De l’épopée héroïque à l’épopée animale et burlesque : remarques sur le Carmen 41 de Sedulius Scottus
p. 177-188
Texte intégral
1Sedulius Scottus, qu’on appelle aussi parfois Sedulius de Liège, est un écrivain irlandais du ixe s. Ses vers sont l’unique source de renseignements que nous possédions sur sa vie. On ignore les lieux et date de sa naissance, ainsi que la date à laquelle il quitta l’Irlande, sans doute pour fuir les invasions des Normands, contre lesquels il nourrit une haine tenace. Il arriva à Liège entre 840 et 851. À l’époque, les Irlandais, qui n’avaient pas connu l’occupation romaine, avaient acquis une expérience incomparable dans l’art d’enseigner le latin comme une langue étrangère et il n’est pas étonnant que l’évêque Hartgar ait accueilli avec chaleur Sedulius dans une ville où les lettres n’avaient guère brillé jusque-là. Sedulius devint ainsi le poète de cour officiel, flattant l’évêque dans ses vers et composant des pièces de circonstance pour les visiteurs de marque (Lothaire I, Charles le Chauve, Louis le Germanique, etc.). Il est probable aussi qu’il enseigna à l’école cathédrale : une partie de son oeuvre semble répondre à des tâches professorales et il faut avouer que les Liégeois n’auraient pu trouver meilleur maître. Même si quelques poèmes situent aussi Sedulius à Metz et à Cologne, c’est sans conteste la ville de Liège qui devint, du moins poétiquement, sa nouvelle patrie : il l’appelle d’ailleurs sa pia mater et se proclame volontiers “fils de la Meuse” (Mosae filius) et même “Virgile de Liège” (Maro Leodii). On ne sait ni où, ni quand est mort l’Irlandais. On a voulu pendant longtemps le faire mourir à Milan, mais on n’a sur ce point aucune certitude et tout ce que l’on peut affirmer, c’est qu’il était encore à Liège dans les années 874/875.
2L’oeuvre de Sedulius est considérable et multiple : ouvrages théologiques, grammaires latines, traité de politique à l’usage des princes chrétiens, florilège, poésie. On a conservé aussi un psautier bilingue, grec-latin, copié de sa main et qui porte en grec sa signature autographe (Bibl. de l’Arsenal à Paris, cod. 8047). Enfin, de nombreux manuscrits d’une importance capitale dans le domaine de la pensée occidentale sont issus du “cercle” de Sedulius Scottus1, notamment des manuscrits bilingues des Évangiles et des Épîtres de Paul, des manuscrits de Priscien, ainsi que l’un des plus anciens manuscrits d’Horace, le fameux codex Bernensis 363. Sedulius est donc le premier grand intellectuel de Liège et l’on peut considérer que les célèbres écoles liégeoises des xie et xiie s. doivent quelque chose à ce pionnier d’adoption2.
3Ses oeuvres ne manquent pas d’intérêt. Son ouvrage politique, le Liber de rectoribus christianis, rédigé dans une prose admirable vers 869/870, a marqué un pas décisif dans l’histoire de la littérature politique. Ses travaux exégétiques sont d’une extraordinaire érudition et ses grammaires latines comptent parmi les meilleures de l’époque. Ce sont des commentaires aux grands traités de l’antiquité tardive : Eutychès, Priscien et surtout Donat, mais Louis Holtz a montré comment chez Sedulius, les quaestiones traditionnelles et usées cédaient la place à des démonstrations subtiles qui révèlent d’incontestables qualités de dialecticien. Par ailleurs, la culture incomparable de l’Irlandais lui permet d’illustrer en détail les règles grammaticales par des exemples personnels et de multiplier à loisir les citations d’auteurs classiques.
4Cette érudition remarquable se manifeste aussi dans le Collectaneum miscellaneum, un florilège d’auteurs chrétiens et païens, qui ressemble déjà à ce que seront les Adages d’Érasme. On ignore souvent que c’est à cette oeuvre que l’on doit certains fragments, inconnus par ailleurs, du Pro Fonteio et de l’In Pisonem de Cicéron, ainsi que les curieux Prouerbia Grecorum, 74 sentences considérées comme l’adaptation latine (faite en Irlande au vie s.) d’une anthologie grecque de proverbes chrétiens.
