ardešir du Livre des Rois de Firdousi (trad. J. Mohl 1877), rapprochement déjà proposé par A. H. Krappe (1928). Fuyant le roi Ardewan, son vassal Ardešir et la favorite qu’il enlève sont suivis par un énorme bélier qui incarne la “dignité royale des Kayanides”, c’est-à-dire le hvarnah de la dynastie. Quand il l’apprend, Ardewan renonce à la poursuite ; Ardešir devient roi et conquiert la Perse tout entière. J. Orgogozo (1949, 20) établit le lien avec la légende argonautique : “Un peu plus tard, au cours d’une phase critique de cette conquête, le bélier manifeste une fois de plus sa protection sur Ardešir en venant chercher son protégé en péril pour l’emmener sur son dos, tel Phrixos, loin de ses ennemis qui le cernent”.
La toison d’or et l’agneau des Atrides
23Le prétexte invoqué par Pélias est de satisfaire une demande du défunt Phrixos (p. 115), “rapporter l’épaisse toison du bélier”. Il souhaite faire bénéficier son pays natal du talisman solaire qu’il a abandonné à des étrangers. R. Roux (1949, 279) rappelle le lien entre l’or et la fortune royale dans la Grèce archaïque : “Tout était préparé, dans ces cours formées à la magie de l’or, pour admettre la possibilité de présents divins sous la forme plus spéciale et plus étrange d’un animal vivant”. Et il en donne l’exemple du bélier d’or des Atrides : “C’est Hermès, le dieu des mystères du bélier, qui fait naître un agneau d’or dans les troupeaux royaux d’Atrée. Ce phénomène déchaîne à Mycènes un festival enthousiaste en l’honneur du roi”. A. Moreau (1994, 144) précise : “La toison d’or est doublement liée à la souveraineté : Jason n’obtiendra le royaume d’Iolcos que s’il la ramène à Pélias ; Aiétès perd le royaume d’Aia une fois que Jason a pris possession du talisman : il est détrôné par son frère Persès”. Notons en passant que chez Apollodore, Ep., 2.10, il s’agit d’une brebis.
24Cette conception semble avoir été partagée par les Étrusques, comme en témoigne Macrobe, Sat., 3.7.2 (trad. Guittard, La roue à livres) commentant Virgile, B., 4.43-44 : “Selon la tradition transmise dans les livres sacrés des Étrusques, si cet animal a pris sur sa toison une couleur inhabituelle, c’est, pour celui qui détient le pouvoir, le présage d’une félicité qui l’accompagnera dans toutes ses entreprises. Il existe sur ce sujet un livre de Tarquitius traduit du Traité étrusque des prodiges. On y relève le passage suivant : ‟ Si la toison d’une brebis ou d’un bélier se parsème de taches de pourpre ou d’or, c’est l’annonce, pour le chef de l’ordre ou de la nation, d’une prospérité accompagnée du plus grand bonheur ; la nation accroît sa descendance dans la gloire et la rend plus heureuse”.
25C’est aussi pourquoi Jason et Médée utilisent la toison comme couverture lors de leur première union, que A. Moreau (1994, 149) considère “comme un hieros gamos, un mariage sacré, récompense des épreuves réussies”. Mais, comme l’agneau d’Atrée, elle confère une fortune qui ne dure pas : également fondée sur le cycle annuel, la Médée maléfique est tout aussi ancienne que la Médée bénéfique.
Hermès et l’agneau des Atrides
26Selon un passage de l’Oreste d’Euripide, vers 995, λόχευμα… Mαɩάδος τόκου que cite J. Orgogozo (1949, 11), Hermès serait le père de l’agneau d’or. Rôle insolite, et peu vraisemblable. Mais si l’on admet, avec P.-L. Van Berg (2001), qu’Hermès est à l’origine un Feu divin (un “Feu trickster”, analogue au Loki scandinave, comme je tenterai de le montrer, J. Haudry (à paraître), il agit ici non comme père, mais comme “Feu de la procréation” (J. Haudry 2009, 353, 359, 397). Ce qui correspond à la traduction de L. Méridier (CUF) : “la bête que fit naître… le fils de Maia”.
La toison d’or et l’égide hittite
27C. Watkins (2000) a rapproché la toison d’or de l’égide hittite KUŠkuršaš qui est une peau, comme le confirme le sumérogramme, et son qualificatif warḫui- “poilu, velu, hirsute” indique une toison, semblable à l’égide grecque, qui est une peau de chèvre. Repris par Valérie Faranton et Michel Mazoyer dans leur article qui figure dans le présent recueil, le rapprochement se fonde sur trois concordances précises. L’égide hittite est suspendue à un arbre toujours vert (GIŠeya-) comme l’est la toison à un chêne (ci-dessus p. 110) ; elle représente la fortune du roi dans le mythe de Télépinu, comme le hvarnah avestique (p. 113), mais le roi peut la perdre, comme le Yima avestique perd son triple hvarnah ; elle est associée, comme la toison d’or, à deux déplacements en sens inverse.
