Écritures du héros épique : Énée romain, Énée achilléen et ses intermédiaires
p. 29-46
Texte intégral
1Depuis l’Iliade, la définition de l’héroïsme épique passe par la désignation du meilleur. Dans le catalogue du chant 2, le poète demande à la Muse de lui désigner le meilleur des Achéens : il s’agit d’Achille1. La question centrale du chant 1 des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes est de savoir qui est le meilleur des Argonautes, entre Héraklès, qui représente un héroïsme que l’on peut qualifier de traditionnel, d’homérique, et Jason, qui incarne un nouveau type de héros, plus vulnérable, moins autonome, mais qui a la capacité d’être un “leader”, assurant la cohésion du groupe2. Dans l’Énéide, un peu comme dans l’Odyssée, il n’y a qu’un héros, Énée. La question de savoir “qui est le meilleur” ne se pose donc pas, ou pas dans les mêmes termes.
2Je souhaite me concentrer sur un moment clé, la fin de l’Énéide3, que j’interpréterai comme un retour assumé à l’héroïsme homérique en tant qu’il est l’héroïsme épique originel. Dans la mesure où l’on considère qu’il existe un héroïsme typiquement romain qui représente un progrès par rapport à l’héroïsme homérique, cette hypothèse de lecture risque d’être perçue comme une accusation de régression d’Énée vers une forme de barbarie4. Mais il s’agit, sans jugement de valeur moral, de parler en termes de modèles d’héroïsme tels qu’ils sont proposés à Virgile par la tradition5. Je commencerai par rappeler brièvement, dans un premier temps, la façon dont on a établi une doxa du héros spécifiquement romain et de l’épopée romaine, pour délester Énée de son image de héros dégradé par rapport aux héros homériques. Puis j’évoquerai l’apport de la tradition épique, notamment hellénistique, qui place au cœur du débat épique la nature du héros, avant d’en venir à la fin de l’œuvre.
Énée, héros romain
3De nombreuses critiques se sont abattues au fil des siècles sur l’Énéide et en particulier sur son héros, considéré soit comme un héros sans humanité, donc auquel il était impossible de s’identifier, soit comme un homme dénué d’héroïsme, donc pas un héros6. Mais J.-P. Brisson a très justement fait remarquer que cette déception existait en particulier chez les amateurs de l’épopée homérique :
“Trompés par les conventions du genre et les références au modèle homérique, ils n’ont vu le plus souvent dans Énée qu’un échec littéraire : ce personnage prompt à s’attendrir et à se lamenter leur paraît un héros d’épopée tout à fait manqué. Appréciation exacte, si l’on cherche dans Énée la fidèle réplique d’un héros d’Homère ; erronée au contraire, si l’on veut bien admettre que la conduite épique d’Énée s’enracine profondément dans le sentiment tragique des situations auxquelles il est confronté7”.
4G. B. Conte a décrit à l’orée des années 1980 le fonctionnement d’une norme épique spécifiquement romaine, qui est une application partiale, partielle et idéologiquement orientée du code épique – ce dernier étant compris comme émanant d’un texte matrice, les épopées homériques. Cette norme concerne l’épopée telle qu’elle est écrite ou doit être écrite à Rome8. Dans cette interprétation romaine du code, on peut s’attendre à ce que les normes de l’héroïsme diffèrent de l’héroïsme du code. Si l’on veut tracer les contours de cet héroïsme romain, on peut le résumer en trois points, en plus de la uirtus romaine. Le premier est la pietas ; cette valeur est déjà mise en valeur dans l’Iliade, mais plus encore dans l’Énéide, où elle est la qualité première du pius Aeneas. Le deuxième est le rapport au fatum : il est fondamental, puisque c’est le destin glorieux de Rome qui gouverne, dans l’historiographie et l’épopée romaines, l’évolution de l’Histoire. Dans l’œuvre de Virgile, il repose sur les épaules d’Énée. Enfin, le troisième élément est la mission de fondation : Énée occupe, dans la chronologie, la première place au sein des fondateurs de Rome, suivi de Romulus et d’Auguste.
5La nature même du kléos épique est modifiée en profondeur par la norme romaine. En effet, la gloire d’Énée, comme l’a souligné S. Clément-Tarantino, ne réside plus dans la prouesse guerrière mais dans la mise en application de ces trois principes, et en particulier la réussite de sa mission de fondation9. Énée serait donc un héros typiquement romain, évoluant dans un système de valeurs proprement romaines, même si l’Énéide reprend des topoi du code homérique10.
6Cependant, G. B. Conte a également montré que Virgile s’affranchit de la norme épique romaine en la relativisant et que ce travail sur la norme rejaillit particulièrement sur le héros, Énée. L’opposition entre la norme et la place accordée aux voix discordantes des perdants de l’épopée se traduit par une contradiction interne au héros. Énée présente ainsi deux facettes : il est d’un côté l’homme du destin, presque privé de subjectivité et uniquement tourné vers l’accomplissement de sa mission, ce qui fait de lui un “non-personnage”, et d’un autre côté, un “personnage”, doté comme tous les autres d’une subjectivité propre qui ne correspond pas forcément aux plans du destin ; mais il ne peut se permettre d’être “personnage” que lorsqu’il n’a pas à faire progresser l’action épique, le déroulement du fatum11. Énée ne s’appartient pas dans la mesure où il est l’homme du destin et où le nouvel héroïsme réside dans la réaction face aux épreuves imposées par celui-ci ; il ne compte pas pour lui-même, en tant qu’individu, mais seulement comme un des jalons nécessaires à la fondation de Rome. C’est de fait l’une des valeurs fondamentales de la norme romaine : le caractère collectif de l’épopée, l’idée du bien de l’État plus que de l’individu, qui s’oppose à l’individualisme des héros homériques en quête de gloire personnelle.
Énée, héros alexandrin
7La question n’est pourtant pas si simplement réglée ; toute différence entre l’héroïsme de l’Énéide et l’héroïsme homérique n’est pas imputable au caractère romain de l’épopée virgilienne. Le genre, en tant qu’institution littéraire12, doit également être pris en compte, et en son sein, les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes revêtent une importance particulière. Cette épopée hellénistique joue en effet, aux côtés des œuvres homériques, le rôle de modèle pour l’Énéide, mais aussi et surtout de filtre de lecture des œuvres homériques, comme le montre l’ouvrage de D. Nelis sur le sujet13.
8En conséquence, il est vraisemblable que l’héroïsme virgilien aura retenu quelque chose du nouvel héroïsme proposé par Apollonios. La figure d’Énée, par certains aspects, évoque en effet celle de Jason. Dans le premier livre de chacune des deux épopées, un banquet a lieu au bord du rivage. La situation générale et l’atmosphère diffèrent dans les deux œuvres : alors que les Argonautes s’apprêtent, tout joyeux, à commencer leur expédition, les Troyens sont rescapés d’une violente tempête et viennent d’aborder sur une terre inconnue qui se révèlera être le territoire de Carthage. La construction des deux passages comporte toutefois des similitudes. Chacun à sa manière, Jason et Énée ont au préalable pourvu en nourriture leurs compagnons : Jason a fait amener des bœufs de ses étables et Énée a tué sept cerfs14. Ensuite, les deux œuvres progressent de la même façon : d’abord les deux groupes, sur l’herbe ou sur des lits de feuillage, prennent un repas accompagné de vin ; puis l’ensemble des convives converse, tandis que le récit se resserre sur Jason et sur Énée15. L’attitude de Jason contraste nettement avec celle des autres Argonautes, qui plaisantent gaiement :
ἔνθ’αὖτ’Αἰσονίδης μὲν ἀμήχανος εἰν ἑοῖ αὐτῷ
πορφύρεσκεν ἕκαστα, κατηφιόωντι ἐοικώς.
