Le voyage, le lointain, l’absence. Leur rôle dans la progression dramatique de la comédie latine
p. 35-43
Texte intégral
1Nous proposons, dans les pages qui vont suivre, quelques réflexions sur la fonction du voyage dans la comédie latine, essentiellement l’œuvre de Plaute1. Cet exposé ne vise aucunement à l’exhaustivité, il est le fruit d’une lecture candide des œuvres ; nous nous bornerons à quelques remarques qui illustreront la variété des utilisations de ce thème et des effets qu’il induit.
2Notre objectif est littéraire, mais on ne doit pas perdre de vue que la notion de “voyage” correspond d’abord, dans le monde antique, à une réalité bien présente dans la société et indissociable de la vie économique, intellectuelle et artistique. Voyager est aussi fréquent et indispensable pour les spectateurs de la comédie nouvelle, la “néa”, dans la Grèce des IVe et IIIe s. a. C., que pour ceux de Plaute, à l’issue de la seconde guerre punique. C’est pourquoi l’évocation du voyage n’a rien d’artificiel dans une comédie latine, qui prend pourtant comme modèle les œuvres grecques, et est censée représenter sur scène les aventures et les mœurs de personnages grecs de l’époque hellénistique2.
3Le voyage est donc omniprésent en Grèce et dans l’empire romain, tant pour le commerce que pour la formation intellectuelle et le plaisir culturel. Il emprunte essentiellement la voie maritime et demeure une entreprise risquée, soumise au bon vouloir du dieu de la mer, Neptune. La Méditerranée regorge en effet de dangers : vents et courants contraires, tempêtes mais aussi pirates. Revenir chez soi sain et sauf est une bénédiction des dieux, que l’on ne manque jamais de célébrer par des actions de grâce3.
4C’est pourquoi naufrages, échouages, piratages, enlèvements et rançons sont autant d’ingrédients qui entrent dans la composition de la comédie.
5Tous ces thèmes contribuent aussi à cette dimension romanesque qui est inhérente à la comédie ; et les péripéties trouvent toujours leur dénouement dans une issue heureuse, caractéristique obligatoire pour une œuvre comique : retour de l’absent, mais aussi reconnaissance qui réintègre l’intéressé dans sa véritable identité et son réel statut social. Source de toutes les craintes, le voyage fait cependant rêver, voire fantasmer.
6Le voyage implique son corollaire, l’absence, qui met à l’épreuve la fidélité et la loyauté de ceux qui restent : la jeune fille aimée, le jeune homme amoureux, l’ami, le père, le fils ou l’esclave.
7Le théâtre comique transporte donc ses spectateurs dans un univers fictif, parfois totalement éloigné de la réalité dans laquelle ils vivent, à la limite de l’invraisemblable. Le voyage contribue évidemment à ce dépaysement, qui élargit et diversifie l’espace scénique toujours unique, extrêmement réduit et conventionnel : il s’agit la plupart du temps d’une place publique dans une ville grecque (souvent Athènes) bordée des maisons appartenant aux principaux protagonistes de l’histoire. Il est à noter qu’une des deux sorties de la scène donne accès au port, lieu par excellence de l’appel au voyage.
8Cependant la comédie n’est pas seulement pour le public un moyen de rêve et d’évasion, elle est aussi un jeu : jeu entre les personnages représentés sur scène, mais aussi jeu entre l’auteur dramatique et son public. En effet, s’il arrive fréquemment que les protagonistes se travestissent pour mieux berner l’autre, la comédie est en elle-même le travestissement permanent, la parodie, des genres littéraires “nobles”, l’épopée et la tragédie. Le public, toutefois, doit être familier des œuvres littéraires de référence, lui qui aime à se faire surprendre, pour jouir du plaisir de débusquer, derrière l’accoutrement ridicule de la comédie, l’œuvre artistique de référence. Il n’est donc pas surprenant que le thème du voyage soit évoqué également dans les détournements parodiques d’épanchements lyriques ou de réflexions philosophiques inspirés par la question du voyage.
