Le champ de bataille de Pharsale dans le Bellum Ciuile de Lucain : pour quelle idéologie de la victoire ?
p. 81-92
Texte intégral
1Inséré dans le sillon de la tradition épique antérieure, le Bellum Ciuile de Lucain est le récit de la guerre civile qui opposa César et Pompée en 49 et 48 a. C. Se démarquant des sujets mythologiques et légendaires de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère, ainsi que du modèle proprement romain de l’Énéide de Virgile, Lucain renoue néanmoins avec la tradition du genre, en écrivant une épopée historique, dont Naevius et Ennius notamment furent les initiateurs1.
2Ainsi, le moment fort du conflit – pour certains l’acmè – est la bataille qui eut lieu en août 48 dans la plaine de Pharsale, en Thessalie, entre les deux adversaires à la tête de leurs armées respectives. La bataille en plaine2, comme chacun sait, est un topos de l’épopée traditionnelle3. Nombreuses sont en effet les scènes de bataille qui animent l’œuvre homérique, en particulier dans l’Iliade, ou qui jalonnent le parcours du héros Énée et des Troyens en quête d’un territoire et d’une légitimité4.
3Dans un premier temps, du point de vue de la narration et de la succession des événements, la bataille de Pharsale se présente comme une scène de type traditionnel, s’articulant autour des thèmes et des éléments caractéristiques du genre. On distingue en effet trois parties correspondant à trois moments structurants : avant le combat (7.1-213), la bataille elle-même (7.214-646) et la situation après le combat (7.647-872)5. Dans un deuxième temps, le récit lui-même présente un nombre important de motifs attendus6, dans la lignée du modèle homérique. On citera en particulier le songe de Pompée avant la bataille (7.1-44), l’importance des présages funestes (7.151-213), l’indication de l’ordre de bataille des troupes pompéiennes (7.214-234), les harangues des deux chefs à leurs troupes respectives (7.235384), la description des blessures ou encore la vision du champ de bataille après le combat (7.786-846)7.
4À cet égard, Lucain souligne à plusieurs reprises l’importance de cette bataille, non seulement en raison du nombre de troupes engagées8, mais surtout par l’importance des nations qui ont pris part au combat (7.360-364) :
Primo gentes oriente coactae
innumeraeque urbes, quantas in proelia numquam,
exciuere manus. Toto simul utimur orbe.
Quicquid signiferi compren6sum limite caeli
sub noton et borean hominum sumus, arma mouemus.
“Coalisées depuis l’extrême-orient, des nations, des cités sans nombre ont mobilisé plus de troupes que pour aucun combat. La terre entière, unie, est à notre service. Humains tant que nous sommes, qu’embrasse le chemin céleste du Zodiaque, sous le notus et le borée, tous nous prenons les armes”9.
5L’image des humains sous le souffle du Notus comme de Borée évoque les importantes levées de troupes partout dans l’univers, de l’est à l’ouest et du sud au nord, comme le suggère également au vers 362 la disjonction expressive de l’adjectif toto et du substantif orbe.
6De plus, la description de la bataille est marquée par l’intensité et la violence des combats, évoquées par des images saisissantes, en rhétorique de l’euidentia et de l’amplificatio, comme aux vers 519-520, où les armes, representées par le substantif ferro mis en valeur par sa position entre la P et l’H, forment un “rideau de fer” et la pluie de traits (telis) à la même position au vers suivant une nuit compacte :
PFerroHsubtexitur aether
noxque super camposPtelisHconserta pependit,
(…).
“Sous l’éther se tisse un rideau de fer, une nuit compacte de traits pèse sur le champ de bataille”.
7Ainsi Lucain recrée un monde d’images et de sonorités, où se mêlent hypotyposes10et tensions émotives (7.571-573) :
Caedes oriuntur, et instar
inmensae uocis gemitus et pondere lapsi
pectoris arma sonant confractique ensibus enses11.
“Il s’y lève des hécatombes, montent comme une voix immense gémissements, fracas d’armures sous le poids du tronc qui s’écroule, bris d’épées contre des épées”.
8On remarquera en fin de phrase et de vers la succession ensibus enses qui traduit parfaitement le choc des épées.
