Interférences génériques dans l’épopée médiévale, d’Ermold et du Waltharius à l’Iliade de Joseph d’Exeter et à l’Alexandreis de Gautier de Châtillon
p. 165-176
Texte intégral
1Il n’a pas dû être facile d’écrire une épopée latine au Moyen Âge. Rappelons en effet que dès le début de la Cité de Dieu saint Augustin, en attaquant Rome et Troie, qui sont pour lui des exemples parfaits de la cité terrestre, s’en prend aussi à l’Énéide en citant le vers bien connu du livre 6 où Anchise dicte à Rome son comportement politique : parcere subjectis et debellare superbos1. À cette injonction il oppose l’humilité, qui “transporte par-delà ces élévations mondaines, […] jusqu’à cette hauteur qui n’est plus une usurpation de l’orgueil humain, mais un don de la grâce divine2 ”. C’est Dieu seul, affirme-t-il en citant l’un des Proverbes bibliques, qui “résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles3”. Ici les valeurs épiques païennes sont contestées, notamment celles qui relèvent d’un héroïsme justicier. On ne peut plus de son propre chef “épargner les soumis, désarmer les superbes” ; pour cela il faut s’en remettre à Dieu, devant lequel seule sied l’humilité. Au Moyen Âge pourtant, dans le domaine épique, l’Énéide reste le grand modèle. Mais elle est constamment médiatisée par d’autres modèles qui viennent introduire d’autres choix génériques, dans un but souvent idéologique qui s’efforce de prendre en compte la critique augustinienne. Contrairement à ce qu’on a cru parfois devant une virtuosité stylistique qui paraissait gratuite, le concept de l’art pour l’art est en effet assez étranger à l’épopée médio-latine. Ce sont ces interférences signifiantes que je me propose d’étudier. Pour pouvoir proposer des analyses assez précises, je m’en suis tenue à un corpus limité. Un corpus assez représentatif toutefois, du moins je l’espère, des deux “renaissances”, celle de l’époque carolingienne et celle du xiie s. De l’une à l’autre on observera des points communs, mais aussi des différences, explicables par l’évolution du contexte culturel et aussi par celle du contexte politique, marqué par un accroissement des tensions entre le monde clérical et celui des pouvoirs laïques.
2Le premier écrivain qui va retenir notre attention, Ermold le Noir, est un bon représentant des cours carolingiennes puisque c’était un clerc au service du fils de Louis le Pieux, Pépin, roi d’Aquitaine. C’est à ce titre qu’il a composé vers 826 un poème de louanges en l’honneur de Louis, afin d’obtenir son retour en grâce après avoir été exilé à Strasbourg, sans doute pour avoir donné de mauvais conseils à Pépin4. Ce poème offre d’emblée l’exemple d’une première distorsion générique, puisque c’est un panégyrique plutôt qu’une épopée au sens strict. Son caractère épique est pourtant indéniable, car il est saturé de réminiscences virgiliennes qui renvoient pour la très grande majorité d’entre elles à l’Énéide et ces réminiscences font sens, grâce au procédé bien connu des reprises allusives5. C’est qu’il est l’héritier d’une double tradition. D’abord celle du panégyrique épique, mise en œuvre par Claudien pour célébrer Stilicon, puis par Sidoine en faveur des derniers empereurs romains, enfin par Fortunat pour louer les rois mérovingiens6. Ensuite celle de l’épopée classique, réactivée juste avant lui par un vaste poème dont nous n’avons malheureusement conservé qu’un fragment, le Karolus Magnus et Leo Papa. Jadis attribué à Angilbert, ce poème pourrait bien avoir été l’œuvre d’Eginhard ou Einhard, le biographe de Charlemagne7. Ce qui est sûr, c’est qu’Ermold s’en est inspiré, comme il s’est inspiré de Fortunat qu’il cite parmi les grands auteurs tout au début de son œuvre, et que l’alliance du panégyrique avec l’épopée classique s’est faite sous le signe d’une christianisation de cette dernière. Juste avant de mentionner Fortunatus, Ermold cite, dans un vers scandé par le martèlement des homéotéleutes, Sedulius nec non Prudentius atque Juvencus8, et dans son poème en effet Louis le Pieux, comme Charlemagne dans le Karolus Magnus, est un pius Aeneas repensé dans un sens chrétien, serviteur et image du Christ9. Dans le manuscrit de Vienne édité par Edmond Faral, le titre de ce poème le nomme d’ailleurs christianissimi Caesaris Augusti10. La pensée augustinienne est ici fidèlement incarnée par un empereur qui ne se résigne parfois à faire la guerre (contre les Maures ou les Bretons) que pour mieux établir la paix de Dieu, concrétisée par la fondation de monastères, et qui préfère l’emporter par la conversion religieuse (il convertit et baptise les Danois) que par les armes. L’épopée flirte presque avec l’hagiographie, comme l’atteste une série d’emprunts faits au De laude virginum et aux Miracles de saint Cuthbert d’Aldhelm de Malmesbury11. Tout cela est bien connu, et il n’y a pas lieu de s’attarder là-dessus.