L’âme de Phrixos
28Mais, dans la version de Pindare, Phrixos souhaite aussi, selon Pélias, que son âme revienne en Thessalie. E. Rohde (1898 II, 207 n. 2) mentionne ce passage en parallèle avec d’autres où l’âme d’un mort est ramenée ou évoquée des Enfers, mais aucune version de la légende ne prête à Jason une descente dans l’Hadès ou un rôle de nécromancien, ψυχαγωγός. Dans son article Argonautai du DNP, F. Graf recourt à une formulation surprenante : “Phrixos demande qu’on ramène son âme entrée dans la toison d’or par les funérailles de la peau en Colchide”. Mais il est inhabituel en Grèce qu’une âme humaine entre dans la peau d’un animal. Si l’âme de Phrixos s’identifie à la toison du bélier, c’est que Phrixos s’identifiait au bélier. Son nom, Φρῖξος, se fonde, avec le changement accentuel caractéristique des noms propres, sur l’adjectif φρɩξός “hérissé”, qualificatif dont le sens rappelle celui de l’adjectif hittite warḫui- (p. 115). Il semble donc avoir été un bélier, comme le bélier d’or d’Atrée (p. 113) et comme l’Agni indien dont L. Renou (1947, 494) indique que dans son iconographie “il chevauche un bélier (ou est lui-même bélier)”. L’identification de Phrixos au bélier est confirmée par les documents figurés montrant Hellé seule sur un bélier cités 116 Jean Haudry par L. Radermacher (1943, 182, n. 429). Ces observations rendent une certaine crédibilité à l’interprétation des images d’Hellé seule sur le bélier qui, en raison de ce que nous savons par ailleurs de sa légende, sont considérées – peut-être à tort – comme suspectes (LIMC VII 1, 403).
29Ce bélier est le feu, dont le soleil est la forme céleste, et qui symbolise la fortune. Fils de Néphélé “nuage”, c’est un feu des eaux célestes, comme l’or de sa toison est un feu des eaux terrestres, et comme le hvarnah avestique (p. 113). Dans cette hypothèse, Pindare ne serait pas l’inventeur de ce motif comme on le croit généralement4.
30Quand Médée donne à Jason la drogue qui le rendra invulnérable, le poète ajoute, 3, 1015-1016 : “C’est toute son âme même qu’elle aurait arrachée alors de sa poitrine pour la lui donner, s’il l’avait voulue”. Mais il ne s’agit là que d’une comparaison et non, comme pour l’âme de Phrixos, d’une identification.
Héra, Héraclès et Jason
Héraclès, Jason et les Argonautes
31Selon C. Robert (1921, 765), le mythe de la toison d’or constitue “un parallèle ou plus vraisemblablement une réfection du mythe de l’arbre des Hespérides”. De fait, les pommes et la toison ont en commun l’or, symbole du soleil (p. 113) et de la fortune (p. 113). Ce qui confirme que l’expédition est une quête du soleil, et signifie que Jason est sinon un autre Héraclès, du moins un héros.
32La position d’Héraclès face aux Argonautes est ambiguë. Dans plusieurs versions de la légende, il n’appartient pas à leur groupe, et là où il en fait partie au départ, comme dans celles d’Apollonios et d’Apollodore, il le quitte avant l’arrivée en Colchide. Selon Apollonios, Arg., 1, 332-347, c’est lui que les Argonautes voulaient élire comme chef, mais il refuse et impose Jason. Dans la version de Pindare, il est le premier à répondre à l’appel. Héraclès représente le héros par excellence, celui qui deviendra dieu alors que Jason restera mortel. Jason s’illustre par une épreuve unique, la conquête de la toison d’or ; Héraclès s’immortalise par ses “douze travaux”, c’est à-dire par la “conquête de l’année” (p. 111), et n’a donc rien à gagner dans l’expédition, comme le fait observer Glaucos, quand Héraclès est parti à la recherche d’Hylas, Arg., 1, 1315-1320 : “Pourquoi, contre la volonté du grand Zeus, tenez-vous à emmener le courageux Héraclès dans la ville d’Aiétès ? Son destin est d’aller en Argolide achever à grand peine tous ses douze travaux, puis d’habiter au foyer des immortels, quand il aura fini le peu qu’il lui en reste. N’ayez donc point de regret à son sujet”. Mais surtout c’est un héros dont les relations avec Héra sont à l’opposé de la faveur dont jouit Jason. Ce point est abordé dans les Argonautiques orphiques, où Jason propose également qu’Héraclès prenne le commandement, v. 296-298 (trad. F. Vian, CUF) : “Mais le sage prince ne se laissait point persuader : il savait que le dessein d’Héra favorisait le fils d’Aison et qu’elle lui réservait une grande gloire dans les générations à venir”. R. Roux (1949, 32) suppose qu’il était initialement le chef des Argonautes, mais c’est peu probable en raison de ses mauvais rapports avec Héra.
Les deux visages de la Belle saison
33Il y a en effet deux façons de devoir sa gloire à la Belle saison : on peut être, comme Jason, le protégé d’une Belle saison amicale, celle qui revient d’elle-même au moment voulu, ou affronter victorieusement une Belle saison hostile, celle qui semble refuser de revenir ; c’était probablement le cas d’Héraclès avant qu’Héra ne devienne l’épouse du dieu suprême. L’Inde védique offre un parallèle avec Uṣas, l’Aurore, qui n’est pas seulement l’aurore quotidienne, mais aussi l’aurore de l’année, donc le printemps. Si ses hymnes ne connaissent qu’une Aurore bienveillante à laquelle ils adressent louanges et prières, quelques passages des hymnes à Indra mentionnent une Aurore hostile dont il brise le char et qu’il met en fuite. La signification de cet épisode a été vue déjà par A. Bergaigne (1878-1883 II, 192-193) : “Le combat contre l’aurore (...) doit être également, si étrange que la chose puisse sembler à première vue, un combat pour la lumière (...). C’est que le phénomène qui annonce, plutôt qu’il ne fait le jour, semble parfois le retarder par sa trop longue durée”. Et il conclut : “Ainsi, l’aurore que combat Indra est une aurore trop lente et que sa lenteur fait assimiler à la nuit”. A. Bergaigne omet de préciser que de telles considérations ne s’appliquent pas à des réalités locales et contemporaines, mais elles sont naturelles quand on sait que les poètes védiques ne s’inspirent pas uniquement de l’actualité, mais aussi et surtout de la tradition. La “bonne Aurore” elle-même, celle des hymnes à Uṣas, est ambiguë : elle apporte une nouvelle vitalité avec le renouveau annuel de la belle saison, R̥gveda 1.48.10 ; 113.6-7 ; 7.77.5 ; 80.2, mais aussi fait vieillir et rapproche de la mort, 1.92.10-11 ; 124.2, car elle ouvre une nouvelle année.
