Je et les autres. Réflexions sur la voix épique dans l’Énéide
p. 17-28
Texte intégral
1Dans l’invocation aux Muses archétypale que forment les vers 484-493 du chant 2 de l’Iliade, le poète épique apparaît comme un homme privilégié par les Muses : celles-ci le soustraient à sa condition de mortel en lui évitant d’être réduit à l’ignorance à laquelle est assimilée l’information par ouï-dire. Elles lui font partager leur omniscience, de manière à le rendre aussi capable d’opérer un choix indispensable au sein d’une quantité de connaissances infinie1 :
Ἔσπετε νῦν μοι, Μοῦσαι Ὀλύμπια δώματ’ ἔχουσαι -
ὑμεῖς γὰρ θεαί ἐστε, πάρεστέ τε, ἴστέ τε πάντα,
ἡμεῖς δὲ κλέος οἶον ἀκούομεν οὐδέ τι ἴδμεν -
οἵ τινες, ἡγεμόνες Δαναῶν καὶ κοίρανοι ἦσαν·
πληθὺν δ’οὐκ ἂν ἐγὼ μυθήσομαι οὐδ’ ὀνομήνω,
οὐδ’εἴ μοι δέκα μὲν γλῶσσαι, δέκα δὲ στόματ’ εἶεν,
φωνὴ δ’ἄρρηκτος, χάλκεον δέ μοι ἦτορ ἐνείη,
εἰ μὴ Ὀλυμπιάδες, Μοῦσαι, Διὸς αἰγιόχοιο
θυγατέρες, μνησαίαθ’ὅσοι ὑπὸ Ἴλιον ἦλθον·
ἀρχοὺς αὖ νηῶν ἐρέω νῆάς τε προπάσας2.
2Le privilège que les Muses accordent ainsi à l’aède n’est pas démenti par le reste de ce poème, l’Iliade, ni même par l’Odyssée, où les références à ce qu’“on” dit (φασί) sont en effet très rares : évitées par le narrateur principal, ce sont les personnages qui y ont surtout recours3.
3Le contraste entre le chant de l’aède et les autres formes de κλέος (i.e. la renommée, mais aussi la rumeur) ne doit certainement pas, en général, être trop accusé dans la poésie homérique, pour autant que, pour son public originel, la réalité était bien celle d’une transmission orale humaine. Dans ce passage de l’Iliade, si important pour la tradition épique ultérieure, le je épique revendique néanmoins clairement de bénéficier d’une transmission verticale, divine, du savoir ; sa parole et sa voix sont peut-être moins qu’ailleurs identifiables à celles de la Muse, qui leur confère cependant une autorité supérieure, voire suprême, et qui, ce faisant, les distingue bien, malgré tout, d’une forme redoutée, et sans doute redoutable, de κλέος.
4L’importance de cette invocation est de fait accrue, dans son contexte, par les spécificités du passage qu’elle inaugure – le catalogue des vaisseaux –, où l’immense savoir du poète, mais aussi sa capacité à sélectionner des informations et à les mettre en ordre, sont particulièrement requis. Mais cette importance peut paraître aussi accrue par ce qui précède l’invocation dans le chant 2 : l’épisode bien connu du Songe d’Agamemnon suivi, surtout, du test de l’armée grecque4. C’est, en effet, un moment de tension extrême pour le récit épique, menacé “de l’intérieur” par la foule grondante des Achéens qui ne résiste pas au test, et entreprend de regagner les nefs pour le retour. Apaisée par Ulysse, “autorisé” par Héra et Athéna, cette menace que tend à représenter un moment la voix du plus grand nombre est ensuite apparemment relayée par l’entrée en scène et les propos de Thersite5 ; or non seulement Ulysse fait taire l’odieux personnage, mais il obtient en outre que la foule approuve le châtiment qu’il lui inflige6. L’autorité des chefs est résolument, et ouvertement, rétablie. Celle du narrateur épique, en un sens, l’est aussi, dès lors que le récit reprend “normalement” son cours. La renommée a eu raison de la rumeur7.
5Virgile offre un scénario comparable au chant 1 de l’Énéide. C’est là, en effet, au début de son poème, dans l’épisode qui, d’une manière relativement paradoxale, lui sert de fondement et de fondation – la tempête – que se trouve l’équivalent des scènes d’assemblée du chant 2 de l’Iliade8. Ce modèle est clairement révélé à la fin de la séquence, dans la comparaison très fameuse des vents déchaînés en tempête, avec une foule séditieuse que parvient à calmer un homme remarquable par sa piété.
Ac ueluti magno in populo cum saepe coorta est
seditio saeuitque animis ignobile uulgus;
iamque faces et saxa uolant, furor arma ministrat;
tum, pietate grauem ac meritis si forte uirum quem
conspexere, silent arrectisque auribus astant;
ille regit dictis animos et pectora mulcet:
sic cunctus pelagi cecidit fragor, aequora postquam
prospiciens genitor caeloque inuectus aperto
flectit equos curruque uolans dat lora secundo9.
6Dans le contexte plus large du début du poème, Neptune n’est pas le seul à intervenir pour restaurer l’ordre. Après une insistance du narrateur sur l’ampleur du risque encouru par le récit épique (et iam finis erat10), Jupiter entre en scène11, et remet l’Énéide “en route”, en rappelant l’histoire que doit relater le poème, quitte à ne pas tout raconter directement ou dans le détail. Il s’agit, substantiellement, de fata (des fata d’Énée et de Rome). Mais ceux-ci sont inséparables d’une fama qui n’a ici rien en commun avec la rumeur, source de sédition et de discorde : c’est la bonne, l’immense renommée, en l’occurrence, de César, qui atteindra les astres (Verg., Aen., 1.287, famam qui terminet astris...)12.
