Écriture épique et lecture biblique dans le Carmen Paschale de Sédulius. Croisements de modèles
p. 127-141
Texte intégral
1Le Carmen Paschale de Sédulius1 se situe, pour ainsi dire, au milieu de la mutation que subit l’épopée au contact avec le texte biblique2. En effet, le traitement de la matière biblique y est soumis à une reconstruction bien plus importante que dans l’épopée biblique antérieure de Juvencus, ou même que dans une épopée peut-être contemporaine de lui comme celle de Cyprianus Gallus. Bien plus fourni en passages ouvertement exégétiques que les Euangeliorum libri de Juvencus, tout en conservant pour ses livres 2 à 5 la forme d’une paraphrase suivie des évangiles, il illustre, sans toutefois porter cet élément au point ultime qu’atteindra Arator un siècle après lui, la tendance chez certains poètes bibliques à transférer vers la poésie des éléments de l’homilétique ou de l’exégèse3.
2La raison en est à chercher sans doute dans le propositum que s’est fixé Sédulius. Probablement professeur de grammaire au tournant du ve s., il s’est lié avec une petite communauté ascétique faite vraisemblablement d’hommes et de femmes issues de la noblesse romaine4, mais soucieuses, à la manière de Paulin et son épouse Thérasia, de se consacrer plus radicalement à l’étude, la prière et les œuvres de charité5. Pour eux, ou au moins sous leur contrôle, le poète entreprend, entre 420 et 450, ce qui est dans son esprit une méditation versifiée des miracles de Dieu, soulignant, contre les sarcasmes des païens et les erreurs des hérétiques, la puissance du vrai Dieu et de son Fils unique et de même nature et puissance que le Père6.
3Les cinq livres que comprend l’ouvrage montrent en fait trois points de vue assez différents sur le rapport du poète à l’Écriture : le livre 1 synthétise en quelques vers des miracles de l’Ancien Testament, avant de proposer une longue catéchèse sur la puissance divine et la nécessité de la conversion. Les livres 2 et 5 suivent le début et la fin de la vie de Jésus dans un ordre chronologique strict, de l’Annonciation à la prédication du Notre-Père pour le livre 2, de l’arrestation de Jésus à son Ascension pour le livre 5. Les livres médians, 3 et 4, rapportent, dans un apparent désordre, tous les miracles que l’on voit accomplir à Jésus dans les Évangiles, parfois assortis de commentaires du poète, parfois seulement “embellis” par la versification.
4On comprend qu’une telle œuvre ait dérouté dès sa création. Mal reçu par la petite communauté, le texte est ensuite passé en prose et revu par son auteur pour prendre la forme d’un traité plus traditionnel. Chez les modernes, le même malaise persiste devant un projet à bien des égards problématique. Si M. J. Roberts7 le considérait clairement comme appartenant au genre de la paraphrase, d’autres, comme Springer8, remettent en cause cette attribution avec des arguments d’importance : le livre 1 n’appartient pas au genre de la paraphrase, et il est difficile de rendre compte dans une telle logique de l’irruption fréquente de commentaires assumés par le narrateur. Dermot-Small, Van der Laan, Opelt et Malsbary, dans leurs études sur le poète qui s’étendent de 1976 à 1993, ont confirmé l’approche de Springer qui pensait qu’on pouvait considérer Sédulius, non pas comme un auteur de paraphrase, mais bel et bien comme un poète qui tentait de réaliser une œuvre absolument indépendante et autonome par rapport au texte scripturaire et pourvue de ses règles propres9. C’est bien ainsi que nous voudrions le considérer ici, en examinant précisément quelques “règles propres” essentiellement formelles qui régissent ce qu’il convient d’appeler “l’écriture originale de Sédulius”.
5Ici se place d’ailleurs un débat particulièrement intéressant entre les critiques qui privilégient les dynamiques d’ensemble, les courants, comme Roberts, et ceux qui, comme Gärtner, considèrent qu’il faut, maintenant que les principes esthétiques de cette littérature sont connus et reconnus, entrer dans une lecture plus individuelle des œuvres pour percevoir ce qui en fait l’originalité et ce qui en explique le succès.
6Ce que nous nous proposons ici d’examiner est la manière dont se construit une scène du poème, par intégration d’élements formels et intertextuels divers, impliquant des unités de taille variable, pour rapporter ensuite cela à la composition générale de l’ouvrage. Le passage sur lequel nous nous fonderons est le récit du massacre des Innocents (2.107-133), parce qu’il nous semble très représentatif de l’oratio segmentata caractéristique du poète10 :
Ergo ubi delusum se conperit, impius iram
Rex aperit (si iure queat rex ille vocari,
Qui pietate caret, propriam qui non tegit iram)
Ereptumque gemens facinus sibi, ceu leo frendens,
Cuius ab ore tener subito cum labitur agnus,
In totum movet arma gregem manditque trahitque
Molle pecus – trepidaeque vocant sua pignera fetae
Nequiquam et vacuas implent balatibus auras –
Haut secus Herodes Christo stimulatus adempto
Sternere conlisas paruorum strage catervas
Inmerito non cessat atrox. quo crimine simplex
Turba perit? cur qui vixdum potuere creari
Iam meruere mori? furor est in rege cruento,
Non ratio; primosque necans vagitus et audens
Innumerum patrare nefas puerilia mactat
Milia plangoremque dedit tot matribusunum.
Haec laceros crines nudato vertice rupit,
Illa genas secuit, nudum ferit altera pugnis
Pectus et infelix mater (nec iam modo mater)
Orba super gelidum frustra premit uberanatum.
Quis tibi tunc, lanio, cernenti talia sensus?
Quosque dabas fremitus, cum vulnera fervere late
Prospiceres arce ex summa vastumque videres
Misceri ante oculos tantis plangoribus aequor?
Extinctisque tamen quamvis infantibus absens
Praesens Christus erat, qui sancta pericula semper
Suscipit et poenas alieno in corpore sentit11.