“Cependant l’Aisonide, plein d’angoisse, pensait en lui-même à tous les dangers à venir, l’air accablé de tristesse”. (AP. RH. 1.460-46116)
9De même, Énée est tout entier tourné vers de sombres pensées alors que ses compagnons oscillent entre l’espoir et la crainte :
Praecipue pius Aeneas nunc acrisOronti,
nunc Amyci casum gemit et crudelia secum
fata Lyci fortemque Gyan fortemque Cloanthum.
“Le pieux Énée surtout gémit en lui-même sur le sort de l’ardent Oronte ou d’Amycus, sur le cruel destin de Lycus, sur le vaillant Gyas et le vaillant Cloanthe”. (Verg., Aen., 1.220-222)
10Ainsi, les deux héros, coupés de leur groupe et enfermés en eux-mêmes17, sont plongés dans l’angoisse. Le caractère “faible” souvent dénoncé chez Énée pourrait ainsi avoir sa source chez Jason18.
11De plus, la prégnance du collectif sur l’individuel, que l’on rattache habituellement aux traits romains de l’épopée virgilienne, s’inscrit elle aussi dans le dialogue qu’Apollonios établit avec Homère au sujet de l’héroïsme. D’après J. Clauss, la question qui occupe le premier chant des Argonautiques est celle de l’identité du meilleur des Argonautes. Parmi les deux candidats potentiels, Héraklès, l’homme de la force, capable d’exploit individuels, incarne un héroïsme de type achilléen, tandis que Jason est plus vulnérable, moins autonome, mais a la capacité d’assurer la cohésion du groupe. Rappelons qu’à la fin du chant, Héraklès est “oublié” par l’équipage qui repart sans lui. Cette disparition d’Héraklès signe ainsi l’avènement de Jason comme véritable héros de l’épopée d’Apollonios. Les talents de Jason, qui sont si différents de ceux d’Héraklès et naissent souvent, paradoxalement, de ses faiblesses, le rendront en définitive plus efficace dans l’accomplissement de sa mission que ne l’eût été Héraklès19. Lorsque, avant le départ, Jason propose qu’on élise le chef de l’expédition, il donne sa définition de l’aristos, le meilleur. Ce sera un homme qui saura veiller à chaque détail, et surtout un fin diplomate, en charge des déclarations de guerre et des traités20. Or, dans ce portrait, on peut aussi reconnaître Énée, meneur de l’expédition des Troyens, chef d’armée dans la seconde moitié de l’œuvre. Ces traits, souvent rapprochés de ceux d’un magistrat romain21, peuvent donc tout aussi bien être rattachés à l’influence d’Apollonios.
12Si Énée hérite de Jason des traits susceptibles de correspondre à la norme romaine, l’apport de l’héroïsme apollonien doit être relativisé. Car dans le même temps, Virgile paraît refuser l’héroïsme tel qu’il est défini par Apollonios et y répondre par la promotion d’un héroïsme plus homérique22. Les différences entre l’Énéide et les Argonautiques à la suite du passage du banquet portent peut-être la trace de cette limite imposée par Virgile. Les conséquences de l’attitude des deux chefs sont différentes. Énée, juste avant le repas, a adressé à ses compagnons des paroles rassurantes, parvenant à dissimuler ses angoisses et à feindre un visage plein d’espoir23, dont on peut penser qu’il n’a pas disparu lorsque le héros s’isole dans ses pensées. Inversement, les inquiétudes de Jason ne passent pas inaperçues et lui valent les remontrances d’Idas, occasionnant une querelle24. Chez Virgile, après les vers décrivant l’inquiétude d’Énée, on lit : et iam finis erat25, et le récit passe immédiatement à la sphère divine. L’expression, qui constitue une “rupture de la convention narrative”, selon les mots de J. Perret26, pourrait bien signifier les limites de l’imitation d’Apollonios.
13La prise de distance de Virgile est plus remarquable au chant 4, dans un épisode où, paradoxalement, les influences apolloniennes ont été repérées de longue date27. Jupiter, alerté par la prière de Iarbas, envoie Mercure auprès d’Énée afin que le Troyen quitte Carthage et reprenne le cours de sa mission ; Mercure enrichit les paroles de Jupiter en les rendant plus mordantes lorsqu’il transmet ses ordres à Énée. Les deux discours évoquent celui d’Héraklès à Lemnos dans les Argonautiques, dans lequel le héros rappelle les Argonautes à leur devoir, la conquête de la toison d’or, et parle en termes méprisants des amours de Jason, suggérant même de le laisser auprès d’Hypsipyle et de partir sans lui28. D. Nelis a particulièrement mis en lumière les échos présents dans les paroles de Mercure : Héraklès suggère de laisser Jason à ses exploits dénaturés qui consistent à passer son temps avec Hypsipyle et à repeupler Lemnos. La teneur du discours de Mercure est exactement la même ; le dieu appelle même Énée uxorius29, faisant ainsi écho à l’aspect érotique de la halte à Carthage, quand Jupiter le laissait dans l’ombre30. Toutefois, c’est bien Jupiter qui contribue à redéfinir l’héroïsme de l’Énéide :
Dardaniumque ducem, Tyria Karthagine qui nunc
exspectat fatisque datas non respicit urbis,
adloquere et celeris defer mea dicta per auras
Non illum nobis genetrix pulcherrima talem
Promisit Graiumque ideo bis uindicat armis;
sed fore qui grauidam imperiis belloque frementem
Italiam regeret, genus alto a sanguine Teucri
proderet, ac totum sub leges mitteret orbem.
Si nulla accendit tantarum gloria rerum
nec super ipse sua molitur laude laborem,
Ascanione pater Romanas inuidet arces?
Quid struit? Aut qua spe inimica in gente moratur
Nec prolem Ausoniam et Lauinia respicit arua?
Nauiget! Haec summa est, hic nostri nuntius esto.
“Non, ce n’est pas un homme de la sorte que la toute belle, sa mère, nous a promis en sa personne, ni pour cela qu’elle le sauve deux fois des armes des Grecs ; il devait être celui qui régirait l’Italie grosse d’empires et frémissante de guerres, celui qui prolongerait la race issue du noble sang de Teucer et mettrait sous ses lois l’univers entier. Si l’éclat d’une telle destinée n’a rien qui l’enflamme, si l’homme, personnellement, ne veut rien entreprendre pour sa gloire, le père va-t-il envier à son Ascagne les collines de Rome ? À quoi pense-t-il, ou dans quel espoir s’attarde-t-il chez un peuple ennemi, plutôt que de regarder sa descendance ausonienne et les champs de Lavinium ? Qu’il reprenne la mer ; c’est tout dire en un mot ; sois-en notre messager”. (Verg., Aen., 4.224-237)
14Le dieu s’interroge sur la capacité d’Énée à être l’élu, puisqu’il oublie la cité qu’il doit chercher pour y installer les Pénates. Non illum indique en effet qu’il y aurait peut-être une erreur sur la personne. Jupiter oppose le manque d’intérêt manifeste d’Énée pour sa gloire personnelle à ses devoirs dynastiques ; s’il ne les veut pas pour lui, il doit en effet à son fils les citadelles de Rome. L’Énéide, l’histoire d’Énée, risque de s’arrêter ici : on pourrait envisager un saut de génération, et attendre qu’Ascagne prenne le relais31. Si Énée oublie sa mission, la pause carthaginoise risque d’être un arrêt définitif de l’épopée (qui deviendrait un autre poème)32. Un élément dans le discours de Jupiter est nouveau : il laisse entendre que le mérite et la gloire personnels (laus et gloria) devraient compter pour Énée et que le devoir paternel ne devient l’argument ultime que dans la mesure où ce désir de gloire est absent chez Énée. Jupiter donne évidemment là une définition du héros tel qu’il doit être. Dans cet idéal, on avait d’abord repéré l’importance du collectif, correspondant à la norme épique romaine. L’amour de la gloire personnelle semblait a priori faire partie de l’ancien monde épique auquel Énée avait dû renoncer en abandonnant le combat à Troie pour se consacrer à sa quête. Jupiter réhabilite donc en partie cet héroïsme homérique en l’intégrant à l’accomplissement des destins : c’est désormais de ce dernier que découle le kléos épique, c’est-à-dire la gloire personnelle que les héros d’Homère tirent de leur ardeur au combat. Le discours de Jupiter, roi des dieux et maître des destins, donne donc raison à Héraklès contre Jason. Or, chez Apollonios, Héraklès, inadapté aux nouvelles exigences de l’épopée, trop solitaire et autonome, était éliminé dès la fin du premier chant. Alors que l’amour était devenu central dans les Argonautiques avec le personnage de Médée, Virgile, à travers la voix de Jupiter, oppose l’héroïsme apollonien et l’héroïsme homérique et tranche en faveur du dernier, en réintégrant la gloire individuelle33.