9Au théâtre, qu’il s’agisse de tragédie ou de comédie, le voyage n’est jamais présent qu’à travers le récit ; ce dernier est soit vrai, soit mensonger. Il n’existe que par la parole et a le pouvoir d’élargir l’espace scénique et de dilater le temps dramatique en transportant le public dans un moment différent de celui des péripéties de l’intrigue, passé ou à venir. On est invité ainsi à quitter la fiction présente sur scène pour en découvrir une autre, qui ne doit son existence qu’au talent oratoire de celui qui la décrit.
Effet sur la progression dramatique
10Bien souvent, un voyage constitue le point de départ de l’intrigue. Il implique l’absence d’un personnage qui découvre à son retour les transformations et les perturbations qu’a subies entre temps son univers quotidien. Le personnage concerné se retrouve alors dans la situation d’Ulysse, le voyageur par excellence, enfin de retour à Ithaque, contraint de rétablir l’ordre dans son ménage et son palais. On se bornera à évoquer quelques exemples.
11Ainsi, dans le Trinummus, le senex Charmidès est parti en voyage pour affaires. Il doit en effet reconstituer un patrimoine lourdement entamé par son fils Lesbonicus. Avant le retour du père, les spectateurs apprennent que Lesbonicus, à la suite de ses excès et débauches, est totalement ruiné et qu’il a vendu à un voisin la maison familiale.
12Dans la Mostellaria, le pater familias, Théopropidès, est, lui aussi, parti en Egypte, pour faire du commerce. Durant son absence, son fils a dilapidé ses biens. De plus, le jour même du retour du père, le fils est en train de faire bombance dans la maison, en joyeuse compagnie.
13La même analyse peut s’appliquer aussi à la situation de départ de l’Amphitryon : la pièce commence le matin où le roi de Thèbes revient de guerre. Or, à l’insu de tous les mortels, Jupiter, pour satisfaire son désir amoureux, a pris l’apparence et la place du mari d’Alcmène. La réalité a donc été transformée et ce qui est vérité pour les uns est devenu mensonge pour les autres. Sosie, par exemple, devant un autre lui-même, Mercure qui vient d’usurper sa place et son nom, ne sait plus quelle est sa véritable identité.
14Il arrive, à l’opposé, que ce soit le jeune homme qui rentre de voyage.
15Dans le Mercator, le jeune Charinus explique au début de la pièce qu’il a dû naviguer jusqu’à Rhodes pour réparer les pertes financières causées par la relation qu’il entretenait avec une courtisane. Il a gagné beaucoup d’argent et a pu s’acheter une jeune esclave dont il est éperdument amoureux. Or le père, impatient de retrouver son fils, s’est précipité au port et, sans que ce dernier le sache, a découvert, dans le bateau, la jeune fille dont il est, lui aussi, tombé amoureux.
16Les Bacchis commencent avec le retour d’un jeune homme, Mnésiloque, envoyé par son père, à Éphèse, pour affaires. Avant son départ il a chargé son ami Pistoclère de protéger et d’aider la courtisane à laquelle il est profondément attaché, Bacchis. En ami fidèle, Pistoclère s’est acquitté scrupuleusement de la tâche, mais il est tombé amoureux de la sœur jumelle de Bacchis, Bacchis I, dont Mnésiloque ignore jusqu’alors l’existence. On imagine le quiproquo…
17Le point de départ du Rudens est, au contraire, un voyage avorté. Labrax, un marchand de courtisanes, essaie de quitter Cyrène avec deux jeunes femmes dont il est le propriétaire. Mais le bateau fait naufrage et la mer rapporte les personnages devant la maison de Démonès. Celui-ci reconnaîtra sa fille dans une des deux rescapées, grâce aux objets contenus dans la valise que son esclave pêchera. Dans cette pièce, la mer, non seulement lieu, mais aussi moteur et artisan du voyage, contribue également au dénouement des péripéties, puisqu’elle livre les éléments qui permettent le retour à l’ordre. Car le voyage, indissociable de la mer, permet aussi l’apparition d’un deus ex machina qui contribue à rétablir la situation : un voyageur surgit, qui révèle la véritable identité d’un personnage et met un terme au conflit. Dans l’Epididicus, arrive une femme, Philippa qui sillonne la Méditerranée, à la recherche de sa fille enlevée lors de la prise de Thèbes. Le senex, Périphane, reconnaît en cette voyageuse la jeune fille qu’il a autrefois violée et dont, sans le savoir, il a eu une fille. C’est l’esclave du senex qui comprendra que la jeune esclave, ramenée par le fils de son maître, n’est autre que cette fille ignorée et perdue.