7Si l’on regarde maintenant du côté de l’équivalent (direct, évident) que Virgile donne à l’invocation du chant 2 de l’Iliade, la ressemblance avec l’original homérique est beaucoup moins nette qu’il y paraît d’abord :
Pandite nunc Helicona, deae, cantusque mouete,
qui bello exciti reges, quae quemque secutae
complerint campos acies, quibus Itala iam tum
floruerit terra alma uiris, quibus arserit armis;
et meministis enim, diuae, et memorarepotestis.
Ad nos uix tenuis famae perlabitur aura13.
8Même si, dans ces vers, Virgile a préservé l’opposition de fond entre les Muses et le on-dit, il a par ailleurs profondément transformé l’invocation d’Homère, en particulier en la réduisant et, également, en déplaçant le problème qu’elle posait : il ne s’agit plus ici de s’inquiéter de l’immensité du sujet à traiter – du nombre des combattants à présenter, et de la sélection qu’il faut nécessairement opérer – ; il ne s’agit plus d’opposer un savoir total, fondé sur la vision directe de toutes choses, et l’ignorance de qui est contraint de s’en remettre au on-dit. Deux formes de mémoire ou de remémoration sont confrontées, et il n’est précisément question que de la plus faible, celle du nous – humain – dans lequel le je du poète se fond ici. De fait, la réduction de l’invocation de l’Iliade a comme conséquence très visible et considérable le fait que l’opposition établie aux vers 645 et 646 n’est pas dépassée, ne reçoit pas de solution dans des vers comparables à ceux dans lesquels le je de l’aède homérique réaffirmait, pour finir, sa présence et, sans doute, son contrôle. Privée de “dénouement”, l’invocation s’achève abruptement sur une note qui a pu être perçue comme pessimiste, comme si l’opposition entre la mémoire des Muses et la mémoire des hommes était donc vouée à rester intacte, irrésolue, et comme si, malgré la présence et le pouvoir des déesses, le je ne pouvait transcender les limites de sa nature humaine14. Pour beaucoup de commentateurs qui ont réfléchi à ce passage, ad nos uix tenuis famae perlabitur aura constitue l’introduction réelle et réaliste d’un catalogue où les difficultés auxquelles Virgile pouvait se trouver confronté, au moment de rassembler en un tableau ordonné les savoirs relatifs à l’Italie antique, se manifestent de différentes et nombreuses façons (inventions de personnages, imprécisions géographiques...)15. Une autre voie consiste à interpréter positivement la déclaration du vers 646, en la mettant en regard de deux faits : 1. la présence effective de recours du narrateur à la tradition comme on-dit (fama) au sein du catalogue16 2. la couleur alexandrine de ce même catalogue, voire les sources alexandrines de certaines données qu’il contient (tenuis peut alors être pris comme un adjectif à valeur programmatique, représentant la poétique alexandrine d’ascendance callimachéenne)17. Ainsi, tout en faisant œuvre de renommée, le poète épique n’hésiterait pas à puiser aux sources de la rumeur.
9Cette collusion remarquable est confirmée par un passage fondamental de l’Énéide, qui a aussi sa part dans la réélaboration de l’invocation du chant 2 de l’Iliade. Il s’agit de la description du monstre Fama au chant 4 du poème18. Un des modèles importants de cette célèbre “invention virgilienne”19 est le “ topos des nombreuses bouches” dont le passage d’Homère contient, pour nous, la version fondatrice20. La détection de ce modèle est très enrichissante pour la lecture métapoétique du texte, qui fait de Fama une figure du poète épique ou (/ et) une représentation de la tradition dans laquelle le poète crée21. En effet, la présence sous-jacente de ce topos qui, en tant que tel, “invoque sa tradition intertextuelle comme une collectivité”22, fait pleinement sens dans un texte qui, par la multiplicité des intertextes, des allusions, des échos et autres “bruits de fond” qu’il mobilise, se présente comme le fruit de cette “création collective” en laquelle consiste la Rumeur23, mais en laquelle consiste aussi la tradition. Réincarné sous la forme d’un monstre, le topos trouverait ici une nouvelle vie ; mais cela implique qu’il soit aussi déconstruit car la “collectivité” qu’il invoque se présente bien moins comme un ensemble de données qui, quoiqu’ouvert aux variations, reste assez stable et unanime, que comme un ensemble formé de parties très nombreuses, diverses, au point d’en être parfois incompatibles24. S’agissant du poète, l’image des bouches innombrables vient pareillement s’ajouter aux autres indices en faveur d’une identification de Fama à celui dont le labor est traditionnellement de créer et de perpétuer la renommée héroïque. Cette image vient même renforcer la difficulté d’une telle représentation, pour autant qu’un poète effectivement pourvu d’autant de bouches serait un monstre. Ce peut être la limite de cette lecture du passage, qui a de quoi laisser sceptique (Virgile, l’autre Homère, le Poète de Rome, le Classique, transformé en monstre ?). De mon point de vue, ce peut être plutôt un défi que nous lance Virgile, Virgile qui, de fait, n’hésite pas, par ailleurs, à unir encore la voix épique – sa voix épique – à la rumeur, sous la forme du on-dit (scil. de la tradition comme on-dit) ou des propos de la foule.