3Ce qui est par contre plus curieux, et donc plus intéressant, c’est une deuxième distorsion générique qui s’inscrit dans la métrique même du poème d’Ermold et qui n’a pas échappé aux copistes carolingiens puisque le manuscrit de Vienne, daté du xe s., présente ce poème comme un elegiacum carmen et même comme l’elegia Ermoldi, l’œuvre d’Ermoldi Nigelli exulis12. Le poème à Louis est en effet écrit non en hexamètres dactyliques, mais en distiques élégiaques. Le choix de ce mètre boiteux n’est pas le fruit du hasard. Même s’il doit quelque chose à Bède et à Fortunat, il s’explique surtout par le désir d’Ermold, exilé à Strasbourg, d’évoquer le souvenir d’un autre exilé : Ovide. Discrètement présent dès l’ouverture du poème à travers l’étroite association de Naso à Maro13 et les allusions réitérées d’Ermold à son propre exil14, ce souvenir devient plus net dans l’appel final à la clémence de l’empereur : comme Ovide, Ermold avoue sa faute, mais cherche à minimiser sa culpabilité tout en restant évasif, et fait avant tout appel à la miséricorde du souverain ainsi qu’à celle de son épouse, en implorant “la belle Judith” tout comme Ovide implorait Livie15. Là encore il y a des précédents, notamment celui de Modoin, évêque d’Autun et panégyriste de Charlemagne16, surnommé Naso par les membres de l’académie carolingienne, qui avait déjà invoqué l’exemple d’Ovide pour réconforter Théodulphe exilé à Angers puis au Mans17. Associer l’élégie à un panégyrique épique n’en demeure pas moins un choix original, qui invite à regarder sous un autre angle le poème d’Ermold en suivant l’ingénieuse suggestion de Peter Godman18.
4Ce dernier propose en effet de ne pas séparer ce poème des deux épîtres qui lui font suite dans l’édition Faral. Adressées à Pépin, roi d’Aquitaine, et beaucoup plus courtes que le poème à Louis, ces deux épîtres sont elles aussi composées en distiques élégiaques, et le souvenir ovidien y devient tout à fait explicite. Ovide y est cité deux fois, toujours en compagnie de Virgile, d’abord à la fin de la première épître dans une liste d’exilés célèbres19, ensuite au début de la seconde comme exemple de poète qui a plu par ses chants20. Se fondant sur la date de composition de ces deux épîtres, Peter Godman suppose que les trois poèmes avaient été conçus pour être lus à la suite, un peu comme les trois volets d’un triptyque : d’abord la première épître, puis le long poème à Louis, enfin la seconde épître. Bien qu’aucun manuscrit ne vienne corroborer cette hypothèse21, elle est tout à fait convaincante, car des échos assez nets du poème à Louis apparaissent dans les deux épîtres, surtout dans la deuxième, où l’empereur est offert en exemple à son fils en des termes qui rappellent ceux du panégyrique22. Ermold y peaufine en outre sa mise en scène ovidienne, ainsi dans la première épître où l’envoi de la muse Thalie, “compagne de [s] es épreuves23 ”, à la cour de Pépin évoque de façon très claire les poèmes des Tristes ou des Pontiques où Ovide envoie ses écrits à la cour d’Auguste, humblement, pour plaider sa cause : “En quelques mots, dit Ermold à sa muse, apprends-leur que je suis en vie et que je subis l’exil mérité par ma faute24”.
5En dehors du but pratique et immédiat (obtenir son rappel d’exil), quelle peut être la fonction de cette interférence générique ? Remarquons tout d’abord que l’élégie ne se combine pas si mal au panégyrique, car dans les Tristes ou les Pontiques Ovide ne cesse de célébrer la puissance de l’empereur et de le présenter comme un dieu dont il dépend entièrement25. Ermold adopte la même attitude face à Louis, tout en ayant soin de rappeler qu’au dessus de l’empereur il y a Dieu, source de toute miséricorde, dont l’empereur et le poète dépendent tous les deux26. Il christianise ainsi l’élégie comme le panégyrique, conformément au programme énoncé dans la dédicace de son poème épique. Mais il y a plus. En effet, bien que dans cette dédicace il affirme ne vouloir invoquer ni les Nymphes ni les Piérides, ni Phébus-Apollon, car “ceux qui ont ainsi procédé […] avaient l’esprit égaré par l’horrible et sombre Vehemoth27”, nous venons de voir qu’il se réclamait quand même d’une muse, Thalie, qu’il mentionne aussi bien dans la première épître que dans le poème à Louis28. Or Thalie est la muse de la poésie légère et de la comédie. Elle incarne donc très bien la Musa jocosa, la muse joyeuse d’Ovide, sur laquelle Ermold revient assez longuement au début de sa deuxième épître. Cette “petite Muse rustique” (rustica Musella), source de ses “petits vers” (versiculis), fait de lui, dit-il, un “bouffon” (scurra) ; mais, ajoute-t-il aussitôt, parfois “l’on voit un bouffon se faire bienvenir parmi des sages (doctilocos)29 ”. Cette annonce liminaire rend bien compte du contenu de la deuxième épître, où Ermold prodigue les bons conseils à Pépin sur un mode mi-sérieux, mi-badin. En mentionnant la Musa jocosa d’Ovide, Ermold invite donc son lecteur à se remémorer tout le vers des Tristes où elle est citée : “Ma vie est sage, si ma Muse est folâtre30”.
6La rencontre du panégyrique épique et de l’élégie ovidienne lui permet en définitive de se façonner une persona poétique assez complexe, capable de solennité, mais aussi de dérision ou d’auto-dérision, et ainsi de faire émerger un je qui aurait pu disparaître complètement dans l’impersonnalité conventionnelle de l’éloge. Car cette persona s’incarne peut-être dans son nom, Ermoldus Nigellus, sur lequel il revient avec quelque insistance à la fin de la deuxième épître, c’est-à-dire à la fin de l’ensemble des trois poèmes. Grâce à une tmèse, il parvient en effet à rapprocher astucieusement la première partie de ce nom, Ermoldus, des modolata carmina qu’il vient de composer : Ermold est donc celui qui sait moduler des chants31. Quant au second élément, Nigellus, répété deux fois32, son statut de diminutif (“le petit Noir”, “le Noiraud”), peut évoquer les autres diminutifs (Musella, versiculis) qui foisonnaient au début de l’épître. On voit ainsi émerger une figure hybride, celle d’un petit Noiraud habile à composer des vers, à l’humilité affichée, mais conscient de son art, qui tire sa force d’un double patronage, celui de Virgile et celui d’Ovide33.