7Dès une première approche, il est aisé de constater que cet extrait, clos sur lui-même par la sententia finale et l’ouverture par ergo (qui propose un nouveau développement narratif), repose sur la juxtaposition de plusieurs éléments de nature différente : narration, comparaison de type homérique, commentaire de type moral ou philosophique, apostrophe, blâme, ecphrasis etc. L’hétérogénéité même de cette énumération a un sens, en ce qu’elle mêle des éléments techniques, comme la narration, qui s’oppose par exemple à la comparaison ou à l’apostrophe, à des éléments plus ou moins ouvertement génériques, comme la narration opposée cette fois au blâme ou à l’ecphrasis. Il existe donc un premier principe de répartition des séquences composant cet extrait ; elles s’ordonnent autour de la narration et l’isolement des éléments narratifs peut se faire ainsi :
Ergo ubi delusum se conperit, impius iram
Rex aperit… Herodes Christo stimulatus adempto
Sternere conlisas paruorum strage catervas
Inmerito non cessat atrox. …
primosque necans vagitus et audens
Innumerum patrare nefas puerilia mactat
Milia plangoremque dedit tot matribusunum.
Haec laceros crines nudato vertice rupit,
Illa genas secuit, nudum ferit altera pugnis
Pectus et infelix mater (nec iam modo mater)
Orba super gelidum frustra premit ubera natum.
8Or, même isolé de ce qui n’est explicitement pas narratif, le concept même de narration entre, dans ce texte remodelé, en tension avec d’autres éléments. Les épithètes subjectives impius, atrox opèrent dès le niveau narratif un glissement vers un contenu épidictique, tandis que le tableau des mères au désespoir tend à s’autonomiser par rapport au récit puisqu’il ne fait que redire et développer de manières diverses le contenu exposé une première fois dans puerilia mactat/milia plangoremque dedit tot matribus unum.
9Si l’on compare cette narration à la matière évangélique (Ev. Matt. 2.16-18), on constate certes des points d’appui évidents12, mais on mesure également la recomposition poétique opérée à ce premier niveau, celui de ce qu’on pourrait considérer comme la simple paraphrase du texte évangélique :
16 Tunc Herodes videns quoniam illusus esset a Magis, iratus est valde et mittens occidit omnes pueros, qui erant in Bethlehem et in omnibus finibus eius, a bimatu et infra, secundum tempus, quod exquisierat a Magis. 17 Tunc adimpletum est, quod dictum est per Ieremiam prophetam dicentem : 18 “Vox in Rama audita est, ploratus et ululatus multus : Rachel plorans filios suos, et noluit consolari, quia non sunt”.
10Sédulius a bien conservé les faits, mais il a accentué la responsabilité d’Hérode en supprimant l’idée de délégation qui était contenue dans mittens (“envoyant”, évidemment des hommes de son armée). Cela accroît la culpabilité du roi et participe de l’insertion de l’épidictique dans la narration. D’autre part, le poète a considérablement amplifié les données par un intéressant procédé de uariatio, où le texte paraît s’engendrer lui-même, dans une progression formelle qui en réalité ne fait qu’exprimer la même chose de manière de plus en plus détaillée. Les trois segments sont identiques en contenu (Hérode est furieux et décide de tuer les enfants), mais leur longueur et leur complexité sont croissantes :
- Ergo ubi delusum se conperit, impius iram Rex aperit
- Herodes Christo stimulatus adempto sternere conlisas paruorum strage catervas inmerito non cessat atrox.
- primosque necans uagitus et audens innumerum patrare nefas puerilia mactat milia plangoremque dedit tot matribus unum.
- Herodes Christo stimulatus adempto sternere conlisas paruorum strage catervas inmerito non cessat atrox.
11Ces trois phrases jouent l’une par rapport à l’autre dans un rapport d’identité (elles disent la même chose) et de différence (elles le disent autrement), de synonymie et d’interpretatio, extrêmement subtil et poussé. On notera par exemple que le groupe impius iram rex est varié en chiasme dans l’énoncé suivant par Herodes Christo stimulatus, mais aussi au niveau macro-structurel de la phrase par Herodes... atrox qui reprend la même idée. Si l’on compare ce segment 2 au segment 1 tout le contenu qui sépare ces deux mots remplit alors la fonction du seul iram, lui-même devenu équivalent de Christo. De plus, l’élégante disjonction Christo stimulatus adempto obéit à une double logique. L’extraction du participe adempto brise la stricte symétrie du chiasme13 et projette ce premier énoncé vers la suite de la phrase, tandis que la segmentation Christo stimulatus adempto inverse la segmentation Herodes Christo stimulatus et crée donc les conditions de l’affrontement réel, que l’on ne découvrira que dans la sententia finale : Hérode est en réalité vaincu par le Christ. Le crime du roi est donc montré sous trois formes : il cède à la passion, il renie le Christ et il commet un meurtre injustifiable.
12La dernière section14 reprend évidemment les éléments des deux groupes précédents mais en diffractant l’ensemble en deux énoncés binaires, au parallélisme étudié, et reposant sur une progression d’une forme nominale du verbe, le participe necans… audens, à la forme verbale personnelle mactat… dedit. De plus on observe des effets de synonymie (innumerum milia tot, uagitus puerilia) ou antonymie (tot unum) particulièrement soignés, renforcés par un travail de liaison opéré par les sonorités15 :
3a – Primosque Necans vagitus et audens iNNuMerum Patrare Nefas
3b – PueriliaMactatMilia Plangoremque dedittot Matribus uNum
13Ainsi l’impression d’éclatement de la matière se trouve contrebalancée par la création d’une solidarité entre les composants de la phrase, qui, au lieu de privilégier l’idée d’une explosion du sens, permet en réalité à cette phrase de fournir un dernier miroitement du sens, où le même objet est vu des deux facettes qui le composent, le roi, et les mères. Ce dernier élément vient couronner les deux unités précédentes, dans un raffinement nouveau. On a ainsi l’image d’un joyau que l’on découvre de plus en plus près dans sa perfection et que l’on peut admirer sous ses diverses facettes en jouant sur l’éloignement du regard par rapport à lui, ou au contraire en “zoomant” sur ses composants les plus fins.
