I - La notion de trahison
p. 25-101
Texte intégral
Qu’est-ce que trahir ?
1Ce chapitre a pour objectif de dégager, d’après les textes contemporains, ce que recouvrait la notion de trahison dans la mentalité commune à Athènes au ve siècle, à partir de l’étude du mot “prodosia” (πϱοδοσία) et de mots de même famille ou de sens voisin, replacés dans leur contexte. Le champ que recouvre ce mot correspond en partie à celui que recouvre notre mot “trahison” : en fonction de son registre, il peut définir juridiquement et précisément un acte accompli contre la communauté par l’un de ses membres au profit de l’ennemi, ou qualifier, avec un sens parfois très lâche à connotation morale, un acte aux limites floues, ressenti comme une intolérable atteinte personnelle de la part d’un proche. Dans ce terme, qu’il désigne strictement l’entente conclue avec l’ennemi en vue de lui remettre un élément ou la totalité de la communauté, ou, de manière plus extensive, ce qui est interprété par la communauté comme un acte d’abandon à son égard, est présente une nuance qui suggère le secret dans lequel l’acte en question a été préparé : la perfidie, rupture de la fidélité et de la loyauté dues à un proche, est inséparable de la notion de prodosia, au point que des actes d’hostilité accomplis ouvertement contre la cité par certains de ses membres, que nous appellerions, selon nos critères d’appréciation modernes, des “trahisons”, sont désignés par les Athéniens sous des appellations différentes1.
Le vocabulaire de la trahison
2Le mot prodosia dérive d’un verbe composé à partir de didonai (διδόναι), “remettre” au sens de “donner”, “mettre dans les mains”, prodidonai (προδιδόναι), qui peut se traduire par “remettre” au sens de “livrer”, ou encore, avec une nuance un peu différente, “abandonner”. Ce verbe a le plus souvent pour compléments une personne, un groupe de personnes, ou une chose ou un ensemble de choses, mais aussi, au figuré, une qualité ou une notion, comme la justice ou l’espérance ; il peut aussi, plus rarement, avoir une chose ou une qualité pour sujet2. Lorsqu’il ne signifie pas “remettre”, le verbe contient l’idée que la personne ou la chose qui sont remises à quelqu’un le sont contre leur gré, par une personne qui est unie à elles par un lien quelconque, d’où le sens de “livrer déloyalement, par perfidie”, ou que la personne est abandonnée par celui qui lui doit assistance au moment où elle se trouve en danger, d’où le sens d’“abandonner par lâcheté” : ces deux notions différentes, puisque la première, contenant l’idée de remise par ruse, implique le caractère volontaire, prémédité, de la “livraison” d’une personne ou d’une chose à une autre personne qui est nécessairement animée d’intentions hostiles, alors que la seconde met l’accent sur la lâcheté de l’agent, qui abandonne quelqu’un pour échapper au danger qui le menacerait lui aussi s’il ne prenait pas ses distances par rapport à la personne concernée, ces deux notions peuvent se rejoindre si l’on considère que la personne qui abandonne livre en définitive elle aussi de manière déloyale, comme la personne qui remet par complot, dans la mesure où l’abandon est suivi du même effet, c’est-à-dire que la personne abandonnée par lâcheté tombe aux mains de l’ennemi aussi bien que la personne qui a été livrée par ruse. “Livrer à une personne quelqu’un contre son gré, par ruse” et “abandonner quelqu’un par lâcheté”, ces deux idées se retrouvent dans le terme prodosia : on le traduira donc soit par “action de livrer quelqu’un par trahison”, d’où “acte ou comportement de trahison”, “trahison”, soit par “action d’abandonner quelqu’un”, “abandon”. Ainsi, alors même qu’il n’y a pas remise d’une personne contre son gré, par ruse, à une autre personne, le contexte peut faire préférer au terme neutre “abandon” le terme plus engagé “trahison” : l’émotion de celui qui est abandonné, avec ce qu’elle entraîne d’emportement et d’excès, montre que pour lui le mot prodosia signifie plus qu’“abandon”, qu’il signifie véritablement “trahison”, car l’effet de l’abandon est le même que celui d’une remise par ruse : ainsi, prodosia peut presque toujours être traduit par “trahison”, que le terme soit pris dans son sens strict d’“action de livrer par perfidie, par trahison”, qui se rencontre surtout dans les domaines militaire et politique, ou dans son sens large d’“abandon”, qui se rencontre plus fréquemment dans le contexte des relations familiales et amicales.
3Le terme prodidonai implique l’idée qu’une personne livre ou abandonne une personne ou une chose de manière indue à un tiers : le terme prodosia désigne exactement cette action de remise ou d’abandon, pour laquelle n’existe pas en français de terme strictement équivalent, et qui constitue en elle-même, par la rupture dont elle procède, ce que nous appelons, par un terme général qui qualifie moralement le comportement, une trahison. Ainsi, les termes français “trahir” et “trahison”, qui dérivent des termes latins “tradere” et “traditio”, qui signifient, comme prodidonai et prodosia, “livrer”, et “livraison”, n’ont pas de correspondants exacts en grec. Ils couvrent en effet un champ plus large que celui auquel se rapportent les termes grecs et latins, qui ne visent, pris dans leur sens strict, qu’une variété de trahison – bien que les variétés de trahison qui consistent, par exemple, à communiquer des renseignements à l’ennemi ou à marcher avec l’ennemi contre son propre camp aient bien en définitive pour seul objectif de remettre entre les mains de l’ennemi telle personne, tel groupe de personnes ou telle chose : quel que soit le mode d’opération qu’il choisisse, le “traître”, celui qui accomplit une “trahison”, agit, contre une personne ou un groupe de personnes qui le croient bien disposé à leur égard et en conséquence ne se méfient pas de lui, au bénéfice d’une personne ou d’un groupe de personnes hostiles aux précédents. On doit ainsi souvent préciser, en fonction des besoins du contexte, lorsqu’il s’agit de traduire en français le verbe prodidonai, “livrer par trahison” : “trahison” indique la manière dont se fait la remise, manière qui est jugée contraire au droit – ou à la morale, le problème étant que l’appréciation sur le bien-fondé de cette “remise” varie selon le point de vue adopté, celui de la victime, celui de l’agent ou celui du bénéficiaire, ou encore selon la date à laquelle elle est portée3.