Énée et le retour d’Achille
15Je propose d’aller plus loin dans cette idée d’un retour à l’héroïsme homérique. Pour cela, j’examinerai la façon dont Énée devient, progressivement, Achille.
16Il est connu depuis longtemps que la seconde partie de l’Énéide est une guerre de Troie recommencée. La Sibylle l’annonce à Énée dès le chant 6 :
Bella, horrida bella
Et Thybrim multo spumantem sanguine cerno.
Non Simois tibi nec Xanthus nec Dorica castra
defuerint; alius Latio iam partus Achille,
natus et ipse dea […]
“Des guerres, je vois d’affreuses guerres, et le Thybris couvert d’une écume de sang. Ni le Simoïs, ni le Xanthe, ni le camp dorien ne t’auront manqué ; un autre Achille déjà est né pour le Latium, lui aussi fils d’une déesse”. (Verg., Aen., 6.86-90)
17La vision de la prophétesse installe d’emblée Énée dans un cadre qui le ramène à la situation de la guerre de Troie, en mentionnant un camp grec, le Simoïs et le Xanthe réunis en un seul fleuve, le Tibre34, et enfin, l’ennemi terrible, (un autre) Achille. Junon le dit également en s’adressant à Lavinia in absentia, il s’agit d’une Pergama recidiua :
Sanguine Troiano et Rutulo dotabere, uirgo,
et Bellona manet te pronuba. Nec face tantum
Cisseis praegnas ignis enixa iugalis;
quin idem Veneri partus suos et Paris alter,
funestaeque iterum recidiua in Pergama taedae.
“Le sang des Troyens et des Rutules sera ta dot, jeune fille, et c’est Bellone qui t’attend pour présider à tes noces. La fille de Cissée n’a pas été la seule à porter un brandon en son sein et à accoucher de noces incendiaires ; Vénus a enfanté sous les mêmes auspices un autre Pâris, et une fois encore ces torches funestes, pour Pergame recommencée”. (Verg., Aen., 7.318-322, trad. J. Perret modifiée)
18Dans cette nouvelle guerre de Troie, qui donne lieu à une autre Iliade, si l’on suit Junon, Vénus est Hécube, la fille de Cissée, Énée est Pâris, celui qui vole l’épouse d’un autre (Lavinia promise à Turnus), et Turnus est, en conséquence, Ménélas ; mais, du fait d’une réduction du personnel, il est aussi l’alius Achilles annoncé par la Sibylle. De la même façon, Énée-Pâris est également le chef des Troyens, Hector, et accessoirement, lui-même.
19L’ancrage dans le modèle homérique et même, plus spécifiquement, iliadique, est donc d’autant plus fort dans cette partie de l’œuvre35 que le conflit qui s’amorce est formulé en termes de rôles iliadiques : c’est par le nom d’Achille que la guerre est annoncée à Énée ; Junon et surtout Turnus ne cessent de rapporter la situation en Italie à celle de l’Iliade36.
Pergama inuersa
20Le conflit dans le Latium se présente au départ comme une répétition de la guerre de Troie, les Troyens jouant leur propre rôle et les Italiens celui des Grecs37. Pourtant, cette fois, les Troyens vont gagner, et la répétition s’inverse en une forme de réparation38. Dès lors, les allusions et reprises textuelles (notamment des comparaisons homériques) dans la seconde partie de l’Énéide suggèrent progressivement un renversement des positions, qui s’opère de façon subtile : les Troyens finissent par endosser le rôle des Achéens dans l’Iliade et les Italiens celui des Troyens.
21En conséquence, sur le plan individuel, Turnus ne pourra plus être Achille/Agamemnon/Ménélas malgré ses revendications39 ; c’est Énée, doté d’armes divines par Vulcain grâce à l’intervention de sa mère, qui devient l’équivalent virgilien d’Achille. Cette identification entre Énée et Achille a même pu être mise en place dès le chant 6, puisqu’on peut voir dans l’alius Achilles évoqué par la Sibylle une référence non pas à Turnus mais à Énée40. Dans le contexte de l’énonciation (la Sibylle s’adresse à Énée), ces paroles ne peuvent être comprises que dans le sens où l’ennemi type d’Énée va à nouveau s’incarner en face de lui. Mais à un second niveau de lecture, qui n’implique que le lecteur/auditeur, l’identification d’Énée à l’alius Achilles est plausible et se révèle même la plus exacte en définitive. Cette double lecture possible est révélatrice des modalités du débat virgilien sur l’héroïsme.
22Virgile reprend en effet les procédés par lesquels Apollonios de Rhodes interroge le modèle homérique en mettant en concurrence deux types d’héroïsme (Jason et Héraklès) et fait référence au débat apollonien par les allusions textuelles au discours d’Héraklès ; il utilise de plus l’ambiguïté inhérente aux réponses oraculaires. La question de l’héroïsme dans l’Énéide ne se formule donc pas ainsi : “qui est le meilleur ?” ; c’est bien plutôt “qui est Achille ?”, ce qui indique qu’Achille, et donc l’Iliade, constitue plus que jamais la référence héroïque.
23Il est vrai que les prétentions de Turnus à ce titre, à première vue, ne sont pas vaines. Au premier abord, il est peut-être plus proche qu’Énée d’un guerrier homérique, notamment du fait de sa superbe, de son désir de gloire et de son aspiration à venger son honneur personnel. Les chants 9, 10 et 11 le voient souvent dans des situations qui rappellent Achille, comme lorsqu’il saute dans le fleuve41. Jusqu’au chant 12, les références à Achille, en particulier par la reprise de comparaisons, restent très importantes pour ce personnage42. Ainsi, jusqu’au dernier chant, dans le détail du texte, l’attribution du rôle d’Achille peut sembler subtilement indécise.
24Pourtant, les paroles de Turnus lui-même semblent trahir le renversement qui se produit lorsque, au Conseil de Latinus où la question du duel est évoquée, il envisage d’affronter un adversaire pareil à Achille :
Ibo animis contra, uel magnum praestet Achillem
factaque Volcani manibus paria induat arma
ille, licet.
“J’irai de tout cœur au-devant de l’ennemi, même s’il me présentait le grand Achille, et qu’il portait des armes pareilles aux siennes, forgées par la main de Vulcain”. (Verg., Aen., 11.438-440, trad. Perret modifiée)
25C’est au cœur du duel final entre Énée et Turnus au chant 12 qu’aboutira cette “inversion” des positions.
26Dans une ultime sophistication virgilienne, cette inversion passe par la référence à un tiers iliadique (en l’occurrence, un quatrième héros de l’Iliade qui rejoint ainsi les modèles principaux, Achille, Hector et Énée) dont l’ombre plane sur l’Énéide dès le premier chant : Diomède43. Le dernier geste guerrier de Turnus est en effet de soulever une pierre trop lourde à porter pour douze hommes. Il reproduit de façon hyperbolique le geste de Diomède face à Énée au chant 5 de l’Iliade (la pierre était trop lourde à porter pour deux hommes seulement) :
ὃ δὲ χερμάδιον λάβε χειρὶ
Τυδεΐδης μέγα ἔργον ὃ οὐ δύο γ’ἄνδρε φέροιεν,
οἷοι νῦν βροτοί εἰσ’·ὃ δέ μιν ῥέα πάλλε καὶ οἶος.