L’ambiguïté des épreuves
34À propos de l’affrontement des Argonautes avec les Géants, fils de Gaia, suscités par Héra, Arg., 1.985-1011, on peut avec H. de La Ville de Mirmont (1894, 36) “s’étonner que la déesse qui protège Jason d’une manière si constante expose les Argonautes à une lutte aussi dangereuse”. Mais les épreuves sont indispensables à la qualification du héros (p. 120). Cette observation vaut aussi pour celles d’Héraclès : avant de manifester la haine d’Héra contre lui, elles sont la condition de son héroïsation.
Héra, Jason et Médée
35Les deux raisons de la faveur d’Héra pour Jason sont indiquées incidemment dans un passage où elle demande à Aphrodite de convaincre Éros d’inspirer à Médée de l’amour pour Jason, 3.61-75 : “Celui-là, même s’il devait naviguer vers l’Hadès pour délivrer sous terre Ixion de ses chaînes de bronze, je le protégerais de toute la force de mes bras, pour que Pélias ne se rie pas de moi en évitant son sort funeste, lui qui, dans son arrogance, m’a privée de l’honneur des sacrifices. D’ailleurs, auparavant déjà, Jason m’était très cher, depuis que, près des eaux de l’Anauros en forte crue, alors que j’éprouvais la droiture des hommes, il vint à moi au retour de la chasse. La neige poudrait toutes les montagnes et leurs hautes cimes ; de leurs flancs descendaient les torrents en cascades grondantes. J’avais pris l’aspect d’une vieille : il eut pitié de moi, me prit lui-même sur ses épaules et me portait sur l’autre rive à travers l’eau qui dévalait. Voilà pourquoi je ne cesse d’avoir pour lui la plus grande estime. Mais Pélias ne pourra me payer son insulte si jamais tu ne lui octroies pas le retour”. Comme on l’a signalé ci-dessus, chez Apollonios, la faveur d’Héra pour Jason s’explique aussi (surtout ?) par la haine qu’elle porte à Pélias qui lui a refusé les honneurs qui lui sont dus, Argonautiques 1.14 : il sacrifie à son père Poséidon et aux autres divinités, à l’exception d’Héra, et selon Apollodore, 1.92, il avait antérieurement tué sa belle-mère Tyro près de l’autel d’Héra. C’est pourquoi elle tient au succès de l’entreprise des Argonautes, 3.817. Mais une fois parvenue à sa vengeance, grâce à Médée, qui, au cours du récit, apparaît comme son instrument, voire son double humain, Jason cesse de l’intéresser. De son côté, après quelques années de bonheur, Jason se sépare de Médée qui se venge cruellement et s’enfuit dans les airs sur son char solaire : c’est dire, dans la forme première de la légende, que la belle saison s’en est allée : comme l’ont supposé plusieurs auteurs auxquels renvoie L. Séchan (1927, 237), Médée est un double d’Héra5. Le meurtre des enfants par leur mère reflète une légende antérieure transmise par Pausanias, 2.3.8, qui la tient d’Eumélos, poète du viiie-viie s. : initialement, Médée aurait tenté de les immortaliser à leur naissance en les déposant dans le temple d’Héra à Corinthe, mais la tentative aurait échoué, peut-être, selon L. Radermacher (1943, 230), du fait de Zeus auquel Médée s’était refusée, et Jason se serait séparée d’elle en raison de cet échec (C. Picard 1932) ; c’est probablement à Eumélos que remonte la fin de l’histoire, localisée à Corinthe.
Médée, Déméter et Hécate
Médée et Déméter
36Médée a aussi des traits communs avec Déméter : elle tente en vain d’immortaliser, elle utilise un char attelé de dragons ailés. L’une et l’autre s’unissent à des mortels dont les noms sont proches (p. 110). Rappelant ces données, A. Moreau (1994, 108-109) en conclut que Médée est une hypostase de Déméter, ce qui est probable, mais aussi qu’il s’agit de la Terre-Mère. De fait, la Déméter chthonienne (Pausanias 2.35.5 ; 3.14.5) est proche de la Gaia infernale (Esch., Pers., 629-645), mère du dragon qui garde la Toison d’or et des Géants de fer que fauche Jason (H. de La Ville de Mirmont 1894, 81). Si le premier terme du composé qui la désigne se retrouve en second terme dans le nom de Poséidon (NIL 94 n. 44), dont la forme première devait être Ποτεɩδᾶς “époux de la Terre” : Déméter peut être une correspondante de la “Mère de la Terre”, divinité funéraire des chansons mythologiques lettonnes. Sa légende principale, qui l’associe à sa fille Perséphone, épouse du dieu des Enfers Hadès, est centrée sur le cycle annuel, ce qui la rapproche d’Héra Belle saison.
Médée et Hécate
37Dans les Argonautiques, c’est d’Hécate que Médée est la plus proche comme le souligne H. de La Ville de Mirmont (1894, 139) : “Si Médée se distingue parmi les magiciennes, c’est grâce à sa communication intime avec Hécate”. Mais cette proximité n’implique pas une parenté ancienne, comme Héra et Déméter : elle se fonde uniquement sur son activité, comme pour les magiciennes de Théocrite.