14On comprend alors pourquoi c’est à ce stade du travail sur la narration qu’intervient, en point d’orgue au travail formel, l’ecphrasis de la douleur des mères16 :
4a – Haec laceros crines nudato vertice rupit,
4b – Illa genas secuit,
4c – nudum ferit altera pugnis pectus
4d – et infelix mater (nec iam modo mater) orba super gelidum frustra premit ubera natum
15Alors qu’on croit être arrivé au plus raffiné de la narration, l’antithèse tot, unum rebondit, dans la figure de style qui lui correspond, l’interpretatio en variation17. Un très savant désordre met en scène cette vision d’horreur, en quatre vignettes (soit le retour du binaire de la phrase précédente, avec ses segments 3a et 3b), mais placées dans un ordre non croissant : 4a= long, 4b= bref, 4c= long, 4d= très long. De plus les segments mettent à mal la structure même du vers avec le rejet expressif de pectus (ferit altera pugnis / pectus), l’ambiguité du référent de orba (mater ou ubera) et le jeu sur l’ordre des composants, où l’on distingue le même principe de répétition et de variation que dans tout le reste18. Mais, face à tout ce désordre savemment composé, l’élément unifiant est ici donné par le respect de la règle de l’ecphrasis de personne, puisqu’on part du haut de la tête des femmes (uertice, crines), pour descendre aux joues (genas) puis à la poitrine (pectus). De nouveau, un élément unifiant surgit donc pour mettre en valeur chaque “perle” du jeu de la variation, orientée ici vers le pathétique de la description dont on retrouve des traces dans les représentations figurées anciennes de cette scène (fig. 1). On remarquera par exemple que le roi est présent lors du massacre, ce qui n’est pas du tout le cas dans le texte évangélique, et que le sculpteur a tenté une représentation en variation de la douleur des mères qu’il a soigneusement individualisées.
16La narration apparaît donc déjà comme le montage très sophistiqué de divers éléments visant à la fois à rendre tout le pathétique et l’horreur de cette scène et à l’insérer comme trame de fond dans la logique épidictique de blâme adressé à Hérode qui sous-tend le passage, et permet à son tour de glisser à un niveau théologique.
17Les deux parenthèses19 constituent alors, dans l’économie du passage une sorte de stade intermédiaire entre les passages ouvertement épidicitiques et la narration proprement dite. Leur statut parenthétique est assuré par une nette modification des modalités de l’énonciation : passage du particulier au général avec le rex Herodes devenant un rex, et formule ouvertement correctrice nec iam modo pour la seconde. Elles se caractérisent également par une proximité de fonction, puisque que les deux ont pour but d’apporter une correction de vocabulaire, le rex Hérode n’est pas un vrai roi, et les “mères” privées de leurs enfants par sa cruauté ne sont plus “mères”. Cette attention portée sur les mots rex et mater qui sont évidemment le cœur du récit (le roi prive les mères de leurs enfants) souligne, en abyme, cette attention au mot caractéristique de la leptologia20, tout en mettant en avant l’enjeu théologique fondamental du passage : en allant contre les lois de l’amour naturel et contre l’innocence, Hérode se disqualifie comme roi, face au véritable Prince de la Paix, le Christ.
18La parenthèse sur Hérode constitue une nouvelle illustration des procédés de bigarrure, en faisant intervenir une intertextualité complexe et largement allusive. La forme sentencieuse du passage rappelle Sen., Clem., 1.5.621, mais inverse également l’enseignement biblique par exemple de Pr. 20, où le bon roi est justement celui qui chasse l’impiété au lieu de la commettre22. Toutefois, la formulation narrative qui précède avec le jeu sur les préverbes dans les formes a-perit, con-perit renvoie sans doute à une notation du sermon récent de Chromace sur ce passage23, en accentuant par le concetto l’idée contenue dans le sermon. Il y a donc, autour de cette parenthèse et de la bascule dans l’épidictique, une accumulation d’indices qui soulignent que la narration doit être lue à trois niveaux, le niveau historique (Hérode commet un massacre affreux), le niveau moral (Hérode ne mérite pas d’être un roi) et le niveau théologique (Hérode est l’adversaire du vrai Dieu et de son Christ), l’ensemble de ces niveaux étant unis et tenus ensemble par l’expression poétique.
19C’est ainsi qu’il faut analyser l’emploi de la comparaison homérique qui désigne Hérode24. Nous aborderons d’abord sa structure, puis ses jeux intertextuels. La comparaison est clairement en deux parties (le lion, puis les brebis), mais la partie consacrée au lion montre à nouveau le phénomène de diffraction noté dans le récit, soulignant ainsi l’homogénéité des procédés entre le récit et la comparaison. Ce remploi de procédés contribue évidemment à l’unité stylistique du texte. L’image mouet arma, qui relie métaphoriquement l’animal au roi cruel, rebondit sur le redoublement manditque trahitque, sans toutefois que l’éclatement du syntagme soit complet puisque le complément molle pecus s’applique au deux. Il est toutefois évident que l’ordre logique imposerait trahitque manditque et que l’inversion surprenante a un sens. Le lion ne tue pas pour se nourrir, il tue pour tuer, ou plus exactement pour “entraîner” les bêtes vers on ne sait quoi… L’agneau, qui a échappé au lion et provoque sa colère, rejoint évidemment l’énoncé métaphorique du mouet arma, mais sur un mode qui relève pratiquement du jeu de mots. L’agneau qui a échappé au lion Hérode n’est autre en effet que l’Agneau de Dieu.
