D’Ulysse à Énée : le triomphe de l’épopée latine dans les décors romains
p. 47-54
Texte intégral
1Une compétition entre Ulysse et quelques héros homériques moins importants, d’une part, et Énée, d’autre part, s’est livrée dans la culture de la noblesse sénatoriale de Rome à l’époque d’Auguste. Je voudrais en retracer aussi brièvement que possible quelques étapes1.
2L’identification des protagonistes des guerres civiles romaines à des héros homériques était chose courante. La dimension héroïque de Pompée, telle qu’elle était célébrée de son vivant, “l’égalait”, nous rapporte Pline, “à la puissance d’Alexandre le Grand, mais aussi presque à celle d’Héraclès et de Dionysos” (Plin. 7.95 : aequato non modo Alexandri Magni rerum fulgore, sed etiam Herculis prope ac Liberi patris). Il faut dire qu’en 62 a. C., à la fin de la longue expédition militaire qui commença par la victoire sur les pirates et se poursuivit par la défaite de Mithridate et la conquête de la Syrie, lorsque Pompée s’arrêta à Mytilène, dans l’île de Lesbos, son ami Théophane lui organisa dans le théâtre de sa ville un concours de poésie qui n’avait comme seul thème que de chanter ses exploits (Plut., Pomp., 42.8). C’est alors, nous explique Plutarque, que le général romain “fit esquisser une vue en élévation et un plan” (περιεγράψατο τὸ εἶδος αὐτοῦ καὶ τὸν τύπον) du théâtre de Mytilène “dans l’intention d’en élever à Rome un pareil, mais en plus grand et plus imposant” (ibid., 42.9). Dans le monde grec, l’utilisation du théâtre comme incomparable instrument d’affirmation du charisme héroïque des rois, est un fait bien attesté. Par exemple, au temps de sa sanglante révolte contre le pouvoir de Rome, le roi du Pont Mithridate VI Eupator avait réuni la population de la récente province d’Asie à l’intérieur du théâtre de Pergame, et avait cherché à se faire couronner par un mannequin aux apparences de Victoire qui était descendu du sommet de l’édifice, c’est-à-dire vraisemblablement du sanctuaire d’Athéna Nicèphoros qui dominait le théâtre, à l’aide d’une machinerie (Plut., Syl., 11.1-2). Ce genre de mise en scène du pouvoir à l’intérieur des théâtres est caractéristique de l’époque hellénistique, d’autant plus que les associations de technites dionysiaques, qui étaient de vastes corporations structurées de musiciens et d’acteurs, ont joué un grand rôle dans la célébration des cultes royaux, notamment ceux de la dynastie attalide2. La construction du théâtre de Pompée au centre du Champ de Mars, en rupture avec l’interdiction traditionnelle de construire des théâtres permanents à Rome, joua pour l’imperator le même rôle, d’autant plus que sa statue se trouvait dans la curie annexée aux portiques qui encadraient un parc à l’arrière de la scène du théâtre. Je n’entre pas ici dans la signification de l’aménagement statuaire du parc, qui précisait le sens de cette célébration. Mais je rappelle que Pompée prétendait, à l’imitation de ses illustres devanciers Héraclès et Dionysos, avoir atteint les limites de la terre habitée, l’Océan, où la tradition situait l’entrée des Enfers. Pompée, nous rapporte Plutarque, voulait “n’avoir pour borne de ses victoires que l’Océan qui entoure de tout côté la terre” (Pomp., 38.4). Le public était toutefois capable de réagir à cette manipulation du théâtre, comme on l’a vu aux jeux scéniques en l’honneur d’Apollon (ludi Apollinares) de 59 a. C., lorsque l’acteur Diphilus “fut obligé à répéter mille fois” (millies coactus dicere) un vers qui disait “c’est par notre malheur que tu es grand” (nostra miseria tu es magnus), et dont la foule s’empara pour manifester sa mauvaise humeur à l’égard de Pompée qui, sur le modèle d’Alexandre, se faisait surnommer “le Grand” (Magnus : Cic., Att., 2.19.3 ; Val. Max. 6.2.9).