9L’ensemble de la bataille est un véritable massacre, qui relève du domaine de l’horreur et du macabre12, comme l’illustre le passage suivant (7.617-630) :
Inpendisse pudet lacrimas in funere mundi
mortibus innumeris ac singula fata sequentem
quaerere, letiferum per cuius uiscera uulnus
exierit, quis fusa solo uitalia calcet, 620
ore quis aduerso demissum faucibus ensem
expulerit moriens anima, quis corruat ictu ;
quis steterit dum membra cadunt, qui pectore tela
transmittant, aut quos campis adfixerit hasta,
quis cruor emissis perruperit aera uenis 625
inque hostis cadat arma sui, quis pectora fratris
caedet et, ut notum possit spoliare cadauer,
abscisum longe mittat caput, ora parentis
quis laceret nimiaque probet spectantibus ira,
quem iugulat, non esse patrem.
“On rougirait de gaspiller ses larmes, dans ces funérailles du monde, pour d’innombrables morts, de s’attacher à des destins d’individus, de rechercher qui sent un coup mortel le transpercer de part en part, qui, répandus au sol, piétine ses viscères, qui, face à l’ennemi, rejette en expirant l’épée enfoncée dans sa gorge, qui s’abat sur le coup, qui demeura debout quand ses membres tombaient, lesquels sentent le trait traverser leur poitrine ou sont au sol cloués par une lance, quel sang jaillit dans l’air par les veines ouvertes pour retomber sur l’armure ennemie, qui frappe le cœur de son frère, et pour pouvoir spolier un cadavre connu jette au loin la tête tranchée, qui taillade les traits d’un père en exagérant son courroux, afin de prouver aux témoins que l’égorgé n’est pas son père”.
10Évoquant des corps transpercés, déchiquetés, morcelés, décapités ou défigurés, ce catalogue des blessures, qui s’appuie à la fois sur le détail réaliste et les effets les plus forts et les plus spectaculaires, gagne peu à peu en intensité et suscite de fortes émotions13. Nous n’allons pas nous étendre sur ce thème de l’horreur des combats qui a été traité de façon remarquable par A. Estèves notamment14.
11Il reste que le récit de Lucain, si conforme soit-il au schéma épique traditionnel, opère d’importants changements par rapport à la tradition épique, impliquant une mutation profonde du genre épique. En particulier, si l’on reprend l’exemple précédent, on remarquera que toute l’évocation est marquée par la succession de pronoms cuius, quis, quis, etc. se rapportant à des personnes anonymes face à un adversaire anonyme lui aussi (aduerso, au vers 621)15. La bataille de Pharsale est une action de masses. Contrairement aux récits d’Homère et de Virgile, où sont rapportées les morts de personnages connus et éminents, la seule mort illustre racontée par Lucain est celle de Domitius (7.599-616)16. Ennemi acharné de César, Lucain lui attribue un rôle prééminent dans son récit17, alors qu’il évoque en une formule généralisante “les cadavres des patriciens [qui] jonchent en monceaux la plaine” (7.597-598) et que, quelques vers plus haut, sont cités simplement par leurs noms les membres des grandes familles de Rome : les Lepidus, les Metellus, les Corvinus et les Torquatus :
Permixta secundo
ordine nobilitasP uenerandaque corpora ferro
urgentur ;T caeduntPLepidosHcaeduntque Metellos
Coruinosque simul Torquataque nomina, rerum
saepe duces summosque hominum te, Magne, remoto (7.581-585).
“Mêlée au second ordre, la noblesse, ces personnages vénérables, succombe sous le fer : on tue les Lepidus, on tue les Metellus, les Corvinus aussi, les Torquatus illustres, souvent chefs de l’État et les plus grands des hommes, toi, Magnus, excepté”.
12Mis en valeur par l’unique césure du vers, la P, le singulier à valeur générique et collective, nobilitas (v. 582), développé ensuite par la série de pluriels (Lepidos, Metellos, Coruinos, Torquata nomina) nous ramène à l’idée de foule, comme s’il s’agissait d’une guerre massive, en réalité celle d’une nation entière qui succombe, comme l’indique le verbe caedunt, placé en tête de proposition (v. 583). La répétition du verbe au sein du même vers et sa mise en relief par les césures principales du vers (la T, la P et l’H) traduisent parfaitement l’ampleur du désastre et le nombre important de victimes.
13Car c’est bien là que se situe l’enjeu : le drame de Pharsale réside dans la nature même du conflit, une guerre civile, qui oppose des citoyens romains entre eux et qui, de ce fait, constitue un désastre universel18, évoqué de manière hyperbolique aux vers 630-637 :
Mors nulla querella 630
digna sua est, nullosque hominum lugere uacamus.