10Il y a deux endroits dans l’épopée de Virgile (la Fama de Carthage mise à part) où les murmures de la foule sont particulièrement mis en avant : c’est aux chants 2 et 12, entre lesquels, du reste, passent de nombreux échos, et où ces murmures apparaissent en outre sous une forme divisée, synonyme de discorde. Je m’attarderai plutôt sur l’exemple du chant 225, parce que le passage dans lequel figurent les vers premièrement concernés (Verg., Aen., 2.31-39) concentre différentes formes de rumeur et, surtout, suggère différents rapprochements entre la voix épique et cette dernière. Devant l’étrange don prétendument fait par les Grecs à la déesse Minerve – le Cheval de bois –, les Troyens laissés seuls ne font pas que s’étonner ; très vite, ils se divisent, les uns proposant de conduire sans tarder l’objet fatal au sein de la ville, les autres, plus méfiants, ordonnant, au contraire, de le détruire sans plus attendre. Scinditur incertum studia in contraria uolgus (“la foule incertaine se partage en avis opposés”26) : c’est sur ce fond de discorde qu’intervient Laocoon, dont le discours va venir renforcer les seconds, tandis que sa mort permettra au premier avis de l’emporter. C’est aussi sur ce fond de rumeur – plus précisément, juste avant que ces murmures divisant les Troyens ne soient exposés – que se pose un problème dans l’énonciation épique, en tout cas au vu d’un commentaire de Quintilien, au livre 9 de l’Institution oratoire. Dans le vers 29 du chant 2 de l’Énéide, le rhéteur repère en effet un mélange de figures : dans le récit de la visite que les Troyens font du camp grec abandonné, ce vers, hic Dolopum manus, hic saeuos tendebat Achilles27, relève non seulement, dit Quintilien, de la prosopopée, mais aussi de l’omission, “puisqu’a été omis le nom de la personne qui parlait” (detractum est enim quis diceret28). Ainsi, Virgile n’aurait pas marqué de manière nette le passage du récit au discours, autrement dit, le passage de sa propre voix à celle des Troyens. De fait, ce n’est pas le seul endroit dans l’Énéide où l’on sait qu’une telle question d’attribution s’était posée pour les Anciens ; mais la spécificité de ce vers et de la lecture proposée par Quintilien résident dans le fait que la voix avec laquelle celle du narrateur épique tend ici à se confondre est celle d’une vraie multitude (cf. la seule expression d’où l’on puisse tirer une figure d’énonciateur autre que celle du narrateur : omnis... Teucria, au vers 26)29. Cette (con) fusion entre le je épique et la foule – entre la voix épique et la fama – apparaît en fait comme une caractéristique majeure de ce début du chant 2 du poème, surtout après l’entrée en scène du personnage de Sinon : dans le discours qu’il adresse aux Troyens, ce dernier, en effet, restitue, soi-disant (et entre autres choses), les rapports infâmes (infando indicio30) et surtout les rumeurs ambiguës (uoces... / ambiguas31) que le spécialiste en la matière, Ulysse, a semées sur le compte de Palamède, d’abord, puis sur le sien, poussant les Grecs à n’avoir plus qu’une seule voix pour réclamer sa mort32. L’emboîtement de récits et propos auxquels Virgile parvient en ce début d’Iliupersis (Virgile rapporte le récit d’Énée qui lui-même rapporte des bruits – cf. la fama d’Aen., 2.17 – et des discours, en premier lieu celui de Sinon, qui comporte lui-même des bruits et des discours...) peut être pris non seulement comme un témoignage de l’hyperrenommée dont jouit ce thème, la destruction de Troie (cf. bellaque iam fama totum uolgata per orbem, Verg., Aen., 1.457), mais encore, et surtout, comme une illustration parfaite des processus au cœur de la parole épique originelle, et notamment de la répétition par l’un, avec variations et ajouts possibles, de ce qu’a dit un autre33. Cette disposition narrative reste néanmoins très remarquable, en tête d’un récit fondateur, dont la plus grande véracité est attendue34. De fait, l’imbrication des paroles d’Énée et de Sinon a pu contribuer à jeter une ombre de cet ordre sur le récit d’Énée35. Sans aller jusque là, je soulignerai plutôt que toutes les remarques qui viennent d’être présentées s’appliquent à un récit dont le narrateur est le héros, et non celui que j’ai appelé le je épique (Virgile, pour aller vite), i. e. le narrateur principal du poème.
11Il y a pourtant bien une circonstance où la voix de ce dernier est constamment associée à (celle de) la fama ; plus exactement, c’est la figure de la Muse qui, toutes les fois que le poète accomplit le geste topique de se tourner vers elle et de l’invoquer, se voit substituer la tradition présentée comme un on-dit. Un cas a été cité plus haut : celui de l’invocation introduisant le catalogue des guerriers du chant 7, où un semblant d’opposition entre les Muses et la fama est maintenu, tandis que le catalogue fait résolument pencher le poème et le poète du côté de la seconde. Or la plupart des autres invocations aux déesses que compte l’Énéide présentent le même phénomène : c’est le cas dès la première (Verg., Aen., 1.8-11, avec fertur au vers 1536) ; et le “proème dans le milieu” n’échappe pas à la règle (Verg., Aen., 7.37-45, avec accipimus au vers 48). Quant à l’invocation du chant 9 précédant le récit en flash-back de l’histoire des vaisseaux troyens (Verg., Aen., 9.77-79, avec fertur au vers 82), elle paraît bien établir ce que, replacée dans son contexte, l’invocation du chant 7 peut elle-même en venir à suggérer, à savoir l’identification (de la parole) des Muses et de la fama :
Quis deus, o Musae, tam saeua incendia Teucris
Auertit? Tantos ratibus quis depulit ignis?
Dicite: prisca fides facto, sed fama perennis37.