20Du côté des brebis, anticipation évidente de l’ecphrasis des mères éplorées, l’organisation des mots met en évidence par le parallélisme des deux énoncés l’adverbe nequiquam placé en évidence en tête de vers. Deux systèmes sont particulièrement remarquables et révélateurs du travail réalisé sur chaque mot : celui qui unit en début d’énoncés trepidae et uacuas et celui qui unit en position de dactyle 5e sua pignera et balatibus. Le passage au-delà de l’apparent parallélisme fonctionne dans un savant rapport de chiasme et d’antithèse : trepidae et balatibus se complètent en chiasme, le second mot étant la conséquence du premier, mais pignera et uacuas s’opposent tragiquement : là où les brebis cherchent leurs petits, elles ne trouvent plus rien de tel ce qui justifie l’emploi de nequiquam25. Au lieu d’un zoom portant sur la fin du récit et en dévoilant progressivement la complexité, on a ici un zoom vers le centre, et donc non plus un mouvement d’avancée vers la complexité, mais un mouvement de creusement. Ainsi, narration et comparaison se complètent et s’opposent stylistiquement, comme elles se complètent et s’opposent sur le plan du contenu26.
21Les antécédents de cette comparaison sont nombreux27 et Sédulius a pu s’inspirer de divers passages grecs ou latins, depuis Homère28, jusqu’à Stace29, en passant par Virgile30 et Silius31. Mais cette intertextualité classique demeure déceptive, et aucun des modèles de Sédulius n’est vraiment semblable à son texte. Car l’élément le plus frappant de cette comparaison n’est certes pas son caractère topique, des brebis effarouchées par un fauve, mais précisément ce qui déjoue la topique attendue, c’est-à-dire la présence d’un lion, là où la tradition majoritaire voudrait un loup. Que le choix de l’animal soit important, il suffit de regarder la place de ceu leo frendens en contre-rejet pour s’en persuader. Mais, en procédant ainsi, Sédulius réalise en fait un véritable détournement de la comparaison qui demeure un lieu d’illustration et d’explication, mais dans un sens profondément renouvelé. En effet, la cellule ceu leo frendens provoque immédiatement la collision entre cette comparaison et un texte néotestamentaire fameux, 1 P. 5.8 : uigilate quia aduersarius uester diabolus tamquam leo rugiens circuit quaerens quem deuoret, qui fait à son tour écho au livre des Proverbes dont on a vu qu’il avait pu interférer dans la parenthèse et où on lisait (28.15) : “Comme un lion rugissant et un ours affamé, ainsi est le méchant qui domine sur un peuple pauvre”. Ainsi, la comparaison cumule l’intensité émotionnelle de la description des brebis appelant en vain leurs petits, avec la dimension épidictique du passage qui fait de l’acte d’Hérode une illustration de l’action du démon, et du roi une créature démoniaque, rejoignant ainsi toute une lecture patristique de l’épisode32.
22À ce stade, nous pouvons faire un premier bilan de la méthode d’écriture sédulienne et fournir quelques constats :
- La dimension narrative de l’épopée tend de multiples manières à se subordonner à sa dimension épidictique, ce qui inscrit le texte dans l’évolution continue du genre dans l’Antiquité tardive, où l’on a déjà bien montré qu’il se colorait nettement de la rhétorique de l’éloge et du blâme.
- Le travail sur le matériau biblique opère clairement un transfert à la fois d’esthétique, d’univers et de conception même du récit. Sur le plan esthétique, le récit devient le lieu de micro-séquences extrêmement raffinées qui attirent l’œil ou l’oreille du lecteur et lui procurent un plaisir esthétique en elles-mêmes, mais leur rattachement à la macrostructure se fait non pas de manière linéaire et immédiate, mais par le recours à des stratégies symboliques mettant en jeu le savoir du lecteur, sa capacité à aller au-delà de la lettre33. Ainsi, à la manière des représentations figurées, il s’opère un transfert d’esthétique entre le récit dépouillé et sans apprêts de l’Évangile et son traitement poétique, la poésie magnifiant comme un miroir grossissant34 les données originelles en les conformant aux critères du pathos et de l’ornatus qui sont ceux de l’époque tardive35. De ce fait, le récit paraît désormais obéïr à une double fonction : d’un côté il constitue une première méditation, sur le plan de l’appropriation des enjeux dramatiques du texte, et de sa connotation spirituelle. C’est en quelque sorte une composition de lieu et une première lecture. Mais en même temps, cette composition excède le lieu même du récit en ce qu’elle met le texte dans une double perspective, théologique et épidictique : on y voit explicité le lien qu’il faut établir entre ce texte et la foi chrétienne et, d’autre part, on y voit anticipée par le jeu épidictique la réaction normale qui devrait être celle du chrétien.
23Toutes ces mutations affectent évidemment gravement la notion même d’Épos, en particulier dans sa dimension narrative, mais n’apparaissent que comme le développement de possibilités déjà présentes dans l’Épos classique, ce qui permet à Sédulius de se poser dans la continuité générique des auteurs auxquels il emprunte.
24Cet élément de continuité renouvelée va apparaître encore plus nettement dans la dernière section du texte, celle qui relève vraiment de la rhétorique épidictique :
Quis tibi tunc, lanio, cernenti talia sensus?
Quosque dabas fremitus, cum vulnera fervere late
Prospiceres arce ex summa vastumque videres
Misceri ante oculos tantis plangoribus aequor?
Extinctisque tamen quamvis infantibus absens
Praesens Christus erat, qui sancta pericula semper
Suscipit et poenas alieno in corpore sentit36.
25La présence d’un décrochage épidictique en fin d’épisode est évidemment un procédé parfaitement attesté dans l’épopée classique par exemple dans le célèbre éloge de Nisus et Euryale au livre 9 de l’Énéide, mais, ici, ce sont surtout les modalités de l’intertextualité qui vont nous retenir pour voir comment et surtout pourquoi Sédulius insère un intertexte narratif extrêmement visible dans un contexte ouvertement épidictique, puisqu’il s’agit de blâmer Hérode de sa cruauté et de louer le Christ de son attention constante aux plus faibles.
26Le texte repose de manière certaine sur une relecture d’Aen. 4.408-411, et la comparaison des deux textes montre clairement leur parfaite proximité :
Quis tibi tum, Dido, cernenti talia sensus,
quosue dabas gemitus, cum litora feruere late
prospiceres arce ex summa, totumque uideres
misceri ante oculos tantis clamoribus aequor!37
27Face à
Quis tibi tunc, lanio, cernenti talia sensus?