Autres divinités protectrices des Argonautes
38La dévotion à Héra n’est pas exclusive : les Argonautes sont également sous la protection d’Athéna Iasonia, qui a présidé à la construction d’Argo, et qu’Apollonios, Arg., 1.300, qualifie de “camarade” et d’Apollon Argôos et Iasonios (scolie à Arg., 1.966) ; mais cette indication s’est introduite tardivement dans la légende (Moreau 1994, 163). Comme l’indique H. de La Ville de Mirmont (1894, 434 sq. et 476) Athéna intervient comme déesse technicienne et Apollon comme le dieu solaire qu’il est devenu, “la conquête de la toison d’or étant, dans les légendes primitives, un mythe solaire” (ci-dessus p. 111).
39La relation de “camaraderie” évoque à la fois le “compagnonnage” et la “divinité d’élection” de la société héroïque (p. 124).
Traverser l’eau de la ténèbre hivernale
La traversée du torrent
40Dans les Argonautiques, la traversée de l’Anauros (“torrent”) par Jason est mentionnée à deux reprises. La première, 1.8-11, avant de se présenter à Pélias : “Jason, en traversant à pied le cours de l’Anauros grossi par l’hiver, sauva de la boue l’une de ses sandales, mais laissa l’autre au fond, prise par le courant”. La seconde fois, 3.66-75, en portant Héra dont il a ainsi gagné la faveur. Il est probable que les deux récits se rapportent à un seul et même événement : Jason rentre de la chasse, en soirée ; arrivant à l’Anauros, il rencontre Héra, qu’il aide à traverser, et perd une sandale ; le matin suivant, il rencontre Pélias. Dans cette hypothèse, la traversée a lieu la nuit. L. Radermacher (1943, 185) et à sa suite F. Vian et E. Delage (2002, 113) la comparent à la légende de Saint Christophe. Or cette légende est l’un des premiers exemples retenus pour mettre en évidence, à l’appui d’une formule védique qui les réunit, un groupement hérité de quatre notions : “traverser l’eau de la ténèbre hivernale”6. Si l’on compare les exemples les plus proches de celui qui figure dans notre texte, le conte de Noël islandais que mentionne L. Radermacher (1943, 185 : Grettir porte une fermière et sa fille à travers une rivière en crue un soir de Noël), la légende de Saint Christophe (qui se situe “une nuit d’hiver”) et celle de Saint Julien l’Hospitalier, il apparaît que l’épreuve a un sens précis : elle qualifie celui qui l’accomplit pour l’héroïsation (après son exploit, Grettir affronte victorieusement le troll) et, dans les deux légendes chrétiennes, la sainteté. La contre-épreuve est apparue depuis lors avec l’interprétation de la légende d’Héro et Léandre : la traversée, qui a lieu ici aussi de nuit et en hiver, peut aboutir à un échec7. Quand elle réussit, la traversée de l’eau de la ténèbre hivernale ouvre la voie de la “conquête du soleil”, la súarṣāti védique, la toison d’or, et celle de la belle saison : l’héroïsation. Celle qu’a accomplie Jason ne lui a pas seulement valu la faveur d’Héra : elle l’a qualifié pour son exploit.
La traversée de la nuit sur la mer hivernale
La “nuit sépulcrale” des Argonautes
41L’événement que narre Apollonios 4.1689 sq., se situe deux jours avant le retour des Argonautes donc, selon les calculs de F. Vian et E. Delage (2002, 13) vers la mi-novembre. Alors qu’ils naviguent au large de la Crète, ils sont plongés soudain dans une nuit “sépulcrale” dans laquelle ils ne voient ni la lune ni les étoiles, et qui leur donne l’impression d’être dans l’Hadès. Mais Jason invoque Apollon, qui envoie “une éblouissante clarté”.
42Comme l’observent F. Vian et E. Delage (2002, 67), “la version de Conon (26 F 1, 49 Jacoby) diffère sensiblement. Le navire est pris dans la tempête et non dans les ténèbres ; Apollon ne se borne pas à faire apparaître Anaphé, il la fait surgir du fond de la mer”. Les Argonautiques orphiques les réunissent en deux vers, 1353-1354 “assaillis par le flot hurlant du large, écrasés soudain sous une chape de noires nuées”. Il est probable que les différents auteurs n’ont retenu qu’une part des épreuves qui comportaient à la fois la tempête hivernale et l’obscurité, comme dans le parallèle anglais.
Un parallèle anglais : L’errant
43Cet épisode peut être rapproché d’une élégie anglaise du xe s., L’errant (J. Haudry 1997 a), dont le personnage est un “solitaire”, un homme sans famille ni seigneur, qui obtient par ses prières la grâce de Dieu après avoir longtemps souffert “à agiter de ses mains la mer froide comme le givre”. Par fierté, il a supporté en silence pendant plusieurs années son malheur qui l’a conduit “à naviguer angoissé par l’hiver sur l’eau glacée des vagues”, se rappelant le bon temps, “la floraison estivale de la terre”, comme si la terre se confondait avec l’été, la mer avec l’hiver. Pendant son sommeil, il rêve au bonheur perdu et, à son réveil, il se trouve “au milieu de la mer hivernale, sur laquelle tombent mêlés givre, neige et grêle”. Ce qui ravive son chagrin, “enténèbre” son cœur, et le conduit à réfléchir sur le caractère éphémère de l’existence. Avec les années on acquiert la sagesse, on apprend à supporter l’adversité : toute prospérité passe et “s’obscurcit sous le casque de la nuit”, comme si elle n’avait pas existé : “à la belle saison succède l’hiver”. Conclusion : il faut accepter son sort et n’attendre de consolation que du Père céleste. La miséricorde divine est un port dans lequel l’exilé retrouve une “floraison estivale” non plus terrestre, mais céleste : la notion chrétienne de salut remplace la notion antérieure d’héroïsation.