5Mais Sedulius est surtout connu pour sa poésie, qui nous fait découvrir un homme que le reste de son oeuvre ne permet pas de deviner, un homme qui ressemble un peu à l’Horace des Satires, enclin à parler spontanément et librement de lui-même, à se laisser aller aux confidences, à succomber au besoin de se livrer et sans doute d’être aimé. Il est vrai que le poète ne peut s’empêcher ici et là de mettre en valeur ses dons exceptionnels de versificateur, sa brillante érudition et d’utiliser un style ampoulé et clinquant, mais il le fait surtout dans les éloges exagérés de ses protecteurs ou des hauts dignitaires de passage, donc dans ces pièces de commande qui s’accommodent volontiers d’un art pompeux. Mais ailleurs il sait se montrer plus sobre, plus désintéressé et provoquer l’émotion, comme dans le touchant portrait qu’il a laissé de lui-même (Carm., 74) ou dans les quelques pièces émues qu’il a composées à diverses occasions (Carm., 27 ; 46 ; 62 ; 83)3.
6Toutefois, ce qui frappe surtout dans la poésie de l’Irlandais, c’est la joie de vivre, l’ouverture au monde, à sa beauté et, par dessus tout, l’humour et la plaisanterie : on a d’ailleurs vu dans les hommages poétiques que Sedulius rend avec ferveur à la beauté féminine, en particulier à celle de l’impératrice Ermengarde, une préfiguration du langage courtois et, dans sa verve, une inspiration goliardique avant la lettre. On ne s’étonnera donc pas d’entendre le poète se plaindre d’être logé sous un toit indigne, pareil au gîte obscur de Cacus, au sombre labyrinthe, dans une demeure tout juste bonne pour un hibou ou pour une troupe de taupes et qu’il propose à l’évêque de baptiser “le refuge aux aveugles”. On ne s’étonnera pas davantage de le voir souvent réclamer à l’évêque du mouton, pour manger, mais aussi, dit-il, non sans malice, pour pouvoir écrire les éloges de son protecteur : pas de peau, pas de parchemin ! Il réclame plus souvent encore du bon vin, car les eaux glauques de la Meuse lui font horreur et la bière liégeoise, cette monstrueuse progéniture de Cérès, lui donne d’insupportables maux de tête.
7De cette production poétique pleine d’humour et de fantaisie, se détache une pièce qui est la plus justement célèbre : le poème 41 que les manuscrits – c’est en effet le seul dont on ait conservé une copie ailleurs que dans le manuscrit unique de Bruxelles – intitulent De quodam uerbece a cane discerpto. La plupart des critiques pensent que sa rédaction a dû être inspirée par un fait réel. Un jour, l’évêque Hartgar décide d’offrir au poète le plus beau et le plus gras de ses moutons, mais la bête est volée par un gredin. On lance des chiens à sa poursuite et le voleur, pour assurer sa fuite, abandonne son larcin à la meute qui, évidemment, a tôt fait de le mettre en pièces.
8Tout le monde s’accorde pour dire que cette pièce est la plus originale du poète, et elle a d’ailleurs attiré plus que toute autre l’intérêt des commentateurs4. Mais dès qu’il s’agit d’en définir le genre, plus personne n’est d’accord : pour les uns, c’est une imitation de l’épopée animale germanique dont l’existence, du moins orale, au ixe s. est ainsi prouvée (mais c’est une hypothèse purement gratuite) ; pour d’autres, c’est une parodie du Christ ou d’Énée, ou du Christ et d’Énée ; pour certains, c’est plutôt un planctus ou un epicedion (un chant funèbre) ou même une Vita et passio multonis (une vie et passion du mouton) sur le modèle de la passion du Christ et des martyrs. Bref, l’unanimité est loin d’être faite sur le genre et la nature de l’oeuvre. Cette diversité d’interprétations tient évidemment à la diversité des allusions et des styles de ces 140 vers5.
9Les douze premiers vers, qui servent d’introduction, peuvent apparaître comme un supplément badin à l’histoire de la création ; le ton est celui de l’épopée biblique, et certaines expressions rappellent d’ailleurs Juvencus, qui fut le premier à versifier les Écritures et à inaugurer ainsi un genre qui devait fleurir à la fin de l’antiquité :
Cum deus altipotens animalia condidit orbis,
Quae mare, quae tellus, quae tenet atque polus,
Multo multones tunc multiplicauit honore
Inter balantes fecit eosqueduces.