12Je vais revenir en conclusion sur la portée que je donne au dernier vers de cette invocation, dont l’interprétation n’est pas si simple38. Mais avant cela je voudrais souligner à quel point cette identification des Muses et de la fama, qui est constamment opérée par Virgile, ne va pas complètement de soi. Peu de critiques s’y sont arrêtés, peut-être parce qu’il était pour eux (et parce qu’il est) évident que la Muse comme “hypostase” de la tradition ne peut plus fonctionner chez Virgile – nouvel Homère, peut-être, mais qui n’est plus de l’âge d’Homère, et poète pour qui la tradition, les sources et les modèles, résident principalement dans des livres39. Les critiques, pourtant, n’ont pas eu toujours le réflexe de lire les expressions comme fertur ou fama est comme des références érudites à la tradition littéraire40. Elles étaient surtout vues comme un moyen de mettre à distance cette même tradition (implicitement assimilée à une rumeur), à propos de données invérifiables et même, souvent incroyables (la fama est la vectrice par excellence des fabulae)41. Dans ces conditions, l’assimilation des Muses à la fama peut sembler plus problématique, pour autant qu’elle fragilise la véracité et l’autorité de la voix épique qui se réfère à ces entités. Et cette instabilité peut devenir extrême si on fait le lien entre la fama, la “tradition comme on-dit” vers laquelle le poète se tourne à de nombreuses reprises dans le courant de son œuvre, et la Fama du chant 4, le monstre Rumeur auquel certains vers donnent aussi des airs de Muse (voir surtout Verg., Aen., 4.188 : tam ficti prauique tenax quam nuntia ueri et Hes., Theog., 26-28). Mais si ce lien est parfois activé, cela reste plutôt exceptionnel42 : le caractère monstrueux qui semble prêté à la parole épique dans le fameux passage du chant 4 du poème (le “portrait” de Rumeur) me semble aussi y être limité43. C’est à partir d’une autre fonction de la Fama personnifiée que la voix épique de l’Énéide se mêle éventuellement à cette dernière : je pense à Fama qui, à partir du chant 9 de l’épopée, se spécialise dans la propagation des messages funestes, devenant la Messagère des deuils - ou la “Voix endeuillée” que la voix épique de l’Énéide elle-même tend à constituer quand elle s’affronte aux horreurs de la guerre44. Il reste cependant un point commun à fama, Fama et, en dernier ressort, au poète : une certaine vision de la tradition, en vertu de laquelle celle-ci n’est pas qu’une somme de déjà-dits, mais mêle intimement facta et infecta45, des choses déjà advenues (dans la littérature) et des choses à venir – à inventer d’après celles qui existent déjà, à ajouter à la Fama, somme des famae, pour qu’elle continue de croître, et surtout qu’elle reste vive. C’est cette vision de la tradition que peut exprimer, à mon sens, l’expression fama perennis au vers 79 du chant 9. Le fait que l’invocation aux Muses introduit ici n’est peut-être pas aussi ancien que Virgile le prétend, pas plus que les témoignages qui lui sont relatifs (prisca fides facto). Cependant, comme souvent, l’histoire n’est sans doute pas totalement inventée ; Virgile a réellement pu trouver l’inspiration de celle-ci dans un ou plusieurs poèmes hellénistiques46. Quel qu’ait été ce modèle, il y a, comme souvent aussi, un modèle de fond sur lequel l’on peut compter et appuyer la réflexion : Homère, et Homère en des passages de l’Iliade (Hom., Il., 2.324-329 : prodige d’Aulis rappelé par Ulysse, au cours duquel un serpent est changé en pierre après avoir mangé neuf oiseaux47) et de l’Odyssée (Hom., Od., 13.162-164 : métamorphose en rocher du navire phéacien qui a ramené Ulysse à Ithaque48), tous deux marqués par une image de pétrification. Selon un procédé non rare, l’imitation de Virgile passe par une opposition : à la pétrification – du serpent du prodige d’Aulis, du navire phéacien – est substituée la métamorphose des vaisseaux troyens, qui est la solution trouvée pour que ceux-ci continuent de vivre à l’approche du danger, et à l’issue de leur course. À travers les vaisseaux, c’est aussi Troie et peut-être le poème lui-même qui revendique ainsi de pouvoir accéder à une forme de renommée immortelle – fama perennis. Le transfert de cette expression dans le cadre de l’invocation à la Muse lui donne, en tout cas, une valeur métapoétique : l’image du serpent pétrifié de l’Iliade a été commentée par Gregory Nagy49 comme incarnant une sorte de repoussoir pour le récit épique qui, notamment dans le contexte de la performance, doit veiller à rester vif, à lutter contre la menace de figement que peut faire peser sur lui la pré-connaissance de son terme. La métamorphose des vaisseaux dans l’Énéide peut attester que ce figement n’a pas eu lieu, et fama perennis, sonner comme une affirmation de la vivacité de la tradition et du poème en son sein, et comme une revendication de la liberté du poète d’opérer les métamorphoses nécessaires pour garder la fama toujours vive.
13Mais revenons au poète, aux Muses, et à la fama pour conclure. Avec la Fama d’Énéide 4, Virgile a inventé un topos extraordinaire, en raison du caractère monstrueux et mystérieux de cette personnification de la Rumeur, mais aussi en raison du questionnement dont le passage est porteur, et allait paraître porteur (aux poètes épiques ultérieurs), en ce qui concerne la fonction de la parole épique : synonyme, au fond, de renommée, cette dernière peut aussi s’identifier à une (/ la) rumeur, et être aussi monstrueuse et troublante que la créature de Virgile parce qu’elle ose publier des actions infâmantes, et même, si l’on pense aux sujets des épopées de Lucain ou de Stace, tels que ces poètes les thématisent et les problématisent, infâmes et indicibles50. Mais si extraordinaire soit-elle, la Fama de Carthage n’est pas seule en cause. La voix de la foule ne fait sans doute pas l’objet, dans l’Énéide, d’une mise en valeur très positive ; c’est plutôt à l’expression de la douleur de la foule que le poète est attentif au point, parfois, de fondre son je dans cette autre sorte de fama (/ Fama51). Plus visiblement, Virgile a accompli, via fama, un changement dans l’énonciation épique assez profond pour trouver des prolongements radicaux dans l’œuvre de (certains de) ses successeurs : prolifération de famae dans l’épopée d’Ovide (au détriment des Muses), disparition des Muses dans l’épopée de Lucain52. La voix épique de l’Énéide n’est déjà plus, au fond, celle des Muses, en tout cas pas celle des Muses archaïques. À ces divinités et aux divinités en général, le je épique a plutôt tendance à adresser des questions vouées à rester sans réponse, tandis que la tradition, parfois peut-être réellement orale, souvent enregistrée dans des livres, satisfait l’essentiel de ses besoins d’information. Mais quand je se tourne vers les autres, il n’est pas rare, enfin, qu’il soit lui-même, pour ainsi dire, un autre : à l’image, encore une fois, de la Fama du chant 4, la tradition que mobilise, en le disant, Virgile (par les expressions comme fama est, fertur, dicitur, etc.), est une tradition réinventée53, mise au compte d’un on (celui du on-dit), mais que je a faite sienne.