Quosque dabas fremitus, cum vulnera fervere late
Prospiceres arce ex summa vastumque videres
Misceri ante oculos tantis plangoribus aequor?38
28Plusieurs lecteurs de Sédulius ont déjà remarqué ce recoupement39, mais ils ont insisté sur les éléments de proximité, alors que ce qui me semble primordial, ce sont précisément les différences entre les deux textes, qui apparaissent d’autant mieux que la similitude est presque parfaite. En effet le recours par Sédulius dans les passages qu’il modifie à des mots en étroit rapport phonique avec les originaux (Dido, lanio ; gemitus, fremitus ; litora, uulnera ; uastum, totum ; clamoribus, plangoribus) est probablement un indice que toute la stratégie de ce passage est bien d’attirer l’œil ou l’oreille sur ces variations. La première Dido, lanio entérine, avec l’apostrophe et l’injure lancée à Hérode, le basculement dans l’épidictique (ici évidemment le blâme) et confirme ce que nous venons de dire pour la section précédente.
29Mais les autres fonctionnent à nouveau selon une construction très personnelle et raffinée qui substitue à la logique virgilienne la logique même de Sédulius. En effet, tous les autres éléments introduisent une forme de gradation, d’αὔξησις, par rapport au texte virgilien. Aux gémissements de l’amante abandonnée, répondent les grondements de haine du roi ; à la vue de la mer, celle du sang versé ; aux cris (supposés joyeux) des matelots, les pleurs des mères. Cette volonté de renchérissement est la clé du passage à mon sens. Il s’agit de dire qu’Hérode est plus que Didon, mais pas seulement plus méchant comme l’on dit les précédents analystes de ce texte. Le mot fremitus qui rappelle le lion renvoie à l’image diabolique du roi, qui apparaît comme possédé, trait qui le rapproche de Didon, mais l’en éloigne aussi. Car la reine était possédée par la passion, une passion humaine, certes aux conséquences tragiques, mais qui demeurait dans le cadre immanent de la représentation des subtilitates dont parle Servius pour ce livre 440. Hérode, lui, est l’instrument du démon qui s’appuie sur sa férocité naturelle pour tenter de faire obstacle à la venue du Salut promis. En procédant ainsi, Sédulius livre en quelques mots une extraordinaire catéchèse sur la responsabilité du roi. C’est parce qu’il était déjà méchant et cruel que le démon a pu s’emparer de lui, le mauvais ne faisant qu’exacerber dans le reniement même de Dieu les vices inhérents au personnage. Nous découvrons ainsi dans son paroxysme un thème cher à Sédulius et à toute la morale chrétienne : le démon n’a sur nous que le pouvoir que nous lui donnons.
30Mais il y a plus et Sédulius, par une dernière et suprême ironie raffinée convoque également chez son lecteur le souvenir des vers suivants de Virgile qui disaient :
Improbe Amor, quid non mortalia pectora cogis!
ire iterum in lacrimas, iterum temptare precando
cogitur et supplex animos summittere amori,
ne quid inexpertum frustra moritura relinquat41.
31Les trois vers conclusifs de Sédulius reprennent évidemment ce thème, mais sous un tout autre mode, qui permet au poète de matérialiser la différence entre lui et sa source :
Extinctisque tamen quamuis infantibus absens
Praesens Christus erat, qui sancta pericula semper
Suscipit et poenas alieno in corpore sentit42.
32Là où le poète païen concluait sur le blâme de l’amour (humain), le chrétien achève sur une vision de l’amour divin qui inverse radicalement la nature de l’amour lui-même, sentiment égoïste et égocentré chez Didon et Hérode, purement altruiste chez le Christ, sentiment lié à l’impossible présence ou la présence détestée chez Didon et Hérode, sentiment possible même dans l’absence par cette forme de présence divine à la souffrance que l’on nomme aujourd’hui la communion des saints, mais que déjà quelques années avant Sédulius, Paulin exprimait dans sa lettre 3843.
33À ce point, il est aisé de percevoir la fonction même de l’intertextualité, qui aboutit à la fois à une mise en perspective psychologique du passage, à une comparaison des mécanismes spirituels et affectifs à l’œuvre et à un enseignement sur la nature exacte de la présence divine au monde. L’intertextualité, qui participe pleinement à l’oratio segmentata rend compte finalement d’un aspect trop négligé de ce style orfèvre qui caractérise la poésie tardive et en particulier ici l’épopée, sa fonctionnalité. Il ne s’agit pas de faire petit, raffiné et déconcertant pour le seul plaisir des yeux, il s’agit également de guider pas à pas un lecteur désorienté par tant de minuties dans un cadre précis qui l’enserre et le mène exactement là où l’on veut le conduire.
34On a là de manière assez frappante un contrepoint poétique des remarques faites sur la modification des arts figurés, par exemple par Jaš Elsner44. Or il est particulièrement intéressant de comparer cet épisode, cette fois remis dans son contexte avec des représentations figurées citées par Roberts, mais dont on peut sans doute approfondir l’analyse. Le premier élément est l’ensemble de la plaque d’ivoire qui contient la scène reproduite en figure 1 (fig. 2). On y voit clairement que la scène du massacre avec toute sa force dramatique est mise par la composition même en rapport avec deux autres scènes, le Baptême du Seigneur et les noces de Cana. Or ces deux éléments constitueront deux épisodes ultérieurs du poème, l’un dans la suite du livre 1, l’autre au livre 2. La structure même du panneau d’ivoire qui unit et cloisonne à la fois me semble parfaitement typique du type de lecture de l’Évangile que propose l’épopée de Sédulius45. D’un côté, comme on l’a vu, chaque tableau est en lui-même une composition parfaite et travaillée pour elle-même, mais elle est conçue pour s’insérer dans la composition d’ensemble selon des modalités qui, dans le poème comme dans la plaque d’ivoire, demeurent implicite.