Tegmine lanigero uestiuit conditor almus 5
Induit ex crasso corporis hosque peplo
Cornibus et curuis frontes armauit aduncas:
Contra cornigeros bella superba gerant;
Naribus in geminis sparsit uiresque superbas,
Flatibus in multis multiplicauit eos. 10
Mitis simplicatas sed cornibus insita sacris,
Toxica nec lacerant hosque uenena pios.
“Quand Dieu tout-puissant créa les animaux du monde,
que la mer, que la terre, et que le ciel abritent,
il combla d’honneur les moutons
et des ovidés en fit les souverains.
D’une toison laineuse, le doux Créateur les vêtit ;
il leur couvrit le corps d’un épais manteau
et de cornes recourbées arma leur front bombé :
contre les bêtes à corne, ils pourraient mener de superbes combats !
Dans leurs naseaux, il répandit des forces superbes
et sans compter donna du souffle aux moutons.
Mais ces cornes sacrées cachent une douce simplicité :
ni poisons, ni venins ne souillent ces pieuses créatures”.
10Vient ensuite une partie (v. 13-42), dans laquelle le poète confie sa passion pour les moutons et présente son héros, tout en piquant l’intérêt du lecteur en annonçant sans trop en dire la tragédie qui l’attend (v. 24 et 42). Ici, le ton est plutôt celui de la bucolique et de la mythologie. Ainsi, notre mouton se nomme Tityros (v. 42), comme le berger de la première bucolique virgilienne. Ce nom est particulièrement bien choisi, car le mot en grec, comme le signale Servius, désigne “le bélier le plus fort, celui qui dirige le troupeau”, ce qui est le cas de notre Tityre, qui est dit pecoris custos au v. 25, dux gregis au v. 68 et gregis ductor au v. 133. Mais pour un esprit carolingien, Tityrus est aussi le nom d’une formidable créature qui serait née du croisement entre une chèvre et un bélier et qu’on appelle aussi musmo ou musimo : Isidore, ainsi que plusieurs glossaires et scholies à Virgile, attestent cette tradition (cf. fig. 1).
11Notre mouton rappelle donc cette créature, mais il rappelle aussi le berger Daphnis, car il est egregii pecoris custos praeclarior ipse (v. 25), comme Daphnis était formosi pecoris custos formosior ipse, “du beau troupeau gardien plus beau encore” (Virgile, Buc. 5.44). Notre héros a donc bien quelque chose de bucolique. Quant à la mythologie, elle est présente dans les vers où la constellation du bélier se prend d’amour pour Tityre, tout comme la lune qui aurait rêvé d’en faire une étoile (v. 31-36) :
Hunc Aries caeli casto dilexit amore
Consortem regni hunc uoluitque sui,
Hunc Lucina potens niueo pro tegmine clarum
Sidus in excelsis ponere uellelocis.
Namque ferunt Lunam lanarum uellus amasse, 35
Pan deus Arcadiae uellere lusit eam.
“Pour lui, le Bélier se prit d’un chaste amour
au point qu’à son pouvoir il voulut l’associer ;
Et la puissance Lucine voulait que sa robe neigeuse
illuminât, telle une étoile, les régions élevées.
C’est que la lune, dit-on, aima les peaux de laine :
Pan, le dieu d’Arcadie, se joua d’elle grâce à une peau”.
12Les vers 35 et 36 sont d’ailleurs inspirés par un passage des Géorgiques (3.390-393), dans lequel Virgile, traitant des toisons de bélier, évoque la façon dont Pan séduisit la lune :
Munere sic niueo lanae, si credere dignum est,
Pan deus Arcadiae captam te, Luna, fefellit
in nemora alta uocans ; nec tu aspernata uocantem.
“Ce fut grâce à une laine neigeuse, si le fait est digne de foi,
que Pan, le dieu d’Arcadie, te séduisit, Lune, et te trompa,
en lançant du fond des bois un appel que tu ne dédaignas pas”.
13Ce souvenir mythologique vient donner un crédit ironique, une vraisemblance malicieuse aux propos du poète carolingien.