Non istas habuit pugnae Pharsalia partes SDS-SDS
quas aliae clades : illic per fata uirorum,
per populosT hic RomaF perit ;Hquod militis illic DS DS DS
mors hic gentis erat ; sanguis ibi fluxit Achaeus, 635
Ponticus, Assyrius ; cunctos haerere cruores
Romanus campisque uetat consistere torrens.
“Point de mort qui mérite une complainte propre : nous n’avons le loisir de pleurer sur personne. À Pharsale n’est pas échu le même rôle de bataille que d’autres désastres ont eu : ailleurs par les destins des hommes, Rome périt ici par ceux des peuples ; ailleurs mort de soldats, mort ici de nation ; on y vit couler le sang achéen, le sang pontique et assyrien ; mais tout ce flot ne peut stagner ni demeurer dans cette plaine : le torrent romain l’interdit”.
14Soutenue par le double parallélisme oppositionnel illic – hic et l’opposition temporelle passé-présent, la différence entre Pharsale et les autres désastres tient au fait que le conflit ne se situe plus seulement au niveau de l’individu, c’est-à-dire des soldats (uirorum / militis), mais à l’échelle de la nation romaine tout entière (hic Roma / hic gentis). Cette prise de conscience est soutenue en outre par le rythme des vers, notamment SDS – SDS (v. 632) et DS DS DS (v. 634), qui donne à ces vers un ton particulièrement solennel19. Mieux encore : cette guerre, que Lucain qualifie de “plus que civile” au livre I (bella… plus quam ciuilia, I, 1)20 est une guerre fratricide qui fait s’entretuer des citoyens romains, voire des membres d’une même famille, comme le répète Lucain à plusieurs reprises dans le livre 7, notamment de manière particulièrement expressive au vers 55021 :
Ille locusTfratresPhabuit,Hlocus ille parentis.
“Ce lieu a réuni des frères, a réuni des pères <et des fils>”.
15Mis en valeur et rapprochés par leur place dans le vers ainsi que par la reprise en chiasme de ille locus, les deux termes fratres et parentis disent en effet toute l’horreur des guerres civiles qui, à la haine entre citoyens (odia ciuilia, 7.490), ajoutent parricides et fratricides.
16Au même titre que se déchaîne une violence sans bornes, cette montée d’un irrationnel qui transgresse les lois humaines et sociales, est le signe de la dégénérescence d’une collectivité que dénonce Lucain. Nous voilà bien loin de l’héroïsme et de l’exemplarité universels, célébrés dans les épopées antérieures quelles qu’elles soient, si bien que, comme l’a montré J. Dangel, “à l’épure d’exemplarité républicaine succède une autre épure, celle du Sublime du Mal”22. Car la visée de l’épopée latine, dès ses fondements, est celle d’une commémoration et d’une célébration idéologiques23 mettant au premier plan les grandes valeurs de la Cité.
17Cette idéologie nationale, lieu privilégié des exempla, repose sur les hauts faits et les conduites exemplaires de héros ou d’hommes providentiels au service de la Collectivité et de ses valeurs civilisatrices. Se forgeant au rythme des conquêtes territoriales et culturelles, elle a pour cadre les guerres extérieures qui, en même temps que la romanisation des valeurs, fait triompher la romanité dans le monde. Mais dans le cadre d’une guerre civile, bellum intestinum et non plus bellum externum, dès lors que disparaît “l’homonoia des grandes valeurs civiques, morales, philosophiques et religieuses”24, place est laissée à toutes les transgressions et fautes tant personnelles que collectives, dont ont pleinement conscience les soldats lorsqu’ils se trouvent face à face dans la plaine de Pharsale (7.460-469) :
Vt rapido cursu fati suprema morantem 460
consumpsere locum, parua tellure dirempti
inde manus spectant: tempus, quo noscere possent
[quo sua pila cadant aut qua sibi fata minentur,]
facturi quae monstra forent: uidere parentes
frontibus aduersis fraternaque comminus arma, 465
nec libuit mutare locum; tamen omnia torpor
pectora constrinxit, gelidusque in uiscera sanguis
percussa pietate coit, totaeque cohortes
pila parata diu tensis tenuere lacertis.
“Quand leur course rapide eut dévoré l’espace qui retardait l’issue fatale, séparés par un peu de terre ils contemplent de là leurs troupes – le temps de pouvoir reconnaître [où tomberaient leurs javelots, par où viendraient les menaces de mort,] quels actes monstrueux ils allaient accomplir : ils ont bien vu leurs pères sur le front ennemi, et de tout près les armes de leurs frères, mais ils n’ont nul désir de se placer ailleurs ; paralysés, pourtant, se serrent tous les cœurs, le sang se glace et gonfle les viscères, tant sont choquées les affections ; des cohortes entières, au bout de bras tendus, ont longtemps retenu des javelots tout prêts”.