18On voit donc que le voyage est une des composantes les plus fréquentes et les plus naturelles de l’intrigue de la comédie, la fabula.
Le voyage n’existe que par le récit
19À l’entrée sur scène d’un nouveau personnage, le récit est vrai. Il correspond à des événements réellement vécus par le narrateur et permet une identification exacte. Par la force de la parole le spectateur est emporté hors de l’espace scénique et est ainsi invité à remonter le temps. Le récit de voyage est, dans ce cas, bref.
20Dans le Mercator, le récit de Charinus situe les personnages et expose le point de départ de l’intrigue. Ailleurs, il est inclus dans l’action de grâce adressée au dieu du lieu du voyage, au dieu de la mer, le dieu Neptune. Après avoir remercié Neptune de l’avoir rendu sain et sauf à sa patrie, Théopropidès, le senex de la Mostellaria, évoque brièvement son voyage devant les spectateurs :
“Au bout de trois ans, je reviens d’Egypte dans ma patrie, et je pense que chez moi, on attend ma venue”. (Pl., Most., 440-441 ; acte II, scène 3)
21Dans le Trinummus, Charmidès évoque les péripéties de son périple en mer et les dangers auxquels Neptune a bien voulu l’arracher :
“Car si ce n’avait pas été toi4, je le sais bien, tes sous-ordres m’auraient mis en pièces, en haute mer, et auraient entraîné mes dépouilles infortunées dans toutes les directions, tous mes biens, et moi avec, çà et là, sur les plaines d’azur. Déjà, comme des chiens, de la même façon, les tourbillons de vent entouraient mon navire. Les rafales de pluie, les vagues et les bourrasques ennemies essayaient de briser le mât, d’abattre les vergues, de déchirer les voiles, si ta miséricorde n’était venue à mon secours”. (Pl., Trin., 832-837 ; acte IV, scène 1)
22Il rappelle, à la scène 3 du même acte :
“Ainsi j’ai couru les plus terribles dangers à travers les mers les plus vastes, j’ai réussi à sauver ma tête à travers des pirates innombrables, je suis revenu sain et sauf”. (Pl., Trin., 1087-1089 ; acte IV, scène 3)
23Mais le plus souvent, le voyage devient le sujet d’un récit imaginaire, mensonger, forgé pour berner un autre personnage. Dans ce cas, les spectateurs sont dans la confidence et avertis de la supercherie. Toutefois, pour être crédible, le récit doit être cohérent, vraisemblable. Mais les personnages de la comédie antique sont des virtuoses en la matière, capables d’user de toutes les technique et procédés oratoires, pour composer un récit plus vrai que la vérité. Le maître en la matière n’est-il pas Sosie qui, au début de l’Amphitryon, répète devant le public le récit qu’il doit faire à sa maîtresse, Alcmène de la bataille remportée par son époux, le roi de Thèbes ? Or, prévient-il, épouvanté par la violence et le tumulte du combat, il s’est réfugié, durant tout le déroulement des opérations, dans la tente du général ! Cela ne l’empêche nullement de composer une narration précise et détaillée, digne des meilleurs historiens.