3Mais, en même temps, dans l’intimité de leurs hôtels particuliers de Rome et de leurs nombreuses villas, les membres de la noblesse sénatoriale de Rome s’identifiaient souvent à des héros de légende. Ils étaient poussés à ce jeu de rôles par la diffusion d’un thème très diffusé de la doctrine cynique, celui de l’assimilation de la vie et du théâtre. La célèbre formule “la vie est un théâtre” (σκηνὴ ὁ βίος) est inscrite sur un gobelet en argent du trésor de Boscoreale conservé au musée du Louvre, et se retrouve chez différents auteurs (AP. 10.72.1 : “Toute la vie est un théâtre”, Σκηνὴ πᾶς ὁ βίος ; Cl. Al., Prot., 2.12.1 : “... comme sur la scène de la vie”, … οἶον ἐπὶ σκηνῆς τοῦ βίου). Cicéron lui-même comparait la vie à une fabula, une pièce de théâtre (Cic., Sen., 85 : Aetatis est peractio tanquam fabulae) et parle même de la “pièce de la vie” (ibid., 64 : fabulam). Auguste aurait cité un comique grec sur son lit de mort : “Si la pièce vous a plu, donnez-lui vos applaudissements, et tous ensemble, manifestez votre joie” (Suet., Aug., 99.2), après avoir déclaré : “J’ai bien joué le mime de la vie” (Ecquid iis uideretur mimum uitae commode transegisse, ibid., 99.1 ; cf. Cass. Dio 56.30.4). En mai 43, Cicéron promettait à L. Munatius Plancus le destin d’Ulysse, s’il en finissait avec Marc Antoine : “L’homme qui écrasera Marc Antoine sera celui qui terminera la guerre. Et c’est pour cela qu’Homère a donné non pas à Ajax ni à Achille, mais à Ulysse le nom de “destructeur de villes”. (Cic., Fam. 10.13.2 : Qui enim M. Antonium oppresserit, is bellum confecerit. Itaque Homerus non Aiacem nec Achillem sed Ulixem appellauit πτολιπόρθιον). On songe aussi à l’assimilation de Marc Antoine et d’Hélène de Troie par Cicéron (Phil., 2.55), un mensonge grossier selon Plutarque (Ant., 6.1), ou encore à Octavien se comparant à Achille au lendemain des Ides de Mars (App., BC, 3.13). Dans une lettre à Tibère, citée par Suétone (Tib., 21.6), Auguste allègue un passage de l’Iliade (10.246-247) dans lequel Diomède fait l’éloge de la sagesse d’Ulysse. Plutarque nous rapporte par ailleurs un récit concernant Porcia, la fille de Caton le Jeune, le stoïcien suicidé d’Utique, et l’épouse de Brutus, le césaricide. L’auteur de la vie de Brutus affirme avoir lu dans les Mémoires sur Brutus de L. Calpurnius Bibulus, le fils de Porcia (Plut., Brut., 13), que, se trouvant avec son mari à Vélia et devant retourner à Rome alors que Brutus devait quitter l’Italie, Porcia vint contempler à plusieurs reprises un tableau représentant Hector reconduit par Andromaque, plus précisément l’instant où Andromaque prenait des mains de son mari leur petit enfant et jetait un regard sur Hector (ibid., 23). Porcia aurait fondu en larmes devant ce tableau qui ressemblait à son propre malheur, tandis qu’Acilius aurait cité les paroles qu’Homère avait placées dans la bouche d’Andromaque (Il., 6.429-430 : “Hector, toi, tu es à la fois mon père, mon auguste mère et mon frère ; et de plus tu es mon époux vigoureux”), à quoi Brutus aurait répondu qu’il ne lui viendrait pas à l’esprit de citer les vers où Hector renvoie son épouse à ses travaux domestiques (ibid., 490-492 : “Va donc à la maison, occupe-toi de tes propres travaux, la toile, la quenouille, et ordonne à tes servantes de se mettre au travail”) ! Je terminerai l’énumération de ces quelques exemples par un curieux jeu de rôle qui a opposé César à son fils adoptif Auguste. Soucieux de manifester tout l’écart qui séparait son caractère de celui de son père adoptif, Auguste affectait souvent de citer le vers 599 des Phéniciennes d’Euripide (“Un chef qui prend des sûretés vaut mieux qu’un téméraire”,’Aσφαλὴς γάρ ἐστ’ἀμείνων ἢ θρασὺς στρατηλάτης), ainsi que nous l’apprend Suétone (Aug., 35.5), plutôt que les vers 524-525 que préférait César (“Si une chose vaut que l’on viole le droit, c’est la royauté, admirable iniquité ! Pour tout le reste, obéissons aux dieux”, Eἴπερ γὰρ ἀδικεῖν χρή, τυραννίδος περί,/κάλλιστον ἀδικεῖν τἄλλα δ’εὐσεβεῖν χρεών) selon Cicéron (Off., 3.82) cité par Suétone (Jul., 30.7). En donnant le dernier mot au timide Polynice face à la réplique de l’arrogant Étéocle, Auguste exprimait en même temps sa volonté d’en finir avec les guerres civiles, que la lutte fratricide des deux fils d’Œdipe avait symbolisées aux yeux des contemporains.
4Les témoignages archéologiques confirment les données textuelles. On a découvert, dans la cargaison d’un bateau qui a coulé au large d’Anticythère3 une série de sept statues en marbre de Paros réalisées entre la fin du iie et le début du ier s. a. C., en général très corrodées par le séjour dans la mer, parmi lesquelles un Ulysse barbu et coiffé du pilos représenté en pleine action, peut-être celle du rapt du Palladion (h. : 2,03 m), vraisemblablement d’un autre héros homérique jeune et imberbe, peut-être Achille ou Diomède (h. : 1,47 m), et deux chevaux (h. : 1,34 m, l. : 1,72 m). Nikolaus Himmelmann a beaucoup insisté sur l’apparition dans la cargaison d’Anticythère d’un genre nouveau de la statuaire grecque, l’illustration d’épisodes homériques mettant en scène des statues en marbre de grandes dimensions, qui lui paraissent des transpositions en ronde bosse d’illustrations en deux dimensions des poèmes homériques et dont le plus spectaculaire ensemble conservé a été retrouvé dans la grotte appartenant au prétoire de Tibère à Sperlonga.
5On sait que l’on a retrouvé après la dernière guerre mondiale quatre groupes statuaires en marbre à l’intérieur d’une grotte qui était annexée au “prétoire” (praetorium) de Tibère à Sperlonga, sur la côte méridionale du Latium. La grotte elle-même était entièrement aménagée, avec un bassin servant de vivier (piscina), rectangulaire devant la grotte et comportant un triclinium au milieu de l’eau, et circulaire à l’intérieur de celle-ci. Par ailleurs, une chambre à coucher de jour (cubiculum diurnum) a été construite à l’intérieur de la grotte. Autour ou à l’intérieur du bassin circulaire étaient disposés les groupes statuaires en marbre. Il s’agissait de quatre scènes homériques, l’Aveuglement de Polyphème, l’Attaque du navire d’Ulysse par Scylla, une sculpture dont on connaît plusieurs copies sous le nom de Pasquino, qui représente la récupération du cadavre d’un héros par un de ses compagnons sur le champ de bataille de Troie. On a songé à Ménélas et Patrocle, Ajax et Achille, et plus récemment, Anne Weis a identifié les improbables Énée et Lausus d’après l’Énéide (10.791-832)4. Le dernier groupe qui ornait la grotte est celui Rapt du Palladion par Ulysse et Diomède. Il faut ajouter que, grâce aux travaux minutieux de Bernard Andreae et Baldassare Conticello, non seulement les groupes statuaires ont pu être reconstitués et identifiés, mais encore rendus avec certitude à leur position originelle à l’intérieur de la grotte5. En ce qui concerne les interprétations proposées pour le programme statuaire de ce célèbre aménagement, je me contente de citer celle qui a fait le plus de bruit et qui est due à Bernard Andreae. Depuis un demi-siècle, à coup de livres, d’articles, d’expositions, et même de la reconstitution en grandeur naturelle de deux des groupes statuaires, B. Andreae a cherché à monopoliser la recherche sur ce décor, qui doit, il est vrai, une partie de son prestige au fait que le groupe de l’Attaque du navire par Scylla est signé des trois artistes rhodiens que Pline donne comme les auteurs du Laocoon. B. Andreae a essayé de faire partager sa conviction que le