7Ermold ne va pas toutefois jusqu’à la satire, sauf incidemment, pour dénigrer au passage quelques opposants au pouvoir impérial comme le Breton Murman, présenté comme un ivrogne abruti soumis au pouvoir d’une femme34. Il n’en va pas de même dans le Waltharius où la remise en cause des valeurs épiques est beaucoup plus systématique, là encore grâce à une interférence générique. Le Waltharius est en effet une épopée, puisque ce poème décrit les combats héroïques menés dans un défilé des Vosges par le héros, Walther, aquitain comme Ermold, contre les Francs du roi Gunther, qui voulaient s’emparer de sa fiancée et des trésors qu’il avait dérobés aux Huns. C’est même une épopée classique en hexamètres dactyliques, tissée de réminiscences virgiliennes aisément reconnaissables, car les reprises portent en général sur tout un hémistiche, voire sur l’ensemble d’un vers. Mais comme on l’a remarqué depuis longtemps, c’est aussi une épopée discrètement allégorique, où les emprunts à l’Énéide se combinent adroitement à des reprises de la Psychomachie de Prudence. Le “combat dans l’âme” qui fait s’affronter des vices et des vertus fait donc se profiler derrière chaque combattant un ou plusieurs vices : l’orgueil (superbia), la convoitise (avaritia), la colère (ira)35. On assiste de nouveau à une christianisation du genre épique, mais suivant des modalités et dans une intention différentes de celles qui commandaient l’augustinisme d’Ermold. Car nous sommes invités à une lecture à deux niveaux. Le premier niveau, purement épique, décrit une succession d’exploits héroïques susceptibles de plaire à un auditoire guerrier, dans un style assez simple marqué de quelques romanismes36. Le second niveau, plus élaboré, accessible seulement à ceux qui ont mémorisé les vers de la Psychomachie et qui sont donc capables de repérer les jeux de la technique allusive, cherche à susciter une réflexion de nature éthique, voire axiologique, sur les valeurs guerrières, et à les remettre en cause en les confrontant aux principes chrétiens.
8L’interférence générique, qui est ici de type foncièrement allégorique puisque le Waltharius, en fait, ne relate une chose (des exploits guerriers) que pour en faire entendre une autre (la réprobation morale attachée à ces exploits), introduit donc une tonalité satirique qu’on remarque notamment dans le traitement des rois. Ils sont deux – Attila, roi des Huns, Gunther, roi des Francs – et aucun des deux n’est flatté. Gunther est l’incarnation de la Superbia, à laquelle son cheval emprunte ses ornements clinquants, mais cet orgueil est impuissant à dissimuler sa maladresse et sa lâcheté. Il s’aliène son meilleur guerrier, Hagen, en l’insultant, puis envoie contre Walther tous ceux qui l’accompagnent – et qui périssent dans l’aventure – sans s’impliquer personnellement. Quand il se résout finalement à prendre part aux combats, il ne le fait que mollement et sans grand succès. De manière significative, c’est précisément au moment où il tourne bride et où il s’enfuit que son cheval est dit falerati, c’est-à-dire “orné de phalères, de plaques de métal brillant”, évoquant ainsi l’Orgueil personnifié37. Quant à Attila, il se fixe dans la mémoire du lecteur, comme Murman, sous les traits d’un ivrogne abruti, car Walther profite de son ivresse, qu’il a provoquée, pour s’enfuir avec ses trésors ; une astucieuse reprise allusive fait même se profiler derrière lui, de manière burlesque, l’image pitoyable de Didon abandonnée, torturée par son amour pour Énée38.
9Nous ignorons malheureusement pour quel public et même à quelle époque le Waltharius a été composé. On l’attribuait jadis à Ekkehard 1er, abbé de Saint-Gall, mais cette attribution ne fait plus autorité. On hésite donc maintenant entre le ixe et le xe s., entre une cour carolingienne et un monastère carolingien, ou post-carolingien. Karl Ferdinand Werner a proposé récemment d’attribuer cette œuvre originale et dissidente, qui prend pour héros un Aquitain et qui malmène le roi des Francs, à Ermold en personne39. Cette hypothèse soulève un certain nombre d’objections ; elle n’a donc pas entraîné l’adhésion. Mais elle est troublante. Car si tout, à première vue, sépare le pompeux panégyrique à Louis d’un Waltharius discrètement satirique, notamment à l’égard des rois, la mise en scène ovidienne d’Ermold et sa revendication d’une Musa jocosa montre que lui aussi est capable d’introduire dans son traitement de l’épopée une dimension ludique. Le sens du jeu est donc ce qui rapproche ces deux épopées par ailleurs très dissemblables, comme si les clercs de l’âge carolingien n’avaient cru pouvoir faire passer leur message chrétien, politique ou moral – indispensable à leurs yeux après les attaques de saint Augustin – qu’en introduisant une distance amusée capable d’amadouer leur public et aussi d’affirmer leur liberté poétique. En apparence Ermold s’efface humblement devant Louis, mais son masque ovidien, discrètement subjectif, le remet au centre de son œuvre. Quant à l’auteur du Waltharius, il s’affirme à travers les astuces de sa satire. Il y a là des stratégies assez rusées, dissimulées, qu’on ne retrouve que partiellement au xiie s., peut-être parce que les clercs de cette époque ont acquis une plus haute opinion d’eux-mêmes et n’avancent plus, ou avancent moins, masqués.