35Or cette cohérence est, fort heureusement pour notre propos, mise en avant au contraire par une autre représentation figurée, un diptyque d’ivoire du début du ve s. conservé à Milan (fig. 3), où apparaît cette fois la résurrection du Seigneur qui apparaît aux saintes femmes, registre inférieur, mise en lien avec le sommeil des gardes que l’on voit assoupis au registre supérieur. Deux éléments doivent cependant attirer ici notre attention. Sur les portes du tombeau de Jésus désormais ouvertes, l’artiste a représenté comme dans un écrin d’autres scènes évangéliques, dans lesquelles on reconnaît assez clairement la résurrection de Lazare (registre supérieur de la porte), Zachée dans son sycomore (registre médian). On voit donc ici s’établir une première mise en abyme du récit évangélique en tant qu’il ne trouve son sens que dans la résurrection du Seigneur. Tout ce qui précède, miracles ou enseignements de Jésus, ne se comprend que lorsqu’on éclaire ces récits par la figure du ressuscité. Mais il y a plus encore car l’ensemble même du double registre se trouve lui-même mis en abyme par la présence des deux imagines au sommet de la représentation, l’imago hominis et l’imago bouis, soit Matthieu et Luc, deux évangélistes qui situent ainsi l’ensemble du discours : les miracles du Christ ne sont compréhensibles que dans la logique de la résurrection du Christ et la résurrection du Christ ne peut constituer un objet de foi que parce que les évangélistes nous l’ont rapportée.
36Or, ce que nous voyons ici est loin d’être sans rapport avec la composition de l’œuvre de Sédulius, avec sa structure très particulière que l’on peut résumer ainsi :
37Livre 2 : récit chronologique des débuts de Jésus
38Livres 3 et 4 : les miracles
39Livre 5 : la Passion, la Résurrection, l’Ascension
40Or, précisément sur quoi se clôt le livre 1 de Sédulius, sinon sur une prière au Christ où le poète rend grâces aux quatre évangélistes pour avoir transmis avec fidélité ce message qui assure le salut à qui le lit avec foi ?
41De manière très significative, me semble-t-il, le même phénomène d’enchâssement se produit donc dans la structure du poème et dans la représentation figurée, ce qui invite à poser une stricte équivalence entre les deux modes de représentation, tant au niveau du traitement du détail, particulièrement soigné dans les deux panneaux étudiés, que de la macrostructure qui donne sens à ces micro-détails. On observera par exemple que l’arbre près duquel dorment les gardes est fondamentalement inutile à moins d’observer qu’il reprend l’arbre de Zachée, en mode inversé. Zachée est sur l’arbre pour voir le Seigneur, les gardes aveugles à la résurrection dorment dessous. Ici encore, le rapport avec les antithèses qui construisent la représentation d’Hérode et des mères, mais aussi d’Hérode et du Christ sont frappantes. On peut donc sans nul doute parler, plus que de correspondances, d’interpénétration non seulement esthétiques, mais aussi théologiques, et plus largement conceptuelles, entre les deux modes de la représentation, sans que l’on sache bien qui a influencé l’autre. Au fond d’ailleurs cette question a tout d’un faux problème, car la similitude est telle qu’il vaut sans doute mieux parler d’un mode de représentation commun.
42En guise de conclusion, on peut donc revenir sur la question que posait en commençant la lecture de Thomas Gärtner sur la place de Sédulius dans ce courant sytlistique qui développe l’oratio segmentata et dont M. J. Roberts semblait en partie l’exclure46. Il existe bien, nous avons essayé de le montrer, une pratique typiquement sédulienne de cette oratio segmentata qui allie virtuosité formelle, intertextualité complexe et renvoi à des modes de composition qui ne relèvent pas forcément du domaine littéraire, mais empruntent à d’autres modes d’expression. Mais l’essentiel est sans doute ailleurs : Gärtner faisait remarquer que Sédulius a porté plus loin que beaucoup d’autres poètes de ce temps la réflexion sur les rapports entre prose et poésie (songeons qu’il a lui-même transféré en prose son poème, après son échec)47, mais c’est sans nul doute parce que sa poétique se déplace par rapport à celle de Juvencus par exemple. Pour ce dernier la poésie apportait des ornamenta au texte biblique, mais celui-ci demeurait premier. Il n’en va plus de même pour Sédulius qui, à ce titre, n’appartient pas au genre de la paraphrase : Sédulius compose en réalité une œuvre théologique qu’il inscrit dans la trame biblique, un peu à la manière d’un auteur de sermon. Si le texte biblique est convoqué comme matériau principal, il est en réalité retravaillé dans une perspective didactique qui dépasse la simple mise en vers. L’esthétique particulière que nous venons d’esquisser a donc non pas une fonction ornementale, mais, comme elle le fera plus tard chez Arator, elle porte en elle-même la dynamique du texte, qui se donne désormais comme une méditation continue prenant appui sur le texte sacré. À ce titre évidemment, la narration, moteur essentiel de l’épique, devient très secondaire et la dimension épidictique du genre (qui ne cesse de croître dans l’univers poétique où baigne Sédulius) rejoint de manière toute particulière le projet d’une épopée chrétienne.
Notes de bas de page
1 Nous lisons Sédulius dans l’édition corrigée récente de Huemer et Panagl, éd. 2007.
2 Gärtner 2004, 439.
3 Sur tous ces éléments et les débats importants qu’ils engagent et sur lesquels nous n’avons pas la place de nous étendre ici, voir Gärtner 2004, Roberts 1987, Springer 1988 et Green 2006.
4 Analyse intéressante des éléments que nous pouvons entrevoir concernant cette communauté chez Springer 1988.
5 Sur cet aspect particulier de la conversion des élites à partir de l’exemple de Paulin, voir Trout 1999.
6 Sur les questions des rapports entre épopée et théologie incluant Sédulius, voir Dermot Small 1986, Roling 2006, Nazzaro 2001.
