L’organisation de l’espace dans trois textes latins célèbres, entre géométrie et découpage cinématographique. (Hor., O., 2.3. ; Liv. 5.41. Tac., An., 13.16)
p. 81-88
Texte intégral
1Ce n’est pas sans quelque émotion qu’après 21 ans de retraite je suis revenu prendre la parole dans ce lycée où, durant 22 ans, je me suis adressé aux étudiants de Lettres supérieures et de Première supérieure. Les réflexions que je vous propose ici s’enracinent dans ce travail au service de la réussite des cagneux. En effet j’ai toujours été persuadé que les quelques minutes de commentaire improvisé qu’on attend des candidats après leur traduction du texte lors de l’oral de latin et de grec au concours de l’ENS ne peuvent se bien passer que si l’on s’est exercé à des explications de texte plus abouties au cours de l’année de préparation. J’ai donc toujours proposé à mes étudiants de telles explications.
2Comme pour les explications de textes français, mais ici après une traduction, l’exercice implique qu’après une rapide présentation, sinon d’un plan en x parties, du moins du mouvement qui anime le texte, et avant une brève conclusion dégageant une ou deux idées essentielles, on propose des remarques de détail, en général au fil du texte. Souvent ces remarques de détail peuvent s’organiser autour de quelques thèmes. On s’attend peu à ce qu’un de ces thèmes possibles soit le traitement de l’espace. C’est pourtant ce que je voudrais montrer dans trois textes par ailleurs bien connus, et abondamment commentés sous d’autres points de vue.
Horace, Odes, 2.3 : l’ode Aequam memento rebus in arduis
3Une grille d’interprétation classique de cette ode voit en elle l’illustration de l’épicurisme pratique auquel se rallie Horace : conscience de la fuite des choses, jouissance sereine et sans excès, sans gloutonnerie, de ce qu’offre la vie, mais sans raideur, sans pose. Cela n’est pas contestable, et doit rester acquis. Mais voici un aspect moins immédiatement visible de la mise en œuvre littéraire de ce thème.
Aequam memento rebus in arduis
seruare mentem, non secus in bonis
ab insolenti temperatam
laetitia, moriture Delli,
seu maestus omni tempore uixeris
seu te in remoto gramine per dies
festos reclinatum bearis
interiore nota Falerni.
Quo pinus ingens albaque populus
umbram hospitalem consociare amant
ramis ? Quid obliquo laborat
lympha fugax trepidare riuo ?
Huc uina et unguenta et nimium breuis
flores amoenae ferre iube rosae,
dum res et aetas etSororum
fila trium patiuntur atra.
Cedes coemptis saltibus et domo
uillaque, flauus quam Tiberis lauit,
cedes, et exstructis in altum
diuitiis potietur heres.
Diuesne prisco natus abInacho
nil interest an pauper et infima
de gente sub diuo moreris,
uictima nil miserantis Orci ; omnes eodem cogimur, omnium
uersatur urna serius ocius
sors exitura et nos in aeternum
exilium impositura cumbae.
“Souviens-toi de conserver ton âme égale dans les aspérités du sort et non moins éloignée, dans la prospérité, d’une joie insolente, ô Dellius, toi qui dois mourir,
que tu aies toujours vécu dans la tristesse ou que, les jours de fête, couché à l’écart sur le gazon, tu aies fait ton bonheur d’un Falerne de marque réservée.
À quelle fin le pin immense et le blanc peuplier aiment-ils à associer l’ombre hospitalière de leurs branches ? pourquoi l’onde fugitive bondit-elle avec effort dans le lit sinueux du ruisseau ?
Là, commande qu’on apporte les vins, les parfums, les fleurs trop brèves de l’aimable rosier, tant que le permettent ta condition, ton âge et les fils noirs des trois sœurs.
Tu quitteras les pacages réunis par tes achats, et ta maison, et ta villa que baigne le Tibre jaune, tu les quitteras, et, des richesses accumulées si haut, un héritier sera le maître.
Qu’on soit riche et remontant à l’antique Inachus, ou bien pauvre et d’origine infime, nulle différence pour qui n’a qu’un délai sous le ciel, victime promise à l’impitoyable Orcus.