10Telle est du moins l’impression que donne l’Iliade de Joseph d’Exeter, composée vers la fin du xiie s.40. Cette épopée de six livres en hexamètres dactyliques qui raconte la guerre de Troie présente d’emblée, par rapport aux épopées carolingiennes, une double particularité. D’abord elle ne se réfère à aucun modèle chrétien. Ensuite elle n’est pas virgilienne. Le modèle formel offert par l’Énéide est délaissé au profit de la Thébaïde de Stace, qui est à cette époque à peine moins prestigieuse : rappelons que la première “mise en roman” tirée d’une épopée antique, le Roman de Thèbes, est une adaptation de la Thébaïde ; adaptation de l’Énéide, l’Eneas ne vient que plus tard. Le choix fait par Joseph est d’abord un choix stylistique. Ce qui le fascine chez Stace, c’est “la densité obscure et la préciosité contournée de [son] langage”, qu’il s’efforce d’imiter et sur lesquelles il prétend même renchérir. Il multiplie les néologismes, les paronomases et les métonymies, ce qui donne à son style un aspect “outrancier” et lui confère “les caractéristiques exacerbées du baroque41”. Mais c’est aussi un choix générique à portée idéologique. Car l’épopée de Stace, épopée fratricide, est une épopée tragique, qui relate les tribulations sans espoir d’un monde déchiré, dominé par des dieux implacables42. Joseph lui aussi décrit un monde assez noir, où il refuse de prendre parti pour l’un ou pour l’autre des deux camps en présence. En cela il est fidèle à sa source historique ou pseudo-historique, la De excidio Troiae historia de Darès le Phrygien, qui, bien qu’un peu plus favorable aux Troyens, s’efforce de conserver la neutralité exemplaire de l’historien43. Mais il suit aussi l’exemple de Stace, qui tient la balance égale entre Thèbes et Argos. Cette impartialité est un choix délibéré. Car si Joseph a choisi de décrire un monde uniquement païen, c’est pour montrer ce que peut être un monde antérieur à la Révélation, c’est-à-dire un monde privé de la foi chrétienne, de la lumière divine. Pour lui Grecs et Troyens, privés de cette lumière, sont condamnés d’avance – comme Œdipe et ses fils dans la Thébaïde. Il le dit très clairement dans plusieurs déclarations à caractère programmatique dès le début de son épopée. Après avoir affirmé dans le livre 1 que “si vous fixez des peines à la mesure de l’accusation, leurs parjures engloutiront les Phrygiens et tout autant les Danaens, leur exemple en matière de crime44”, donc après avoir déclaré les Grecs et les Troyens également coupables, il adresse à Jupiter cette prière qui ouvre le livre 2 : “Ô père des hommes et des dieux ! Si tu prends soin des puissances divines, pourquoi frappes-tu l’homme ? Si, misérablement, il habite la terre, est-ce donc pour cela qu’il encourt ton mépris ? C’est que tu as voué aux pleurs et à la nuit les âmes proscrites de la lumière45”. Adepte d’une théologie austère peut-être influencée par la réforme grégorienne, Joseph semble se faire ici l’écho de la théorie augustinienne de la prédestination sous sa forme la plus sévère. L’inflexion générique amenée par le modèle statien, de l’épopée vers la tragédie, est donc chez lui un choix mûrement pensé.
11Un choix qui amène d’ailleurs une autre interférence générique, déjà rencontrée dans le Waltharius : la rencontre de l’épopée et de la satire46. Car l’autre grand modèle de Joseph est Juvénal, comme il l’annonce d’emblée dès le premier vers de l’Iliade grâce à la reprise d’une junctura fondatrice : “les larmes des filles d’Ilion et Pergame livrée aux destins, les deux guerres menées par les chefs, la ville deux fois réduite en cendres au milieu des massacres, nous gémissons sur elles47 ”. “Les larmes des filles d’Ilion”, Yliadum lacrimas, un incipit emprunté à la satire 10 de Juvénal, donnent le la ; car si Joseph a choisi comme modèle Juvénal, dont la satire est âpre et dont la spécialité est le cachinnus, le rire sardonique et douloureux48, c’est parce que sa satire est beaucoup moins ludique que celle du Waltharius. Ce dernier avait choisi un ton moqueur. Joseph adopte plutôt le ton d’un grand inquisiteur, d’autant que la satire telle qu’il la conçoit n’est pas dirigée seulement contre les héros de son épopée païenne. À travers eux, ce sont ses contemporains qu’il cherche à atteindre et auxquels il fait la leçon. En témoigne par exemple une charge menée dans le livre 4, à propos de l’oracle de Delphes, contre les superstitions païennes : après avoir déploré, dans un style farci de réminiscences des satires 6 et 15 de Juvénal, le crédit dont jouissaient jadis “les prodiges de l’Égypte” et “le culte de Memphis”, Joseph ajoute que “cette naïveté pernicieuse des Anciens persiste encore de nos jours et souille la foi49”. De même, l’aveuglement auto-destructeur des Grecs et des Troyens doit servir d’avertissement, selon lui, aux chevaliers médiévaux. Un parallèle établi à la fin du livre 5 entre Hector, fils aîné de Priam, et Henri III le Jeune Roi, fils aîné de Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre, est tout à fait révélateur : tous deux sont morts de ne pas avoir su maîtriser leur colère (ira), c’est-à-dire leur fougue guerrière50. C’est dans cette distorsion satirique de l’épopée que les emprunts stylistiques à Stace prennent d’ailleurs tout leur sens. Car si Joseph adopte un style outrancier, ce n’est pas par goût gratuit de l’emphase. Il lui faut dénoncer les erreurs qui mènent les hommes à leur perte, et il lui faut le faire avec toute la force possible. Un bon exemple est fourni par le vers qui ouvre le récit de la chute de Troie : nox fera, nox vere nox noxia, turbida, tristis (“Ô nuit cruelle, nuit vraiment nuit, nuisible, trouble, funeste51”). Allitérations, assonances et paronomases s’en donnent à cœur joie, faisant entendre le sinistre cliquetis des armes. Mais il ne s’agit pas d’un effet stylistique gratuit. Le style est ici une arme qui dénonce avec violence. Ce vers est d’ailleurs immédiatement suivi de deux autres vers à caractère nettement métatextuel, et du coup souvent cités : “Ô nuit cruelle, […] on devrait te hurler en chaussant le cothurne de la tragédie, ou bien te déchirer avec l’âpre morsure de la satire52”.