18Confirmé par d’autres sources25, ce temps d’arrêt entre les deux armées avant l’affrontement témoigne de la prise de conscience momentanée devant la gravité et la folie des actes que Césariens et Pompéiens sont sur le point de commettre26.
19Et pourtant (v. 466) : nec libuit mutare locum ! “Mais ils n’ont nul désir de se placer ailleurs”. Le verbe libuit, qui exprime le désir, l’envie, souligne la perversité profonde de la guerre civile qui ne recule devant aucun sacrilège, étant elle-même un summum nefas, comme le dit Caton à Brutus au livre 2 (2.286) et comme le martèle par ailleurs Lucain tout au long de l’oeuvre :
Summum, Brute, nefas ciuilia bella fatemur.
“Nous reconnaissons, Brutus, que la guerre civile est la pire des impiétés27”.
20Employé neuf fois dans le livre 7 (cinquante-trois fois dans l’ensemble de l’œuvre), de même que les termes nocens (“coupable”), crimen (“crime”) et scelus28, nefas souligne avec force la faute et le sacrilège que constitue les guerres civiles sur le plan éthique et moral. Le discours, transféré sur le plan éthique, devient exclusivement condamnation. Aussi, comme l’a écrit J. Dangel, l’épopée historique écrite par Lucain est-elle “diégèse d’un monstrum et rhétorique épidictique du blâme en même temps que tragédie” d’un peuple29.
21Mieux encore : l’idéal collectif et fédérateur laisse place à la montée de l’individualisme qui, dans ce conflit, met face à face deux grandes figures : César et Pompée. Conjointement, cette montée de l’individualisme, favorisée par le désordre identitaire de Rome, va permettre la faute personnelle et les conduites les plus monstrueuses, dont César sera l’incarnation vivante.
22Symbolique est alors le portrait que fait Lucain de César avant l’affrontement, en représentation du Mal absolu, que ni le sacrilège du sang romain répandu ni la ruine des nations ne retient, comme il le dit lui-même dans la harangue qu’il adresse à ses soldats (7.290-294) :
Quod si signa ducem numquam fallentia uestrum
conspicio faciesque truces oculosque minaces,
uicistis. Videor fluuios spectare cruoris
calcatosque simul reges sparsumque senatus
corpus et immensa populos in caede natantis.
“Si j’aperçois les signes sur lesquels votre chef ne se trompe jamais, airs farouches, yeux menaçants, la victoire est à vous. Je crois voir des fleuves de sang, des rois ensemble piétinés, le corps du sénat disloqué, un immense carnage où les peuples se noient”.
23Importants sont dans ce passage les termes qui se rapportent au regard (conspicio ; facies ; oculos ; uideor… spectare), si bien que P.-M. Martin a bien montré dans un article sur le regard de César à Pharsale30 l’importance que revêtait l’association du regard et de la colère chez César. À Pharsale, elle prend la forme d’un “regard d’inhumaine colère”, comme en témoigne l’exemple cité où “la vue de la colère fait naître la vision sanglante”31.
24Ainsi, au cours de la bataille, l’ardeur belliqueuse de César le pousse au milieu des rangs, où il est comparé à Bellone et à Mars, double incarnation de la guerre. Son regard, qu’introduit le verbe inspicit au vers 560, scrute par une série d’interrogatives indirectes le comportement et l’acharnement au combat de ses hommes (7.557-571)32 :
Hic Caesar, rabies populi stimulusque furorum,
ne qua parte sui pereat scelus, agmina circum
it uagus atque ignes animis flagrantibus addit;
inspicit et gladios qui toti sanguine manent, 560
qui niteant primo tantum mucrone cruenti,
quae presso tremat ense manus, quis languida tela,
quis contenta ferat, quis praestet bella iubenti,
quem pugnare iuuet, quis uultum ciue perempto
mutet; obit latis proiecta cadauera campis; 565
uulnera multorum totum fusura cruorem
opposita premit ipse manu. Quacumque uagatur,
sanguineum ueluti quatiens Bellona flagellum
Bistonas aut Mauors agitans, si uerbere saeuo
Palladia stimulet turbatos aegide currus, 570
nox ingens scelerum est.