7 Roberts 1985.
8 Springer 1988.
9 Dermot-Small 1986, Van der Laan 1993, Opelt 1976 et Malsbary 1985.
10 Sur l’oratio segmentata, voir Roberts 1989, 116, qui cite des passages où on note la reprise du mot segmentum qui désigne les pièces de décoration sur les togae comme terme de critique littéraire ; Symm., Ep., 3.12.2 : sunt quidem illae (paginae) Tulliano segmentatae auro et Sid., Ep., 8.6.6 : illam Sarranis ebriam sucis inter crepitantia segmenta palmatam plus picta oratione, plus aurea conuenustauit. Toutefois, il limite cet emploi, p. 117 en écrivant : “ segmenta can be seen as analogous to a small unit of composition, like the two-or three-word comma”. Il n’y a aucune raison de limiter l’emploi de ce terme à des unités aussi petites.
11 “Alors quand il se vit trompé, le roi impie/Déploya sa colère (si l’on peut nommer roi/Un homme sans piété qui sa propre colère ne peut dissimuler)/Il gémit en voyant lui échapper son crime, comme un lion rugissant/Quand soudain de sa gueule glisse le doux agneau,/Porte ses coups sur le troupeau entier, dévore et entraîne/L’inoffensif bétail – les brebis apeurées appellent leurs petits/(En vain !) et de leurs bêlements elles saturent l’air –. /Ainsi Hérode, stimulé de se voir par le Christ abusé,/ne cesse, le cruel, de frapper d’un inique massacre/La troupe des enfants. Quel crime fait périr/Cette innocente troupe ? Pourquoi devoir mourir/Quand à peine on est né ? Le roi sanguinaire est proie de la folie/Et non de la raison ; en tuant dès le premier vagissement/En osant des sacrilèges sans nombre, il immole/Des milliers d’enfants et une seule plainte accable tant de mères. /L’une s’arracha les cheveux et dénuda sa tête,/L’autre griffa ses joues, une autre de ses poings/Bat sa poitrine nue, mère infortunée qui déjà n’est plus mère,/Et sur son sein gonflé serre en vain un enfant déjà froid. /Que ressens-tu, bourreau, en voyant de tels crimes ?/Comment rugissais-tu, quand tu voyais au loin/Du haut de ton palais les blessures brûler et sur la vaste plaine/Devant tes yeux tant de plaintes mêlées ?/Bien qu’il n’assistât pas aux meurtres des enfants/Le Christ était présent, qui toujours prend sur lui les périls/De ses saints, éprouvant les souffrances causées au corps d’autrui”.
12 Ils figurent en droit dans la citation.
13 Qui serait total si l’on avait Herodes adempto Christo stimulatus.
14 primosque necans uagitus et audens innumerum patrare nefas puerilia mactat milia plangoremque dedit tot matribus unum.
15 Nous exprimons dans cet exemple par une similitude typographique les éléments qui se répondent ou se renforcent.
16 Dans cet exemple de nouveau, les éléments qui se répondent ou se complètent sont marqués par une identité typographique.
17 En effet, l’interpretatio consiste à exprimer une même idée (unum), en un plus grand nombre possible de formes (tot).
18 4a = 1 vers donc homogène avec la structure métrique, 4b= ½ vers donc homogène avec la structure déterminée par la césure, 4c 1/2 vers et un trochée, donc hétérogène, 4d= 2 vers moins un trochée, ou 1/2 vers moins un trochée+ 1 vers si l’on exclut la parenthèse, ce qui crée une double hétérogénéité.
19 si iure queat rex ille vocari, / Qui pietate caret, propriam qui non tegit iram puis nec iam modo mater.
20 Roberts 1989, 44 : “the analytical procedures of leptologia produce regularity of structure, and regularity in turn directs attention to the differences within the repeated units (cola and commata) that qualify similarity. This means that the individual word, its choice and position, receives greater emphasis than would be the case in other styles of composition”.
21 Non decet regem saeua nec inexorabilis ira, non multum enim supra eum eminet, cui se irascendo exaequat ; at si dat uitam, si dat dignitatem periclitantibus et meritis amittere, facit, quod nulli nisi rerum potenti licet ; uita enim etiam superiori eripitur, numquam nisi inferiori datur.
22 Cf. Pr. 20.8 : rex qui sedet in solio iudicii dissipat omne malum intuitu suo, et 20.26 : dissipat impios rex sapiens et curuat super eos fornicem.
23 6.38 : Cum igitur herodes illusum se a magis uidisset, aperte postea iram quam occultabat effudit.
24 ceu leo frendens, / Cuius ab ore tener subito cum labitur agnus, / In totum movet arma gregem manditque trahitque / Molle pecus — trepidaeque vocant sua pignera fetae/Nequiquam et vacuas implent balatibus auras —…
25 On peut alors, en conservant la même typographie pour les éléments qui se répondent, représenter le segment ainsi en passant du parallèle apparent : trepidaeque vocant sua pignera fetae nequiquam et vacuas implent balatibus auras à la mise en évidence de la structure sémantique sous-jacente : trepidaeque vocant sua pignera fetae nequiquam et vacuas implent balatibus auras.
26 Il est remarquable que le phénomène de mise en évidence de nequiquam dans la comparaison trouve son exact contrepoint dans la narration avec celle de frustra (126) qui introduit ensuite un contre‑rythme particulièrement révélateur de ce qui se produit alors pour ces mères désormais non‑mères : ōrbă sŭ/pēr gĕlĭ/dūm || frūs/trā || prĕmĭt/ūbĕră/nātum. Sur ce type de jeu, voir Roberts 1989, 17 : “formal qualities, especially the patterns of antithesis, create associations that qualify and transcend syntax to contribute to the intensity of effect that such compositional techniques are capable of producing”. Sans doute faut-il voir là un “effet de cadre”, cf. Roberts 1989, 30 : “the framing effect is achieved by language that anticipates or recapitulates the verbal sequences that articulate the passage as a whole”. Dans ce cas, on notera une très nette autonomisation de la section proprement épidictique suivante, qui annonce la technique séparatrice nette que l’on trouvera chez Arator.