4L’étude de la notion de prodosia se fonde aussi sur l’occurrence des termes de la même famille, tels que prodotès (πϱοδότης), “traître”, prodotis (πϱοδότις), “traîtresse”, ou encore, plus rare, prodotos (πϱόδοτος), “trahi”, “livré”, qui peuvent être employés en rapport avec le sens strict de prodosia, “action de livrer par ruse”, ou avec le sens large d’“abandon”, ou d’autres termes composés avec un préverbe qui, apportant une nuance supplémentaire, s’ajoute à didonai, comme ekdidonai (ἐϰδιδόναι), “faire passer en d’autres mains, livrer”, endidonai (ἐνδιδόναι), “mettre dans la main, remettre, livrer”, paradidonai (παϱαδιδόναι), “transmettre, remettre, livrer”, ou encore, surcomposé à partir de prodidonai, kataprodidonai (ϰαταπϱοδιδόναι), “livrer, trahir”4.
5Le mot “trahison” possède un doublet de formation savante, le mot “tradition”, dans lequel on retrouve la notion de transmission, de remise à autrui : mais le terme “tradition”, dépourvu de la connotation dépréciative qui est attachée au mot “trahison”, possède souvent une valeur positive, dans la mesure où la tradition, qui est à la fois le fait de transmettre le passé et ce que l’on transmet du passé, s’opposant à l’innovation, étrangère par essence, est signe, grâce à la continuité que permet l’enracinement dans un passé fondateur dans lequel s’opère le renouvellement des générations, de permanence et de stabilité : alors que la trahison est avant tout rupture, interruption, la tradition est le maintien, par les générations qui se succèdent, d’une trame intacte, chaque vague découlant naturellement, malgré sa naissance nouvelle, de la précédente5. Tradition et trahison, qui consistent toutes deux dans la transmission à autrui, diffèrent par leur caractère, qui est licite pour la première, illicite pour la seconde, en fonction de l’identité du destinataire : alors que, dans la tradition, la remise d’un patrimoine se fait au profit d’un proche, un descendant, qui est héritier légitime, dans la trahison, elle se fait au détriment de l’héritier légitime et au profit d’un étranger, qui veut dénaturer ce patrimoine : elle est donc éminemment condamnable.
6La notion de trahison peut être rendue par des mots appartenant à d’autres familles que le mot “prodosia” et qui insistent sur le renvoi, l’abandon, la défection, plus que sur la simple remise à autrui qu’implique le verbe didonai : l’idée fondamentale, avec des termes, tous composés, tels que, à partir de leipein (λείπειν), “quitter, délaisser”, proleipein (πϱολείπειν), “quitter, abandonner”, ou encore lipogamos (λιπόγαμος), “qui a abandonné son mari”, ou lipopatôr (λιπoπάτωϱ), “qui a abandonné son père”, dans lesquels l’idée d’abandon injustifié entraîne celle de trahison, particulièrement dans un contexte d’émotion très forte, à partir de hienai (ἱέναι), “lancer”, à l’actif, methienai (μεθιέναι), “laisser aller, relâcher”, au moyen aoriste, proesthai (πϱοέσθαι), “laisser aller, abandonner, livrer”, ou encore, à partir d’histanai (ἱστάναι), “placer”, aphistanai (ἀϕιστάναι), dont le préverbe apo indique très nettement l’éloignement, “s’abstenir de, se détacher de, faire défection” ou apostasis (ἀπόστασις), “défection”, est que le personnage qui agit fait défaut, manque à celui qui serait en droit d’attendre son aide en brisant le lien de solidarité qu’implique l’appartenance à une même communauté.
7Les idées d’impiété ou de sacrilège sont parfois associées à celle de trahison, en raison de l’énormité du crime, due au fait que le tort est porté par un proche, un membre de la communauté, qui, en niant par son acte la force des liens qui unissent entre eux les membres d’une famille ou d’une société, commet une injustice, qui est contraire à la piété6. Le caractère “domestique” de la faute est le trait marquant de la trahison, il en explique toutes les caractéristiques. Ainsi, dans le face-à-face qui mène à l’arrestation puis à l’exécution de Théramène, Xénophon fait développer par Critias la distinction entre l’ennemi du dedans, le traître – prodotès (πϱοδότης), et l’ennemi déclaré contre lequel on fait la guerre – polemios (πολέμιος)7 : “Et même, la trahison est plus dangereuse que l’hostilité, dans la mesure où il est plus difficile de se garder de l’invisible que de l’apparent, et plus haïssable, dans la mesure où, avec leurs ennemis, les hommes font des traités une fois la guerre finie, et leur rendent leur confiance, tandis qu’avec un traître pris sur le fait, personne ne veut jamais faire de convention ni lui donner sa confiance pour l’avenir “(Xen., HG, 2.3.29)8. Le traître, en raison de l’impossibilité d’accorder foi à ses dires, se retranche de sa propre communauté et, par-delà, de toute la communauté des humains, qui ne peut subsister dans le mensonge9.