14Cette partie bucolique et mythologique précède le récit proprement dit (v. 43-104). Dans celui-ci, Sedulius passe à un style épique, qui ne peut échapper au lecteur, tant les emprunts à l’Énéide sont nombreux :
Carm. 41 | Aen. |
51 uis rabiosa canum | 4.132 odora uis canum |
53 saltus dedit | 12.681 saltum dedit |
54 ingens fit strepitus, fit sonus atque fragor | 1.725 fit strepitus (2.209) |
9.752 fit sonus | |
55 oribus ex rabidis | 6.80 os rabidum |
6.102 rabida ora | |
7.451 rabido ore | |
56 personat omne nemus | 5.149 consonat omne nemus |
57 quid moror ? | 4.325 quid moror ? (6.528) |
58 fugit ocior nothis | 8.223 fugit ocior Euro (12.733) |
65 quis furor... inquit ? | 5.670 quis furor... inquit ? |
72 bella ciet | 1.54 bella cient |
12.158 bella cie | |
77 latrator Anubes | 8.698 latrator Anubis |
87 causa mali tanti | 6.93 causa mali tanti (11.480) |
89 cornibus ingens | 7.483 cornibus ingens |
99 labitur exanimis | 11.818 labitur exsanguis |
miserabile uisu | 1.111 miserabile uisu |
100 irrorans uepres sanguine | 8.645 rorabant sanguine uepres |
15Quelques réminiscences des Géorgiques viennent compléter cette parure virgilienne :
Carm. 41 | Géorg. |
79 ceruos fugaces | 3.539 ceruique fugaces |
80 informesque ursi | 3.247 informes ursi |
86 frondea tecta petunt | 4.61-62 frondea semper/tecta petunt |
102 balantumque greges | 1.272 balantumque greges |
16Tous ces emprunts à Virgile donnent incontestablement au récit une grandeur épique. Les vers 53-56, par exemple, rappellent magnifiquement, en dépit des pentamètres, les scènes de combat de l’Énéide et la mort du mouton, aux vers 99-100, avec ses expressions empruntées aux scènes décrivant les morts de Camille (Aen., 11.818) et de Mettus (Aen., 8.645), a des accents pathétiques :
Mox animosa cohors saltus dedit ipsa salaces,
Ingens fit strepitus, fit sonus atquefragor.
Oribus et rabidis furem furtumque requirit, 55
Frondea silua latrat, personat omne nemus.
“Sans tarder, la meute impétueuse bondit avec élan :
immense est le vacarme, le bruit et le fracas.
De leurs gueules voraces, les chiens traquent le voleur et son larcin ;
la forêt touffue aboie, tout le bois retentit !”
Labitur exanimis multo, miserabile uisu,
Irrorans uepres sanguine purpureo. 100
Fleuerunt Nymphae, sonuerunt omnia siluae
Balantumque greges ingemuere nefas.
“Le mouton s’effondre inanimé (ô douloureux spectacle !),
répandant sur les fragons la pourpre de son sang.
Les Nymphes ont sangloté ; dans la forêt tout a retenti
et les troupeaux de brebis ont pleuré le forfait”.
17Enfin, le voleur est un Cacus arte malus (v. 44), comme le monstre célèbre du livre 8 ; le chien est un “noir Cerbère”, pareil à l’aboyant Anubis (v. 77-78) et, surtout, notre héros est un pius multo (v. 47, 68 et 96). Comment ne pas penser au pius Aeneas de Virgile ? Le sum multo pius du vers 68 est peut-être un écho des paroles d’Énée à sa mère en 1.378 : sum pius Aeneas.
18Le modèle du récit est donc bien l’épopée virgilienne. Mais à partir du vers 105, qui ouvre la partie consacrée à l’éloge du défunt, les emprunts à Virgile disparaissent et le poème prend un autre ton, emprunté cette fois aux Écritures saintes :
Iustus quid meruit, simplex sine fraude maligna? 105
Munera nec Bachi non siceramque bibit.
“Pourquoi payer ainsi sa probité, sa simplicité exempte de ruse maléfique ?
Il ne but ni dons de Bacchus, ni boisson enivrante”.