Tous, nous sommes poussés au même lieu ; pour tous, notre lot est agité dans l’urne, il en sortira ou plus tôt ou plus tard et nous fera monter dans la barque pour l’éternel exil”. (Hor., O., 2.3 ; trad. F. Villeneuve, Les Belles Lettres)
4Tout part de la traduction de la première phrase. On peut proposer : “Souviens-toi de garder dans les difficultés une âme égale”, ou “une âme tranquille”. Le contenu d’idées de l’ode sera parfaitement respecté. Dans la CUF, in arduis “dans les aspérités du sort” s’efforce de rendre un peu plus le caractère imagé du texte latin. On peut aller plus loin. Le sens premier de l’adjectif aequus est “uni, plan dans le sens horizontal, qui ne présente pas d’inégalités” (Ernout-Meillet). Les autres acceptions du mot ou de ses dérivés viennent de là, aussi bien l’évocation d’une surface plane aquatique largement étendue dans aequor que les idées d’égalité, d’égalité de traitement (d’où : juste) ou de calme et de tranquillité. En face arduus signifie “qui se dresse en hauteur, en pente raide, escarpé” (Ernout-Meillet encore). On est ici dans la verticalité. Je propose : “Souviens-toi de garder, aux abrupts de la vie, une âme étale”.
5Ainsi est mise en place une opposition entre la direction horizontale, expressive du calme, de la sérénité, de la jouissance paisible, bref de ce qui est positif aux yeux d’Horace, et la direction verticale, où se manifestent les difficultés, les coups du sort, mais aussi, on le verra, l’orgueil et la prétention.
6Dans la seconde strophe in remoto gramine et reclinatum illustrent cette horizontalité positive, en un agréable tableau champêtre de déjeuner sur l’herbe.
7Dans la troisième strophe, on pourrait m’opposer la verticalité amicale du pin et du peuplier. L’objection ne tient pas, en réalité c’est l’ombre de ces arbres qui est amicale, hospitalière. Leur verticalité aurait pu paraître menaçante (ingens), l’ombre les rabat sur l’horizontale et sur ses valeurs.
8Aux vers 11 et 12 apparaît une troisième direction, l’oblique (obliquus = allant de côté, en biais), associée à fugax. Cet espace oblique en mouvement n’est encore ici qu’une notation rapide, l’allusion à un mouvement d’écart.
9La quatrième strophe ne se réfère pas directement à ces trois directions, elle renvoie surtout à l’interprétation philosophique du poème. Cependant huc rappelle le gramen où l’on était reclinatus.
10Dans la cinquième strophe, cedes, c’est le mouvement d’écart. Saltus associe le vertical et l’horizontal, car ce mot, apparemment déconcertant puisqu’il peut désigner aussi bien un défilé, chose fort abrupte, qu’un paysage plus doux de pacages italiens où les fourrés alternent avec des espaces dégagés, renvoie en fait dans tous les cas à un paysage où se voient des ressauts plus ou moins prononcés qui interrompent le plat. Flauus quam Tiberis lauit évoque un paysage calme, relevant de l’horizontal, mais avec une touche de fugax (le fleuve qui s’écoule). Exstructis in altum, c’est le retour d’une verticalité nette, exprimant ici non plus des difficultés, des coups du sort, mais l’orgueil et l’arrogance, tout aussi négatifs. On voit combien cette strophe entrelace les trois types de notations spatiales.
11La sixième strophe n’apporte rien à notre propos. La septième et dernière achève le poème sur l’image d’un mouvement que l’on subit : omnes cogimur, nous sommes tous poussés ensemble ; sors… nos… impositura cumbae, le destin qui nous placera dans la barque. Quand il s’agit de notre destinée finale, l’horizontal et le vertical, qui se sont révélés si efficaces pour dire les choses quand il était question des aléas de la vie et des positions que nous pouvons prendre face à cela, n’ont plus maintenant leur place. Ne reste plus que le flux qui emporte en oblique, vers les coulisses de ce petit théâtre à trois dimensions.
Tite-Live, Histoire romaine, 5.41 : l’entrée des Gaulois dans Rome
12Rappelons la situation. On est en 390 avant notre ère (date traditionnelle). Une invasion de bandes gauloises a traversé l’Étrurie et est arrivée près de Rome. Une bataille a eu lieu sur les rives de la rivière Allia et les troupes romaines se sont débandées dans toutes les directions. À Rome même, il n’y a plus assez de troupes pour défendre la ville, elles s’enfermeront dans la citadelle, l’Arx, sur le mont Capitolin. La population quitte la ville, accompagnée des Vestales qui emportent le feu sacré, et se réfugie dans la proche ville étrusque de Caere, une alliée fidèle de Rome. Seuls quelques augustes vieillards restent dans la ville et rentrent chez eux attendre la mort dans leur maison aux portes laissées ouvertes.