Notes de bas de page
1 L’interprétation du passage sur laquelle je m’appuie est celle de Ford 1992, 57-58. Compte tenu de la date du colloque, je n’ai pu mettre à profit ici le livre de Syson 2013.
2 Hom., Il., 2.484-493 : “Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de l’Olympe – car vous êtes, vous, des déesses : partout présentes, vous savez tout ; nous n’entendons qu’un bruit, nous et ne savons rien – dites-moi quels étaient les guides, les chefs des Danaens. La foule, je n’en puis parler, je n’y puis mettre des noms, eussé-je dix langues, eussé-je dix bouches, une voix que rien ne brise, un cœur de bronze en ma poitrine, à moins que les filles de Zeus qui tient l’égide, les Muses de l’Olympe, ne me nomment alors elles-mêmes ceux qui étaient venus sous Ilion. Je dirai en revanche les commandants des nefs…” (trad. P. Mazon)
3 Sur les trente-quatre occurrences de φασί sans sujet défini qu’I. de Jong (1987, Appendix III, 237) relève dans l’Iliade et l’Odyssée, trois seulement figurent dans le “texte du narrateur” (Hom., Il., 2.783, à propos de la localisation de Typhée “dans le pays des Arimes” ; Il., 17.674, au sujet du regard de l’aigle auquel est comparé le regard de Ménélas et dont “on dit” qu’il est très perçant ; Od., 6.42, à propos de la localisation de la demeure des dieux dans/sur l’Olympe). Aucune occurrence de φασί avec sujet défini n’apparaît en outre dans le texte du narrateur (contre huit dans le “texte des personnages”). Analysant l’emploi remarquable de φασί (sans sujet défini) dans le “narrator-text” de la Théogonie (Hes., Theog., 306-7, à propos de l’union de Typhoeus et d’Echidna), K. Stoddard (2004, 49-50) souligne que, comme Homère, Hésiode met ainsi au jour les limites de l’omniscience du poète qui, même inspiré par les Muses, “reste parfois sujet à l’ignorance caractéristique de la race humaine” (l’auteur est également attentive à un aspect essentiel et constant des recours au on-dit, à savoir que le poète met ainsi en relief son activité de narrateur). Les commentateurs anciens d’Homère ont une approche remarquable de ces références au on-dit, pour autant qu’ils ne se limitent pas à en faire des expressions de mise à distance (cf. Schol. b ad Il., 2.783a et Eustathe sur le même passage), mais y repèrent aussi des gages de crédit supplémentaires, du fait de l’opinion consensuelle qui est ainsi rapportée à propos d’un fait, mais surtout en raison de l’expérience et de la science du poète qui se trouvent derrière (cf. ainsi Eust., ad Il., 17.674, et les scholies bT et, encore plus, AbT, aux vers 674-5) ; en tant que “notes alexandrines” (Hinds 1998, 1-2, et infra n. 40), ces formules gênent en fait davantage ces commentateurs quand elles se situent dans le texte des personnages, parce que ces derniers ne sauraient être aussi savants que le poète.
4 Je renvoie à Hardie 2012b, 58-62 pour une analyse d’Il., 2.1-335, menée dans le cadre d’une réflexion sur la fama ou en l’occurrence, le κλέος, et, plus largement, sur le pouvoir et l’autorité des mots. La mise en regard des deux passages d’Homère et de Virgile que je propose au début de mon texte doit beaucoup à l’ouvrage de P. Hardie, dont la parution m’a d’ailleurs poussée à réorienter le texte initialement présenté lors de la Journée d’études “Épopée et idéologie” dans le sens que j’avais exploré dans ma thèse de doctorat. Dans celle-ci (Clément-Tarantino 2006), je n’avais de fait pas perçu le lien entre Fama, (les vents) et la tempête d’Énéide 1.
5 Hom., Il., 2.211-244.
6 Hom., Il., 2.244-283, et spécialement vers 270-278.
7 Sur l’ambivalence du κλέος dans Homère (où il incarne essentiellement la renommée, mais peut aussi désigner la rumeur), cf. dernièrement Hardie 2012b, 65-67.
8 Cf. maintenant Hardie 2012a, 70-73 et plus largement, Lausberg 1983.
9 Verg., Aen., 1.148-156 : “Dans un grand peuple, où, souvent, surgit la révolte, quand les passions de la foule sans nom se déchaînent, et que, déjà, les torches et les pierres volent, que la fureur fait prendre les armes, s’ils ont tourné leurs regards vers un homme qui, par sa piété et ses mérites, a du poids, ils se taisent, s’immobilisent, prêtent l’oreille ; lui, par son discours, gouverne les esprits et apaise les cœurs : de même, tout le fracas de la mer est tombé, dès lors que le père, portant ses regards sur les flots, et s’avançant sous le ciel dégagé, tourne ses chevaux et lâche les rênes sur son char où il vole”.