19Le vers 106 (Munera nec Bacchi, non siceramque bibit) fait songer aux préceptes de sobriété maintes fois formulés dans la Bible (Levit., 10.8-9 ; Num., 6.1-2 ; 1 Reg., 1.15 et spéc. Jud., 13.5 : Caue ne uinum bibas, nec siceram...), ainsi qu’à Jean-Baptiste, dont la sobriété est prédite par un ange (Lc., 1.15 : et uinum et siceram non bibet), ou encore au portrait de Jacques transmis par Eusèbe (Hist. eccl., 2.23) et par Jérôme (Vir. ill., 2 : Hic... uinum et siceram non bibit). Le vers 112 (sed contentus erat pellicia tunica), signe du mépris du héros pour le luxe, rappelle évidemment les tunicae pelliciae d’Adam et Ève (Gn., 3.21). À la fin du poème, Sedulius cite Ézechiel, 33.11, où est louée la bonté de Dieu envers le méchant (cf. v. 124) et Luc, 23.39-43, où Jésus promet la vie éternelle à un des crucifiés qui l’entourent (v. 126). Quant aux vers 129-132, ils forment une libre citation du Psaume, 117 (118). 16-186, que le voleur épargné est invité à chanter :
Grates fer domino, nequam male perfide latro,
Dic cum psalmista talia uerba miser:
“Dextera me domini tunc exaltauitOlympi,
Vivam, non moriar facta deique canam. 130
Me castigauit castigans alma potestas,
Tradidit haut morti me rapuitque neci”.
“Rends grâce au Seigneur, vaurien, scélérat, brigand sans foi,
entonne avec le psalmiste ces mots, misérable :
‘ Du Seigneur olympien, la droite m’a exalté :
je vivrai, je ne mourrai pas et de Dieu je chanterai les exploits.
Sa noble puissance punitive m’a puni ;
il ne me livra point à la mort et m’arracha au trépas’”.
20Tout le panégyrique du mouton tient en fait du discours hagiographique. Tityre était un saint, un martyr, que l’auteur compare d’ailleurs (v. 117-120) au Christ sacrifié pour racheter nos péchés :
Agnus ut altithronus pro peccatoribus acrem
Gustauit mortem filius ipse dei,
Carpens mortis iter canibus laceratus iniquis
Pro latrone malo sic, pie multo, peris.
“Tel l’agneau céleste qui pour nos péchés goûta
une mort amère, lui le fils même de Dieu,
Tu parcourus le chemin de la mort, par des chiens déchiré sans pitié,
et pour un vilain brigand ainsi, pieux mouton, tu péris”.
21Enfin, le texte s’achève sur une curieuse épitaphe rédigée par le poète en l’honneur du mouton, qui fait allusion aux règles de l’hospitalité :
EPITAPHION
Tu, bone multo, uale, niuei gregis inclite ductor,
Heu quia nec uiuum te meus hortus habet.
Forsan, amice, tibi fieret calidumque lauacrum 135
Non alia causa iure sed hospitii.
Ipse ministrassem deuoto pectore limphas
Cornigero capiti calcibus atque tuis.
Te, fateor, cupii, uiduam matremque cupisco,
Fratres atque tuos semper amabo, uale. 140
ÉPITAPHE
“À toi, bon mouton, adieu, d’un blanc troupeau guide éminent ;
car hélas ! mon jardin ne te reçoit pas vivant.
Peut-être, ami, t’aurait-on donné un bain chaud7
sans autre raison que les lois de l’hospitalité.
Moi-même, d’un cœur dévot, j’aurais versé les eaux
sur ta tête cornue ainsi que sur tes sabots.
Je t’ai désiré, je l’avoue ; ta veuve et ta mère je désire,
et tes frères toujours aimerai. Adieu”.
22Cette épitaphe fait penser notamment à un précepte de la règle de saint Benoît (Reg., 53.13) : pedes hospitibus omnibus tam abbas quam cuncta congregatio lauet (“que l’abbé aussi bien que la communauté entière lavent les pieds de tous les hôtes”). Elle rappelle aussi et surtout un épisode du dernier repas de Jésus avec ses disciples, au cours duquel le Messie décide de leur laver les pieds (cf. Joh. 13.1-20, spéc. 5-9) :
“…il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint. Il vient donc à Simon Pierre qui lui dit : ‘ Seigneur, toi, me laver les pieds ?’Jésus lui répondit : ‘Ce que je fais, tu ne le sais pas à présent ; par la suite tu comprendras’. Pierre lui dit : ‘ Non, tu ne me laveras pas les pieds, jamais !’ Jésus lui répondit : ‘Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi.’ Simon Pierre lui dit : ‘Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête’”. (cf. v. 137 : “sur ta tête cornue, ainsi que sur tes sabots”)
23Le texte est incontestablement multiforme, rappelant l’épopée biblique et virgilienne, la bucolique et la mythologie, les récits hagiographiques, mais ce sont surtout l’Énéide et la Bible qui prédominent nettement à travers le réseau complexe des allusions. Sous prétexte que la fin du texte est biblique, certains critiques veulent voir dans le mouton l’image d’un martyr et, donc, l’image du Christ. D’autres estiment cependant que le pius multo évoque surtout Énée. Ces interprétations appauvrissent en réalité le texte. Entre les références à Virgile et celles à l’univers biblique, il n’y a pas lieu de choisir les unes en oubliant les autres, même si la sphère épique et la sphère biblique semblent nettement séparées. L’oeuvre est délibérément ouverte et repose intentionnellement sur l’ambiguïté. L’adjectif pius renvoie sans conteste à Énée (cf. les emplois incessants de pius Aeneas chez Virgile) dans le récit proprement dit, mais le pius multo du vers 120, dans un passage où le mouton est explicitement comparé au Christ, a évidemment des accents chrétiens, qui rejaillissent du même coup sur les premiers emplois du mot. Le voleur est un Cacus arte malus (v. 44), mais c’est aussi un nequam de gente Goliae (v. 43). Le vin des préceptes bibliques (v. 106) est remplacé par les “dons de Bacchus” et même le dieu du psaume 117 (v. 129) est devenu un “dieu olympien”.