1. Romae interim satis iam omnibus, ut in tali re, ad tuendam arcem compositis, turba seniorum domos regressi aduentum hostium obstinato ad mortem animo exspectabant. 2. Qui eorum curules gesserant magistratus, ut in fortunae pristinae honorumque aut uirtutis insignibus morerentur, quae augustissima uestis est tensas ducentibus triumphantibusue, ea uestiti medio aedium eburneis sellis sedere. 3. Sunt qui, M. Folio pontifice maximo praefante carmen, deuouisse eos se pro patria Quiritibusque Romanis tradant. 4. Galli et quia interposita nocte a contentione pugnae remiserant animos et quod nec in acie ancipiti usquam certauerant proelio nec tum impetu aut ui capiebant urbem, sine ira, sine ardore animorum ingressi postero die urbem patente Collina porta in forum perueniunt, circumferentes oculos ad templa deum arcemque solam belli speciem tenentem. 5. Inde, modico relicto praesidio ne quis in dissipatos ex arce aut Capitolio impetus fieret, dilapsi ad praedam uacuis occursu hominum uiis, pars in proxima quaeque tectorum agmine ruunt, pars ultima, uelut ea demum intacta et referta praeda, petunt ; 6. inde rursus ipsa solitudine absterriti, ne qua fraus hostilis uagos exciperet, in forum ac propinqua foro loca conglobati redibant ; 7. ubi eos, plebis aedificiis obseratis, patentibus atriis principum, maior prope cunctatio tenebat aperta quam clausa inuadendi : 8. adeo haud secus quam uenerabundi intuebantur in aedium uestibulis sedentes uiros, praeter ornatum habitumque humano augustiorem, maiestate etiam quam uoltus grauitasque oris prae se ferebat simillimos dis. 9. Ad eos uelut simulacra uersi cum starent, M. Papirius, unus ex iis, dicitur Gallo barbam suam, ut tum omnibus promissa erat, permulcenti scipione eburneo in caput incusso iram mouisse, atque ab eo initium caedis ortum, ceteros in sedibus suis trucidatos ; 10. post principium caedem nulli deinde mortalium parci, diripi tecta, exhaustis inici ignes.
“À Rome, cependant, quand on eut pris toutes les mesures que les circonstances permettaient pour défendre la citadelle, tous les vieillards rentrèrent chez eux pour y attendre l’arrivée de l’ennemi, bien résolus à mourir. Ceux qui avaient exercé des magistratures curules voulurent mourir avec les insignes de leur ancienne dignité, de leurs fonctions et de leur mérite ; ils revêtirent leur costume le plus auguste, celui du magistrat qui conduit les chars sacrés des dieux ou qui triomphe, et s’assirent au milieu de leur demeure sur leur chaise incrustée d’ivoire. D’après certains auteurs, ils répétèrent une formule que prononça le premier Marcus Folius, grand pontife, et par laquelle ils se dévouaient pour la patrie et les citoyens de Rome. Les Gaulois, dont l’intervalle d’une nuit avait calmé l’ardeur belliqueuse, qui n’avaient eu en aucun point à affronter les hasards d’une bataille, et qui en ce moment n’avaient pas à donner l’assaut pour prendre Rome de vive force, firent leur entrée le lendemain, sans colère, sans fougue, par la porte Colline grande ouverte, et voilà qu’ils arrivent jusqu’au forum, jetant partout les yeux sur les temples des dieux et sur la citadelle qui seule conservait un aspect guerrier. Puis, laissant là un petit détachement de garde, pour n’être pas surpris, une fois dispersés, par une sortie de la citadelle ou du Capitole, ils se répandent pour piller dans les rues désertes. Les uns se jettent en masse sur les quartiers les plus proches ; les autres se dirigent vers les plus éloignés, qu’ils supposent par là même intacts et riches en butin ; puis ils faisaient demi-tour, effrayés par la solitude même et redoutant quelque ruse de l’ennemi pour les surprendre en désordre, et revenaient se grouper au forum et dans le quartier environnant. Là, trouvant clos les logis des plébéiens et grand ouverts les atriums des nobles, ils éprouvaient rien de moins que de la vénération en voyant assis dans le vestibule de leur maison ces personnages que leur brillant costume et leur aspect d’une grandeur plus qu’humaine, mais surtout la majesté qu’annonçaient leurs traits et la gravité de leur air rendaient tout à fait semblables à des dieux. Devant eux, comme devant des statues, ils restaient immobiles, quand l’un d’eux, Marcus Papirius, à qui, diton, un Gaulois caressait la barbe, qu’il portait longue à la mode d’alors, lui donna sur la tête un coup de son bâton d’ivoire, déchaîna sa colère et fut le premier massacré ; tous les autres furent tués sur leurs sièges. Après le meurtre des grands, on n’épargne plus âme qui vive ; on pille les maisons et, après les avoir vidées, on y met le feu”. (Liv. 5.41 ; trad. G. Baillet, Les Belles Lettres)
13La description que Tite-Live offre de l’entrée des Gaulois dans Rome est structurée par un jeu complexe de vides et de pleins, en modification constante.