10 Verg., Aen., 1.223.
11 Jupiter, dans l’Énéide, met aussi fin à de vraies rumeurs (et à une tempête alors métaphorique) : celles que le discours plein de fureur de Junon contre Vénus fait naître auprès des autres dieux dans le cadre du Conseil divin du début du chant 10 (Verg., Aen., 10.96-104).
12 Cf. Hardie 2012b, 101.
13 Verg., Aen., 7.641-646 : “Ouvrez maintenant l’Hélicon, déesses, mettez en mouvement le chant : quels rois se levèrent pour la guerre, quels bataillons ont suivi chacun d’eux et ont rempli les plaines, quels héros, en ce temps déjà, la terre nourricière d’Italie a fait fleurir, sous quelles armes elle brûla ; vous vous en souvenez, divines, et vous pouvez le rappeler, alors qu’à nous c’est à peine si une rumeur parvient, en un souffle ténu”.
14 Cf. notamment Fraenkel 1990, 268, qui remarque combien, d’Homère à Virgile, la conception de la prière aux Muses a changé, mais ce qui a également changé, selon lui, c’est le sentiment qui se trouve derrière cette prière : dans le dernier vers de l’invocation, le savant perçoit une tonalité mélancolique, en accord avec la vision que Virgile a de la vie et la perception des biens que nous possédons en celle-ci.
15 Cf. ainsi Horsfall 1991, 107.
16 Verg., Aen., 7.678-681 (omnis quem credidit aetas, pour Caeculus, fils de Vulcain) ; 733-740 (fertur, au sujet d’Oebalus, d’ascendance divine) ; 765-769 (ferunt fama, à propos d’Hippolyte/Virbius).
17 Sur la dimension alexandrine de ce catalogue, cf. notamment O’Hara 1989.
18 Verg., Aen., 4.173-195.
19 Virgile a peut-être inventé la personnification de Fama sous les traits d’un monstre ; telle qu’il l’a formée pour le passage d’Énéide 4, Fama tient cependant plus de la réinvention – géniale – que de l’invention, étant donné, d’abord, le nombre extraordinaire de références, d’allusions, et autres réminiscences que le texte réunit. Pour la mise en relation de la liaison du héros avec la rumeur, le poète disposait de plusieurs modèles épiques ; et pour la personnification de la renommée/rumeur, il pouvait puiser à plusieurs sources.
20 La réélaboration du topos est perceptible au vers 183, quand il est question notamment du caractère indénombrable des langues et des bouches (et des oreilles) du monstre : tot linguae, totidem ora sonant, tot subrigit auris (Verg., Aen., 4.183). Elle est confortée par le lien existant entre Fama et le contexte infernal du chant 6 (avec l’antre de la Sibylle dont les innombrables ouvertures peuvent rappeler les tot ora du monstre – Verg., Aen., 6.42-44 – et la réélaboration directe du topos dans la bouche de la prophétesse – Verg., Aen., 6.625-627) ; ce lien est à son tour validé par Ovide qui, dans sa description de la domus de Fama, réunit (entre autres) ces deux contextes virgiliens. Sur ce dernier point, cf. Hardie 2002a, 77, n. 23 ; sur les rapports entre Fama et la Sibylle, Oliensis 2004, 42 ; Clément-Tarantino 2006, 274-280. Gowers 2005 permet d’appréhender la Sibylle comme une sorte d’incarnation de Fama, dans la mesure où la prophétesse tend à s’identifier aux centum ora qu’elle récuse à travers le topos, mais que sa demeure possède.
21 Pour cette interprétation, cf. maintenant Hardie 2012b, 106-112. P. Hardie insiste plutôt sur Fama comme représentation du poète épique ; dans ma thèse (Clément-Tarantino 2006, première partie), j’ai plutôt mis l’accent sur Fama comme représentation de la tradition littéraire et me suis efforcée de réunir tous les arguments permettant de justifier une telle interprétation.
22 Hinds 1998, 34 : “Rather than demanding interpretation in relation to a specific model or models, like the allusion, the topos invokes its intertextual tradition as a collectivity, to which the individual contexts and connotations of individual prior instances are firmly subordinate”.
23 M. Detienne (1982, 77) parle de “création collective” à propos de la Rumeur : “À qui sait écouter, toute rumeur fait signe, mais c’est alors une voix ponctuelle, instantanée et qui est comme un atome de la Rumeur constituée, de celle qui, relayée de bouche en bouche et d’oreille en oreille, se métamorphose en récit déjà formel, chacun y ajoutant ou y retirant quelque chose, par une procédure inconsciente mais toujours dans une création collective”.
24 Une des ancêtres avouées de Fama est Éris, surtout telle qu’elle apparaît dans Homère (Il., 4.440-445) ; et c’est une vision “éristique” de la tradition que le portrait de Rumeur tend à produire, vision qui peut se vérifier en des lieux essentiels du poème comme ses deux principaux débuts, autour des interventions de Junon, la déesse représentant à chaque fois une voie narrative et la voix d’un modèle qui ne sont pas exactement celles que le je épique a commencé de suivre.
25 Au chant 12, les vers concernés sont d’abord les vers 216-228 : Juturne exploite le mécontentement des Rutules à l’approche du duel devant opposer leur chef à Énée, et à leur murmure grandissant (v. 222-223), elle va commencer par ajouter, pour les inciter à intervenir, le discours de Camers dont elle prend la forme. Même s’il s’agit plutôt ici d’une rumeur unanime, il est tout de même dit, dans le vers qui introduit le discours de la nymphe, qu’elle “sème des rumeurs variées” (rumoresque seruit uarios, Verg., Aen., 12.228). C’est véritablement la discorde qui s’empare de la foule des Latins lorsque, plus tard, Énée attaque leur ville, et la menace d’une destruction qui équivaudrait à celle de Troie (Verg., Aen., 12.583-586).