27 Curieusement Van der Laan 1993 s’intéresse à la seconde partie, l’invective contre Hérode, sans la relier à cette première partie, sans laquelle nous verrons pourtant que l’imitation créatrice à l’œuvre dans le poème n’est pas compréhensible dans sa totalité.
28 Il. 11.113-119 ; 12.299-306 ; 24.41-43 ; Od. 6.331 etc.
29 Theb. 10.414, avec une lionne mais le contexte est totalement différent.
30 Aen. 9.59 et 562. Il s’agit pour le dernier texte d’un passage où une frénésie de meurtre s’empare du héros Nisus jusqu’à causer sa perte. Mise en rapport avec Hérode, cette folie meurtrière permet évidemment au poète d’interroger la gloire héroïque terrestre, qui, dans sa soif d’auto-affirmation, conduit à de pareilles atrocités.
31 7.717 ; 10.17 et 42.
32 Petr. Chrys., Serm., 150 : Futurum est, inquit, ut Herodes quaerat puerum. Herodes quaerebat, sed quaerebat diabolus per Herodem ; Leo, Serm. 36 : Adhuc diabolus Herodis personam gerit etc.
33 Cf. Roberts 1988, sur cette participation demandée au lecteur dans la reconstruction de l’unité textuelle à partir de segments épars.
34 Roberts 1989, 17 : “formal qualities, especially the patterns of antithesis, create associations that qualify and transcend syntax to contribute to the intensity of effect that such compositional techniques are capable of producing”, et p. 55 : “les normes stylistiques de l’ecphrasis informent les poétiques de l’antiquité tardive. En particulier, la leptologia avec son exigence d’exhaustivité, a fait naître des séquences énumératives et synonymiques, la préférence pour des phrases courtes, et l’attention au détail lexical et à l’ordre des mots qui sont caractéristiques de nos textes. Tout se passe comme si les textes étaient mis sous un microscope grossissant les parties qui le constituent au détriment du tout. Le principe de uariatio dirigeait le choix et l’agencement de ces petites unités de composition. Dans l’antiquité tardive, la sensibilité à la signification littérale de la uariatio s’est réveillée. Les éléments d’un texte étaient compris de manière chromatique, décrits comme des fleurs ou des joyaux multicolores…. Ce vers quoi tend le poète c’est une impression équivalente à celle d’une prairie couverte de fleurs au printemps”.
35 Comme l’indique Roberts 1989, 9, il est important de ne pas se méprendre sur l’importance du changement esthétique, même quand les auteurs tardoantiques se réclament le plus ouvertement possible de l’imitation des classiques : dans tous les cas, l’enjeu est bien “to bring the scriptural text into conformity with the standards of poetic excellence, in particular of Vergilian epic, as understood by late antiquity”.
36 “Que ressens-tu, bourreau, en voyant de tels crimes ? / Comment rugissais-tu, quand tu voyais au loin / Du haut de ton palais les blessures brûler et sur la vaste plaine / Devant tes yeux tant de plaintes mêlées ? / Bien qu’il n’assistât pas aux meurtres des enfants / Le Christ était présent, qui toujours prend sur lui les périls / De ses saints, éprouvant les souffrances causées au corps d’autrui”.
37 “Que ressens-tu, Didon, en voyant de tels actes, / comment gémissais-tu quand tu voyais au loin/du haut de ton palais la plage brûler et sur la mer entière / devant tes yeux tant de clameurs mêlées ?”
38 “Que ressens-tu, bourreau, en voyant de tels crimes, / comment rugissais-tu, quand tu voyais au loin / du haut de ton palais les blessures brûler et sur la vaste plaine/ devant tes yeux tant de plaintes mêlées ?”
39 Voir en particulier Van der Laan 1993, 159 y voit une allusion métapoétique (la poésie représentée par Didon représente la “culture non-chrétienne” aussi nocive qu’Hérode), mais on ne peut le suivre dans cette voie, car elle minimise les variations construites par le poète, pour que, précisément, Virgile signifie à travers son texte, et soit un point de comparaison pertinent et donc en un sens valorisé.
40 Cf. Serv., Aen., 4.1.
41 “Amour scélérat, à quoi ne contrains-tu pas le cœur des mortels ? / retourner aux larmes, revenir tenter de le prier, / tu l’y forces, et, suppliante, soumettre les cœurs à son amour, / de peur qu’en mourant elle ne laisse sans l’avoir tentée quelque vaine manœuvre”.
42 “Bien qu’il n’assistât pas aux meurtres des enfants / Le Christ était présent, qui toujours prend sur lui les périls / De ses saints, éprouvant les souffrances causées au corps d’autrui”.
43 Paulin, Ep., 38.3 (CSEL) : ab initio saeculorum Christus in omnibus suis patitur.
44 Voir par exemple Elsner 1995, 190-287 et déjà Roberts 1989, 119.
45 Roberts 1989, 141 : “Les miracles de guérison du Carmen Paschale emploient de manière caractéristique une séquence de deux ou trois propositions, de sens parallèle, pour décrire les symptômes de la maladie et leur inversion après l’acte de guérison du Christ, la figure d’interpretatio. En s’attardant sur ces étapes du miracle, l’admiration du lecteur pour l’inversion des symptômes est accrue. Mais l’épisode miraculeux dans son ensemble est une unité de composition autonome qui a sa propre économie narrative dont les amplifications synonymiques ne sont qu’une partie”.
46 Roberts 1989, 123, mais voir aussi p. 146 : “Prudentius was an early exponent of this ‘ luxe pour Dieu’as Fontaine termed it. Such passages can be seen as a reassertion of late antique taste in the face of the Christian opposition to ostentatious stylistic effects. But the situation is more complicated. Biblical, theological, and exegetical considerations combine to legitimize polychromy of style and subject matter”.
47 Gärtner 2004, 437-441.
Auteur
Université Jean Moulin Lyon 3
Laboratoire HISOMA
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