14La sortie de la population par une porte occidentale (antérieure au chapitre 41), l’entrée des soldats dans la citadelle et le retour des vieillards dans leurs maisons (41.1-3) créent au centre un grand vide, évident sur une place importante comme le forum, plus subtil dans les rues désertes mais étroites. C’est ce vide qui accueille les Gaulois, d’abord quand ils trouvent vide, car grande ouverte, la porte Colline au nord-est, puis quand ils arrivent sur le forum désert. Seule l’Arx leur apparaît pleine, avec les armes des sentinelles visibles sur les remparts (solam belli speciem tenentem) (41.4). Les Gaulois sont alors à la fois aspirés par les rues vides, uacuis uiis (promesse de butin dans les maisons abandonnées) (41.5) et repoussés par ce même vide (gros d’embuscades possibles) (41.6). Après cet aller-retour à résultat nul qui les a ramenés sur le forum, le vide des rues les aspire à nouveau, mais il est devenu pour eux plus complexe : les maisons de la plèbe, vides de gens mais fermées à clé, provisoirement ne s’offrent pas comme vides, alors que les maisons patriciennes, ouvertes, offrent un accès libre, malgré la présence de vieillards immobiles, plus semblables à des statues de dieux qu’à des hommes qui pourraient faire barrage (41.7-8 et 6 premiers mots de 9).
15Jusqu’ici, malgré les modifications constantes de la saisie de l’espace et de ses vides par les Gaulois, il n’y a pas eu d’événement véritable. Le coup de bâton d’ivoire de M. Papirius, qu’il soit le résultat d’un malentendu sur les intentions du Gaulois effleurant sa barbe ou un geste délibéré de deuotio, constitue l’événement tant différé, qui transforme presque instantanément une scène vide, où les Gaulois paraissaient comme égarés, en un théâtre saturé de fureur, de meurtres, de feu et de pillages (les serrures des maisons plébéiennes n’ont pas résisté longtemps) (41.9-10). À partir de l’atrium de M. Papirius, tout ce qui était vide est devenu tragiquement plein.
16Ainsi, l’espace a été comme focalisé en deux lieux : un lieu aspirant-refoulant, mais au total vide, le forum, et un lieu où va se concentrer, en se fixant sur deux personnes, toute l’énergie, et à partir duquel cette énergie va exploser et tout envahir, l’atrium de M. Papirius.
17Depuis 41.3, il n’a plus été question de l’Arx et de sa garnison. Mais si l’on transpose sur des schémas les positions et les mouvements successifs que j’ai décrits, il faudra toujours maintenir dans un coin de l’enclos figurant les remparts de Rome ce petit enclos secondaire, qui est quant à lui bien plein et hérissé d’armes, dominant le spectacle et pour l’instant muet, passif. Mais on ne peut l’oublier, et Tite-Live lui fera reprendre la parole au chapitre suivant.
Tacite, Annales, 13.16
18Tacite vivait dix-huit siècles avant l’invention du cinéma, et pourtant son récit se présente comme une séquence découpée en plans nettement caractérisés, prêts pour la prise de vues.