24L’art de bien parler confère donc de la crédibilité au récit et il constitue un outil redoutable pour berner autrui.
25À la scène 3 de l’acte II des Bacchis, l’esclave Chrysale use avec maestria de l’art oratoire pour extorquer de l’argent au senex Nicobule, père du jeune Mnésiloque. Le jeune homme est de retour d’Éphèse où son père l’avait envoyé avec son esclave pour récupérer une créance. Au moment où Nicobule, inquiet du sort de son fils, s’apprête à prendre le chemin du port pour avoir des nouvelles, survient l’esclave Chrysale, tout juste débarqué. Ce dernier va alors lui faire un compte rendu totalement imaginaire de l’expédition, qui lui permettra de conserver la somme rapportée. Tout d’abord, il explique que Mnésiloque a été obligé d’user de tous les arguments juridiques pour obtenir du débiteur, un certain Archidémide, la somme due. Puis, son maître et lui ont aussitôt appareillé. Mais l’esclave particulièrement vigilant a très vite repéré une felouque à bord de laquelle étaient embarqués des pirates à la solde, sans aucun doute, du débiteur. Sortie du port, l’embarcation, qui avait, au dire du narrateur, “l’air méchant”, filait dans leur direction. Le bateau de Mnésiloque et Chrysale a aussitôt stoppé, obligeant les pirates à renoncer à leur attaque. Enfin, revenu dans le port d’Éphèse, Mnésiloque, a fait débarquer l’or et, dans le plus grand secret, grâce à un prêtre de Diane, en a mis l’essentiel en lieu sûr, dans le temple de la déesse. Le senex se voit alors dans l’obligation de se rendre lui-même plus tard à Éphèse !
26Le récit de Chrysale comporte les ingrédients romanesques habituels et conventionnels : personnages malhonnêtes et de mauvaise foi (le débiteur), voyage en mer, brigands et pirates. Tout est déjoué grâce à l’intelligence et la claire-voyance des deux protagonistes. Toutefois, les épisodes évoqués restent vraisemblables ; les tentatives d’Archidémide pour ne pas rembourser sa dette, l’arraisonnement et le pillage des bateaux sont des faits auxquels tout un chacun peut être confronté un jour ou l’autre. L’enchaînement des épisodes et leur issue apparaissent parfaitement logiques et il était d’usage de trouver refuge et protection dans le sanctuaire d’une divinité. Il est notamment avéré que le temple de Diane à Éphèse, a servi, au moins jusqu’à l’époque de César, de lieu de dépôt. Il faut cependant noter que le récit de l’épisode des pirates est plutôt elliptique : voyant que le bateau de Mnésiloque a stoppé, les pirates sont contraints de manœuvrer dans le port, pour rebrousser chemin et accoster (v. 292‑293, “Nous voyant immobiles, ils se mettent à tourner en rond dans le port”). Ni approche, ni attaque, aucun combat, aucun dommage, ni humain, ni matériel. Car il faut que le récit n’entre pas en contradiction avec la réalité. Si Chrysale avait fait mention d’un quelconque affrontement, il lui aurait fallu expliquer pourquoi leur navire, qui les a ramenés sains et saufs dans leur pays, est resté en parfait état de marche.
27Chrysale a donc le souci de construire un récit cohérent, conforme aux lois de la vraisemblance, et de ne pas le mettre en contradiction avec la réalité. Mais il lui faut aussi amener son auditeur à accepter ce récit, en l’empêchant d’en repérer les failles et les lacunes. L’esclave réussit à entraîner le senex dans cette aventure imaginaire parce qu’il s’appuie sur certains traits de son caractère. Il va jouer sur l’inquiétude du père et sur l’impatience de l’homme d’affaires : guidé par son amour paternel, Nicobule a hâte de savoir si son fils est revenu sain et sauf de cette expédition ; il est également pressé et préoccupé de récupérer son or. Aussi l’esclave retarde-t-il au maximum les réponses, de manière à focaliser toutes les pensées du vieillard vers les deux seuls points qui lui importent. C’est pourquoi, alors qu’il n’attend que de savoir ce qu’il est advenu de son or, ce dernier ne s’aperçoit pas des lacunes et des points obscurs du récit.