somptueux aménagement de Sperlonga s’expliquait par le fait que Tibère pensait descendre d’Ulysse, mais cette étrange idée de l’ascendance odysséenne de Tibère n’a convaincu personne. Le plus lointain ancêtre que se reconnaissaient Tibère et Claude avec leur gens était Attus Clausus, ainsi qu’il résulte de plusieurs passages des Annales de Tacite (4.9 ; 11.24 ; 12.25.3)6. Il est vrai que les fouilles de la villa ont livré une tête en marbre de héros coiffé du bonnet phrygien, vraisemblablement un des ancêtres troyens de la famille julienne, Anchise, Énée ou Ascagne/Iulus, ainsi qu’un relief représentant Vénus, la déesse qui s’était unie à Anchise et était à ce titre considérée comme l’ancêtre de la gens Iulia, mais cette découverte assez naturelle dans le prétoire de Tibère ne corrige en rien la surprise que l’on éprouve devant “l’Odyssée de marbre” de la grotte, comme disait B. Andreae. Il est vrai aussi que Tibère imitait en vers grecs les poètes Euphorion, Rhianos et Parthenios (Suet., Tib., 70.4), et qu’il avait l’habitude de poser les questions d’érudition homérique les plus saugrenues aux grammairiens dont il aimait s’entourer, du genre de celles-ci : “Quelle était la mère d’Hécube ? Quel nom portait Achille au milieu des jeunes filles ? Quels étaient les chants des Sirènes ?” (ibid., 70.5). Certes, il n’y avait là que des extrapolations des questionnaires auxquels étaient soumis les enfants grecs dans les écoles7, mais Tibère savait parfois exploiter plus sérieusement les compétences dont il s’entourait. On raconte même qu’il leur demanda un jour qui était ce “Grand Pan” dont la mort avait été mystérieusement annoncée à un pilote égyptien du nom de Thamous par des voies surgies de l’île de Paxos et confirmée par des sanglots provenant du port de Buthrote en Épire. Les “philologues” (φιλολόγους), comme dit Dion, répondirent à Tibère que ce Pan était “le fils d’Hermès et de Pénélope” (Plut., Defect., 17). Mais la raison véritable de la présence ici des groupes homériques m’a semblé d’une autre nature. Sous le regard de Tibère, qui était un adepte convaincu de l’astrologie, il m’a semblé que cette étonnante composition statuaire située à l’intérieur d’une grotte8 devait exprimer le destin de l’empereur. Le bélier qui apparaissait dans le groupe de l’Aveuglement de Polyphème, au bord du bassin circulaire et sous la voûte de la caverne, pouvait être assimilé au Bélier zodiacal, et, dans cette hypothèse, Tibère se serait trouvé dans le triclinium à l’intérieur de son signe de naissance, le Scorpion. L’ensemble du décor peut s’interpréter, m’a-t-il semblé, en fonction de la disposition de certaines constellations zodiacales ou situées à proximité de ces dernières, et que l’astronomie antique appelait des paranatellonta. Par exemple, on peut voir dans le groupe de l’Attaque du navire d’Ulysse par Scylla une image de trois constellations, la Poupe ou le Navire Argo, car le navire d’Ulysse apparaît avec sa seule poupe, ainsi que le Chien et l’Avant-Chien (Procyon), car du ventre du monstre Scylla sortent six avant-trains de chiens qui dévorent les compagnons d’Ulysse. Ces constellations sont proches du Cancer, qui se confond avec l’emplacement de la chambre où se reposait Tibère à l’intérieur de la grotte, et il s’agissait du signe sous lequel l’empereur avait été adopté par Auguste. Pourquoi Tibère aurait-il choisi de donner à cette mise en scène de son destin les apparences des aventures d’Ulysse ? Peut-être, m’a-t-il semblé, parce que Tibère et Ulysse possédaient deux points communs, leur commune connaissance des constellations (Ulysse est un navigateur), et aussi le thème de l’insularité, que partageaient en effet le roi d’Ithaque et l’exilé volontaire de Rhodes puis de Capri.