L’héroïsation collective des Argonautes
44Reste à dégager la signification de l’épisode. Il ne concerne évidemment pas Jason, qui a derrière lui non seulement la “traversée” préalable à l’exploit, mais l’exploit qui l’a “héroïsé”. De plus, il a eu, dans la version de Simonide, Phérécyde et Lycophron que cite A. Moreau (1994, 137), une seconde naissance dans laquelle, par l’opération de Médée, “tué, dépecé et bouilli, il ressortit du chaudron plus vigoureux”. Il concerne les Argonautes dans leur ensemble, à l’exception d’Héraclès, pour qui l’héroïsation était superflue ; c’est pourquoi, comme on l’a vu, il est censé avoir quitté très tôt le groupe. C’est ainsi que les Argonautes ont constitué la première génération de l’âge des héros. Pindare, P., 4.184 sq., établit un rapport entre Héra et l’héroïsation des Argonautes : “Héra allumait dans le cœur de ces demi-dieux le doux désir irrésistible qui les menait au navire Argo. Aucun d’eux ne voulait laisser sa jeunesse se flétrir sans péril, en restant auprès de sa mère ; tous ces jeunes gens, au prix même de la mort, rêvaient de conquérir ensemble la gloire qui sauve le souvenir des vaillants”. Mais Apollonios attribue le miracle à Apollon, dieu des confréries de ces “jeunes guerriers” que sont les Argonautes.
45Comme l’a montré A. Moreau (1994, 118), l’expédition aboutit pour eux à une nouvelle naissance grâce à Argo qui les a “portés dans son ventre” (Apoll., Arg., 4.1326-1327 ; 1353-1354 ; 1372-1374) : “Apollonios considère tout le voyage des Argonautes comme l’histoire d’une gestation. Le débarquement final sur la côte de Pagases est l’accouchement et la renaissance des héros”. Ils sont initiés par Argo comme Jason l’a été par le centaure Chiron et comme lui, au terme de leur initiation, ils ont “traversé l’eau de la ténèbre hivernale”.
46Comme l’observe H. de La Ville de Mirmont (1894, 383), Héra n’intervient pas dans l’épisode parce qu’elle se désintéresse de leur sort, une fois accomplie l’union de Jason et Médée : “une fois le mariage consommé, qui assure sa vengeance, Héra abandonne Jason”. Mais la raison initiale est que la “traversée” n’est qu’un préalable à l’héroïsation à laquelle elle préside.
Chronologie de la légende
47Comme le rappelle L. Radermacher (1943, 166), “la légende a une longue histoire au cours de laquelle elle a été soumise à des intérêts divers, à toutes sortes d’influences qui l’ont enrichie ou modelée. Dans les temps historiques, elle est liée aux débuts de la navigation maritime des Grecs. Mais elle a aussi une longue préhistoire. Si l’on considère sa formation, la légende se répartit entre cinq strates : la plus ancienne est l’héritage paléolithique des “contes merveilleux” ; suivent les trois périodes, précédemment définies (Haudry 1997b) de la tradition indo-européenne ; enfin, chaque version reflète en partie les réalités de son temps.
48– Une part des données, qui proviennent de motifs de contes, est antérieure ou extérieure à la tradition indo-européenne, même si certains motifs y ont été secondairement intégrés. Leur présence a été signalée par C. Ploix (1894), mais faute des répertoires dont nous disposons aujourd’hui, cet auteur les a envisagées de façon globale et exclusive. Une synthèse en a été établie par W. Fauth (1975), qui a retenu et identifié neuf composantes de la légende : 1) la fuite de Phrixos et Hellé persécutés par leur marâtre Ino (AT 450, KHM 11) ; 2) l’oracle mettant en garde contre l’homme à l’unique sandale (“Hüte-dich-Motiv”) ; 3) la traversée de l’Anauros (AT 480, KHM 24) ; 4) la mission impossible imposée par Pélias à Jason (KHM 63) ; 5) la construction d’Argo à la proue qui parle et son équipage de héros aux particularités insolites (AT 513, KHM 71, 129, 134) ; 6) la navigation (motif du voyage à la recherche du trésor et de la fiancée) ; 7) les trois épreuves imposées par Aiétès à Jason (motif des tâches impossibles ; motif de l’aide féminine, AT 313 A, c ; KHM 51, 56, 186) ; 8) enlèvement secret de la toison et de Médée (motif de la fuite magique AT 313, KHM 113) ; 9) rajeunissement d’Aison par Médée (KHM 126). Une liste est fournie également par A. Moreau (1994, 251-270). Certains de ces motifs de contes se sont intégrés à la tradition indo-européenne : le bateau Argo qui pense et parle est la contrepartie des images védiques de la parole comme “bateau des pensées”, RV, 1.46.7a nāvāì matīnāìḿ, du “bateau éloquent”, 2.16.7a nāìvam vacasyúvam.
49Comme plusieurs Argonautes portent des noms d’animaux, ou dérivés de noms d’animaux, comme Lunkeús “Lynx”, Korônos “Corneille”, Autόlukos “Loup”, K. Meuli (1921) a cru trouver à la base de la légende un conte merveilleux dont les principaux acteurs étaient des animaux qui aident le héros, mais son hypothèse a été contestée par L. Radermacher (1943, 208 sq.). Le cycle d’Ilmarinen du Kalevala (ibid. 214 sq.) n’est pas à l’origine de la légende argonautique, mais a puisé à la même source dans la région de la Mer Noire.