28L’esclave Chrysale maîtrise parfaitement toutes les ficelles de l’art oratoire qui lui permettent, en s’appuyant sur les ressorts de la psychologie humaine, d’emporter l’adhésion totale de son interlocuteur et de faire passer pour vrai un discours totalement faux.
29Si, au contraire, l’interlocuteur décèle une faille dans le propos, le mensonge et la supercherie sont aussitôt démasqués. Telle est la mésaventure vécue par le sycophante dans le Trinummus. Ce personnage accepte de se faire passer auprès d’un jeune homme pour un ami que le père aurait rencontré au cours d’un voyage. Ce faux ami est censé remettre une lettre au jeune homme de la part de son père. Mais le sycophante tombe, sans le savoir, sur le père qui, rapidement, devine l’imposture et enferme son interlocuteur dans ses contradictions et ses invraisemblances :
“Quels pays as-tu visités ? demande Charmidès, le père. – Syc. : Des pays étrangement étranges et étonnants. – Charm. : J’aimerais que tu m’en parles, si cela ne t’ennuie pas. – Syc. : Mais non, je meurs d’envie de t’en parler. D’abord et avant tout nous avons navigué dans le Pont5 et nous sommes arrivés en Arabie. – Charm. : Holà, l’Arabie se trouve donc dans le Pont ? – Syc. : Oui ; non pas celle qui produit l’encens, mais celle où l’on trouve l’absinthe et l’origan des poules. – Charm. : C’est le portrait du parfait menteur !…” (Pl., Trin., 931-936 ; acte IV, scène 2)
La littérature travestie
30Le thème du voyage peut aussi être le point de départ d’un jeu littéraire. On a déjà signalé que la comédie était le travestissement des genres nobles, porteurs d’un enseignement philosophique et moral, l’épopée et la tragédie. Cet aspect est particulièrement visible dans les épanchements amoureux des jeunes gens. Les propos qu’ils tiennent sont tout à fait comparables à ceux de personnages de la tragédie et de l’épopée.
31Tel Teucer6, chassé de sa patrie par son père et obligé de s’exiler à Chypre, le jeune Charinus, dépossédé par son père de la courtisane qu’il aime éperdument, s’apprête, dans le Mercator, à quitter Athènes :
“Je suis décidé à partir en exil”. (Pl., Merc., 644 ; acte III, scène 4)
“Allons, mes pieds, prenez votre course vers Chypre, tout droit, puisque mon père me destine à
l’exil”. (Pl., Merc., 932-933 ; acte V, scène 2)
32À son camarade Eutychus, il explique : “Parce que l’amour me mine”. Ce dernier tente alors de l’en dissuader en usant d’arguments comparables, certainement, à l’enseignement des philosophes de l’époque de Plaute et que l’on retrouvera deux cents ans plus tard dans les conseils prodigués par Sénèque à Lucilius7 :
“Mais, dis-moi, lorsque tu seras arrivé dans la ville où tu te disposes d’aller, si, par hasard, là-bas, tu deviens amoureux, et que tu n’aies pas plus de succès, où t’enfuiras-tu alors ? Et puis, encore, si la même chose t’arrive, de l’endroit où tu seras ? Quel terme y aura-t-il finalement à ton exil ? Quelle borne à ta fuite ? Quelle patrie, quelle demeure stable pourras-tu trouver ?” (Pl., Merc., 649-653 ; acte III, scène 4)
33Sortis du contexte de la scène, ces propos ne sont pas pourvus de la légèreté attendue dans une comédie. Mais personne ne les prend au sérieux, pas plus qu’on n’était affecté par les lamentations de l’amoureux désespéré. Le spectateur sait que la convention comique impose une issue heureuse à l’intrigue. Libéré de toute inquiétude, il demeure donc parfaitement serein et peut s’amuser des péripéties vécues par les personnages. D’autre part, la parodie littéraire est perçue et appréciée parce que les spectateurs sont suffisamment cultivés pour se référer au texte originel et mesurer le décalage et la distance qu’opère le transfert de cette réflexion morale dans un contexte inhabituel et saugrenu.