6Mais il y a autre chose qui nous intéresse aujourd’hui, et qui touche au problème très difficile de l’origine de ces statues à thème homérique. Développant une suggestion de Roland R. R. Smith, qui pensait que les groupes de l’Aveuglement de Polyphème et de l’Attaque du navire d’Ulysse par Scylla avaient originellement célébré les victoires d’Agrippa sur Sextus Pompée, il m’a semblé que l’on pouvait suggérer l’idée que les groupes du Pasquino et du Rapt du Palladion avaient vu le jour au lendemain des Ides de Mars et au cours de la période triumvirale. Le Pasquino d’abord, qui montre, je le rappelle, la récupération du cadavre d’un héros homérique, celui de Patrocle ou d’Achille, par un de ses compagnons, Ménélas ou Ajax. Marc Antoine pouvait prétendre avoir accompli un exploit analogue : si les césaricides furent dissuadés de jeter au Tibre le cadavre de celui qu’ils appelaient le “tyran”, c’est, nous dit Suétone, qu’ils craignaient Antoine, le consul, et Lépide, le “maître de cavalerie” (magister equitum ; Suet., Jul., 82.5 : Fuerat animus coniuratis corpus occisi in Tiberim trahere, bona publicare, acta rescindere, sed metu Marci Antoni consulis et magistri equitum Lepidi destiterunt), et le surlendemain de l’assassinat, étant seul à la tête de l’État, Marc Antoine réunit le Sénat et obtint que César ne fût pas traité en tyran ce qui eût impliqué une privation de sépulture (App., BC, 2.128). En octobre de cette même année 44, Cicéron reprochait à Marc Antoine d’avoir organisé les “funérailles du tyran”, en soulignant qu’il y avait là une formule contradictoire, car, par définition, il ne peut y avoir de funérailles pour un tyran : “tu as organisé de la façon la plus criminelle les funérailles du tyran – si on peut leur donner le nom de funérailles” (Cic., Phil., 2.90 : Funeri tyranni, si illud funus fuit, sceleratissime praefuisti). Si le Pasquino représente bien Ajax sauvant le corps d’Achille, c’est-à-dire du héros qui par son exploit s’est trouvé en droit de revendiquer les armes du mort, on pourrait évidemment songer que la prétention de reprendre à son compte l’héritage politique de César fut le trait constant de l’action publique de Marc Antoine, des Ides de Mars jusqu’à sa mort. Lorsque Marc Antoine reçut, au début de mai 44, Octavien venu lui réclamer des comptes (Vell. Pat. 2.60.3), les références héroïques tinrent une grande place dans le débat entre les deux hommes, si du moins il faut en croire Appien : après avoir vivement remercié Antoine de s’être opposé à la proposition de certains sénateurs de conférer aux assassins de son père adoptif le titre de tyrannicides et lui avoir reproché sa complaisance ultérieure à l’égard de ces derniers (App., BC, 3.15-16), Octavien aurait argué d’une surprenante hiérarchie des ascendances pour expliquer à Antoine que César, n’étant qu’un simple Énéade, n’avait pas osé le choisir lui, Antoine, qui était un Héraclide, comme fils adoptif (ibid., 16) ! Et Antoine, toujours selon Appien, aurait répondu en insistant notamment sur l’importance de son opposition décisive à l’assimilation de César à un tyran, ce qui eut pour conséquence, aurait-il ajouté, d’autoriser ce dernier à recevoir des funérailles, à ne pas voir sa mémoire stigmatisée et ses biens confisqués (ibid., 18). En tout cas, le Pasquino ne serait pas la seule référence à Ajax que l’on rencontrerait dans la vie de Marc Antoine. Suétone nous apprend, en effet, que, au cours des jeux funèbres donnés en l’honneur de César, et qui étaient présidés, je le rappelle, par le consul Antoine, “on chanta des vers propres à inspirer de la pitié pour César et de la haine pour ses assassins, celui-ci par exemple, emprunté au Jugement des armes de Pacuvius : ‘ Fallait-il les sauver pour qu’ils devinssent mes meurtriers ?’, et d’autres, de