50La médecine que Jason a apprise du centaure Chiron et dont il tire son nom (p. 110), mais qu’il n’exerce pas dans ce que nous connaissons de la légende, est une donnée antérieure à sa constitution. Le couple qu’il forme avec Médée qui, elle aussi, lui doit son nom (p. 111), est donc originel. Cette situation a un parallèle dans le Chant de Sigrdrífa eddique, strophe 4 : à son éveil, la valkyrie demande aux dieux et aux déesses des “mains guérisseuses” pour Sigurd et pour elle, alors que dans leur légende ni l’un ni l’autre n’exerce la médecine. On notera en passant que les “mains guérisseuses” sont également à la base du nom du centaure Chiron et de la pratique des “rois thaumaturges” qui a survécu dans l’Europe médiévale et moderne.
51– Tout cela donnerait à la légende, même si certains de ses représentants reflètent en partie la typologie des contes de V. Propp8, l’aspect d’un centon, si elle n’avait été pourvue de sens à partir de notions typiques de la première période de la tradition indo-européenne.
52Le cœur de la légende argonautique est une “quête du soleil”, comme la súarṣāti védique, figurée par celle de la toison d’or, grâce à laquelle Jason, protégé d’Héra “Belle saison” devient un héros. Son héroïsation est précédée d’une “traversée de l’eau de la ténèbre hivernale” qui lui vaut la faveur de la déesse. Ce schéma traditionnel se reproduit à la fin de l’expédition au bénéfice de l’ensemble des Argonautes. Tout cela relève de la “religion cosmique” fondée sur le cycle annuel des régions circumpolaires, ne correspond à aucune réalité locale et contemporaine, et repose uniquement sur la tradition.
53Pindare insiste sur la blondeur de Jason, P., 4.82 “Il n’avait pas laissé couper les boucles magnifiques de sa chevelure ; elles incendiaient son dos”, et sur la blancheur de sa peau, ibid. 98, contrastant avec celle des Colques “au noir visage”, ibid. 212. Peut-être confond-il les Colques de Colchide avec ceux du sud de l’Inde. Mais ces couleurs sont symboliques, et le symbolisme s’applique au cycle annuel : Jason est blond comme Xanthos, les Colques noirs comme Mélanthos dans la transposition historique du combat rituel qui oppose le représentant de la belle saison à celui de l’hiver (Pausanias 7.1.9 ; 8.18.7).
54Cette présence du cycle annuel au cœur de la légende argonautique peut être mise en rapport avec les noms des protagonistes, Jason et Médée, qui se rattachent à la médecine (p. 110). On peut en rapprocher la légende irlandaise de la tombe du dieu médecin irlandais Míach “boisseau” sur laquelle poussent trois cent soixante-cinq plantes9. D’autre part, les Jumeaux divins sont initialement les médecins du Ciel diurne, auquel ils rendent la vue10.
55À cette période se rattachent les vestiges de filiation matrilinéaire qu’a relevés R. Roux (1949, 196 chez les Argonautes) : “Ils sont liés par une ascendance féminine (…). C’est la mère, héritière d’anciennes dynasties, qui transmet l’illustration à ses fils (…). Deux Argonautes figurent dans la société à titre d’oncles maternels de compagnons plus jeunes qui sont Jason et Méléagre”.
56– Sous ses diverses formes, la légende conserve aussi des données qui remontent à la deuxième période de la tradition indo-européenne.
57Le cadre social, celui de la Grèce archaïque, maintenu pour l’essentiel par les auteurs d’époques plus récentes, est celui de la société des quatre cercles et des trois fonctions. La “quête du soleil” est devenue une “quête de la fortune” qui lui est liée (le hvarnah avestique). Les protagonistes, Jason, Pélias, Aiétès, sont des rois tribaux comme ceux de cette deuxième période de la tradition indo-européenne, celle où le roi, initialement “possesseur de lumière” (J. Haudry 2009 b, 424) est le chef de la tribu, *tewtā- ; il n’a pas de suzerain, car il n’y a pas encore de “roi des rois”. Ces royautés sont lignagères et les lignages royaux ont une origine divine : Aiétès est fils du Soleil, Pélias est fils de Poséidon, Jason descend d’Éole. Les trois fonctions apparaissent dans la version de Pindare avec l’arrangement que propose Jason à Pélias, P., 4.147 sq. (trad. Puech, CUF) : “Je t’abandonne les brebis et les troupeaux de bœufs roux, avec tous les champs que tu cultives et qui engraissent ta richesse, depuis que tu les as dérobés à mes parents. Peu importe que tous ces biens accroissent ta prodigieuse fortune ! Mais le sceptre du monarque et le trône où siégeait jadis le fils de Créthée, pour rendre la justice à son peuple de cavaliers, cela, sans aucun différend entre nous, rends-le moi, de peur que ne vienne à surgir encore à ce propos quelque fâcheuse discorde”. Jason imagine qu’il est possible de séparer la troisième fonction des deux autres, alors que traditionnellement le roi réunit en lui les trois fonctions dont il fait la synthèse. Même si Pélias l’avait accepté, l’arrangement était voué à l’échec, comme le montre le parallèle du partage que Plutarque prête à Numitor, grand-père de Romulus et Remus, et Amulius, leur grand-oncle, Vie de Romulus 3 (trad. Flacelière, CUF) : “Amulius ayant fait deux parts de leur héritage et mis d’un côté la royauté, de l’autre les biens et l’or rapporté de Troie, Numitor choisit la royauté ; Amulius eut les richesses, et, devenu de ce fait plus puissant que Numitor, lui enleva facilement la royauté”. Ce conflit latent entre les deux premières fonctions et la troisième, symbolisée dans le monde indo-iranien par la guerre perpétuelle entre les *daivāìs, divinités des “migrants pauvres” et les *ásurās, divinités des “riches installés”, selon la conception de J. C. Heesterman (1985 ; 1993), aboutira plus tard à une réconciliation au terme