8Le fait que l’acte de trahison soit commis par un familier est à l’origine de la dissimulation, de la ruse, du comportement fourbe qui lui sont souvent reprochés, avec des termes comme dolos (δόλος), “ruse”, apatè (ἀπάτη), “tromperie”, mèchanè (μηχανή), “machination”, bouleuein (βουλεύειν) et epibouleuein (ἐπιβουλεύειν), “comploter, machiner”, lathra (λάθϱα) ou krupha (ϰρύϕα), “en secret”, qui s’opposent à la fidélité – pistis (πίστις), qui est attendue d’amis sûrs10. L’idée d’inconstance peut être aussi l’une des composantes de la trahison, comme le souligne Critias11, puisque celle-ci met à mal la permanence et la solidité du soutien que l’on exige chez un proche, chez une personne qui doit être fiable. Ainsi, celui qui sera considéré comme un traître lorsque son acte sera découvert au grand jour, agit non seulement lui-même de manière hostile, comme le ferait un ennemi, mais encore il s’associe, contre celui qui est un proche, à un ennemi extérieur, dans une intelligence qui, d’abord tenue secrète, nécessite le recours à la ruse : il agit en ennemi contre sa propre communauté, en entente avec les ennemis déclarés de sa communauté.
La trahison dans le mythe
9Deux mythes célèbres, qui connurent une certaine fortune à Athènes au ve siècle, l’un lié au cycle thébain, l’autre, au cycle troyen, nous éclairent en nous présentant deux “histoires” de trahison, l’une qui fut commise au détriment d’un époux au profit d’un étranger, l’autre, qui l’aurait été au détriment de la communauté grecque au profit des Barbares troyens. Toutes deux se déroulent dans le contexte, propice à l’éclosion de la trahison, d’une guerre étrangère ; chacune, dans sa singularité, le cercle familial ou le camp de l’armée grecque, contient les éléments typiques de la trahison “idéale”. Dans les deux cas, l’appât du gain constitue le mobile principal de la trahison.
Le collier d’Ériphyle
10Ériphyle, princesse argienne, était l’épouse du devin Amphiaraos. Lorsque Polynice obtint de son beau-père Adraste, roi d’Argos, l’envoi d’une expédition contre Thèbes qui devait lui permettre de rétablir ses droits face à son frère Étéocle, il corrompit Ériphyle en lui offrant le collier, fabriqué par Héphaïstos, qui avait appartenu à son ancêtre Harmonie, fille d’Arès et d’Aphrodite : Ériphyle contraignit alors son mari, qui savait, en tant que devin, qu’il ne reviendrait pas, à partir pour l’expédition. Plus tard, Amphiaraos fut vengé par son fils Alcméon, qui tua Ériphyle. Pour les Grecs, Ériphyle était le type de l’épouse odieuse qui, séduite par l’attrait d’un bijou, n’hésitait pas à envoyer son mari à la mort : l’Odyssée, à deux reprises, fait brièvement allusion à la manière dont elle se laissa corrompre, préférant l’or au salut de son mari12. Le personnage d’Amphiaraos, victime de la cupidité d’Ériphyle, était connu et respecté des Athéniens : avant même la grande période de faveur qu’il devait connaître à partir du ive siècle dans son sanctuaire d’Oropos, aux confins de l’Attique et de la Béotie, en tant que héros guérisseur, il est toujours présenté, dans les tragédies qui se rattachent à l’expédition des Sept contre Thèbes, de manière flatteuse, comme un devin épris de justice, égaré malgré lui dans une guerre douteuse13. Comme Eschyle, Sophocle avait consacré, dans le cadre peut-être d’une trilogie célébrant son fils Alcméon et l’expédition victorieuse des Épigones, une pièce à son épouse Ériphyle, mettant au cœur du drame la corruption de l’épouse, qui se laissait entraîner à commettre la pire des trahisons, celle de la femme par rapport à son mari14 ; l’intérêt des dramaturges pour ce mythe s’explique aussi par sa similitude dans son développement avec le mythe d’Agamemnon, lui aussi perdant la vie par la faute de son épouse et vengé par leur fils15. La faveur du thème dans l’Athènes du ve siècle est attestée également de manière continue, dès avant le milieu du siècle, parmi les sujets traités par les décorateurs de vases attiques à figures rouges. Alors que le départ d’Amphiaraos fait l’objet d’une riche iconographie, à Athènes et en dehors d’Athènes, surtout au vie siècle, la corruption d’Ériphyle par Polynice, facilement identifiable grâce à la représentation du collier, s’insère dans la vogue que connaissent les scènes de gynécée à partir des années 44016. Le thème, glissant du monde héroïque au monde féminin de la vie quotidienne, apparaît en effet régulièrement sur des vases qui se rattachent plutôt, en raison de leurs formes et de leurs dimensions modestes, au monde des femmes auxquelles ils sont censés offrir de manière plaisante un épisode célèbre illustrant la coquetterie de l’une d’entre elles : Polynice, debout, souvent figuré en voyageur, présente le collier d’Harmonie à Ériphyle assise, qui tend la main pour saisir la parure. Au-delà de l’aspect superficiel de la scène féminine, on peut se demander si les Athéniens n’étaient pas plus particulièrement sensibles aux caractéristiques de ce mythe dans les années sombres de la guerre du Péloponnèse où était répandue la hantise de la trahison des chefs militaires.