sens analogue, tirés de l’Électre d’Atilius” (Suet., Jul., 84.3 : Inter ludos cantata sunt quaedam ad miserationem et inuidiam caedis eius accomodata, ex Pacuui Armorum iudicio : ‘Men seruasse, ut essent qui me perderent ?’et ex Electra Atili ad similem sententiam). Le vers de Pacuvius était placé dans la bouche d’un Ajax victime d’une grave injustice, et, dans le contexte des funérailles de César, comme nous le rapporte Appien dans un récit particulièrement dramatique, quand on entendit ce vers, “on avait l’impression que c’est César qui s’adressait avec étonnement à ses assassins” (App., BC, 2.146). J’ajoute que la figure d’Ajax était déjà liée à la personne de César, car le dictateur avait orné le temple de Vénus Genetrix, qu’il avait dédié le 26 septembre 46, avec deux tableaux de Timomaque, une Médée et un Ajax, qui lui avaient coûté la somme énorme de 80 talents attiques (Plin., Nat., 35.136), et nous savons que l’Ajax de Timomaque représentait “le héros devenu fou, (...) demeurant assis, épuisé et formant le projet de se tuer lui-même” (Philost., Apoll., 2.22). J’ajoute que, selon Strabon, Antoine se serait emparé de la statue d’Ajax à l’hérôon appelé Aianteion au cap Rhoiteion en Troade, qui associait la tombe et le temple du héros, qu’il aurait expédiée en Égypte, et qu’Auguste aurait restituée à son sanctuaire d’origine (Strab. 13.1.30).
7Pour le groupe du Rapt du Palladion, il m’a semblé possible de formuler une hypothèse analogue, concernant cette fois Lépide. Le groupe statuaire représente, en effet, le moment où Ulysse s’apprête à faire un mauvais sort à Diomède, avec l’épée qu’il dissimule sous son manteau, pour attirer sur lui seul la gloire d’avoir dérobé le Palladion à son sanctuaire troyen. Or on sait que Lépide, alors qu’il était encore maître de la cavalerie (magister equitum) au lendemain de la mort de César, s’empara illégalement de la charge de souverain pontife (pontifex maximus) laissée vacante par la mort de son titulaire, ce qui faisait de lui le gardien suprême du Palladion conservé dans le temple de Vesta. Après la victoire de Nauloque sur Sextus Pompée en 36, on le sait, Octavien destitua Lépide de sa charge de triumvir, le relégua mais refusa toujours de le priver de sa charge de pontifex maximus jusqu’à sa mort en 13/12 a. C.9. Si Lépide a été l’auteur originel du groupe statuaire, on peut supposer que le “rapt” du pontificat suprême serait en quelque sorte glorifié par la noble figure de Diomède s’emparant du Palladion pour permettre la victoire des Grecs, et cette interprétation favorable pourrait faire allusion à l’attitude décidée de Lépide dans les jours qui suivirent l’assassinat de César, où il mit à la disposition du consul Antoine les troupes dont il disposait à Rome, tandis que la mise en scène d’un Ulysse sans scrupule attendant l’occasion de tuer son compagnon d’armes pour lui ravir l’idole d’Athéna pourrait s’interpréter alors comme une sorte d’avertissement adressé à Auguste, qui de fait refusa à plusieurs reprises de destituer Lépide (en 36, d’après App., BC, 5.131), mais aussi plus tard et à plusieurs reprises, d’après Dion 54.15, 8). Il est intéressant à ce sujet de noter que Lépide fut relégué dès 36 et pour toute sa vie à Circeii (Suet., Aug., 16.9 : “Il concéda la vie à [Lépide] qui le suppliait et le relégua à perpétuité à Circeii ”, Supplicemque concessa uita Cerceios in perpetuum relegauit), en sorte que Tibère aurait pu connaître cette villa voisine de la sienne, et nous savons d’ailleurs que Circeii fut l’avant-dernier séjour de Tibère, qui fut transféré de là jusqu’à l’ancienne villa de Lucullus à Misène où il mourut (Suet., Tib., 72.3), et, dans cette hypothèse, il n’aurait pas eu de mal à faire venir le groupe statuaire de la villa de Lépide à son prétoire voisin de Sperlonga.
8Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, il est certain qu’Ulysse et ses compagnons grecs ont été refoulés dans les espaces privés des Romains, comme à Sperlonga, depuis qu’Auguste détenait avec l’Énéide virgilienne un incomparable instrument de domination sur les esprits. On est frappé par l’insistance avec laquelle les héros du passé de Rome envahissent alors les nouveaux espaces publics, de l’Ara Pacis Augustae, dédiée en 9 a. C. au nord du Champ de Mars, qui présente Énée offrant un sacrifice aux Pénates de Troie rapportés dans le Latium, au nouveau forum, dédié par Auguste en 2 a. C., où Énée portant son père Anchise et tenant de sa main son fils Ascagne/Iulus, faisait face à Romulus portant les dépouilles opimes, gagnés sur Acron, le roi de Caenina. Ces décors ont été diffusés dans tout l’Empire, et on a même retrouvé à Mérida en Espagne, l’antique Augusta Emerita promue capitale de la province romaine de Lusitanie par Auguste, un forum imitant celui d’Auguste à Rome, avec une copie du groupe d’Énée, Anchise et Ascagne. Virgile avait même en quelque sorte facilité la transposition de son épopée dans les décors publics de Rome en imaginant des œuvres d’art d’un puissant symbolisme à l’intérieur de ses vers. Je prendrai l’exemple de la statue d’Auguste découverte dans la villa de Livie à Prima Porta, dont la polychromie a été reconstituée par le laboratoire des Musées du Vatican sous la direction de Paolo Liverani : inspirée directement du Doryphore de Polyclète, tant par ses proportions que par sa pondération, ce qui en fait une statue achilléenne au sens strict du terme, celle-ci présente un ajout capital, la cuirasse anatomique qui enveloppe tout le buste de l’empereur. Le décor de celle-ci est paradoxalement circulaire et conviendrait donc à un bouclier rond (clipeus), et en effet ce décor paraît inspiré de celui du clipeus forgé par Vulcain et offert par Vénus à Énée, tel qu’il est décrit au livre 8 de l’Énéide. Le bouclier d’Énée présentait trois frises concentriques, celle située à l’extérieur représentant la succession des acteurs de l’histoire de Rome des origines à Actium, celle du milieu montrant la bataille d’Actium sous la forme de trois scènes enchaînées selon les principes de la narration continue, et enfin celle du centre figurant Auguste recevant sur le parvis d’Apollon Palatin l’hommage des nations soumises (Aen., 8.625-730). De la même façon, le décor de la cuirasse de Prima Porta dispose sur un cercle, en haut, le Ciel, entre le Soleil levant sur son quadrige et la Lune (ou Vénus, l’Étoile du Matin ?) accompagnée de la Rosée, en bas, la Terre entre Apollon sur un griffon et Diane sur un cerf, tandis que deux Nations barbares soumises occupent les niveaux intermédiaires du cercle de part et d’autre du motif central, qui montre un officier romain à la frontière de l’Euphrate, accompagné d’un chien, recevant une enseigne des mains d’un officier parthe. Le décor de la cuirasse, célébrant la pacification à l’échelle du cosmos sous l’égide de l’Apollon solaire, et qui venait de connaître une étape décisive sur terre avec la restitution des enseignes romaines par les Parthes (20 a. C.), prolonge celui du bouclier d’Énée, centré sur l’union d’Apollon et d’Auguste, qui garantissait la paix universelle et que symbolisait le nouveau sanctuaire du dieu installé sur le Palatin sur une partie de la domus Principis. En somme, le type de représentation imaginé par Auguste, après la destruction de ses plus précieuses statues du temps des guerres civiles, l’identifiait à un nouvel Énée, chargé d’accomplir le plan divin figuré sur le bouclier de son ancêtre des temps homériques, mais que ce dernier ne pouvait pas comprendre (Aen., 8.729-730).