de la “guerre de fondation”, qui est une innovation italo-germanique. Il existe deux versions principales, avec des intermédiaires, des relations politiques entre Jason et Pélias. Hésiode, Th., 995-996 (trad. Mazon, CUF) qualifie Pélias de “roi terrible (…) insolent, furieux et brutal”, ce que confirme le fragment 11 (Allen 1993) de Mimnerme, mais ni l’un ni l’autre ne se prononce sur sa légitimité. Chez Pindare, Pélias est un usurpateur et un voleur. Mais pour Apollonios 1.900-903, Jason n’aspire qu’à vivre sous l’autorité de Pélias, qu’il semble donc considérer comme acceptable, sinon comme légitime. Selon Apollodore 1.134, il lui remet la toison d’or à son retour, en attendant de régler ses comptes avec lui, ce dont Médée se chargera. Deux de ces trois versions correspondent à des conceptions attestées par ailleurs des relations entre “migrants pauvres” et “riches installés” : la guerre perpétuelle entre les représentants des * daivāìs et ceux des * ásurās (Inde brahmanique depuis le R̥gveda récent, Iran mazdéen) ; la réconciliation (la “guerre de fondation” italo-germanique). Le R̥gveda ancien reflète un état de la société antérieur au conflit. On comprend par là pourquoi Acastos, fils de Pélias, s’est rallié à Jason, contre la volonté de son père, Arg., 1.321-323 : c’est un exemple du conflit entre la solidarité du compagnonnage (et de la classe d’âge) contre la solidarité lignagère. Ce conflit se manifeste dans la transmission de la royauté, comme l’a montré R. Roux (1949, 334) : “Ce sont certains caractères de la vocation à cette royauté que fait ressortir le dialogue entre le vieux roi et l’élève du centaure. La poésie celtique aime à opposer à la dévolution légale des biens royaux l’élévation au pouvoir par la communion avec les forces libres de la nature, “celles des bois et des mers, hors des terres et des parents” dont les mystères sont décrits par les fianna, formes celtiques des sociétés centauriques du monde égéen. Le dialogue de Pélias et de Jason met très précisément en scène, à propos de la Toison, cette manière aventureuse, “centaurique”, de devenir roi”.
58– L’essentiel de la légende argonautique a pour cadre la société héroïque de la fin de la période commune et de celle des migrations. Le comportement de Médée qui trahit son père, son lignage, son peuple et tue son frère par amour pour un étranger est scandaleux au regard de la société lignagère, et elle en a conscience au point de penser au suicide. Mais sa fidélité au groupe auquel elle s’est intégrée et d’abord à son chef fait d’elle, dans cette société du libre choix, une “héroïne” irréprochable. Elle est effectivement “héroïsée” dans la tradition selon laquelle elle est admise aux Champs Élysées où elle devient l’épouse d’Achille.
59Le bateau des Argonautes, nommé Argo, est construit par un charpentier nommé Argos, deux noms étroitement liés à l’adjectif ἀργός qui signifie à la fois “blanc brillant” et “rapide”. Le premier sens est à exclure, car l’Argo n’a pas cette couleur insolite pour un bateau : les Argonautiques orphiques, v. 1203, mentionnent sa “proue noire”. Dans plusieurs versions, dont celle d’Apollonios, il n’est pas plus rapide qu’un autre, puisque ceux des Colques le rattrapent ; s’il échappe aux Symplégades, c’est grâce à Athéna. L. Radermacher (1943, 201) mentionne également ses fréquentes escales. Peut-être l’était-il antérieurement, à moins qu’il faille partir du sens d’“héroïque”, comme son correspondant vieil-irlandais arg : Argo serait le “bateau des héros”.
60L’équipage de l’Argo constitue un compagnonnage d’hommes venus de toute la Grèce (Robert 1921, 779), un Männerbund, lié à son seigneur par des liens contractuels de fidélité personnelle : ils l’ont choisi, il les a acceptés. Selon les termes de R. Roux (1949, 31), “Les Argonautes formaient (…) une vaste association sacrée de compagnons égaux comme les chevaliers de la Table Ronde”. Et ils sont à plusieurs reprises qualifiés de “jeunes” alors que certains d’entre eux, comme Orphée, ne le sont plus. C’est pourquoi ils sont sous la protection d’Apollon, dieu des confréries de jeunes hommes. Mais il est diverses formes de compagnonnage. Contrairement aux latrones Romuli, la confrérie des Argonautes a un caractère aristocratique. R. Roux (1949, 175) la rapproche des fianna irlandaises, dans lesquelles les activités physiques s’accompagnent d’activités littéraires et artistiques. D’où la présence d’Orphée qui “avec toute la variété de ses cantilènes incantatoires (…) confère à la société argonautique un lien extrêmement puissant, celui du rythme, témoignage et évocation d’unité (…). Jason est nommé ὄρχαμος, chef de danse, maître de chœur ; on pense ici aux Maruts, chanteurs et danseurs”.
61Selon Apollodore 1.112, le groupe inclut une femme, Atalante, que, selon Apollonios 1.772-773, Jason refuse. L’indication doit être ancienne : les Maruts ont avec eux une femme, Rodasī.
62Jason jouit, à titre personnel, de la protection d’une divinité d’élection, Héra. Même si, comme on l’a vu, ce lien remonte bien plus haut dans la préhistoire de la légende, il est typique de la société héroïque : Jason est le protégé d’Héra comme Ulysse d’Athéna, Achille de sa mère Thétis, Énée de sa mère Aphrodite.
63Les “contempteurs des dieux” typiques de cette période y sont représentés en la personne d’Idas, qui déclare, Arg., 1.466-468 : “J’en fais serment par cette lance impétueuse qui me fait gagner au combat plus de prestige que tout autre – et Zeus même ne me sert pas autant que ma lance”, et, peu après, se moque des prédictions du devin Idmon ; c’est ce même Idas qui, dans l’Iliade 9.558-560, affronte Apollon, l’arc en main.