Τῷ βάλεν Αἰνείαο κατ’ἰσχίον ἔνθά τε μηρὸς
ἰσχίῳ ἐνστρέφεται, κοτύλην δέ τέ μιν καλέουσι· θλάσσε δέ οἱ κοτύλην, πρὸς δ’ἄμφω ῥῆξε τένοντε·
ὦσε δ’ἀπὸ ῥινὸν τρηχὺς λίθος· αὐτὰρ ὅ γ’ ἥρως
ἔστη γνὺξ ἐριπὼν καὶ ἐρείσατο χειρὶ παχείῃ
γαίης· ἀμφὶ δὲ ὄσσε κελαινὴ νὺξ ἐκάλυψε.
“Alors le fils de Tydée, dans sa main, prend une pierre. L’exploit est merveilleux : deux hommes, deux hommes d’aujourd’hui ne la porteraient pas. Il la brandit, lui, seul, et sans effort. Il en frappe Énée à la hanche, à l’endroit où la cuisse tourne dans la hanche et qu’on nomme “cotyle”. Il lui broie le cotyle et lui brise les deux tendons ; la pierre rugueuse déchire la peau ; et le héros est là, écroulé, à genoux, s’appuyant au sol de sa forte main ; une nuit sombre enveloppe ses yeux”. (Hom., Il., 5.302-310, trad. P. Mazon modifiée)
27L’épisode homérique est facilement identifiable, Énée et le lecteur sont en terrain connu ; il s’agit d’un déjà-vécu et d’un déjà-lu, y compris au sein du texte virgilien même, puisque Diomède en personne en a évoqué les suites en expliquant son refus d’aide aux Latins44. De plus, on peut hasarder l’hypothèse que le passage lui-même dit la répétition et la traversée d’une matière littéraire antique, l’Iliade. Cette dimension réflexive est suggérée par la répétition de l’expression saxum ingens ainsi que par l’adjectif antiquus, présent dans d’autres passages identifiés comme allusifs45 :
Nec plura effatus saxum circumspicit ingens,
saxum antiquum ingens, campo quod forte iacebat,
limes agro positus, litem ut discerneret aruis.
Vix illud lecti bis sex ceruice subirent,
qualia nunc hominum producit corpora tellus:
ille manu raptum trepida torquebat in hostem
altior insurgens et cursu concitus heros.
Sed neque currentem se nec cognoscit euntem
tollentemue manus saxumue immane mouentem;
genua labant, gelidus concreuit frigores anguis.
Tum lapis ipse uiri, uacuum per inane uolutus,
nec spatium euasit totum neque pertulit ictum.
Ac uelut in somnis, oculos ubi languida pressit
nocte quies, nequiquam auidos extendere cursus
uelle uidemur et in mediis conatibus aegri
succidimus; non lingua ualet, non corpore notae
sufficiunt uires nec uox aut uerba sequontur:
sic Turno, quacumque uiam uirtute petiuit,
successum dea dira negat.
“Sans en dire plus long, il remarque près d’eux une pierre énorme, une pierre antique, énorme, qui se trouvait là dans la plaine, borne dressée entre des champs pour établir distinctement le droit des possesseurs. À peine douze hommes à cette fin choisis la pourraient-ils charger sur leurs épaules, de ceux dont maintenant la terre produit les corps ; lui, l’arrache d’une main fiévreuse et il la faisait tournoyer contre son ennemi, se dressant de toute sa hauteur et dans l’élan de sa course, le héros. Mais qu’il coure, qu’il marche, il ne se reconnaît plus, ou qu’il soulève la pierre colossale, essaie de lui imprimer un mouvement ; ses genoux chancellent, son sang glacé s’est figé de froid. Alors la pierre même qu’il tient en mains, roulant par l’air vide, n’acheva la distance ni ne porta le coup. Dans le sommeil, quand un repos plein de langueur, la nuit, a fermé nos yeux, il nous semble qu’en vain nous voulons de tout notre désir courir bien loin ; au milieu de ces tentatives, saisis d’angoisse, nous défaillons ; notre langue est muette, les forces que nous nous connaissions ne soutiennent plus notre corps, la voix et la parole ne suivent plus ; ainsi Turnus ; avec quelque énergie qu’il engage son effort, la sinistre déesse lui refuse le succès”. (Verg., Aen., 12.896-914)
28Chez Virgile comme chez Homère, Énée, muni d’une pique46, se trouve face à un adversaire qui le menace d’une pierre énorme. Turnus endosse donc dans l’Énéide le rôle de Diomède dans l’Iliade, sauf que cette fois la pierre n’atteint pas sa cible ; Turnus-Diomède n’arrive pas même à la lancer. Le Rutule échoue à réitérer l’exploit de Diomède, donc à être Diomède. Bien plus, l’état dans lequel se trouve Turnus est comparé au sommeil, dans lequel la nuit ferme les yeux du dormeur, tout comme elle recouvrait ceux d’Énée blessé dans l’Iliade. Indirectement, par cet écho placé dans une comparaison, le récit fait de Turnus, par avance, un Énée (iliadique). Énée, de son côté, n’est pas touché par la pierre ; il ne se trouve donc pas en danger de mort comme dans l’Iliade ; au contraire, juste après, c’est lui qui portera le coup qui fera tomber Turnus à genoux, comme cela lui est arrivé dans la plaine de Troie. Cette reprise d’une situation homérique dont l’issue est inversée mène donc à l’inversion des identifications.
29Enfin, au chant 20 de l’Iliade, Énée également se saisissait d’une pierre trop lourde pour deux hommes – la formulation est la même qu’au chant 5 – sauf qu’on ne lui laissait pas l’occasion de la lancer contre Achille : Poséidon enlevait Énée afin qu’il ne trouve pas une mort prématurée sous les coups d’Achille. Turnus, empêché par la dea dira de lancer efficacement la pierre, est donc, à double titre, devenu un Énée, voire un Énée qui se bat contre Achille.
Énée et Pallas, Achille et Patrocle
30Dans les derniers moments de l’Énéide, le rôle d’Achille est en effet le rôle iliadique principal joué par Énée. Dans le renversement des identifications de départ (où Turnus figurait le nouvel Achille) intervient la relation d’Énée et Pallas, ainsi que la mort du jeune Pallas sous les coups de Turnus comme Patrocle meurt tué par Hector, avec la prise des armes en trophée. Il semblerait que l’intervention de Pallas auprès d’Énée soit une innovation virgilienne par rapport aux traditions pré-existantes : nous connaissons certaines versions dans lesquelles Pallas est le fils d’Évandre, mais en dehors de l’Énéide, Pallas n’apparaît pas dans la geste d’Énée47. En conséquence, l’invention de la relation entre Pallas et Énée est un élément qui associe clairement Énée à Achille et Pallas à Patrocle – les deux derniers noms se ressemblant également dans leurs sonorités.
31Juste après la mort de Pallas, l’attitude d’Énée change brutalement. Ce changement n’est ni total ni définitif : lorsqu’il recevra les ambassadeurs au chant 11, Énée fera preuve de la même mesure, du même souhait de paix que ce que l’on peut attendre de lui au vu des chants précédents. Mais l’objectif change, ou du moins un nouvel objectif s’ajoute au combat, comme en témoigne le glissement qui se produit dans ces vers :
Nec iam fama mali tanti, sed certior auctor
aduolat Aeneae, tenui discrimine leti
esse suos, uersis tempus succurrere Teucris.