24Il y a donc bien ici et là des détails qui soulignent l’ambiguïté de l’univers créé par le poète. Mais, à supposer que ces détails ne soient pas convaincants, il y a un passage dans lequel l’ambivalence du héros est évidente, c’est celui de sa mort. Or, ce passage est la scène centrale de l’oeuvre, dans la mesure où elle est le pivot autour duquel s’articulent les deux sphères, héroïque et biblique, du récit. Relisons les trois distiques qui la décrivent (v. 95-100) :
Incidit in tribulos posthaec sentesque malignos,
Aspris inhaesit heu pius ille locis!
Tum mox a tergo maledictus Cerberus instat,
Ore cruentato uulnera saeua dedit.
Labitur exanimis multo (miserabile uisu)
irrorans uepres sanguine purpureo.
“Alors, il tomba dans des buissons et de vilains ronciers,
et le pieux héros, hélas, dans ces épinaies resta prisonnier.
Bientôt par derrière, l’injurieux Cerbère le charge ;
de sa gueule ensanglantée, il le blessa cruellement.
Le mouton s’effondre inanimé (ô douloureux spectacle !),
répandant sur les fragons la pourpre de son sang”.
25Ce qui frappe d’abord dans ces vers, surtout après les nombreuses réminiscences virgiliennes qui précèdent dans le récit, c’est le ton épique et les allusions à la mort de Camille qui, en Aen., 11.818-819 “défaille privée de sang”, dont “les yeux, refroidis par la mort, s’éteignent” et dont “le visage jadis pourpré perd de ses couleurs”, et à la scène où Tullus traîne, à travers la forêt, le cadavre de Mettus, qui “inonde de son sang les buissons” (Aen., 8.645-646). Toutefois, quand on a lu un peu plus loin, que le mouton est mort pour le voleur, “comme le bélier sacrifié à la place d’Isaac” (v. 121), la scène ne peut manquer de rappeler aussi cet épisode de la Genèse, où Abraham, sur le point d’immoler son fils, est arrêté par un ange, qui l’invite à l’épargner. Abraham leva alors les yeux, “et il vit derrière son dos un bélier embarrassé par les cornes dans des buissons ; le prenant, il l’offrit en holocauste à la place de son fils” (uiditque post tergum arietem inter uepres haerentem cornibus, quem assumens obtulit holocaustum pro filio, 22.13). L’allusion, comme on le voit, est d’ailleurs discrètement soulignée par le inhaesit du vers 96 et le uepres du vers 100, imbriqué dans un emprunt à Virgile.
26La subtilité avec laquelle Sedulius mêle ici Virgile à la Bible est tout à fait remarquable, et, du coup, on comprend que son héros meurt en fait comme un héros virgilien, mais aussi comme le Christ, puisque la tradition patristique voyait dans le bélier sacrifié par Abraham une praefiguratio Christi (cf. Augustin, Ad Ps., 30, s. 2.2.9). Mais on notera aussi que les premiers à pleurer le trépas de Tityre sont les Nymphes, la lune et la constellation du bélier !