34On note la même parodie du tragique à la scène 2 de l’acte V du Mercator. Alors que le spectateur sait que la jeune esclave recherchée par le Charinus se trouve dans une maison voisine de celle de sa famille, le jeune homme, accablé de désespoir et décidé à partir à sa recherche dans le monde entier, n’entend pas son ami Eutychus lui annoncer la bonne nouvelle. Tel un héros de tragédie en proie à une passion qui le dévore et le déstabilise, devenu étranger à lui-même, il ne peut plus se laisser guider par la raison. Enfermé dans sa douleur et dans ses projets de voyage, il se laisse entraîner par son délire : “Mon âme est agitée par la tempête” dit-il, reprenant une métaphore maritime fréquente dans la poésie lyrique. Plus tard, il vit par avance ses pérégrinations et sa quête :
“Je suis décidé à la chercher, à mettre tout en œuvre pour découvrir où elle se trouve. […] Je suis déjà arrivé à Chypre. […] En dépit de mes questions, je ne l’ai pas trouvée. […] Je continue à la chercher. Me voici arrivé à Chalcis. Je trouve là un hôte de Zacynthe ; je lui dis pourquoi je suis ici ; je lui demande qui l’a emmenée, quel est son maître, au cas où il aurait appris quelque chose”. (Pl., Merc., 857-858 ; 937 ; 938 ; 939-941)
35Le spectateur assiste sans angoisse à ces délires, car il sait que très vite Charinus sera rasséréné et à nouveau heureux. Il a alors toute latitude pour apprécier le jeu sur les genres littéraires.
36Charinus vit en quelque sorte un rêve éveillé et entraîne le spectateur dans un périple imaginaire qui ouvre l’espace scénique. Face à lui, Eutychus adopte la seule stratégie possible pour réveiller quelqu’un en proie à un cauchemar ; sans le heurter et le contredire, il entre dans son jeu et Charinus, petit à petit, entend la bonne nouvelle et revient à la réalité :
“Char. : Quant à mon amie ‘mon hôte à Chalcis’ prétend avoir entendu dire qu’elle est ici à Athènes. – Eut. : C’est un Calchas que cet homme de Zacynthe. – Char. : Je m’embarque, je pars aussitôt ; me voici dans ma patrie. Je suis revenu d’exil. Salut, mon camarade Eutychus. Tu t’es bien porté ? Et mes parents ? Comment se portent mon père et ma mère ? Tu m’invites, c’est gentil. Demain chez toi, aujourd’hui chez nous. C’est ce qui convient, c’est ce qu’il faut faire. – Eut. : Eh bien, qu’est-ce que c’est que ces rêves ? Cet homme n’a pas toute sa raison. – Char. : Hâte-toi donc de me soigner, si tu es mon ami. – Eut. : Viens avec moi, s’il te plaît. – Char. : Je te suis”. (Pl., Merc., 944-952 ; acte V, scène 2)
La mise en scène de la création dramatique
37Par delà la parodie de la tragédie, ce récit d’un voyage, encore à l’état de projet et rêvé tout éveillé, revêt une autre signification, remplit une autre fonction. On peut envisager, tout d’abord à l’évocation de ce qui n’a et n’aura aucune réalité, l’évocation d’une fiction. Mais cette fiction s’inscrit dans une autre fiction, celle de la comédie. Plaute ne s’amuse-t-il pas ici avec la création dramatique ?