La machination d’Ulysse contre Palamède
11Le mythe de Palamède, héros grec de la guerre de Troie, brillant inventeur faussement accusé de trahison par Ulysse qui se venge ainsi d’avoir été contraint de partir pour Troie par la perspicacité de son rival, était bien connu des Athéniens au point d’avoir été traité pour lui-même, dans des tragédies perdues, par les trois grands Tragiques au moins, et régulièrement évoqué, avant que le sophiste Gorgias ne rédige à son tour, selon les règles de l’art oratoire, la défense qu’aurait pu prononcer Palamède17. Les personnalités des deux héros, les plus remarquables des guerriers grecs, aux antipodes d’un Achille ou d’un Ajax dans le domaine de la mètis, correspondent à l’idée que se faisaient les Grecs du réseau complexe de manœuvres que nécessitait l’élaboration d’un complot de trahison : tous les éléments ordinairement associés à la prodosia se retrouvent en effet dans l’histoire de Palamède, telle que les fragments de tragédies conservés et des témoignages antiques permettent de la reconstituer. Ils sont particulièrement intéressants dans la mesure où ils se rapportent à un personnage fictif, dont l’histoire, évoquée dans ses grands traits dans les Chants Cypriens et dans les Nostoi, est enrichie par les tragiques de péripéties nouvelles, qui nous renseignent finalement sur toutes les composantes qui, dans l’imaginaire des Grecs, entraient dans la notion de trahison : l’accusation montée par Ulysse, toute mensongère qu’elle soit, semble crédible contre Palamède en raison de l’intelligence et de l’adresse déployées par celui qui, à finesse égale, a ajouté le désir de vengeance et la mauvaise foi grâce auxquels il remporte une injuste victoire. La trahison de Palamède, précisément parce qu’elle était inventée, rassemblait tous les ingrédients de la trahison idéale, telle qu’il était impossible qu’elle existe dans la réalité, où tout est toujours beaucoup moins simple. Dans la machination mise au point par Ulysse, Palamède était coupable d’intelligence avec l’ennemi en temps de guerre : de l’intérieur du camp des Grecs, il aurait correspondu avec le chef des Troyens, Priam, dans un objectif qui allait contre l’intérêt de sa propre communauté. Le mobile auquel aurait obéi Palamède aurait été la cupidité : l’or de Priam aurait séduit Palamède, auquel aurait peut-être été aussi proposé un mariage avec Cassandre. Dans sa défense, prononcée avant la découverte des preuves, Palamède rappelait ses bienfaits envers l’armée grecque, et soulignait l’invraisemblance de l’accusation de trahison portée contre lui. Les “preuves”, découvertes sous la tente de Palamède grâce aux moyens employés par Ulysse, capture d’un Phrygien, suivie de sa mise à mort, et corruption d’un serviteur de Palamède, étaient la soi-disant lettre de Priam, en “caractères phrygiens”, rédigée par le prisonnier, et le tas d’or, soi-disant récompense de la trahison, caché par le serviteur suborné : elles étaient considérées comme accablantes pour l’accusé, qui était aussitôt lapidé par l’armée18. Le cadavre, conformément à la législation athénienne du ve siècle contre les traîtres, était privé de sépulture – comme l’étaient aussi, dans la tragédie grecque, deux rebelles célèbres, Ajax et Polynice, sur ordre des chefs de l’armée ou de la cité. Le plaidoyer fictif que Gorgias attribue à Palamède, seul texte développé de l’époque classique qui nous ait été conservé sur cette soidisant trahison, est marqué par la rencontre entre le thème traité, la trahison de l’armée grecque au profit des Barbares troyens, et la personnalité de l’auteur, grand voyageur sensible à tout ce qui rapprochait les Grecs par-delà leur émiettement politique, et marqué par le sentiment panhellénique qu’il exprima dans son Discours olympique prononcé lors d’une grande panégyrie, dans le sanctuaire de Zeus, au tout début du ive siècle : Palamède en effet, protestant de son innocence, en même temps qu’il s’efforce de démontrer le caractère invraisemblable de la trahison qui lui est reprochée, y exalte l’hellénisme, employant des mots de la famille de prodosia dans des expressions comme “trahir la Grèce au profit des Barbares” (πϱοδιδόντα με τὴν ‘Ελλάδα τοῖς βαϱβάϱοις), “trahir la Grèce” (πϱοδιδοὺς τὴν ‘Ελλάδα, πϱοδοῦναι τὴν ‘Ελλάδα, πϱοὐδίδουν τὴν ‘Ελλάδα), ou encore “traître à l’égard de la Grèce” (πϱοδότῃ τῆς ‘Ελλάδος)19.
12Le plus frappant dans cette histoire de trahison inventée par Ulysse, dans certaines versions avec la complicité d’Agamemnon, est qu’elle est largement crue par l’armée grecque, qui est convaincue par les “preuves” qu’elle est la victime de la trahison de Palamède. Une légitime inquiétude est suscitée par le fait que l’innocence de Palamède, malgré ses dénégations et celles de son frère Oiax, n’est révélée que par un deus ex machina, et non par une erreur d’Ulysse20 : sans une intervention active des dieux, Palamède resterait un traître aux yeux des Grecs. Dans cette terrible machination, dans cette trahison à l’envers, la tromperie n’a pas été celle du supposé traître, mais celle du calomniateur, de celui qui affirmait faussement veiller au bien de l’armée et a fabriqué de fausses preuves. L’histoire de Palamède, victime d’une accusation montée de toutes pièces, fondée sur l’apparence des ingrédients de la trahison “ordinaire”, montre la fragilité des hommes, qui se trouvent toujours à la merci d’une fourberie : la personnalité de la victime, un sage, un inventeur, rend la machination encore plus scandaleuse, dans la mesure où le bienfait n’est pas payé de retour, où la supériorité provoque la jalousie du moins doué, qui parvient à convaincre la foule. La figure mythique de Palamède était pour les Grecs la victime par excellence d’une condamnation injuste : Socrate, alors qu’il vient d’être condamné à mort, se réjouit ainsi devant ses amis de pouvoir converser dans l’au-delà avec d’autres victimes de l’injustice des hommes, parmi lesquelles il cite Palamède21.