Proxima quaeque metit gladio latumque per agmen
ardens limitem agit ferro, te, Turne, superbum
caede noua quaerens. Pallas, Euander, in ipsis
omnia sunt oculis, mensae, quas aduena primas
tunc adiit, dextraeque datae. Sulmone creatos
quattuor hic iuuenes, totidem, quos educat Vfens,
uiuentis rapit, inferias quos immolet umbris
captiuoque rogi perfundat sanguine flammas.
“Ce n’est plus maintenant le bruit d’un si grand malheur, un messager plus certain vole auprès d’Énée : les siens sont sur le point de succomber, c’est le moment de secourir les Troyens en déroute. Le glaive en main, il moissonne tout sur son passage ; à travers les corps de bataille, l’âme en feu, il s’ouvre un large chemin, te cherchant de son fer, Turnus, toi si fier de ton nouveau meurtre. Pallas, Évandre, tout est présent à ses yeux, ces tables, les premières où il prit place, lui l’étranger, les mains données et reçues. Il prend vivants les quatre fils de Sulmo, qu’Ufens élève tous les quatre, pour les immoler en victimes aux ombres infernales et asperger de leur sang captif les flammes du bûcher”. (Verg., Aen., 10.510-520)
32Le message apporté à Énée par le certior auctor ne concerne pas spécifiquement la mort de Pallas, mais le péril des Troyens en général. Pourtant Énée a désormais en vue une personne, Turnus, ce qui est mis en valeur par l’apostrophe. À partir du vers 515, on comprend que c’est la vengeance de Pallas qui prime aux yeux d’Énée – on notera l’importance de la vision. Son attitude, pendant toute cette partie du chant, l’assimile de façon très forte à Achille lorsque ce dernier revient au combat dans l’Iliade : il prend des prisonniers vivants pour les immoler sur le bûcher funèbre de Pallas, comme Achille au chant 1848. Il est remarquable de plus que la formulation laisse à penser qu’Énée en personne immolera les fils de Sulmo (quos… immolet), alors que les funérailles de Pallas auront lieu auprès de son père. On pensera en outre au dialogue avec Magus, dans lequel Énée explique que la mort de Pallas a mis fin à toute possibilité de tractations entre ennemis, qui reprend la scène entre Achille et Lycaon49. Dans les deux cas, la mort du compagnon (Patrocle, Pallas) met donc fin à la possibilité ou à la pratique d’épargner d’autres guerriers. Énée se comporte bien comme Achille. La trame narrative à partir du chant 10 conduit donc à associer Énée et Achille, Pallas et Patrocle, Turnus et Hector.
La réconciliation de Junon : transferts de colère
33Au milieu du duel final entre Énée et Turnus, l’intrigue trouve une résolution sur le plan divin avec la réconciliation de Junon – toute provisoire et discutable qu’elle puisse être. Alors que c’était la colère de la déesse qui donnait naissance au récit et aux épreuves d’Énée50, Junon, après son dernier entretien avec Jupiter, quitte la scène dans un état d’esprit bien différent (laetata51). On peut considérer qu’à partir de ce moment-là l’intrigue est réglée, puisque Junon ne s’opposera plus aux Troyens et à leurs destins. Il ne reste à Énée qu’à remporter le duel, et il aura accompli sa mission. Lors de sa première apparition dans l’Énéide, Énée voguait “heureux” avec ses compagnons (laeti52), tandis que Junon était sous le coup de la colère. Alors que ce qui donnait sa dynamique et sa raison d’être au récit de l’Énéide, l’ira Iunonis, n’existe plus, le récit est désormais, de plus en plus, dominé par la colère d’Énée.
34Dès que Juturne a quitté la scène sur l’ordre de Jupiter, le héros, impatient, invective Turnus. Ce dernier lui répond :
Ille caput quassans : ‘Non me tua feruida terrent
dicta, ferox ; di me terrent et Iuppiter hostis’.
“Mais lui, secouant la tête : ‘ Tes paroles pleines de rage ne m’effraient pas, sauvage. Ce sont les dieux qui m’effraient, et Jupiter qui m’est hostile’”. (Verg., Aen., 12.894-895, trad. J. Perret modifiée)
35Énée est qualifié de ferox, sauvage, et surtout, ses paroles outrageuses reflètent un bouillonnement de colère, comme le marque l’adjectif feruidus. Or c’est précisément cet adjectif qui désignera Énée la dernière fois qu’il sera mentionné : le qualificatif sera repris à son compte par le narrateur, ce qui valide a posteriori le commentaire de Turnus53.
36La fin de l’Énéide semble alors revenir sur le “transfert de mênis” opéré par Virgile : alors que l’Iliade reposait sur la mênis d’Achille, l’épopée virgilienne transfère la colère à Junon et donc au personnel divin. En outre, alors que la mênis d’Achille correspondait à la boulè de Zeus, la colère de Junon, elle, va dans le sens opposé aux destins et donc aux vouloirs de Jupiter. Une fois la colère de Junon apaisée – qui équivaut au sens strict à la mênis d’Achille, dirigée contre Agamemnon –, le relais est pris par celle d’Énée54, qui constitue le pendant de la colère d’Achille due à la mort de Patrocle. Au sein de l’Énéide, la colère circule entre Junon et Énée et cette circulation est marquée par des échos textuels précis. De même que Junon gardait en son cœur des souvenirs qui lui causent des saeui dolores, de même, le baudrier de Pallas constitue des saeui monimenta doloris55 pour Énée, qui s’en emplit les yeux, et est, comme Junon, accensus, enflammé par la colère56. Virgile rend ainsi à Achille ce qui est à Achille.
37Après avoir échoué à lancer la fameuse pierre, Turnus, blessé, s’agenouille et se rend :
Ille humilis supplex oculos dextramque precantem
protendens: ‘Equidem merui nec deprecor’, inquit;
‘utere sorte tua. Miseri te si qua parentis
tangere cura potest, oro (fuit et tibi talis
Anchises genitor), Dauni miserere senectae
et me seu corpus spoliatum lumine mauis
redde meis. Vicisti et uictum tendere palmas
Ausonii uidere; tua est Lauinia coniunx,
ulterius ne tende odiis’.
“[Turnus], abattu, dans l’attitude d’un suppliant, levant les yeux et une main implorante : ‘Cette fois j’en ai fini et j’en prends acte’, dit-il ; ‘use de ta chance. Mais si la pensée d’un malheureux père peut te toucher – ce fut aussi l’état d’Anchise ton père – je t’en prie, aie pitié de la vieillesse de Daunus et veuille me rendre aux miens ou, si tu aimes mieux, mon corps spolié de la lumière. Tu es vainqueur et les hommes d’Ausonie ont vu le vaincu tendre les mains ; Lavinia est ton épouse ; ne va pas plus loin dans ces haines’”. (Verg., Aen., 12.930-938, trad. J. Perret modifiée)
38Turnus s’avoue vaincu : Énée est vainqueur, il pourra épouser Lavinia. Sa mission est définitivement accomplie. Cette reconnaissance de Turnus, ajoutée à la réconciliation de Junon, montre qu’il n’y a plus d’obstacle au fatum. À ce moment précis, déjà (et non pas après), la première partie de la prophétie énoncée par Jupiter au sujet d’Énée peut être considérée comme réalisée :
Hic tibi (fabor enim, quando haec te cura remordet,
longius, et uoluens fatorum arcana mouebo)
bellum ingens geret Italia populosque ferocis
contundet moresque uiris et moenia ponet,
tertia dum Latio regnantem uiderit aestas,
ternaque transierint Rutulis hiberna subactis.
“Ton fils (je vais parler un peu plus au long, puisque ce souci te tourmente, et déployer dans leurs détours les arcanes des destins) mènera en Italie une grande guerre, il brisera des peuples fiers, il établira pour ses hommes des institutions, des murailles jusqu’à ce qu’un troisième été l’ait vu régnant au Latium et que sur les Rutules subjugués trois hivers aient passé”. (Verg., Aen., 1.261-266)
39La guerre cruelle a été menée en Italie et, à l’issue de ce combat singulier, le représentant des Rutules s’avoue vaincu57. La mention des Ausonii signifie que l’ensemble des Italiens ont compris qu’Énée gagnait, autrement dit, que les Rutules (et les autres Italiens) sont soumis (subacti). Énée doit maintenant décider s’il lui laissera la vie sauve ou s’il acceptera de rendre au moins son corps à ses parents.