38Le rêve éveillé de Charinus constitue un épisode qui aurait parfaitement pu être intégré à l’intrigue, mais auquel le dramaturge renonce, parce qu’il n’est pas indispensable au déroulement et à l’issue de l’histoire. Mais on a l’impression que l’acteur qui incarne Charinus a à cœur, lui, de jouer cette scène ; il ne tient pas à ce que son rôle soit diminué. On peut voir, dans le dialogue quelque peu surréaliste entre les deux jeunes gens, la confrontation de susceptibilités d’artistes soucieux de leur importance sur scène. Mais, par delà cette interprétation, n’a-t-on pas affaire à une réflexion sur l’essence même du théâtre ?
39Sur une scène, les événements racontés ne sont pas donnés directement à voir. Tout, même s’il s’agit d’épisodes censés se dérouler sous les yeux des spectateurs, passe par la parole des acteurs qui suscite l’imagination des spectateurs. Ce sont les mots qui donnent à voir et ils sont totalement dégagés des contraintes scéniques, ils défient le temps et l’espace en les modifiant, les bousculant et les mêlant. Le récit fait par un des personnages offre donc à l’auteur dramatique une source illimitée de liberté et de fantaisie. Grâce au pouvoir des mots, le créateur peut multiplier à l’envi les péripéties de ses personnages et entraîner ses spectateurs là où il lui plaît, pour leur faire quitter momentanément le lieu et le temps scéniques.
Conclusion
40Ces quelques réflexions sur la présence et l’utilisation du thème du voyage dans la comédie de Plaute nous ont montré sa fréquence et son importance. Cet élément, constitutif du romanesque, non seulement contribue à la progression dramatique, mais il est aussi utilisé dans les nombreux jeux que l’auteur dramatique instaure avec son public. Car la comédie aime à dévoiler les mécanismes de la création littéraire. Avant tout, travestissement et parodie des grands genres, elle s’amuse à jeter sur son essence même et son propre fonctionnement un regard introspectif.
Bibliographie
Bibliographie
Dumont, J-C. et M.-H. Garelli (1998) : Le théâtre à Rome, Paris.
Dupont, F. (1985) : L’acteur Roi, Paris.
Grimal, P. (1978) : Le théâtre antique, Paris.
Notes de bas de page
1 Nous avons utilisé pour ce travail l’édition et la traduction de P. Grimal : Plaute. Théâtre complet, tomes I et II, Paris, Gallimard, Folio classique, 1991 et 1996.
2 À propos du théâtre antique, des origines de la comédie romaine et de ses liens avec la “néa”, on renverra aux ouvrages suivants : Grimal 1978 ; Dupont 1985 ; Dumont & Garelli 1998.
3 Nous renvoyons dans cette publication à l’article de Guittard : “Les prières des voyageurs dans le monde romain”.
4 C’est-à-dire Neptune.
5 C’est-à-dire la Mer Noire.
6 Il est fils de Télamon, roi de Salamine, et frère d’Ajax, héros grec de la guerre de Troie. Son père lui reproche de ne pas avoir protégé son frère et le contraint à l’exil.
7 “Tu as beau franchir la vaste mer ; ‘rivages et cités ont beau, selon l’expression de notre Virgile, reculer sous ton regard’, tu seras, où que tu abordes, suivi de tes vices. À quelqu’un qui formulait la même plainte Socrate répliqua : ‘Pourquoi es-tu surpris de ne profiter en rien de tes longues courses ? C’est toi que tu emportes partout. Elle pèse en toi, cette même cause qui t’a chassé au loin’”. Sen., Ep., 28.1-2 (traduction de H. Noblot, édition des Belles Lettres).
Auteur
Université de Poitiers
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