26 Verg., Aen., 2.39.
27 Verg., Aen., 2.29.
28 Quint., Inst. or., 9.2.37.
29 Un cas relativement proche est celui d’Aen., 9.38 où, d’après le commentaire de Servius auctus, l’interjection heia, suivant l’exclamation hostis adest, était mise, par certains, au compte du poète, pris par l’action qu’il était en train d’imaginer. Un peu différent est le cas d’Aen., 10.507-509, où Servius rapporte que les lecteurs se partageaient entre ceux qui prêtaient au poète même l’apostrophe à Pallas mort et ceux qui l’attribuaient aux socii du jeune homme (dans ce cas, l’énonciateur est éventuellement un groupe bien déterminé).
30 Verg., Aen., 2.84.
31 Verg., Aen., 2.98-99.
32 Verg., Aen., 2.119-131.
33 Cf. l’explicitation d’Ovide, dans sa description de la domus de Fama : hi narrata ferunt alio, mensuraque ficti/crescit, et auditis aliquid nouus adicit auctor (Ov., Met., 12.57-58).
34 Elle est d’autant plus attendue qu’Énée n’est pas Ulysse, dont il est régulièrement distingué. Or à travers Sinon, Ulysse domine le début du chant 2 et le récit d’Énée.
35 Ainsi, sur le rapport entre la tromperie des Troyens par Sinon et la tromperie implicite de Didon par Énée “récitant” le rôle de Sinon, cf. Hexter 1990, 122 (p. 109 l’auteur souligne la disposition selon laquelle le récit de Sinon, placé au début du récit d’Énée reflète celui d’Énée, placé au début de celui de Virgile).
36 Une rumeur “divine” extraordinaire vient s’ajouter à ce fertur du vers 15 : celle qui a permis à Junon de savoir qu’un jour un peuple issu des Troyens causerait la ruine de sa chère Carthage (audierat Tyrias olim quae uerteret arces, Verg., Aen., 1.20). Elle peut suggérer que le poète bénéficie encore de la médiation divine pour acquérir des connaissances inaccessibles autrement. En même temps, comme le percevait déjà Servius, audierat fonctionne comme une référence au modèle tout humain que Virgile convoque ici : Ennius (Servius, ad Aen., 1.20 : et perite ‘audierat’ ; in Ennio enim inducitur Iuppiter promittens Romanis excidium Carthaginis).
37 “Quel dieu, Muses, détourna des Troyens un incendie si redoutable ? Qui repoussa loin des navires de si grands feux ? Dites-le : la tradition du fait est ancienne, mais éternelle en est la renommée” (Aen., 9.77-79).
38 Cf. Hardie 1994 ad loc. Je ne pense pas qu’au bout du compte, les Muses soient ici véritablement identifiées à la fama (comme si ce dernier terme reprenait dicite, en quelque manière) : les déesses sont sollicitées pour appuyer de leur autorité le récit d’un événement extraordinaire, et elles contribueront sans doute à assurer la renommée durable de celui-ci. De mon point de vue, c’est encore une fois la voix épique, la voix du je, qui se confond avec celle de la fama (cf. l’emploi de fertur au vers 82) et, de manière plus implicite, la fama perennis du vers 79 donne l’idée d’une tradition dont le caractère intarissable est assuré par la capacité d’invention et de renouvellement des poètes (de ce poète en particulier), et aussi, sans doute, par leur talent de conteur. La configuration de l’invocation à la Muse qui est en germe dans ce passage est ainsi peut-être plus celle que l’on trouve à deux reprises dans Silius Italicus (Pun., 3.222-230 ; 7.223-228 : le poète demande à la Muse de donner à la fama ce qui va être présenté ensuite) que celle, remarquable, de Stace, au chant 4 de la Thébaïde, qui sera citée plus bas.
39 C’est le fond du raisonnement de R. Heinze, ce savant étant un des rares à avoir relevé l’association constante, chez Virgile, des Muses et de la fama. Ainsi Heinze [1914] 1993, 198 : “[…] it naturally never occurs to Virgil to attempt to disguise his dependence on the works of his predecessors, any more than his Hellenistic and Roman forebears had done. […] In the Aeneid […], he often refers to what he has heard, what has been said or reported, fama. Indeed, he leaves no doubt that when he calls upon the Muse to inform about some particularly difficult and obscure point, this Muse is none other than fama itself”. Dans certaines traditions critiques, c’est peut-être, au contraire, l’attachement au caractère sacré de la poésie de Virgile qui a pu faire négliger l’emploi de formules (comme fama est et sim) paraissant dans le sillage – mais donc aussi à l’ombre – des grandes invocations du poème, et de formules qui pouvaient en outre être inconsciemment intégrées à une représentation antique du poète, proche des anciens aèdes (i. e. soi-disant inspirés par les Muses et travaillant dans des traditions essentiellement orales).
40 Le principe de l’“Alexandrian footnote”, consacré par les premières pages de l’ouvrage de S. Hinds sur allusions et intertextes (Hinds 1998) est désormais incontournable dans le domaine de la poésie latine. Il ne faut cependant pas négliger les autres caractéristiques des formules comme fama est : diffidentia apparente pour mettre en valeur un mirum, ou mise à distance et mise au compte des autres pour faire valoir un apport singulier du je du poète, à ce qu’“on” disait traditionnellement. Il peut enfin être intéressant de considérer la possibilité qu’un fama est fonctionne exactement comme une note de commentateur alexandrin, quand l’expression introduit, par exemple, un élément censé donner de la vraisemblance au récit.
41 C’est l’interprétation que les commentateurs anciens de Virgile donnent habituellement de telles expressions. Cf. le chapitre intitulé “È stato detto” dans Horsfall 1991.