“Ici César, rage incarnée du peuple, aiguillon de ses frénésies, pour que sur aucun point ne soit perdu son crime fait au hasard le tour de son armée et attise le feu de ces âmes ardentes ; il inspecte même les glaives : dégouttent-ils entièrement de sang ou brillent-ils, la pointe seule ensanglantée ? qui serre l’épée d’une main tremblante, qui lance mollement les traits, qui énergiquement ? qui se bat par obéissance, qui prend plaisir à guerroyer, qui change de visage en tuant un Romain ? Il passe en revue les cadavres étendus sur la vaste plaine ; sur les blessures de beaucoup, pour les vider de tout leur sang, le bras tendu, lui-même appuie. Partout sur son passage – Bellone agite ainsi son fouet tout sanglant ou Mars harcèle les Bistones et à coups d’aiguillon furieux pousse les chars qu’effraie l’égide de Pallas – c’est une énorme nuit de crimes”.
25Représenté sous les traits les plus noirs et les plus odieux, César est à la fois avide de sang et poussé par une cruauté indicible que seule la rage (rabies, v. 557) peut expliquer. Inquisiteur de ses propres troupes, il est leur stimulus furorum (v. 557)33. À la fin du passage (v. 569), la comparaison avec Mars, dieu de la guerre, mais plus encore avec Bellone (v. 558), sa femme, renforce le caractère belliqueux de César. Accompagnée de Terreur et de Crainte, Bellone, sous des traits effrayants, conduit le char de Mars34 et personnifie la guerre sanglante et furieuse. Aussi César est-il dépeint dans ce passage comme une Furie meurtrière35, poussant ses hommes à commettre les pires crimes (nox ingens scelerum est, v. 571). Conduit par le furor qui pousse à l’irréparable et qui, par ailleurs, symbolise à lui seul la guerre civile, César incarne le désordre destructeur.
26Paradoxal est alors le terme de victoire36. Car, si dans les faits, César a effectivement vaincu les troupes pompéiennes à Pharsale, on ne peut parler de victoire dans le cadre d’une guerre civile qui, sur le plan moral est, comme nous l’avons vu, un nefas. D’ailleurs César lui-même emploie dans son récit du Bellum Ciuile plus souvent la périphrase proelium in Thessalia factum37 que le terme de victoire. Son triomphe, auquel fait allusion Lucain aux vers 701-702, ne peut avoir qu’un goût amer, ce que souligne précisément le contraste entre l’évocation de son bonheur, auquel renvoie le comparatif felicior, et le rythme même du vers, vers holospondaïque, empreint de gravité :
Quo pectore Romam
intrabit factus campis felicior istis? SSSS
“Quel cœur aura-t-il en rentrant à Rome, après un succès gagné dans ces plaines ?”
27Pompée également en a pleinement conscience avant même d’engager le combat, lorsque à la fin de sa harangue, il oppose de manière clairvoyante en une antithèse expressive le malheur qui rejaillira sur le vaincu et le sacrilège dont sera responsable le vainqueur (7.122-123) :
Omne malum Tuicti,Pquod sors feret ultima rerum,
omne nefas TuictorisF erit.
“Tout le malheur qu’apportera le dénouement sera imputé au vaincu, tout le sacrilège au vainqueur”.
28Comprenons que, pour le poète, il ne peut y avoir de vainqueur dans une guerre civile, comme le confirme l’affirmation paradoxale de Lucain au vers 706 : uincere peius erat (“la victoire était pire”), lorsqu’il s’adresse à Pompée qui a fui du champ de bataille (7.698-706) :
Nonne iuuat pulsum bellis cessisse nec istud
perspectasse nefas? Spumantes caede cateruas
respice, turbatos incursu sanguinis amnes, 700
et soceri miserere tui. Quo pectore Romam
intrabit factus campis felicior istis?
Quidquid in ignotis solus regionibus exul,
quidquid sub Phario positus patiere tyranno,
crede deis, longo fatorum crede fauori: 705
uincere peius erat.
“N’as-tu point plaisir, chassé de la guerre, à t’être retiré sans voir ce sacrilège jusqu’au bout ? Ces bataillons écumants du carnage, regarde-les derrière toi, et ces fleuves troublés par des torrents de sang, puis prends en pitié ton beau-père. Quel cœur aura-t-il en rentrant à Rome, après un succès gagné dans ces plaines ? Pour tout ce que tu subiras, exilé solitaire en pays inconnu, sous la coupe imposée du tyran de Pharos, fie-toi aux dieux, fie-toi à la faveur durable des destins : la victoire était pire”.