13Offrant matière à réflexion sur la fragilité des choses humaines et sur la jalousie des médiocres par rapport à ceux qui les dominent, l’histoire de Palamède offrait aussi, par le contraste entre la nature de l’accusation et la personnalité de l’accusé, et par ses rebondissements, matière aux jeux de la parole, à ces plaidoyers judiciaires fictifs auxquels se plaisaient les Athéniens depuis que les sophistes étaient venus leur enseigner l’art oratoire. Gorgias, dans sa Défense de Palamède, fait ainsi développer par le héros les différents éléments sur lesquels s’étaie l’accusation, pour en démontrer ensuite l’inanité, puisque, s’il avait voulu trahir, il ne l’aurait pas pu, et, même s’il l’avait pu, il ne l’aurait pas voulu : la puissance de la parole, en montrant que toute trahison ne peut apporter à son auteur que des désagréments, balaie tous les arguments de l’accusation, et ne s’efface elle-même, dans le mythe, que derrière les “preuves” matérielles, ces objets dont tous les Grecs savent qu’ils sont trompeurs. Mais, avec l’histoire de Palamède, les Grecs peuvent se poser la question : que croire, des objets qui, disposés de telle manière à tel endroit, semblent parler d’eux-mêmes pour, ou contre, une accusation, et que l’on appelle des “preuves”, ou la vie passée d’un personnage, dont le tissu, si tant est que l’on puisse uniformément le dérouler, constitue ce que l’on appelle la vraisemblance sur laquelle s’appuie l’accusation, ou l’invraisemblance à laquelle elle se heurte ?22 Où se situe la vérité ? La réunion de la vraisemblance et des preuves peut-elle être la vérité ?
Les sources
14En français, le seul emploi du mot “trahison” implique que celui qui parle condamne l’acte en question, ou tout au moins blâme un acte considéré comme répréhensible moralement. Mais la difficulté, pour apprécier correctement la notion de trahison, est de dépasser la perception de celui qui s’estime victime, de déposer l’émotion dont est empreinte la réaction de celui qui a ressenti une atteinte intime portée par un proche, pour envisager aussi la manière dont celui qui a commis l’acte en question perçoit son propre comportement : en agissant, il peut ne pas avoir raisonné comme celui qui lui fait face, il peut ne pas porter sur son acte le même jugement parce qu’il l’appréhende avec d’autres critères qui, selon lui, rendaient son acte légitime et même méritoire. Pour la période que nous étudions, le ve siècle, ce sont avant tout les textes tragiques qui nous éclairent sur la perception qu’ont de la trahison ceux qui s’en croient victimes ; nous mentionnerons cependant aussi quelques textes oratoires du siècle suivant, tout imprégnés eux aussi de cette passion qui, dans la mentalité commune athénienne, est inséparable de la notion de trahison, tant celle-ci est considérée comme une atteinte à l’intimité. Le doute devra nous accompagner au long de notre démarche, par la prise en compte de tous les éléments qui sont intervenus dans l’accomplissement d’un acte interprété comme une trahison, qu’il s’agisse d’un soupçon, d’un reproche, d’une accusation judiciaire ou même d’une condamnation : Polybe, critiquant le parti-pris athénien de Démosthène qui regrettait que des hommes politiques péloponnésiens se soient ralliés à Philippe II de Macédoine, et passant lui-même en revue les actes, plus proches de lui, de politiques qui préférèrent Rome à la Macédoine de Philippe V, écarte de son raisonnement ceux qui agissent en vue d’un objectif purement personnel et conclut sa réflexion, devant la multiplicité des motifs valables de chacun, par cette constatation un peu désabusée : “Il est donc difficile de dire avec précision quels sont les hommes qu’on peut à juste titre taxer de trahison”23.
15La référence à des textes contemporains doit permettre de dégager ce que représentaient la notion de prodosia, et plus généralement la notion de trahison, dans l’opinion commune à Athènes au ve siècle : comment agit celui qui est qualifié de “traître” (prodotès), contre qui agit-il, poussé par quels mobiles, par qui est-il considéré comme traître, quelles sont les réactions de la victime et quels sont les modèles que celle-ci peut opposer au traître ? L’examen de ce que les Athéniens considéraient comme une trahison dans la sphère privée permet de mieux appréhender ensuite la trahison à l’égard de la cité. Les textes historiques, comme les œuvres d’Hérodote et de Thucydide, nous renseignent sur des actes de trahison accomplis dans le temps bien particulier de la guerre, guerres médiques ou guerre du Péloponnèse, mais sans nous informer toujours sur la complexité du contexte de tels actes, notamment sur le jeu de va-et-vient qui s’effectue entre les auteurs de la trahison et leurs victimes, sur la manière dont se justifient ou réagissent les uns et les autres, sur le regard qu’ils portent mutuellement les uns sur les autres et, surtout, sur celui que les Athéniens en général portaient sur ces actes24. La comédie ancienne, avant tout les comédies d’Aristophane jouées pendant la guerre du Péloponnèse, est pour nous une source de renseignements sur l’opinion commune des Athéniens face aux risques de trahison militaire ou politique, sur la hantise des complots, sur la méfiance à l’égard de tel ou tel personnage. D’une autre manière, les conflits portés à la scène par les auteurs tragiques constituent une source essentielle pour appréhender ce qu’était dans la mentalité du ve siècle la notion large de la prodosia que nous avons définie plus haut, car, même s’ils ne reflètent évidemment pas exactement, en raison de leur situation dans le monde héroïque, la réalité des familles athéniennes, les spectateurs, c’est-à-dire le dèmos rassemblé, ne pouvaient pas rester insensibles à des drames dont les ressorts psychologiques leur étaient parfaitement compréhensibles : ceux-ci en effet mettaient en jeu, dans des rapports de pouvoir et de faiblesse, avec des personnages tenant les rôles de l’oppresseur, du protecteur, du vengeur, ou du suppliant, les relations parents-enfants, mari-femme, frère-sœur, oncle-neveu, marquées soit par la loyauté et la fidélité, soit par la dissimulation et l’abandon au moment du danger25.