40Pour la première fois depuis le début de l’œuvre, le héros est confronté à une prise de décision qui n’aura pas d’influence sur le cours du destin, sa mission. C’est une décision qui relève de l’individu seul, du “personnage”, si l’on adopte la terminologie de G. B. Conte58 : nul dieu ne viendra le détourner de tuer Turnus comme Vénus l’avait fait pour Hélène. Toute la question, comme le dit Turnus, est de savoir si Énée va suffisamment se laisser émouvoir et abandonner ce qui les oppose sur le plan personnel, la haine (odiis). C’est à ce point que l’on assiste à l’émergence d’Énée en tant qu’individu59, débarrassé du poids du fatum. C’est donc un moment fondamental.
41Turnus est, de son propre aveu, vaincu. C’est précisément pour ce genre de situation que semblent avoir été formulés les principes de clémence donnés par Anchise, parcere subiectis et debellare superbos60 : subiectis fait écho à subactis dans le discours de Jupiter61. Ces mots rappellent également l’annonce faite par Énée d’une politique clémente au moment du pacte, dans lequel il parlait de deux peuples invaincus62. Surtout, peu avant l’énoncé de ce principe, lorsqu’il passe en revue les âmes des futurs Romains, Anchise s’adresse à celles de Pompée et de César, en redoutant d’avance la guerre civile qui les opposera :
Ne, pueri, ne tanta animis adsuescite bella
neu patriae ualidas in uiscera uertite uiris;
tuque prior, tu parce, genus qui ducis Olympo,
proice tela manu, sanguis meus!
“Enfants, n’habituez pas vos cœurs à de semblables guerres, ne tournez pas contre ses propres entrailles les forces vives de votre patrie ; et toi le premier, épargne, toi qui tires ta naissance de l’Olympe, jette ces armes de ta main, toi, mon sang !” (Verg., Aen., 6.832-835, trad. J. Perret modifiée)
42Ici encore, le mot d’ordre est “épargner” (parcere). Dans les deux premiers vers Anchise s’adresse à plusieurs personnes, à César et Pompée ou à la nation romaine en général ; dans les deux suivants, même si l’on pense tout naturellement à César, il n’est pas impossible que ce tu prior résonne a posteriori comme un appel à Énée : il est bien celui qui vient avant même César et Pompée et, en tant que fils d’Aphrodite et d’Anchise, c’est à lui que correspondent le plus directement les expressions genus qui ducis Olympo et sanguis meus. L’idée d’épargner ceux qui se sont soumis est bien romaine – ne serait-ce que parce qu’elle permet d’emmener l’ennemi déchu dans la procession triomphale : en épargnant Turnus, Énée appliquerait des principes de clémence prescrits par son père, il serait ce Romain du futur auquel Anchise s’adresse63.
43Ce motif pourrait être suffisant pour contrebalancer les topiques littéraires du duel homérique, dans lequel on ne fait pas grâce, selon Alessandro Barchiesi64. Mais, même chez Homère, est-ce si vrai ? Dans l’Iliade, on combat d’abord en l’absence d’Achille, puis avec Achille fou de douleur et de colère à cause de la mort de Patrocle. Avant le retour au combat du fils de Pélée, il est fait allusion au passé de combattant pré-iliadique d’Achille et en particulier au fait qu’il a accepté de laisser la vie sauve à ses ennemis contre une rançon65. Cette pitié à l’égard des suppliants en fait même une référence, un contre-point qui s’oppose à la férocité d’Agamemnon, de sorte que, selon K. King, on peut s’attendre à ce qu’Achille soit plus doux que les autres guerriers lorsqu’il revient au combat66. Dans les faits, il n’en sera rien67 et le refus d’épargner les ennemis qui demandent grâce, affirmé et expliqué après la mort du jeune compagnon qui leur était cher, constitue, on l’a vu, un des éléments qui relient Énée et Achille :
Stetit acer in armis
Aeneas uoluens oculos dextramque repressit;
et iam iamque magis cunctantem flectere sermo
coeperat, infelix umero cum apparuit alto
balteus et notis fulserunt cingula bullis
Pallantis pueri, uictum quem uolnere Turnus
strauerat atque umeris inimicum insignegerebat.
Ille, oculis postquam saeui monimenta doloris
exuuiasque hausit, Furiis accensus et ira
terribilis: ‘Tune hinc spoliis indute meorum
eripiare mihi ? Pallas te hoc uolnere, Pallas
immolat et poenam scelerato ex sanguine sumit’.
Hoc dicens ferrum aduerso sub pectore condit
feruidus; ast illi soluontur frigore membra
uitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras.
“Énée frémissant sous ses armes, s’arrêta, roulant des yeux, et il retint son bras. À mesure qu’il tardait davantage, les paroles de Turnus avaient commencé à l’émouvoir quand apparut au sommet de l’épaule le funeste baudrier et que la ceinture étincela des clous bien connus, ceux du jeune Pallas, que Turnus victorieux avait terrassé sous ses coups et dont il portait sur les épaules le trophée ennemi. Lui, après qu’il eut empli ses yeux de la vue de ces parures – elles ravivent en lui une douleur cruelle –, enflammé par les Furies, terrible en sa colère : ‘Toi qui te revêts de la dépouille des miens, quoi, tu pourrais maintenant m’échapper ? Dans ce coup, c’est Pallas qui t’immole, Pallas qui se paie de ton sang scélérat’. À ces mots, il lui enfonce son épée droit dans la poitrine, bouillant de rage ; le corps de Turnus se glace et se dénoue, la vie dans un gémissement s’enfuit indignée sous les ombres”. (Verg., Aen., 12.938-952)
44Énée hésite, réprime son bras : progressivement, le discours de Turnus le fléchit. La coupe hephthémimère du vers 941 isole l’épiphanie (cum apparuit) du baudrier, qui donne l’impulsion au geste final68. La réponse d’Énée montre qu’il se situe sur le terrain tout personnel de la vengeance privée. Pallas est le sujet des deux verbes employés par Énée ; à l’examen de ces vers il est difficile d’admettre, avec D. Quint69, que la vengeance personnelle est secondaire. La dernière mention du héros est cet adjectif en rejet : feruidus. Ainsi, la dernière image d’Énée dans l’Énéide est celle d’un héros bouillant de rage.
45C’est donc bien ce que Turnus appelle l’odium qui l’emporte chez Énée, en ce seul moment où le combat est strictement humain. Alors qu’épargner Turnus eût été une réelle innovation par rapport au modèle achilléen, le mettre à mort, emporté par la colère, revient, pour Énée, à devenir Achille, ce héros pris par la colère et la volonté de venger la mort de son compagnon. L’invective d’Énée indique de plus une dernière fois, si besoin était, que Turnus a bien pris la place d’Hector : spoliis indute meorum fait écho à un vers du chant 2, prononcé par Énée lui-même dans son propre récit, qui évoquait Hector revêtu des dépouilles de Patrocle, les premières armes d’Achille : Hectore qui redit exuuias indutus Achilli70. L’identification finale de Turnus à Hector se fait donc à travers les paroles d’Énée, qui, par son ultime geste, devient définitivement Achille.
Où est l’apaisement du chant 24 de l’Iliade ?
46Mais Achille est aussi ce héros qui, au bout du compte, se laisse fléchir par les suppliques de Priam et lui rend le corps d’Hector, dans un moment dont G. Nagy dit qu’il est celui “où l’ultime perfection épique du héros de l’Iliade est près d’être atteinte71”. Cet Achille-là, Priam le jette à la figure de Néoptolème au chant 2 de l’Énéide72.