12Dans l’épopée de Joseph d’Exeter, les deux interférences génériques clairement revendiquées sont donc mises au service d’une dénonciation des valeurs guerrières, c’est-à-dire – paradoxalement – d’une remise en cause de l’épopée. Cela peut s’expliquer par le contexte où évoluait Joseph. Neveu de l’archevêque Baudouin de Cantorbéry, auquel il dédie son poème, il vivait dans une cour épiscopale encore profondément marquée par le meurtre de Thomas Becket. L’Iliade s’ouvre d’ailleurs sur un hommage indirect rendu à celui qu’on considérait alors comme un martyr : Baudouin est salué comme “le successeur de sa puissance et l’héritier de ses mœurs53 ”. La mort de Thomas Becket est en effet l’exemple emblématique, en cette fin du xiie s., d’un accroissement des tensions culturelles et politiques entre le monde clérical et celui des pouvoirs laïques, des souverains comme Henri II Plantagenêt ayant cherché à s’affranchir de la tutelle de l’Église et des pouvoirs ecclésiastiques. Joseph se pose donc en défenseur de l’augustinisme. En cela il n’est pas isolé : dans son Alexandreis, une épopée très classique en hexamètres dactyliques qui raconte l’histoire d’Alexandre d’après Quinte-Curce, son contemporain Gautier de Châtillon remet lui aussi en cause les fausses valeurs guerrières de l’épopée, des valeurs mondaines et trompeuses qui mènent les hommes à leur perte. Mais il le fait avec moins de fougue, plus de modération et plus de subtilité, ce qui explique peut-être son plus grand succès. Alors que l’Iliade n’a été conservée, malgré une diffusion honorable, que par quelques manuscrits54, l’Alexandreis a été reproduite par des centaines de témoins55, allant jusqu’à concurrencer voire remplacer l’Énéide dans le monde universitaire. Il nous faut donc en dernière analyse regarder d’un peu plus près cette œuvre exemplaire.
13Contrairement à Joseph, Gautier place clairement son épopée sous le patronage de Virgile, comme l’attestent une série de reprises manifestement voulues (la catabase du livre 6, l’ekphrasis du bouclier d’Énée56) et aussi le titre même qu’il a donné à son poème : l’Alexandreis s’affiche comme une nouvelle Aeneis. Toutefois, comme l’a très bien montré Jean-Yves Tilliette, traiter d’Alexandre et non plus d’Énée n’est pas un choix innocent57. Car ce choix fait surgir un autre modèle épique moins apparent, mais très important, puisqu’il vient infléchir voire contredire le modèle virgilien initial : c’est celui de la Pharsale de Lucain. Si les médiévistes ont mis un certain temps à s’en apercevoir, les médiévaux, eux, ne s’y sont pas trompés ; ainsi dans son Laborintus, le grammairien Évrard l’Allemand définit en ces termes l’Alexandreis : Lucet Alexander Lucani luce (“Alexandre [y] reluit d’une lumière lucanienne58 ”). Ce deuxième modèle apparaît dès le livre 1 à travers la reprise et même la contraction de deux scènes de pèlerinage : de même que César, à la charnière des livres 9 et 10 de la Pharsale, rendait visite d’abord aux ruines de Troie, puis au tombeau d’Alexandre à Alexandrie, Alexandre profite de son passage sur le site de Troie pour rendre visite au tombeau d’Achille59. Cette reprise est destinée à montrer d’emblée la fonction du modèle lucanien, car elle se fait sous le signe de l’invective. Lucain, on le sait, vitupère la folie guerrière et conquérante d’Alexandre – et derrière lui celle de César. Gautier amplifie ses sarcasmes contre la vanité des désirs de gloire en soulignant la petitesse du sépulcre qui contient les cendres d’Achille et aussi en faisant de Troie, à la suite de saint Augustin, la ville du péché par excellence, relayée juste au milieu de l’épopée par Babylone-Babel, ville du luxe et de la luxure où Alexandre se perdra60. C’est que pour les clercs médiévaux, comme le souligne Peter von Moos, Lucain n’est pas uniquement, ni même essentiellement, un poète épique. C’est avant tout un historien doublé d’un philosophe qui enseigne le mépris du monde, car la Pharsale, qui décrit un univers troublé par la discorde et ponctué par la chute des grands, oscille entre la satire et la tragédie61. La double inflexion générique déjà constatée dans l’Iliade de Joseph resurgit donc dans l’Alexandreis grâce au modèle lucanien, et là encore les recherches stylistiques sont mises au service de la dénonciation du mal. Jean-Yves Tilliette a ainsi remarqué la singulière fréquence, dans l’épopée de Gautier, de la figure que les médiévaux appelaient annominatio et que nous nommons paronomase. Cette figure, qui apparaît notamment dans les scènes de combat et qui se signale par son intempérance, n’est à son avis pas gratuite. Le choc des mots est destiné non seulement à mimer la violence des affrontements guerriers, mais aussi à secouer les consciences pour susciter la réflexion62.