9L’abondance des représentations des héros troyens et romains dans les espaces publics, alimentée même par les particuliers, comme ce commerçant de la via dite dell’Abbondanza de Pompéi, qui fit reproduire en peinture les sculptures du forum d’Auguste, dut faire naître un sentiment de satiété chez une partie du public, et c’est sans doute la raison pour laquelle on connaît à Pompéi une copie peinte du groupe officiel d’Énée fuyant Troie avec Anchise et Ascagne où tous les personnages sont représentés avec des têtes de chien10 ! Paul Zanker avait finement supposé que l’auteur de cette commande devait être un lecteur d’Ovide, le poète qui, de son côté, ouvrait un espace de respiration littéraire pour ceux qui se lassaient de ce raz de marée d’images officielles.
10En tout cas, je voulais présenter ici quelques témoignages empruntés aux décors publics et privés des Romains des lendemains de la mort de César aux années d’affermissement du pouvoir augustéen, pour montrer qu’à cette époque encore, le combat entre Grecs et Troyens se poursuivait, cette fois-ci à Rome, mais cette fois-ci à armes égales, puisqu’à Homère les descendants des Troyens avaient opposé Virgile.
Notes de bas de page
1 On trouvera de nombreuses illustrations des œuvres présentées ici dans Sauron 2004.
2 Le Guen 2001.
3 Bol 1972. Voir depuis le catalogue de l’exposition du Musée National d’Athènes : Kaltsas et al., 2012.
4 Weis 1998.
5 Andreae & Conticello 1974 et 1987.
6 4.9 : au cours de la procession des portraits (imaginum pompa) au cours des funérailles de Drusus, on voyait les visages en cire peinte des Iulii depuis Énée et des Claudii depuis Attus Clausus ; 11.24 : dans son discours sur l’entrée au Sénat des notables de la Gaule (primores Galliae), Claude allègue le précédent de ses “ancêtres, dont le plus ancien était Clausus d’origine sabine” (maiores mei, quorum antiquissimus Clausus origine Sabina) ; 12.25.3 : quand Claude adopte le jeune Domitius, le futur empereur Néron, certains observent que la branche patricienne des Claudii n’avait jamais procédé à une adoption depuis Attus Clausus.
7 Marrou 1965, 254.
8 La fameuse locution des cauernae caeli (“cavernes du ciel”) que l’on trouve dans les Satires Ménippées de Varron (fr. 270 Bücheler = 275 Cèbe), et qui apparaît deux fois chez Cicéron, aussi bien dans sa traduction des Phénomènes d’Aratos (Arat., 478) que dans son poème Sur son consulat (2.5), et encore à trois reprises dans le poème de Lucrèce (4.171 ; 391 ; 6.252).
9 Syme 1967, 223-224.
10 De Vos 1991.
Auteur
Université Paris IV-Paris Sorbonne EA 4081
“Rome et ses renaissances”
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Pour une histoire de l’archéologie xviiie siècle - 1945
Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich
Annick Fenet et Natacha Lubtchansky (dir.)
2015