16Les textes tragiques, si l’on tient compte à la fois de leur contexte historique et de la spécificité de chaque auteur, nous seront encore d’une grande utilité, parce qu’ils sont les seuls dans lesquels une place capitale soit accordée à l’expression de l’émotion : celle-ci, qui éclate dans les conflits mis en scène au théâtre par l’absence de distance dont elle témoigne chez celui qui s’estime victime, nous renseigne sur les réactions spontanées qui seraient celles du public dans des situations analogues26. En effet, le terme prodosia, comme le terme “trahison”, implique presque toujours de la part de celui qui parle, même si celui-ci se veut neutre, une nuance de réprobation, voire la nette condamnation d’un acte considéré comme répréhensible moralement par tous, y compris par ceux auxquels il peut profiter27. Cette émotion concourt à la tension tragique par la déformation et l’amplification qu’elle imprime à tout sentiment ou tout comportement : de même que la prudence ou la sagesse sont immédiatement interprétées comme de la lâcheté, l’abandon par un proche, même justifié par l’impuissance, est tout de suite ressenti comme une trahison28. La démesure de la réaction, qui fait que les personnages modérés, rares dans le monde tragique, sont presque toujours des personnages en charge d’un État qui sont proposés comme des modèles de bons souverains, tels Thésée et son fils Démophon, n’empêche pas que l’on peut considérer les tragédies comme de précieuses sources d’information sur le sentiment qui était éprouvé par un personnage lorsqu’il était abandonné par un proche, ou frappé par un acte hostile et imprévu du fait d’un proche : la trahison, en effet, peut difficilement être appréciée comme un fait objectif, le terme qui la désigne porte en lui-même un jugement, celui de la personne qui s’estime lésée et qui, en conséquence, éprouve un sentiment à l’égard du proche qui a agi envers elle d’une manière à laquelle elle ne s’attendait pas et qu’elle regarde, du coup, comme injustifiée : l’émotion et l’excès qu’elle entraîne font donc partie de l’étude de la notion de trahison – et nous les retrouverons dans l’étude de l’acte de trahison dans la vie politique et militaire, car la collectivité, pas plus que l’individu, n’échappe à l’émotion, à laquelle la démocratie directe athénienne offre un terrain d’expression.
17Ces textes enfin, au-delà de l’intérêt qu’ils présentent pour l’étude de la mentalité ordinaire, qui aurait tendance à reconnaître une trahison dans tout acte hostile accompli par une personne proche et ressenti à ce titre comme une inexplicable injustice, sont pertinents aussi pour l’étude de la trahison politique, dirigée contre la cité par un citoyen : tragédies et comédies, jouées dans le cadre de fêtes civiques, contribuaient à la formation politique des citoyens en traitant sous forme de dilemmes des thèmes qui trouvaient nécessairement, malgré le décalage entre la légende et le réel, une résonance dans les préoccupations politiques des spectateurs29. On ajoutera enfin que l’intérêt et la réflexion des Athéniens étaient stimulés par la fréquente mise à l’honneur de leur cité au théâtre, depuis Les Perses en 472 et Les Euménides en 458 jusqu’à Oedipe à Colone en 407/6. Le contexte historique marque évidemment les œuvres, qui se teintent d’un net patriotisme athénien pendant la guerre du Péloponnèse : Les Suppliantes d’Euripide, Les Héraclides, Ion ou encore Érechthée, pièce à la gloire d’Athènes marquée par le sacrifice volontaire de la fille d’Érechthée et par la mort du roi au cours d’une guerre contre les Barbares thraces soutenus par Poséidon, exaltaient la cité, qui était mise en relation avec les grands mythes, argiens et thébains surtout, par l’intermédiaire de la figure de Thésée, souverain juste et démocrate, dans Les Suppliantes ou Héraclès furieux, de son père Égée dans Médée, ou de son fils Démophon dans Les Héraclides. Les spectateurs athéniens pouvaient à la fois s’enorgueillir face aux autres cités du rôle de leurs rois, présentés en monarques pieux, exempts de toute démesure, assumant leurs devoirs face aux dieux et aux hommes en acceptant de protéger des suppliants venus d’ailleurs, et méditer sur leur façon, équitable et réfléchie, de conduire la cité30.
18Des textes autres que tragiques nous permettent aussi d’éclairer dès maintenant la notion de trahison dans la mentalité commune. Même si la médiation du narrateur, dans les récits historiques ou dans les œuvres philosophiques, établit une distance avec des faits qui doivent être traités avec objectivité, des dialogues peuvent mettre face à face des personnages immergés dans des situations difficiles auxquelles ils réagissent avec passion : la partialité dans l’interprétation du comportement de l’adversaire apparaît dans l’emploi d’un vocabulaire psychologique. Ainsi, l’émotion, avec son appréhension immédiate des choses, n’est pas limitée au champ tragique dans lequel évoluent les groupes familiaux des grands cycles mythiques, elle est perceptible aussi dans l’expression des luttes politiques. L’appréciation des mobiles de l’acte d’un autre se fait toujours d’un point de vue particulier : or, la “qualité” de la conviction et des raisons d’agir d’un individu se mesure difficilement, tandis que tout jugement qui se baserait seulement sur le résultat objectif, succès ou échec, de l’entreprise de cet individu, manquerait du critère moral indispensable à toute appréciation, critère qui lui-même n’échappe parfois pas non plus à la subjectivité. Ainsi, le point de vue de celui qui est à la fois juge et partie devra toujours être pris en compte dans l’analyse du comportement dit de trahison.