47Or l’Énéide se clôt sur la mort de Turnus. Il n’y a pas d’équivalent au chant 24 de l’Iliade dans lequel Énée ferait preuve de la même pitié qu’Achille à l’égard de Priam. On a pu penser que la fin de l’œuvre laissait ouverte la deuxième possibilité suggérée par Turnus, celle de rendre son corps après sa mort, ce qui serait exactement conforme à la conduite d’Achille. C’est peut-être vrai, mais, sur ce point, le texte fait silence73. L’image d’Achille dans l’ensemble de l’Énéide peut constituer un élément de réponse. Lors de sa première mention, le héros grec est qualifié d’immitis74. Surtout, du point de vue d’Énée, Achille est cruel et impitoyable. C’est le cas dans l’ekphrasis du temple de Junon à Carthage vu à travers les yeux du héros : la fameuse scène entre Priam et l’Éacide y est réduite à un commerce honteux de cadavre75, contrastant ainsi avec l’image donnée par Priam au chant 2 et avec l’Iliade. L’Achille d’Énée, en définitive, ressemble à celui que dépeint Horace dans l’Art Poétique, un être “infatigable, irascible, inexorable, ardent, [qui] nie que les lois soient faites pour lui et n’adjuge rien qu’aux armes76”.
48L’Énéide adapte la question posée par les grandes épopées dont nous avons trace (qui est le meilleur des Achéens, qui est le meilleur des Argonautes ?), c’est-à-dire celle de la nature de l’héroïsme épique, en se concentrant sur un héros qui endosse successivement, voire en même temps, différentes facettes : héros romain incarnant la pietas et se faisant, plus ou moins de son plein gré, l’instrument du fatum, héros apollonien, meneur d’hommes parfois inquiet et hésitant, capable d’oublier sa mission dans une longue escale, et, au bout du compte, fidèle à ses origines, héros d’Ilion.
49Car en dernière instance, Virgile, en renvoyant son épopée romaine à la mythique guerre de Troie et à ses héros, fait allégeance au code homérique. Finalement, la question qui domine la deuxième partie de l’œuvre, c’est de savoir qui est cet alius Achilles dont parlait la Sibylle. Dans ce jeu de rôles, Turnus frôle la victoire, mais Énée finit par l’emporter.
50Qui plus est, l’Iliade virgilienne s’arrête avant la fin homérique, avant l’accès achilléen à la pitié. Il me semble qu’il y a deux façons possibles de considérer les choses, qui ne sont pas forcément contradictoires, sans être faciles à concilier : d’une part, l’Achille joué par Énée ne retient que l’aspect sombre et violent de l’Achille iliadique77. Dans cette interprétation virgilienne, la violence du héros trouve une correspondance avec d’autres scènes de l’Histoire romaine, et notamment le meurtre de Rémus78 ; Énée, par son geste le plus achilléen, la mise à mort de Turnus, confirme ainsi sa place parmi les fondateurs de Rome. D’autre part, avant la mort de Pallas, Énée pouvait faire preuve de pitié, quitte à paraître humain, trop humain au goût de certains ; à la fin, ce n’est plus le cas. De même que Virgile a écrit une Odyssée avant son Iliade, le parcours héroïque d’Énée apparaît alors comme le parcours d’un Achille à rebours : une fois accomplie la prouesse qui lui apportera son kléos, sa mission de fondateur de Rome, il peut être lui-même, un héros en colère.
Notes de bas de page
1 Hom., Il., 2.761-770.
2 Clauss 1993, passim.
3 Sur l’importance de la fin de l’œuvre pour l’interprétation globale qui en est donnée, voir Edgeworth 2005, 7-8.
4 Otis 1964, 243, évoque ainsi “the old Homeric hero, the man of dolor and furor, the man of Achillean wrath, that Aeneas once was and could no longer be if he were to realize the destiny before him”. Sur ce sujet, voir Stahl 1981, 159.
5 Une chose à ce sujet peut d’ores et déjà être affirmée : le choix de Virgile de se placer dans le sillage immédiat des œuvres homériques, s’éloignant ainsi des Annales d’un Ennius, par exemple, était déjà, en soi, signifiant.
6 Sur les critiques formulées à l’encontre d’Énée, voir par exemple Highet 1972, 40 ; Conte 1984, 86-89 ; Mackie 1988, 2-4.
7 Brisson 1966, 299 ; F. Dupont (2011, 94) a récemment résumé ce jugement dans une formule lapidaire : Énée peut être considéré comme “un Achille tiédasse et un Ulysse fadasse”.
8 Conte 1984, 55-65.
9 Clément-Tarantino 2006, 177, n. 289.
10 C’est également ce qu’a montré A. Deremetz au sujet de la course navale du chant 5, qui a pour lui une valeur programmatique, de même que les jeux iliadiques ont une valeur programmatique ou sont le miroir de l’Iliade : on y voit, par l’entremise de la régate, le monde épique virgilien s’organiser selon les trois fonctions identifiées par Dumézil, et qui marquent tant la geste d’Énée (associé à Tarchon et Latinus, représentant ainsi les trois fonctions) que celle de Romulus. A. Deremetz (1987, 116) évoque ainsi le traitement par Virgile du récit homérique : “s’il est vrai qu’en l’imitant il concrétise et actualise ce récit homérique, il est vrai aussi qu’il l’intègre dans un nouvel horizon de sens et l’investit de nouvelles normes” (c’est nous qui soulignons), “celles qu’il affecte à l’histoire des origines de Rome”.
11 Conte 1984, 89-94, et Conte 2007, 57, n. 41.
12 Conte 1984, 60-62.
13 Nelis 2001.
14 AP. RH. 1.354-356 ; Verg., Aen., 1.184-194.
15 Cf. Nelis 2001, 455.
16 Sauf mention contraire, les éditions et traductions sont celles de la Collection des Universités de France.
17 Voir en particulier εἰν ἑοῖ αὐτῷ, AP. RH. 1.460 et secum, Verg., Aen., 1.221.
18 Galinsky 1972, 137, rapproche également Énée de Jason par la quête qui leur est imposée malgré eux : “He is the reluctant hero, somewhat like Jason – Italiam non sponte sequor – who is revolted by many things he must do […]”.
19 Clauss 1993, 199 et 203-205.
20 AP. RH. 1.336-340.
21 Nisbet 1990, passim.
22 Cette attitude est cohérente avec la tendance générale observée par D. Nelis : Virgile lit Homère tel qu’il est lu par Apollonios, mais en général, ce dialogue avec les deux œuvres aboutit à un rapprochement avec Homère là où Apollonios s’en était éloigné (Nelis 2001, 386).
23 Verg., Aen., 1.197-209.
24 AP. RH. 1.462-495.
25 Verg., Aen., 1.223.
26 Perret 1977, ad loc., 144.
27 Nelis 2001, 5-7 et 159.
28 AP. RH. 1.869-874 : “Malheureux ! Le meurtre d’un parent nous tient-il éloignés de notre patrie ? Est‑ce le besoin de nous marier qui nous a fait venir de là-bas ici, méprisant les femmes de nos villes ? Avons‑nous décidé d’habiter ici pour nous partager les glèbes fécondes de Lemnos ? En vérité, nous ne gagnerons pas beaucoup de gloire à vivre si longtemps avec des étrangères, en reclus ; et la toison, elle ne viendra pas toute seule, cadeau d’un dieu qui s’en irait à notre prière la conquérir pour nous ! Rentrons chacun chez soi ; et lui, laissons-le passer toutes ses journées dans le lit d’Hypsipyle, jusqu’à ce qu’il ait peuplé Lemnos d’enfants mâles et acquis de la sorte une grande renommée”.