42 Je pense au “clin d’œil” que constitue l’introduction par un fama est de la notice relative au prisonnier de l’Etna au chant 3 (Verg., Aen., 3.578-583) : Encélade est en effet ensuite donné, au vers 179 du chant 4, comme un des frères aînés de Fama ! Les éléments du poème avec lesquels Fama a des liens sont plutôt, de mon point de vue, d’une part, d’autres créatures mythologiques (comme Encélade, Polyphème, les Harpyes, et surtout, Allecto et la Dira du chant 12), et d’autre part, d’autres personnages dont le maniement du discours évoque la rumeur (Sinon dont il a été question plus haut, Drancès selon l’analyse de Hardie 1998).
43 P. Hardie 2012b, 109 place Fama comme double obscur du poète dans une tradition de tels doubles, souvent incarnés par des figures féminines. D’ailleurs, parmi les sources de Fama, figurent peut-être les Sirènes parfois considérées comme des Muses infernales. P. Hardie (ibid., p. 110) insiste aussi sur la gravité (visible par ses conséquences dans la tradition ultérieure) de la “diffamation” de Didon que commet Virgile, que ce soit sur les traces de Naevius ou non. De manière plus large, Virgile peut exprimer par un monstre le problème que pose ici la voix épique, qui, au lieu d’être synonyme de renommée, se confond avec la rumeur, source d’infamie pour les deux protagonistes. Le poète épique raconte ce qu’il aurait dû taire. Un intertexte dont je n’ai pas tenu compte dans Clément-Tarantino 2006 et qui me semble aujourd’hui digne d’être pris en compte est le vers 8 du fr. 75 du livre 3 des Aitia de Callimaque (éd. d’Alessio), où le poète, se retenant de parler de l’union d’Héra et de Zeus avant leur mariage, qualifie un savoir multiple (πολυιδρείη) de χαλεπὸν κακόν (cf. Fama malum en Aen., 4.174).
44 Cf. Verg., Aen., 9.473-477 ; 10.510-512 ; 11.139-141, et de façon relativement moins nette, 12.608. J’ai développé cette idée dans ma thèse : Clément-Tarantino 2006, 109-110 ; 133-134 (pour les sources relatives à cette fonction de Fama) ; 267-268. Cf. aussi Clément-Tarantino 2009a, n. 37.
45 Cf. Verg., Aen., 4.190.
46 Il s’agit d’abord d’un modèle connu : les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes. L’histoire merveilleuse de la métamorphose des vaisseaux correspond en effet à l’épisode extraordinaire du portage d’Argo, ainsi que peut l’indiquer, tout de suite, l’invocation aux Muses, qui répond à la dernière des Argonautiques (4.1381‑1388), ouvrant cet épisode (cf. Nelis 2001, 224 et n. 155). L’hypothèse d’un modèle pergaménien pour les récits et de Virgile et d’Ovide de la métamorphose des vaisseaux avait été avancée par K. Kuiper (1902), qui plaçait ce texte dans le contexte historique et diplomatique du transfert de Cybèle à Rome (ce travail est intéressant pour l’attention qu’il prête à ce qui relève peut-être le plus de l’invention de Virgile, le dialogue entre Cybèle et Jupiter : aux yeux des Anciens, cette section du récit était la plus problématique, comme le montrent les commentaires anciens de l’Énéide, mais aussi, déjà, Ovide, qui supprime l’analepse). Ce contexte est présent en filigrane chez Virgile, dont un des buts est sans doute de suggérer que l’arrivée de la déesse à Rome était en fait beaucoup plus ancienne que cela.
47 Les vers d’Homère sont traduits par Cicéron dans le De diuinatione (2.30.64) ; dans son deuxième vers, Cicéron emploie l’adjectif perennis pour qualifier les substantifs coordonnés fama et laus (fama ac laude perenni). Il est plus que vraisemblable que Virgile a pensé à ces vers de Cicéron en composant l’invocation et en formant l’expression fama perennis : cf. Harrison 1995, 146.
48 Ovide (Met., 14.562-565) fait apparaître l’importance de ce précédent odysséen pour le passage de l’Énéide qui, aux dires de Servius, a tellement souffert du fait de paraître sans précédents.
49 Dans une conférence tenue à l’EPHE le 27 mai 2002.
50 Cf. notamment Stat., Theb., 11.576-579. Cf. Clément-Tarantino 2009b, 237-239.
51 C’est la Messagère de deuils qui a été évoquée plus haut.
52 Dans la Thébaïde, Stace ne renonce pas au topos de l’invocation aux Muses, mais il accomplit néanmoins le geste remarquable de faire précéder, dans une de ses invocations (Stat., Theb., 4.32-38), l’adresse à Calliope, d’une adresse à Fama d’abord (cf. le prior très intéressant du vers 32), associée à Vetustas. C’est une sorte de consécration de la fonction poétique de Fama, de sa participation à l’énonciation épique.
53 Je préfère parler de réinvention plutôt que d’invention : en effet, même si le fonctionnement mis en évidence par N. Horsfall (1991, 117-133) à partir de Virgile est incontestable dans son principe – fama est, dicitur, fertur... constituent très souvent des références illusoires (Horsfall parle d’“illusory footnotes”), pour autant que, telles qu’elles sont rapportées par le poète, ces histoires ne se trouvent pas dans la tradition antérieure – il est important de voir que : 1. l’innovation introduite par le poète est en général limitée à un élément de l’histoire ; 2. quelle que soit son extension, elle se fait par rapprochement tacite avec une autre histoire traditionnelle. D’ailleurs, à plusieurs titres, les expressions de ce genre introduisent des “à la manière de”. Je profite de cette dernière note pour remercier chaleureusement Aline Estèves de m’avoir associée à ces travaux, qui me permirent de recentrer mon attention sur l’épopée.
Auteur
Université Lille 3 Halma-Ipel UMR 8164
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