27Incontestablement, Tityre est un Énée chrétien ou, si l’on préfère, un Christ virgilien. Mais comment définir l’oeuvre et comment l’interpréter ? Si c’est une fable, où est dans ce cas la morale ? Si c’est un chant funèbre, un planctus, comment expliquer la présence manifeste dans cette pièce de l’humour, qui ne cadre pas très bien non plus avec l’hypothèse d’une épopée miniature et encore moins avec celle d’un récit hagiographique à la manière d’une Vita et passio ? À vrai dire, la pièce ne se réduit à aucun de ces genres, parce qu’elle procède de tous ces genres à la fois. C’est évidemment ce qui fait sa richesse : elle ne ressemble d’ailleurs à aucune autre, parce qu’elle n’a pas et ne fut pas un modèle littéraire, même si on peut y voir la première ébauche médiévale de l’épopée animale.
28Il n’en reste pas moins évident que le poème relève essentiellement de la parodie burlesque, qui est sans doute le genre qui explique le mieux l’œuvre. On a pourtant essayé de nier même cet aspect. Selon le commentateur allemand R. Düchting8, seuls les vers 13 à 42 peuvent être jugés comiques, mais le reste est une passion qui trouverait son modèle dans le Christ et qui aurait été inspirée par l’émotion ressentie devant la mésaventure du pauvre animal. On peut admettre volontiers que le texte ne se veut pas hilarant, qu’il vise davantage à faire sourire qu’à faire éclater de rire – et c’est sans doute, comme l’a signalé F. Brunhölzl9, un des mérites de Sedulius que d’avoir fait preuve de “tact” –, mais comment prendre au sérieux le récit de ce brave et robuste Tityre, le plus beau et le plus gras des moutons de l’évêque, qui ne buvait ni vin, ni alcool, ne se promenait jamais à cheval, qui ne prononçait que les paroles mystiques Baa seu Bee, et qui meurt en héros et martyr ? Le ton est celui de la plaisanterie, et il suffit de relire l’une ou l’autre pièce émouvante pleurant la mort d’un animal favori10 pour se convaincre que le but de Sedulius n’est pas tant d’émouvoir que d’amuser. Il ne faut guère s’étonner du côté “iconoclaste” de la pièce. La parodie et l’humour, parfois “irrévérencieux”, sont des traditions bien présentes au ixe s. : qu’on songe à la Cena Cypriani11, cette “diabolique transfiguration de l’Écriture sainte”, comme l’appelle le vieux Jorge dans le Nom de la rose, un texte qu’Umberto Eco place à côté du second livre de la Poétique dans le fameux manuscrit qui tue ; Raban Maur lui-même en publia une refonte dédicacée à Lothaire et Jean Diacre dédia une versification du texte au pape Jean VIII ! En fait, on ne se moque que de ce que l’on aime et respecte.
29Il n’en reste pas moins qu’un texte aussi riche et original ne cessera sans doute jamais de suggérer de nouvelles interprétations. La dernière en date est celle de C. Ratkowitsch12, qui a voulu voir dans le texte un “plaidoyer malicieux et auto-dérisoire” contre des calomnies auxquelles Sedulius était exposé en tant qu’irlandais. Par Tityre, Sedulius se désignerait lui-même, en tant que brebis du troupeau de Hartgar (comme il le fait dans le carm. 2, où il se donne effectivement le nom de Tityre et appelle l’évêque son pastor). La meute de chiens désignerait, quant à elle, ses calomniateurs (certains éléments sont rapprochés de trois poèmes où Sedulius se défend contre des accusations mensongères, carm. 55-57) ; l’éloge du mouton serait la récusation des reproches qui lui auraient été faits et l’épitaphe un atout provocant et confiant que le poète abat contre ses ennemis. Cette lecture très riche est sans aucun doute séduisante et a l’avantage de reposer sur une interprétation immanente de la poésie de l’auteur. Toutefois, on notera que si Sedulius se nomme Tityre et présente l’évêque comme son pasteur dans une autre pièce, il présente ici Tityre comme le berger du troupeau (v. 25 ; 68) et comme un joyau que l’évêque lui destinait. Les trois textes que nous avons conservés contre des calomniateurs dont le poète fut victime ont un côté dramatique, pathétique qui fait ressentir fortement l’inquiétude et la détresse de l’auteur : ils sont très éloignés de l’ironie et de la fantaisie qui se déploient dans le carm. 41. Enfin, si l’éloge du mouton récuse des reproches faits au poète, il faut admettre que Sedulius cherche ici à nier, entre autres, un penchant pour la boisson et les festins, qu’il confesse plus d’une fois dans ses vers comme dans le poème 74, où il avoue “manger et boire un coup volontiers”. C’est pourquoi il me semble plus prudent d’en rester à l’interprétation parodique que je proposais plus haut. Ansi, dans l’épitaphe finale, malgré la référence à la dernière cène (ou peut-être grâce à elle), on devine, quand on connaît un peu la poésie de l’auteur, son humour, sa gaieté, ainsi que son goût pour le mouton, que quand il regrette de n’avoir pu donner un bon bain chaud à Tityre13, il veut parler du genre de bain que l’on peut donner à un mouton dans une marmite. Le sens de la promesse que le poète fait de chérir à jamais la veuve, la mère et les frères de son cher disparu va dans le même sens. Sedulius a sans doute été ému par la mort de la pauvre bête (sans quoi, il n’aurait pas écrit ce texte), mais il l’a aussi été par l’espoir déçu du rôti ou du râgout irlandais ! Tout l’art de l’auteur a été d’en tirer, sur un mode plaisant, une oeuvre tout à fait unique, capable de faire comprendre à l’évêque, sans paraître insensible ou insolent, sa déception d’avoir raté un bon gueuleton et son désir d’être, si l’on peut dire, “dédommagé”.