64Certaines de ces confréries pratiquent le travestissement animal, mimant la métamorphose. Certains Argonautes portent des peaux d’animaux, Ancaios une peau d’ours, comme les berserkir scandinaves, Argos une peau de taureau, Jason une peau de panthère. L’un d’eux, Periclumenos, est capable de changer de forme à volonté comme le Mongan irlandais et ses homologues scandinaves.
65Comme l’indique R. Roux (1949, 177), Jason et ses Argonautes, qu’il compare, on l’a vu, aux feinids irlandais, appartiennent à un autre monde que celui de Pélias : “Le type de prince feinid, visant à la royauté par la voie de l’initiation et de l’épreuve, répond parfaitement à celui de Jason, tandis que Pélias représente l’esprit du clan dont Pindare ne dissimule pas le mauvais côté, la passion de la propriété allant jusqu’à l’accaparement des biens fraternels”. Pélias est un homme de la société lignagère précédente, Jason un homme de la société héroïque. Comme tel, il s’immortalise par la seule gloire, non par la progéniture : Médée tue les fils qu’elle a eus de lui.
66– La parenté entre la toison d’or, l’égide grecque et l’égide hittite (p. 115) ne reflète pas un héritage indo-européen, mais provient des contacts proto-historiques entre les Hittites et les Achéens, qu’ils nomment Aḫḫiyawa.
67– Thessalienne (Minyenne) au départ, la légende est passée par Corinthe, peut-être du fait du poète Eumélos, puis par Athènes qui y a introduit Athéna, Thésée, Égée.
68Le Jason “héroïque” (au sens actuel du terme) de Pindare et des documents figurés qui le montrent affrontant le dragon, l’épée en mains, seul ou accompagné, et sur certains, sortant de sa gueule, devient chez Euripide, puis chez Apollonios un “anti-héros” qui se contente de décrocher la toison de l’arbre après que Médée a endormi le dragon. Au contraire, dans plusieurs versions de la légende allemande de Wolfdietrich, c’est le dragon qui attaque un héros endormi11.
69Dans les temps historiques, la légende s’est accrue d’apports divers, notamment crétois, cariens, lydiens, thraces et égyptiens12 ; par exemple, la peau de panthère de Jason provient13 d’Égypte ou du monde égéen préhistorique. Et naturellement de Colchide : G. Charachidzé (1986, 335) a identifié le nom d’Apsyrtos à l’abkhaze apsyrta “lieu de la mort” et “la partie du corps où est reçue une blessure mortelle”14. Les traits les plus récents de la légende prise dans son ensemble sont des réalités signalées par Strabon 1.2.39 : la toison d’or qui a probablement pour origine l’utilisation de peaux de mouton pour recueillir les paillettes, et sa localisation en Colchide, qui produisait de l’or, de l’argent et du fer, et qui avait développé une orfèvrerie remarquable. R. Roux (1949, 284) observe : “Il ne paraît pas douteux que les mythes de la métallurgie de l’or ont pu développer la formation de la légende de la toison. Un de ses conquérants est l’Argonaute Lyncée, dont nous avons étudié la curieuse figure de détecteur des richesses du sous-sol. Non loin du Pangée, des rivières charriaient de l’or qu’on recueillait sur des peaux immergées”.
70L’aller et le retour, qui semblent avoir servi de modèle à l’Odyssée, devaient constituer initialement deux cycles différents15. Les récits successifs du périple reflètent les progrès de la géographie, comme le rappelle F. Vian (2005, 73) : si l’aller emprunte une voie maritime connue très tôt, “le retour s’effectue la plupart du temps par un itinéraire différent, plus ou moins fantastique. Mais si le mythe paraît régner sans partage dans la version la plus ancienne, il régresse déjà dans les récits qui ont cours au vie et au ve s. Le ive s. marque une troisième étape : c’est le récit d’un explorateur, Pythéas de Marseille, qui inspire, au moins en partie, un Retour que nous ne connaissons plus que de manière fragmentaire ou par un témoin tardif. Au iiie s., Apollonios de Rhodes corrige ses prédécesseurs en imaginant à l’aide des géographes une navigation transeuropéenne. Sa version prévaudra désormais au moins jusqu’à l’époque des Sévères ; tout au plus subira-t-elle des retouches destinées à mieux tenir compte des réalités géographiques”.
Abréviations
71AT = Aarne A. et S. Thompson, 1961
72DNP = Der neue Pauly, voir Cancik H. et H. Schneider, 1996-2003.
73KHM = Kinder- und Hausmärchen, gesammelt durch die Brüder Grimm.
74LIMC = Lexicon iconographicum mythologiae classicae.
75NIL = Nomina im Indogermanischen Lexikon, voir Wodko D. S., B. Irslinger et C. Schneider, 2008.
76Thes CRA = Thesaurus cultus et rituum antiquorum
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Notes de bas de page
1 Ramin 1979, 95.
2 Rohde 1898 I, 185 et n. 3, 186 et n. 1.
3 Haudry 1987, 274-275.
4 Radermacher 1943, 184.
5 Haudry 1987, 142 et 232 ; Moreau 1994, 107.
6 Haudry 1985 ; 1987, chapitres 8 et 9.
7 Haudry 2009a, 37 ; Brachet 2012.
8 Moreau 1994, 257-268.
9 Jouët 2012, 679 et 695.
10 Haudry 1988, 276 ; 286 sq.
11 Wisniewski 1986, 181 sq.
12 Roux 1949, 40 sq.
13 Selon Roux 1949, 158.
14 Moreau 1994, 128.
15 Radermacher 1943, 222 sq.
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