19L’étude des caractéristiques du comportement de trahison dans la mentalité commune est complétée par celle du désaccord possible sur l’interprétation de ce comportement : soulevant la question de la liberté individuelle face à l’opinion commune et dans la cité, celui-ci amène à examiner l’image de l’“anti-traître” dans l’opinion, le bon soldat, le bon conseiller, le bon chef, le héros. Allant au-delà des textes comiques qui, en général, emploient le mot prodosia et les mots de la même famille dans leur sens étroit, l’étude des texte tragiques permet de confirmer que l’acte de prodosia, même lorsqu’il n’est qu’absence au moment du danger, sans qu’il y ait volonté préméditée de nuire, est ressenti dans l’opinion comme un retrait aux conséquences pires qu’un simple abandon : ne pas honorer le devoir d’assistance auquel on est astreint envers ses proches est véritablement une trahison, et l’on comprend que cette notion large du terme prodosia puisse être mise en avant aussi dans le champ politique, dans des situations extrêmes, et que l’on puisse considérer que celui qui “a manqué” à la cité l’a trahie, puisque la cité, qui permet à tout citoyen de s’accomplir, peut en retour tout demander à ceux qui la composent, y compris, le cas échéant, de la faire passer avant leurs intérêts personnels et leur propre vie.
Comment agissent les “traîtres” ?
La dissimulation
20La manière d’agir d’un traître est caractérisée, dans l’opinion commune, par la dissimulation : prendre une personne “en traître”, c’est la surprendre perfidement, sournoisement. Le traître, celui qui prend les autres “par traîtrise”, agit par surprise, il s’est préparé dans l’ombre, parce que ses mobiles sont inavouables en raison du lien qui l’unit à sa victime et qui l’empêche de déclarer dès l’abord son hostilité ; c’est dans un second temps seulement qu’il se dresse à découvert, faisant cause commune avec l’ennemi. Dans l’Agamemnon d’Eschyle, Égisthe déclare ainsi au coryphée, qui l’accuse d’avoir manqué de courage en n’assassinant pas lui-même Agamemnon – “Quoi ! je te verrais roi d’Argos, toi qui machinas (ἐβούλευσας) le meurtre de cet homme, sans même oser agir ni frapper de ton bras !” (v. 1633-1635) –, que le meurtre ne pouvait être commis avec succès par lui-même, connu comme ennemi et dont Agamemnon se serait méfié, mais seulement par l’épouse, Clytemnestre – qui pouvait approcher son mari, puis le surprendre par trahison : “La ruse clairement revenait à la femme. Moi, le vieil ennemi, j’aurais été suspect” (v. 1636-1637). Ainsi, dans l’Ajax de Sophocle, après la mort du héros, Teucros se lamente, dans la crainte d’être accusé par leur père Télamon d’avoir trahi Ajax par “lâcheté”, “couardise” ou même “perfidie”
21(τὸν δειλίᾳ πϱοδόντα ϰαὶ ϰαϰανδϱίᾳ
σέ, ϕίλτατ’Αἲας, ἢ δόλοισιν) (v. 1014-1015) ; un peu plus loin, Ménélas s’indigne devant le même Teucros de la conduite pleine, selon lui, de dissimulation d’Ajax face aux Grecs (v. 1052-1056), tandis qu’Agamemnon enfin accuse les deux frères de refuser l’arrêt des juges et de le “poindre avec fourberie” (σὺν δόλῳ) (v. 1244-1247)31. Des déclarations de Ménélas, on rapprochera celles d’Œdipe, qui, troublé par les affirmations obscures de Tirésias, réagit de manière virulente parce qu’il croit son autorité bafouée : il soupçonne aussitôt son beau-frère Créon, celui qui jusqu’alors se présentait comme un modèle de loyauté – “le loyal Créon, l’ami de toujours” (... Κϱέων ὁ πιστός, οὑξ ἀϱχῆς ϕίλος) (OT, 385) – de comploter dans l’ombre pour s’emparer du trône (v. 385-389, 618-619, 642-643, 701)32. Créon lui-même se défend en reconnaissant que, si un seul jour suffit à dévoiler le félon, il faut du temps pour révéler l’homme juste (v. 614-615)33.
22On notera que le terme kakos, qui signifie, de manière très générale, “mauvais”, peut souvent être traduit par “félon”, “traître”, lorsque le contexte précise que le personnage en question s’en prend à des proches, auxquels il est lié par la parenté, l’amitié ou par un serment d’obéissance, et que son acte, inattendu et injustifiable, s’est pour cette raison tramé dans l’ombre, ajoutant la déloyauté et l’infidélité à l’hostilité : le terme contient ainsi dans sa généralité la nuance essentielle de perfidie et, lorsque l’acte est commis par un inférieur, celle d’insubordination, perçue comme une insupportable rébellion. Électre traite Chrysothémis de “mauvaise fille” (kakè), qui a “trahi” (prodousa) leur père Agamemnon (Soph., El., v. 367-368), Créon est qualifié de kakos, car il serait coupable, d’après Œdipe qui affirme l’avoir pris en flagrant délit (OT, v. 642-643), du pire crime qui soit, celui de comploter contre les siens (v. 521-522, 548, 551-552, 582, 627, 642-643).