30Le poème 41 doit donc à mon sens l’essentiel de son originalité à l’exploitation parodique des deux traditions inséparables du moyen âge latin : Virgile et la Bible. C’est sans conteste un des plus beaux exemples qu’on puisse trouver pour montrer que les traditions littéraires, aussi pesantes soient-elles, n’étouffent jamais les écrivains, mais les nourrissent, pour autant qu’ils aient du talent. Comme l’écrivit Roger Caillois dans son Vocabulaire esthétique, il n’y a “que les talents médiocres pour fuir tout modèle et mettre leur effort à chercher l’inédit”.
Notes de bas de page
1 Sur ce cercle, voir les remarques récentes de Lecouteux 2005 et Stella 2010, 450-455.
2 Sur ces écoles, voir Stiennon 1967a et 1967b.
3 Sur la poésie de Sédulius, voir Pirenne 1882, Düchting 1968, Meyers 1986 et 1994, Von Büren & Meyers 1999.
4 Voir Van Mierlo 1943, Jauss 1959, 59-65, Düchting 1970, Kratz 1976, Ziolkowski 1986, Meyers 1986, 185-197, Ratkowitsch 1989, Ziolkowski 1993, 69-79, Meyers 1995, Mora 1995.
5 On trouvera une édition critique du poème dans Meyers, éd. 1991 et une traduction française complète dans Meyers 1995. Une traduction anglaise en a aussi été donnée par Ziolkowski 1993, 262-265 et par Doyle 1983, 140-142.
6 Dextera Domini exaltauit me./ Non moriar, sed uiuam :/ et narrabo opera Domini./ Castigans me castigauit Dominus :/ et morti non tradidit me (“La droite de Dieu m’a exalté./ Non, je ne mourrai pas, mais je vivrai/et raconterai les oeuvres de Dieu./ Dieu m’a châtié et châtié/ et à la mort il ne m’a pas livré”.).
7 Sedulius utilise au v. 135 le mot lauacrum, formé sur le verbe lauare (“laver, nettoyer”), qui a d’abord été un synonyme familier de balneum, “bain, salle de bain”, et s’est ensuite largement répandu au cours du iie s. chez les païens aussi bien que chez les chrétiens. Mais il a pris aussi chez ces derniers le sens de “baptême”, qui est devenu son sens le plus fréquent. Le poète joue manifestement de cette polysémie.
8 Düchting 1970.
9 Brunhölzl [1975] 1991.
10 Voir par exemple Catulle 3 (déploration de la mort du moineau de Lesbie, si l’on ne tient pas compte bien sûr de la métaphore sexuelle du mot passer), Ovide, Am., 2.6 (mort du perroquet de Corinne), Stace, Silv., 2.4 (mort du perroquet d’Atedius Melior) ou encore le poème d’Hadrien sur la mort de son cheval Borysthène (CIL, XII, 1122 ou CLE, 1522).
11 Sur ce texte, voir Modesto 1992.
12 Ratkowitsch 1989.
13 Cf. les v. 135-138.
Auteur
Université Montpellier 3 EA 4424 CRISES
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