29 Verg., Aen., 4.266.
30 Nelis 2001, 157-158.
31 Clément-Tarantino 2006, 177.
32 L’épisode de Carthage a été analysé par A. Deremetz comme une déviation, un détour dangereux qui pourrait signifier la fin de l’épopée : il considère qu’il s’agit d’une “digression néfaste” et qu’en ce qui concerne Énée, l’aventure avec Didon lui impose le renoncement définitif à la “tentation déviante de l’amour” (Deremetz 1994, 152-153).
33 Clément-Tarantino 2006, 176-179.
34 Paschalis 1984, 37.
35 Les héros de l’Iliade sont présents depuis le début de l’œuvre et il est souvent fait référence à eux, directement ou par allusion : cf. Stahl 1981, 161-163.
36 Pour W. S. Anderson, 1957, 20-23, le schéma tiré de l’Iliade n’est pas applicable à l’Énéide, et n’est formulé que par les ennemis d’Énée (Junon, Amata, Turnus), emportés par leurs passions ; cependant “in the opening stages of the war, Vergil lends some verisimilitude to the claims of Aeneas’enemies by allowing them to act in a manner parallel to the Greeks of the Iliad”. On peut ajouter que c’est la Sibylle qui, la première, a formalisé la guerre en Italie en ces termes : il ne s’agit donc pas d’une interprétation fallacieuse qui émanerait uniquement de Junon et de Turnus, les ennemis d’Énée.
37 Anderson 1957, 23.
38 Anderson 1957, passim ; Quint 1993, 65-82.
39 Cf. Verg., Aen., 9.741-742 ; Anderson 1957, 24.
40 Verg., Aen., 6.89-90 : alius iam partus Achilles,/natus et ipse dea (“un autre Achille déjà est né pour le Latium, lui aussi fils d’une déesse”). Cf. Kinsey 1979, 267 ; O’Hara 1990, 51 ; Smith 1999, 258. En faveur de cette interprétation, on peut ajouter que si Turnus est bien le fils d’une nymphe et correspond donc en tous points aux paroles de la prophétesse, la qualification de dea natus semble réservée à Énée : elle lui est appliquée onze fois dans l’œuvre virgilienne, et la seule exception serait celle-ci.
41 Verg., Aen., 9.815-818 (cf. Hom., Il., 21.18 et 21.233) ; cf. Van Nortwick 1980, 303-305.
42 Turnus est comparé à un lion (Verg., Aen., 12.4-9) comme Achille (Hom., Il., 20.164-175). Cf. Van Nortwick 1980, 305.
43 Sur l’importance de Diomède dans l’Énéide, cf. Quint 1993, 73-74 ; sur les évocations de Diomède et d’Achille notamment dans les cinq premiers chants, voir Smith 1999.
44 Diomède mentionne en effet la blessure qu’il a infligée à Aphrodite (Verg., Aen., 11.276-277) ; or, dans l’Iliade, Aphrodite est blessée parce qu’elle vient au secours d’Énée, atteint par la pierre lancée par Diomède (Hom., Il., 5.311-352).
45 Hinds 1998, 11-12, à propos de Verg., Aen., 6.179 (itur in antiquam siluam). Je m’appuie, pour l’étude des vers 896-914 du chant 12 en rapport avec ceux de l’Iliade, sur les analyses de Quint 1993, 68-73.
46 Hom., Il., 5.300 ; Verg., Aen., 12.887.
47 Rosivach 1987, 941-942.
48 Hom., Il., 18.333-337 ; l’immolation a lieu en 21.26-28.
49 Hom., Il., 21.64-105 ; Verg., Aen., 10.521-536.
50 Saeuae Iunonis ira, Verg., Aen., 1.4.
51 Verg., Aen., 12.841.
52 Verg., Aen., 1.35.
53 Verg., Aen., 12.951.
54 Davies 1981, 61-62.
55 Verg., Aen., 1.25 et 12.945.
56 Verg., Aen., 1.29 et 12.946.
57 Les paroles de Jupiter excèdent même les engagements pris par Énée au début du chant 12 (Verg., Aen., 12.187-194) : Énée évoque deux nations invaincues (ambae inuictae gentes), qui obéissent pareillement à des lois, alors que Jupiter parle des Rutules soumis (Rutulis subactis).
58 Cf. supra.
59 Putnam 1985, 16.
60 Verg., Aen., 6.853 (“épargner les soumis, désarmer les superbes”).
61 Verg., Aen., 1.266.
62 Verg., Aen., 12.187-194.
63 Verg., Aen., 6.851.
64 Barchiesi 1984, 110. Cette constante s’applique selon A. Barchiesi à toute l’épopée antique jusqu’à Lucain.
65 Hom., Il., 6.414-428 ; 11.104-106 ; 11.111-112.
66 King 1987, 13-14 : “Homer, it seems, has deliberately led us to expect that Achilles, when he comes to fight in the Iliad, will be more humane than Agamemnon and most of the other warriors, whose fighting has become increasingly savage as the Battle Books progress. Instead, he is the most violent, most terrible warrior of them all”.
67 C’est au point que la mort d’Hector constitue la plus grande prouesse d’Achille tout en révélant une brutalité inhabituelle à ce personnage : cf. King 1987, 26.
68 Giancotti 1993, 111. F. Giancotti analyse ce passage comme une “épiphanie fatale” du baudrier, qui efface l’image de Turnus suppliant pour la remplacer par celle du Turnus superbus qui a tué Pallas au chant 10. D’autres occurrences du verbe apparere concourent de manière significative à l’interprétation en termes d’épiphanie : Verg., Aen., 2.622-623 ; 12.849-850 (cf. Giancotti 1993, 120). Le contexte est toujours négatif (les dieux détruisent Troie, les Dirae sont des êtres infernaux et effrayants), avec des recoupements lexicaux, puisque l’adjectif dirus, homonyme des Dirae, est employé au chant 2 pour les dieux. Au chant 12 le pathétique prime sur l’effroi avec l’emploi de l’adjectif infelix qui précède, dans l’ordre de la phrase, la mention du baudrier, tout en contribuant à sa personnification. Éclairée par cette mise en contexte, l’apparition du baudrier se révèle donc comme l’épiphanie d’une force divine, porteuse de malheur et de mort.
69 Quint 1993, 75.
70 Verg., Aen., 2.275 : Hector, au sommet de sa gloire après avoir tué Patrocle, porte les armes d’Achille que ce dernier avait prêtées à Patrocle. Dans les deux passages, indutus est à la même place dans le vers, précédé de son régime ; le terme exuuia est également présent au chant 12, dans le vers qui précède.
71 Nagy 1994, 144.
72 Verg., Aen., 2.540-543. Smith 1999 (passim) considère que les différentes facettes d’Achille sont véhiculées dans l’Énéide par différents locuteurs, de sorte que la personnalité du héros iliadique est présentée de façon éclatée. Énée, contrairement à Priam ou Neptune, n’en retient que les aspects les plus négatifs : il n’a pas été témoin de la scène du chant 24 de l’Iliade.
73 Edgeworth 2005, 4-6.
74 Dans l’Énéide, cette épithète est exclusivement réservée à Achille, cf. Smith 1999, 226, et Verg., Aen., 1.30.
75 Verg., Aen., 1.484 : exanimumque auro corpus uendebat Achilles (“et Achille vendait son corps sans vie contre de l’or”) ; cf. Smith 1999, 237-241.
76 Hor., Ars P., 121-122 : impiger, iracundus, inexorabilis, acer / iura neget sibi nata, nihil non arroget armis.
77 C’est une image qui ne tient pas compte de la face plus lumineuse et moins violente, par exemple celle du héros citharède (cf. Ghedini 1994, 299).
78 Rohman 2011, 338-344. F. Ripoll a prononcé une communication à la Société des Études Latines le 8 juin 2012, à paraître dans la REL, dans laquelle la violence finale d’Énée est interprétée comme une violence nécessaire émanant de l’un des trois fondateurs de Rome, Énée, Romulus, et Auguste.
Auteur
Université Paris IV-Paris Sorbonne EA 1491
“Édition et commentaire de textes
grecs et latins”
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