1. Mos habebatur principum liberos cum ceteris idem aetatis nobilibus sedentes uesci in aspectu propinquorum propria et parciore mensa. Illic epulante Britannico, quia cibos potusque eius delectus ex ministris gustu explorabat, ne omitteretur institutum aut utriusque morte proderetur scelus, talis dolus repertus est. 2. Innoxia adhuc ac praecalida et libata gustu potio traditur Britannico ; dein, postquam feruore aspernabatur, frigida in aqua adfunditur uenenum, quod ita cunctos eius artus peruasit, ut uox pariter et spiritus eius raperentur. 3. Trepidatur a circumsedentibus, diffugiunt imprudentes ; at quibus altior intellectus, resistunt defixi et Neronem intuentes. Ille, ut erat reclinis et nescio similis, solitum ita ait per comitialem morbum, quo prima ab infantia adflictaretur Britannicus et redituros paulatim uisus sensusque. 4. At Agrippinae is pauor, ea consternatio mentis, quamuis uultu premeretur, emicuit, ut perinde ignaram fuisse quam Octauiam, sororem Britannici, constiterit : quippe sibi supremum auxilium ereptum et parricidii exemplum intellegebat. Octauia quoque, quamuis rudibus annis, dolorem caritatem omnes adfectus abscondere didicerat. Ita post breue silentium repetita conuiuii laetitia.
“C’était l’usage pour les fils des princes de manger assis avec les autres nobles de leur âge, sous les yeux de leurs proches, à une table spéciale et plus frugale. Britannicus y prenant ses repas, comme ses mets et ses boissons étaient goûtés par un serviteur de confiance, pour ne pas manquer à cet usage ni rendre le crime patent par deux morts à la fois, voici la ruse qu’on imagina. Un breuvage encore inoffensif mais brûlant, goûté au préalable, est servi à Britannicus ; puis, comme il le repoussait à cause de la chaleur, on y verse, mêlé à de l’eau froide, le poison, qui se répandit dans tous ses membres avec une telle rapidité que la parole et le souffle lui furent en même temps ravis. Le trouble s’empare de ses voisins ; les imprudents s’enfuient ; mais ceux qui ont une intelligence plus pénétrante demeurent à leur place, immobiles et les yeux fixés sur Néron. Celui-ci, restant couché et ayant l’air de ne rien savoir, dit que c’était une manifestation ordinaire de l’épilepsie dont Britannicus était atteint depuis sa première enfance et qu’il recouvrerait peu à peu la vue et le sentiment. Mais Agrippine laissa éclater une telle frayeur, un tel désarroi, malgré ses efforts pour en réprimer l’expression, qu’elle apparut manifestement aussi étrangère au crime qu’Octavie, la sœur de Britannicus ; et en effet, elle comprenait que cette mort lui arrachait son suprême appui et servirait d’exemple au parricide. Octavie aussi, malgré l’inexpérience de l’âge, avait appris à cacher la douleur, l’affection, tous les sentiments. Ainsi, après un bref moment de silence, le festin reprit sa gaieté”. (Tac., An., 13.16 ; trad. P. Wuilleumier, Les Belles Lettres)
1916.1. C’est d’abord un plan d’ensemble de la salle du banquet, peut-être décomposable en deux plans de largeur inégale : la totalité de la salle, supposée par in aspectu propinquorum, et la partie réservée aux plus jeunes, assis et non étendus sur des lits. L’explication qui suit, sur les raisons de la ruse utilisée pour masquer le crime, n’aurait pas sa place dans un découpage de cinéma, ou aurait été traitée avant, sous la forme d’un conciliabule. J’y reviendrai.
2016.2. Plans rapprochés sur l’esclave goûteur, puis sur Britannicus, qui refuse une boisson trop chaude. Gros plan très serré sur le bec de l’aiguière et le jet d’eau froide. Notons qu’au cinéma, dans le contexte de cette histoire – c’est un thriller – ce gros plan suffirait à faire comprendre qu’il se passe quelque chose de grave, et rendrait inutiles les explications de la phrase précédente ; cette remarque pourrait alimenter une réflexion sur les différences d’approche entre une mise en œuvre littéraire et une mise en œuvre cinématographique, ou de bande dessinée. Puis de nouveau un plan rapproché du corps de Britannicus s’effondrant. Remarquons l’ellipse : le plan de Britannicus en train de boire le breuvage empoisonné a été omis. Cinéma et littérature peuvent semblablement utiliser ce procédé pour accélérer le rythme et accroître l’effet.