29Certes, on sait que Lucain a voulu justifier la conduite de Pompée et minimiser l’ampleur de sa défaite, mais, en se plaçant sur le plan moral, le poète donne au vaincu Pompée une grandeur morale. La description du massacre, que nous avons analysée précédemment et qui s’étend sur une centaine de vers (7, 545-646), permet de justifier et de rendre louable l’attitude de Pompée qui, selon Lucain, est moins la fuite d’un homme qu’une deuotio patriotique.
30Son choix est dicté en effet par des valeurs et des sentiments humains puisque, devant l’évidence de la défaite, il veut épargner la foule latine et les nations qui l’ont suivi en ce lieu (7.654-658) :
Nec, sicut mos est miseris, trahere omnia secum
mersa iuuat gentesque suae miscere ruinae;
ut Latiae post se uiuat pars maxima turbae,
sustinuit dignos etiamnum credere uotis
caelicolas uoluitque sui solacia casus.
“Il répugne à l’idée, chère souvent aux malheureux, d’entraîner tout dans son naufrage et d’impliquer les nations dans sa chute ; pour que lui survécût la plus grande partie de la foule latine, il prit sur lui de supposer les dieux du ciel dignes encore de ses vœux, et médita de son malheur consolation”.
31Par sa grandeur d’âme, s’offrant en victime expiatoire38, Pompée, semblable au sage stoïcien, refuse d’entraîner dans son malheur le plus grand nombre de ceux qui l’ont suivi. Ainsi “le système d’apologie constitué par Lucain permet à la fois de justifier la fuite du héros par souci d’épargner le sang romain et de l’élever plus haut que le commun des mortels. Il apparaît de plus que ce grand homme, ce sage, a une valeur infinie, puisque s’offrir en sacrifice pour la paix du monde implique une équation entre l’univers et celui qui le rachète, autre idée bien stoïcienne”39.
32Initiant ce qu’on a appelé une théologie de la défaite, Pompée prépare en même temps le choix de Caton au livre 9 qui, en se suicidant, incarne le sage stoïcien en donnant lui aussi “un sens à sa défaite en la transformant en une victoire morale”40.
33C’est pourquoi, en quittant le champ de bataille et en laissant le combat se poursuivre sans lui, Pompée prouve, selon Lucain, que ce n’est pas pour lui que ses troupes se battent, mais pour la cause qu’il incarne et pour le sénat (7, 694-697) :
Non iam Pompei nomen populare per orbem
nec studium belli, sed par quod semper habemus
LibertasT et CaesarF erit, teque inde fugato
ostendit moriens sibi se pugnasse senatus.
“Il ne s’agira plus ni du nom de Pompée, populaire à travers le monde, ni de l’ardeur à guerroyer : dans un duel que nous avons toujours s’affronteront César et la Liberté, et du fait de ta mise en fuite le Sénat montre, par sa mort, que c’est pour lui qu’il se battait”.
34Mieux encore : l’enjeu de Pharsale est la lutte pour la Liberté41 dont l’image, empruntée aux combats de gladiateurs (v. 695-696), met face à face César et la Liberté. Soulignons les effets de rythme remarquables dans cette évocation des deux adversaires : Libertas, mot molosse empreint de gravité, est mis en exergue en tête de vers, suivi par Caesar erit dont l’effet de contre-rythme (− u / u −), associé à la césure trochaïque 3è (F), souligne une forte dramatisation42.
35Aussi la victoire de César à Pharsale signe-t-elle la mort de la Liberté, après celle du sénat (moriens […] senatus, v. 697). Au cours de la bataille, César ordonne en effet à ses troupes de se concentrer sur les sénateurs (7.578-581) :
In plebem uetat ire manus monstratque senatum ;
scit, cruor imperii qui sit, quae uiscera rerum,
unde petat Romam, libertas ultima mundi
quo steterit ferienda loco.
“Il interdit aux bras de s’en prendre à la plèbe, leur montre le sénat : il sait ce qui fait le sang de l’empire, ce qui fait le cœur de l’État, de quel côté atteindre Rome, où se tient, où l’on doit frapper l’ultime liberté du monde”.
36César, dans son désir insatiable de pouvoir, cherche à atteindre, par-delà les défenseurs de la liberté républicaine, Rome elle-même, comme le montre le rapprochement des termes Romam, libertas au vers 580, et donc “ce que sera Rome”, comme l’annonçait déjà le poète au début du livre 7 (7.131-133) :
Aduenisse diem qui fatum rebus in aeuum
conderet humanis, et quaeri Roma quid esset
illo Marte, palam est.