14Assez proche de Joseph dans ses choix génériques et même stylistiques, Gautier est toutefois moins absolu que lui, au point qu’on a cru longtemps que sa présentation d’Alexandre était avant tout élogieuse63. La figure du conquérant reste en effet chez lui très nuancée : grand chef et valeureux guerrier, modèle de chevalerie mais aussi de clergie, Alexandre offre à certains égards une image exemplaire, même s’il est finalement perdu par une hybris qui entraîne sa chute64. L’ambiguïté générique de l’Alexandreis, qui est à la fois une satire tragique et une épopée, sous la double influence d’un Lucain et d’un Virgile inextricablement mêlés, se reflète donc dans la personne de son héros, ce qui rend la satire moins âpre et la tragédie moins désespérée. Comme dans le cas de Joseph, cela peut s’expliquer par le contexte historique. Car l’Alexandreis a elle aussi été composée pour une cour épiscopale, mais française, cette fois, puisqu’elle est dédiée à l’archevêque de Reims Guillaume aux Blanches Mains, oncle maternel de Philippe Auguste et même régent du royaume pendant l’absence du roi parti pour la croisade. La date de sa composition, vers 1180, invite donc à voir en elle une sorte de “miroir du prince” destiné à la cour de France où Alexandre, le conquérant de l’Orient, est offert en modèle aux croisés. Mais en même temps Gautier, qui semble comme Joseph avoir été très marqué par le meurtre de Thomas Becket, souligne fortement, notamment à travers l’ekphrasis de deux tombeaux, ceux de Darius et de son épouse Stateira, l’incapacité d’Alexandre à déchiffrer les signes divins qui le mettaient en garde contre les conséquences de son hybris65. L’Alexandreis offre donc à la fois un modèle et un avertissement. Le roi Philippe, que son prénom apparente à Alexandre, est invité à imiter le conquérant macédonien sauf sur un point : lui doit écouter les clercs qui, comme son oncle, sont aptes à “pénétrer le secret des choses66”, c’est-à-dire ne pas imiter des souverains comme Henri II qui ont cru pouvoir s’affranchir de leur tutelle67. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’appel lancé par Gautier à la fin du livre 5, au beau milieu de la description de Babylone et juste au centre de son épopée, à un roi de France digne d’Alexandre pour mener la croisade contre les Sarrasins : c’est l’appel à un Alexandre chrétien68.
15Les contemporains de Gautier ne s’y sont pas trompés puisque cet appel a eu un écho, et un écho épique : la Philippide, une épopée classique en hexamètres dactyliques composée au début du xiiie s. par Guillaume le Breton pour célébrer les hauts faits de Philippe Auguste qui est présenté, de la Troisième Croisade à Bouvines, comme un souverain exemplaire à la fois nimbé de gloire héroïque et tout dévoué au service de Dieu69. De manière significative, bien que Lucain soit mentionné dans le prologue de cette épopée, son influence stylistique et idéologique y est nulle, comme elle l’était déjà chez Ermold70. Tout en se réclamant explicitement de l’Alexandreis, la Philippide renoue en effet, à des siècles de distance, avec le panégyrique carolingien, gommant cette dimension tragico-satirique qui faisait l’originalité des épopées du xiie s. et témoignant d’une réconciliation des clercs avec la royauté71.
16On peut donc dire en conclusion que dans l’épopée médio-latine, du ixe au xiie s., l’interférence générique est de règle, et que souvent elle a encouragé, par rapport à la koinè héritée de la tradition classique, les innovations stylistiques. Toutefois, même si cette interférence prend parfois un caractère assez ludique, il ne s’agit pas d’un jeu gratuit, déterminé par des considérations purement esthétiques. L’épopée médio-latine est une épopée engagée, c’est ce qui la rend vivante. À travers elle les clercs non seulement se façonnent une persona poétique, mais encore ils dialoguent avec les puissances laïques pour défendre les valeurs et les principes qui leur sont chers, c’est-à-dire pour l’essentiel ceux que leur inspire la foi chrétienne. Panégyrique, élégie, allégorisme, tragédie et satire, qui mêlent leur voix à celle de l’épopée, sont donc au service d’un même combat, celui que mènent les clercs pour légitimer l’épopée en la rendant chrétienne et pour guider des laïcs tentés par les fausses valeurs de la cité terrestre en utilisant l’arme qui leur est propre, celle du verbe.
Notes de bas de page
1 Verg., Aen., 6.853.
2 Augustin, Civ. Dei, 1. Préf., trad. Moreau & Eslin 1994, t. I, 34.
3 Pr, 3.34.
4 Ermold, éd. Faral 1964, VIII : “l’ouvrage fut terminé après 826 […] et antérieurement au mois de février 828”.
5 Mora-Lebrun 1994, 120-134. Cf. Godman 1987, 106-129.
6 Sur Fortunat, voir Godman 1987, 21-37 (panégyriques des rois Childebert, Sigebert, Charibert et Chilpéric).
7 Godman 1987, 82-91 et Mora-Lebrun 1994, 116-120. L’auteur de ce poème s’est inspiré des panégyriques de Fortunat, mais en les transformant.
8 Ermold, éd. Faral 1964, Poème à Louis, 54-55. Dans l’appendice de son édition, E. Faral a effectivement relevé un certain nombre d’emprunts à l’Historia Evangelica de Juvencus et au Carmen Paschale de Sedulius. Aucun emprunt à Prudence n’a été relevé, mais Prudence est celui qui dans le Contre Symmaque appelait à un renouvellement chrétien de l’épopée latine.
9 Il suffit de citer les quelques vers qui concluent la dédicace : “Toi, grand prince, qui gouvernes le royaume du Christ, ô Louis, saint roi, qui puises ta gloire dans la bonté, qui resplendis de la religion du Christ, accueille avec faveur le présent de Nigellus” (Poème à Louis, 28-31 : Alta regis Christi, princeps, qui, maxime, sceptra,/Rex Hludowice pie, et pietatis munere Caesar/Insignis meriti, praeclarus dogmate Christi,/Suscipe gratanter, profert quae dona Nigellus). Ces vers donnent le ton à l’ensemble du poème.
10 Ermold, éd. Faral 1964, 2.
11 Voir les relevés faits par E. Faral dans l’appendice de son édition. Abbé de Malmesbury en Angleterre, Aldhelm a vécu dans la deuxième moitié du viie s.
12 Ermold, éd. Faral 1964, 2.
13 Ermold, Poème à Louis, 52 : Maro, Naso, Cato, dans un rythme toujours scandé par les homéotéleutes, sont placés en tête de la liste des grands auteurs.
14 Ermold, Poème à Louis, 23-25 (“écoute-moi, Christ, si je te prie de m’inspirer des vers pour prix desquels la bonté de l’empereur mette une fin miséricordieuse à mon exil”) et v. 48 (“mon exil, je l’avoue, me pousse à oser”).