2116.3. Trepidatur a circumsedentibus. Plan de demi-ensemble, cadrant l’agitation des jeunes compagnons de Britannicus. Il y a ici quelque chose que l’image aurait beaucoup de mal à rendre, l’effet littéraire du coup de force syntaxique de Tacite, qui au lieu d’écrire trepidant circumsedentes a osé le passif impersonnel précisé ensuite par un complément d’agent, ce qui lui permet de faire voir d’abord l’agitation en soi, comme une sorte de tourbillon de formes imprécises, avant que se dessine son contenu humain. Viennent ensuite des plans plus ou moins rapprochés sur des groupes divers, ceux qui fuient (diffugiunt imprudentes), et ceux qui, cloués sur place, tournent seulement, sans agitation, la tête vers Néron (defixi et Neronem intuentes). Alors, de manière appuyée, un long plan rapproché, ou même en buste, sur Néron et ses calmes explications.
2216.4. Cadrées comme Néron au plan précédent, Agrippine, au visage ravagé, puis Octavie, chez qui un simple frémissement d’une partie du visage marque l’agitation intérieure quand tout le reste est inexpressif ou se veut tel. Puis un plan d’ensemble, d’abord dans le silence, puis avec la montée progressive mais rapide des conversations et des bruits normaux d’un banquet. Ce dernier plan d’ensemble reprend celui du début – sauf une chaise vide (Tacite peut omettre de noter ce dernier point, l’image le révélerait).
23J’espère avoir convaincu que Tacite fait, à sa manière, œuvre de metteur en scène, mais aussi avoir démontré en même temps que chaque genre garde ici ou là sa spécificité. Le gros plan sur l’aiguière et l’eau dénote dans ce cas précis une supériorité de l’image sur le texte pour la force suggestive. Trepidatur a circumsedentibus est une réussite textuelle difficilement transposable dans l’image.
24Je n’ai pas prétendu que tout texte supporte une grille de lecture mettant ainsi en jeu l’espace. Mais, une fois averti, on trouvera peut-être plus d’occasions d’y recourir qu’on ne croyait. Regardons les deux vers (En., 8.583-584) par lesquels Virgile conclut la scène d’adieux du roi Évandre à son fils Pallas qui s’en va participer à une guerre aux côtés d’Énée, au risque d’y mourir :
Haec genitor digressu dicta supremo
fundebat ; famuli conlapsum in tecta ferebant.
“Tels étaient les mots du père aux derniers moments de l’adieu ; ses serviteurs l’emportaient défaillant dans sa maison”. (Virg., En., 8.583-584 ; trad. J. Perret, Les Belles Lettres)
25On verra une succession de deux tableaux, Évandre parlant et Évandre emporté évanoui par ses serviteurs. L’évanouissement lui-même, événement important, n’existe pas encore dans le premier tableau, relève déjà du passé dans le second. La juxtaposition de deux tableaux visibles dans l’espace en même temps qu’impliquant chacun une durée (emploi de l’imparfait) remplace ce qu’on attendrait, un récit enchaînant les événements. Ce n’est pas un cas unique chez Virgile. Traitement de l’espace et traitement du temps se combinent ici. Dans d’autres textes, c’est ce traitement du temps qui fournit la grille de lecture. Cet aspect des choses a été plus souvent exploré, notamment sous la forme du regard porté sur l’utilisation des temps verbaux.
26On aura d’autre part peut-être remarqué que pour commenter les deux premiers textes il m’est arrivé de recourir à la métaphore du théâtre. Théâtre et cinéma ont en commun de proposer une mise en espace du récit et du dialogue. On l’oublie trop souvent lors des explications de textes de théâtre. On s’attache au seul texte, on commente les réactions des personnages qui parlent, en oubliant ceux qui ne disent rien, par exemple dans la scène de l’acte I de Lorenzaccio où Lorenzo s’évanouit devant une épée nue : dans la représentation, la grande silhouette rouge du cardinal Cibo (Jean Vilar avait une présence extraordinaire), qui ne dit rien mais qui seul de tous est en voie de tout comprendre, s’impose au spectateur malgré sa position volontairement en retrait.
27D’autres grilles de lecture sont aussi concevables. Sachons, pour chaque texte, trouver celle qui se révélera féconde.
Auteur
CPGE Lycée Henri-IV, Paris
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