“Que soit venu le jour qui va fonder dans la durée le destin des choses humaines, que la question posée par ce combat soit l’essence même de Rome, c’est évident”.
37Aussi la “victoire” de César fait-elle éclater toute la perversité de la guerre civile. Car ce qui se joue à Pharsale, c’est l’instauration du regnum d’un seul homme, autrement dit d’une tyrannie, comme en ont conscience l’une et l’autre armées (7.385-386) :
Ergo utrimque pari procurrunt agmina motu
irarum;T metus hosP regni,H spes excitat illos.
“Donc de chaque côté même élan de colère jette en avant les deux armées ; ici la crainte, et là l’espoir du despotisme les animent”.
38Désastre national, Pharsale l’est plus encore par ses conséquences, qui nous transportent à l’époque de Néron43, comme l’exprime explicitement Lucain dans une de ses nombreuses interventions oratoires, en déploration tout autant qu’en dénonciation (7.638-646) :
Maius ab hac acie, quam quod sua saecula ferrent,
uulnus habent populi; plus est quam uita salusque
quod perit: in totum mundi prosternimur aeuum. 640
Vincitur his gladiis omnis quae seruiat aetas.
Proxima quid suboles aut quid meruere nepotes
in regnum nasci? Pauide num gessimus arma
teximus aut iugulos? Alieni poena timoris
in nostra ceruice sedet. Post proelia natis 645
si dominum, Fortuna, dabas, et bella dedisses.
“De ce combat les peuples ont reçu une blessure trop profonde pour être supportée par leurs générations : c’est plus que vie et que salut qui meurt ici : pour toute la durée du monde on nous abat. Succombe à ces épées tout l’avenir qu’attend la servitude. Qu’ont fait les premiers descendants, qu’ont fait ensuite leurs enfants pour naître sujets d’un despote ? Avons-nous tremblé sous les armes, avons-nous couvert notre gorge ? Le châtiment de la frayeur d’autrui pèse sur nos nuques. Nés après les combats, si tu nous donnais un maître, Fortune, tu devais aussi nous donner des guerres”.
39L’utilisation constante du présent dans tout ce passage souligne un état de fait en même temps qu’une actualisation. L’attaque est à peine voilée : le régime despotique instauré par César après Pharsale est “à l’origine d’un principat que Lucain considère désormais – et tel était bien, en réalité, le sens de l’évolution de Néron– comme un despotisme de type hellénistique et oriental”44. C’est ce qu’indiquent clairement l’emploi des verbes prosternimur, seruiat, et surtout les substantifs regnum et dominum.
40Lucain interroge en réalité le cours des événements et de l’Histoire et, dépassant le cadre de la lutte entre Pompée et César, il dénonce une concordia discors (1.98), prélude aux guerres civiles, comme en a pleinement conscience Caton au livre 9, lorsqu’il voit dans le conflit opposant Marius et Sylla, de 107 à 79 a. C., le début d’une succession de luttes pour le pouvoir45, dictées par l’ambition et la discorde, au mépris des institutions et avec le consentement des citoyens (9.204-207) :
Olim uera fides Sulla Marioque receptis
libertatis obit: Pompeio rebus adempto
nunc et ficta perit. Non iam regnare pudebit,
nec color imperii nec frons erit ulla senatus.
“La vraie liberté disparut jadis, par l’accueil fait à Marius et Sylla : en quittant aujourd’hui ce monde, Pompée en détruit jusqu’à la fiction. Nul désormais ne rougira d’être un despote : ni nuance d’autorité ni façade sénatoriale ne seront plus de mise”.
41Si donc Lucain a privilégié la forme épique, c’est pour en renouveler profondément la visée, fondée non plus sur l’exaltation des hommes et des valeurs qui ont fait la grandeur de Rome, mais sur une réflexion portant sur les leçons de l’histoire, sur ses dérives et sur les hommes, en emblèmes du Bien comme du Mal.
Notes de bas de page
1 Naevius a écrit en effet une épopée consacrée à la première guerre punique, le Bellum Punicum, et Ennius une histoire épique de Rome dans ses Annales. Pour les poètes de l’époque républicaine, consulter Bardon 1952, 178-180, 347-351 et 368 ; Grimal 1994, 69-72 et 107-110. Cf. également Soubiran 1998, 25 ; Hellegouarc’h 2001, 36.