15 Ermold, Poème à Louis, 2628-2649.
16 Dans ses Églogues (Egloga), dont Ermold s’est inspiré pour composer son poème à Louis.
17 Voir Godman 1987, 78-82 et 94-106 : comme Ovide, Théodulphe aurait été la victime de son propre ingenium.
18 Godman 1987, 108.
19 Ermold, Épître, 1.187-188 : “Tu sais, Thalie, quelles épreuves un exil infligé par l’envie imposa à Ovide” (Exul ob invidiam quam multos Naso labores/Pertulit, haec tibimet nota, Thalia, manent). Poeta Maro est ensuite mentionné comme exemple d’exilé “chassé de l’héritage paternel” (v. 189 : patrio spoliatus honore). Le titre de cette première épître est le suivant : Carmen Nigelli Ermoldi exulis in honorem gloriosissimi Pippini regis.
20 Ermold, Épître, 2.3-4 : “Les poètes de l’antiquité ont jadis plu par leurs chants ; Ovide a plu, et aussi Virgile” (Carminibus prisci quondam placuere poetae :/Carmine Naso placet atque poeta Maro).
21 Nous n’en avons conservé que deux, l’un du xe s., l’autre du xve. Le plus ancien ne contient que le poème à Louis, l’autre dissocie les trois textes (Faral 1964, XXXI).
22 Ermold, éd. Faral 1964, Épître, 2.181-200. Louis y est dit “pacifique, avisé, instruit, prudent, […], protecteur de l’Église, règle des hommes de religion, […] portant sur son visage l’éclat de Phébus”.
23 Ermold, Épître, 1.1 (nostro sociata labori).
24 Ermold, Épître, 1.45-46 (His tandem breviter verbis me vivere dices/Exiliumque pati culpa operante mea). Cf. Trist., 1.1 et 3.1, (envoi d’un livre à Rome), 5.4 (envoi d’une epître à Rome) et surtout Pont., 4.5 (envoi d’une élégie à Rome). On peut noter qu’exiliumque pati est une junctura virgilienne (Aen., 2.638) qui associe de nouveau Maro à Naso.
25 Voir par ex. Trist., 4.8.45-52 (où il assimile la colère d’Auguste à celle d’un dieu, deus, d’une divinité, numen) ou Pont., 4.9 (où il dit rendre un culte à l’empereur à Tomes).
26 Ainsi au début de son panégyrique, dans les vers qui concluent la dédicace : “Au nom du roi éternel, relève, ô César, ton serviteur de sa disgrâce, afin que le Christ tonnant t’ouvre les sommets du ciel” (Poème à Louis, 33-35).
27 Ermold, Poème à Louis, 15-16.
28 Aux v. 2536-2537 de ce poème, au moment où il décrit l’église de Strasbourg dédiée à la Vierge Marie. La muse est donc ici encore associée à son exil, mais aussi à la Virgo pia, autre inspiratrice d’Ermold, dans un syncrétisme assez audacieux.
29 Épître, 2.5-6 et 20-24.
30 Trist., 2.354 : Vita verecunda est, Musa jocosa, mihi.
31 Épître, 2.221-222 : Er – modolata tibi conscripsit carmina – Moldus,/Nominis ut famuli sis memor, alme, tui (“Ermold t’a composé ces chants pour que tu te souviennes, auguste roi, de ton serviteur”). Bien que la traduction d’E. Faral soit très plate, l’effet de paronomase est assez net.
32 Aux v. 218 et 219, dans la clausule, juste avant les deux vers que nous venons de citer.
33 Ce double patronage incarne en effet le sommet du talent poétique, comme le rappelle près de trois siècles plus tard, à la fin du xie s., Baudri de Bourgueil à Godefroid de Reims (Baudri, éd. Tilliette 1998, c. 99, 7-8 : Virgilii gravitas, Ovidii levitas).
34 Poème à Louis, 1416-1500.
35 Sur ce double caractère, virgiliano-prudentien, du Waltharius, voir Mora-Lebrun 1994, 149-159. Voir aussi La Chanson de Walther (Waltharii poesis), éd. Strecker [1951], trad. Albert, Menegaldo et Mora 2008, 7-30. On trouvera dans ce dernier ouvrage une bibliographie à jour.
36 Comme l’emploi de senior avec, déjà, son sens médiéval de “seigneur”, ou celui de caballus (étymon de “cheval”) au lieu d’equus.
37 Waltharius, éd. Strecker et al. [1951] 2008, 1062-1064 : “Ce que voyant, le malheureux roi poussa un soupir, puis s’enfuit à toutes jambes, monta sur son cheval aux ornements clinquants” (His rex infelix visis suspirat et omni / Aufugiens studio falerati terga caballi / scandit). Cf. Psych., 195-196 (combat de Superbia contre Mens Humilis) : [Superbia] phaleratum / Circumflectit equum. On notera que chez Prudence l’adjectif se signalait à l’attention par un contre-rejet, dans la clausule.
38 Waltharius, 358-401. L’intention satirique se manifeste ici à travers la reprise parodique d’un vers virgilien très connu, celui qui décrit, tout au début du livre 4 de l’Énéide, les tourments amoureux de Didon (v. 5 : nec placidam membris dat cura quietem). Ce vers est repris presque intégralement au v. 390 du Waltharius pour évoquer la rage d’Attila trompé et abandonné par Walther (nec placidam membris potuit dare cura quietem), ce qui ridiculise le roi en le féminisant.
39 Werner 1990, 101-123.
40 Entre 1183 et 1190, pour être précis.
41 Nous citons ici J. Y. Tilliette, et nous renvoyons à la très bonne analyse du style de Joseph qu’il donne dans son introduction à Joseph d’Exeter, éd. Gompf et al., [1970] 2003, 26-31.
42 Stace, éd. Lesueur (1990), t. I, XL-XLIII.
43 Ce texte minimal en prose est un apocryphe du ve ou du vie s., mais il se présente comme l’œuvre véridique d’un ancien combattant de la guerre de Troie, et à ce titre il a joui d’une autorité historique incontestée pendant des siècles (voir Fry 1998).
44 Joseph, Iliade, éd. Gompf et al. [1970] 2003, 1.383-385 : Si neutros superesse ratum, si iudice causa / Elicitis penas, Frigios periuria mergent, / Exemplum sceleris Danaos.
45 Joseph, Iliade, 2.15-18 : O hominum superumque pater ! Si numina curas, / Cur hominem plectis ? Miserene quod incola terre, / Despicitur ? Certe lacrimis noctique dedisti / Proscriptas a luce animas.
46 Sur la dimension satirique de l’Iliade, voir Dunkle 1987 (qui va jusqu’à dire que Joseph est un poète satirique qui prend le masque d’un poète épique) et Mora-Lebrun 2010.
47 Joseph, Iliade, 1.1-3 : Yliadum lacrimas concessaque Pergama fatis,/Prelia bina ducum, bis adactam cladibus urbem/In cineres querimur. Cf. Juv., Sat., 10.261.
48 Un rire qu’on retrouve mentionné chez Joseph, 4, 222 (flente cachinno).
49 Joseph, Iliade, 4.221-231 : Ista priorum/Noxia simplicitas in nostros defluit annos/Incestatque fidem. Cf. Juv., Sat., 6.526-541 et 15.1-11.
50 Joseph, Iliade, 5.525-537.
51 Joseph, Iliade, 6.760.
52 Joseph, Iliade, 6.761-762 : Nox fera, […] tragicis ululanda conturnis / Aut satira rodenda gravi.
53 Joseph, Iliade, 1.38-39 : Tercius a Thoma Thomasque secundus et alter / Sol oriens, rebus successor, moribus heres.
54 Cinq manuscrits complets seulement.
55 Deux cent dix manuscrits environ, pour la plupart du xiiie s. Voir l’introduction de l’éd. Colker 1978, XXXIII-XXXVIII.
56 Voir là-dessus Hellegouarc’h 1967.
57 Tilliette 1999. Voir aussi Lafferty 1998.
58 Faral 1924, 359 (v. 637 du Laborintus).
59 Gautier de Châtillon, éd. Colker 1978, 1.452-477. Cf. Lucain, Bellum Ciu., 9.950-999 et 10.20-52. Sur les reprises intentionnelles de l’Alexandreis, voir Zwierlein 1987.
60 Gautier, Alexandréide, 5.456-509 et 6.1-32. Voir Ratkowitsch 1996.
61 Von Moos 2005, 131 : “Dans la classification médiévale des genres littéraires, la discorde est plutôt le sujet de la ‘ satire’, la chute des grands celui de la ‘ tragédie’. La Pharsale est classée sous ces deux rubriques, mais le plus souvent sous la seconde. […] C’est une leçon de mépris du monde”. Voir aussi l’ensemble du chapitre consacré à “Lucain au Moyen Âge”, p. 89-204.
62 Tilliette 2008. L’auteur souligne qu’on trouve là un élément-clé de la poétique de Gautier, capable de donner une forte unité à l’ensemble de son œuvre, puisqu’à côté de l’Alexandreis Gautier s’est illustré dans une série de poèmes rythmiques à tonalité satirique en employant les mêmes procédés stylistiques.
63 Cf. Christensen 1905 et Giordano 1917.
64 Voir Pérez 1988 et 1989.
65 Nous reprenons ici l’analyse de Tilliette 1999, 281-287, qui nous paraît très convaincante et à laquelle se rallie aussi Von Moos 2005, 139-143.
66 Gautier, Alexandréide, 1.23 : causas penetrare latentes (éloge de l’auteur à son dédicataire).
67 Cf. Tilliette 2008, 269, qui se demande si “le souverain Plantagenêt ne représente pas la face obscure d’Alexandre”. La chose nous paraît pour le moins très vraisemblable, surtout si l’on se rappelle que l’épitaphe d’Henri II reprend celle d’Alexandre dans l’Alexandreis et que cette épitaphe insiste sur l’exiguïté de la tombe du conquérant, dérisoire au regard de ses trop vastes ambitions (Von Moos 2005, 142 et Christensen 1905, 10).
68 Gautier, Alexandréide, 5.510-520. Voir Pritchard 1989 et aussi Wiener 2000, qui voit se dessiner une relation typologique entre Alexandre et Philippe-Auguste, nouvel Alexandre chrétien envoyé par Dieu pour mener une Croisade définitive contre les Sarrasins.
69 Voir le chapitre que lui a consacré Duby 1973, 253-265 : nouvel Énée, Philippe est en même temps l’héritier de Charlemagne et le descendant des Troyens. Voir aussi Baldwin [1986] 1991, 456-463, qui explicite les liens entre la Philippide et l’Alexandreis.
70 C’est ce que note Von Moos 2005, 97, en se référant à un article d’Edoardo d’Angelo paru en 1999. Il juge ce manque “curieux”. Nous le trouvons au contraire très significatif : la référence à Lucain est en quelque sorte une référence obligée dans le domaine épique, mais il n’a pas sa place dans des épopées à tendance panégyrique.
71 On peut lire la Philippide dans la trad. Delaborde 1885 (disponible sur le Web, avec le texte latin en regard).
Auteur
Université de Versailles Institut d’études
culturelles et internationales
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tradition et innovation dans l’épopée latine, de l’Antiquité au Moyen Âge
Aline Estèves et Jean Meyers (dir.)
2014
Afti inè i Kriti ! Identités, altérités et figures crétoises
Patrick Louvier, Philippe Monbrun et Antoine Pierrot (dir.)
2015
Pour une histoire de l’archéologie xviiie siècle - 1945
Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich
Annick Fenet et Natacha Lubtchansky (dir.)
2015