2 Pharsale est située dans la vallée de l’Énipée (Luc. 7.116 et 224-228).
3 Comme chez Virgile, dans les livres 11 et 12 de l’Énéide.
4 Sur cet aspect, voir Esposito 1987, 9-37.
5 Sur la composition du livre 7, consulter Rutz 1989, 38-44 et 67-86 ; Lebek 1976, 210-284 ; Radicke 2004, 374-430 ; Schönberger 1957, 252. En outre, comme le souligne Rutz 1989, 67-68, le combat de loin est rapidement évoqué (Luc. 7.485-489) pour se focaliser sur le corps à corps (Luc. 7.489-503).
6 Sur les motifs de la bataille épique, se reporter à Miniconi 1951.
7 Pour l’ensemble de ces topoi, consulter F. Erbig 1931 ainsi que Miniconi 1951.
8 César indique que Pompée avait 110 cohortes, soit 45 000 hommes, et 7000 cavaliers (Caes., Ciu., 3.88.5). Les troupes de César étaient constituées de 22 000 hommes et 1000 cavaliers d’après Plutarque, Caes., 42.3-4.
9 Sauf indication contraire, les traductions sont celles de Soubiran 1998.
10 Cf. Ternaux 2000, 23 : “Dans les scènes de combat, Lucain excelle à peindre vivement les événements, au point que le lecteur croit les avoir sous les yeux”.
11 Cf. Homère, Il., 13.130-133.
12 Esposito 1987 consacre au thème du massacre l’ensemble du chapitre II de son étude sur les batailles dans la Pharsale (p. 39-69).
13 Le même effet est produit avec les flots de sang baignant plaines et rivières : cf. 7.635-637 ; 7.700 ou encore 7.728-729.
14 Estèves 2005.
15 Il en va de même dans les rangs césariens, cf. 7.560-565 : Inspicit et gladios qui toti sanguine manent,/qui niteant primo tantum mucrone cruenti,/ quae presso tremat ense manus, quis languida tela,/ quis contenta ferat, quis praestet bella iubenti,/ quem pugnare iuuet, quis uultum ciue perempto / mutet (“[César] inspecte même les glaives : dégouttent-ils entièrement de sang ou brillent-ils, la pointe seule ensanglantée ? qui serre l’épée d’une main tremblante, qui lance mollement les traits, qui énergiquement ? qui se bat par obéissance, qui prend plaisir à guerroyer, qui change de visage en tuant un Romain ?”).
16 L. Domitius Ahenobarbus, trisaïeul de Néron et beau-frère de Caton.
17 On s’est interrogé sur les raisons de ce choix, cf. Ahl 1976, 49-54.
18 Cf. Leigh 1997, 78-80.
19 Cf. Dangel 1999, 76.
20 Voir Stevenson 1990.
21 Voir aussi 7.180-184 ; 7.762-763.
22 Dangel 2009, 21.
23 Cf. Dangel 2011, 155.
24 Dangel 2009, 23.
25 Notamment App., B. C., 2.77 ; D. C. 41.58.1-2.
26 Voir Jal 1963, 298-299.
27 Traduction personnelle.
28 Sur l’emploi de ces termes, se reporter à Esposito 1987, 105-117.
29 Dangel 2009, 19.
30 Martin 2010, 55-72.
31 Martin 2010, 60 et 62.
32 Cf. Martin 2010, 63.
33 Cf. Soubiran 1998, 192 ; Rutz 1989, 76.
34 Voir Grimal 1951.
35 Leigh 1997, 104 ; Esposito 1987, 116.
36 Cf. Franchet d’Espèrey 2009, 351-365 ; Quint 1993. L’auteur cependant ne tient pas compte de la nature de la victoire.
37 Caes., Ciu., 3.100.3 et 3.101.7 par exemple.
38 Hardie 1993, 7-8.
39 Rambaud 1955, 286.
40 Franchet d’Espèrey 2009, 364. Voir plus spécifiquement p. 351-365.
41 Cf. Gagliardi 1976 ; Ahl 1976, 56-57 ; Dangel 2009, 21 ; Franchet d’Espèrey 2009, 362 ; Stevenson 1990, 65-67.
42 Voir Dangel 1999, 73.
43 Cf. Leigh 1997, 77-81 ; Rutz 1989, 84-85.
44 Soubiran 1998, 24.
45 Cf. Soubiran 1998, 229 : “Marius et Sylla se disputèrent le pouvoir absolu au mépris des institutions et au prix de sanglantes guerres civiles, de 107 (premier consulat de Marius) à 79 (abdication de Sylla)”.
Auteur
Université Paris IV-Paris Sorbonne EA 1491
“Édition et commentaire de textes
grecs et latins”
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