23Cette condamnation de la dissimulation, qualifiée de “fourberie”, manière d’agir typique du traître qui ne peut espérer réussir que grâce à la ruse (δόλος), au mensonge (ψεῦδος), à la tromperie (ἀπάτη), à la manœuvre et à l’intrigue34, se retrouve dans le regard réprobateur généralement porté sur le savoir-faire (τέχνη), associé à la capacité d’invention (μηχανή), qui se matérialise dans le recours à l’artifice ingénieux (μηχάνημα) : celui qui emploie ces artifices parvient à son objectif de manière détournée au lieu d’aller droit au but comme le fait celui qui n’a rien à cacher. Le vieillard et le chœur, dans Ion, soutenant Créuse qui se croit une épouse abusée, s’indignent contre Xouthos, qui aurait ourdi un complot en grand mystère, ornant le mal de mensonges, pour mieux assurer le succès de sa trahison : dans leur réprobation contre ce mari d’origine étrangère, ils multiplient les termes qui dénoncent le secret, la machination préméditée de longue main (μεμηχανημένως, λάθρα, ἐψεύσατο, ϰἄπλεϰεν πλοϰάς, μηχαναῖς) (v. 808-810, 816, 819, 825-826, 832-833). Cette arme des faibles et/ou des proches, éminemment condamnable lorsque Clytemnestre l’emploie pour accueillir Agamemnon et accomplir le meurtre (Aesch., A., v. 1114-1119, 1125-1129, 1382-1385, 1494-1496, 1523-1524, 1609, 1636 ; Soph., El., 124-126), est justifiée dans l’Hélène d’Euripide (v. 1091), où la princesse prisonnière cherche à échapper à la garde injuste de Théoclymène, et même recommandée dans le Philoctète, où le loyal Néoptolème a pour obligation de s’emparer par ruse de l’arc de Philoctète, en faisant passer ce qu’il doit à l’armée grecque avant ce qu’il doit à son compagnon. Les scrupules de Néoptolème montrent bien que, même dans les cas où elle est une nécessité, la technè, parce qu’elle s’accompagne de dissimulation et de ruse, est affectée au premier abord d’une connotation négative, et que ce n’est que dans un second temps, une fois dépassée la réaction spontanée, que l’approbation, et même l’admiration, sont acquises aux habiles : Néoptolème préférerait “échouer pour avoir agi loyalement que triompher par une vilenie”, tandis qu’Ulysse affirme, au nom du réalisme, la supériorité de l’artifice “…moi aussi, quand j’étais jeune, j’avais la langue paresseuse, le bras toujours prêt à agir. Aujourd’hui, expérience faite, je vois que ce qui mène tout, c’est la langue, et non les actes” (v. 94-99)35. Néanmoins, si Néoptolème se laisse convaincre, jusqu’à s’emparer de l’arc en jouant Philoctète, qui se lamente alors sur la manière dont il a été dupé – “exécrable modèle d’horrible perfidie” (πανουϱγίας δεινῆς τέχνημ’ἔχθιστον)” (v. 927-928) –, il opère ensuite un revirement dans lequel il regrette d’avoir triomphé par la tromperie et la fourberie
24(ἀπάταισιν αἰσχϱαῖς... ϰαὶ δόλοις) (v. 1228) et affirme la supériorité de la justice sur l’habileté (v. 1246)36. Nombre de personnages tragiques stigmatisent la conduite de leurs adversaires en raison de la fourberie dont ils ont fait preuve37 : ces condamnations, grandiloquentes et répétées, même si elles étaient souvent proférées sous l’emprise de l’émotion et parfois de l’aveuglement, marquaient le public, dont elles exprimaient bien le sentiment profond : il n’est rien de pire qu’un ennemi proche, qui nécessairement agit sournoisement, tel un traître.
25Cette dissimulation sert à préparer l’accomplissement de l’acte de trahison, dont l’exécution violente est facilitée par l’état de confiance de la victime. Dans Ajax, il est reproché au héros d’avoir comploté, d’avoir agi de nuit, ou tout au moins dans l’ombre, afin de surprendre une victime qui ne se tenait pas sur ses gardes : d’après Ménélas, le comportement d’Ajax, qui présentait le visage d’un ami et d’un allié des Grecs avant de se révéler comme un “ennemi pire que les Phrygiens”, eux qui étaient des ennemis déclarés, est tout entier marqué par la traîtrise, car c’est le fait d’un homme “mauvais” (kakos) que de refuser d’obéir à ses chefs (v. 1071-1072). Finalement, l’acte d’Ajax, qui a, de nuit, tel un fourbe (v. 47), massacré un troupeau alors qu’il croyait égorger les Atrides, est la manifestation de sa nature mauvaise qui était restée enfouie jusqu’alors : sa manière d’agir par ruse, avec dolos, est la marque de la trahison. Quand la violence est apparemment absente, c’est l’acte de trahison lui-même qui est violence par sa nature. Dans Médée, le coryphée souligne comment Jason arrange habilement avec de belles paroles ce qui n’est qu’une trahison commise envers son épouse (v. 576-578) : la subtilité du raisonnement de Jason tente de dissimuler la nature injuste de son acte, mais ne saurait la changer, et pour Médée celui qui est à la fois adikos et sophos est éminemment condamnable, car “se flattant par son langage d’habiller adroitement l’iniquité, hardiment il commet tous les crimes
26(γλώσσῃ γὰϱ αὐχῶν τἄδιϰ’εὖ πεϱιστελεῖν,
τολμᾷ πανουϱγεῖν)” (v. 582-583)38. Le vieil Oedipe aveugle refuse de même de se laisser abuser par la commisération feinte de Créon, qui ne vise qu’à s’assurer de sa personne, et dénonce la machination pleine d’artifice – (μηχάνημα ποιϰίλον) de son adversaire fourbe et intéressé (OC, v. 761-764)39. Ces “beaux dehors”, cet “habillage adroit”, qu’Ulysse, le polymètis, tente d’enseigner au loyal Néoptolème, sont indispensables à la réussite de tout renversement délicat : dans leur vie publique les Athéniens, particulièrement sensibles à la parole qui nécessairement jouait dans leur démocratie un rôle de premier plan, étaient exposés aux pièges de l’éloquence, et généralement du logos habile à tromper subtilement, à manier le mensonge ou toute forme de dissimulation qui, alliant dolos et apatè, limite dans un premier temps la violence ouverte pour mieux permettre finalement le renversement prévu40.
27La loyauté et la fidélité dues à des liens de parenté ou d’amitié peuvent être encore davantage mises à mal par la violation d’un serment, qui vient renforcer en unissant devant les dieux, explicitement et de manière indissoluble, les deux parties41 : Médée, à de multiples reprises, souligne, avec des termes de la famille de prodosia, la trahison de Jason qui a rompu les serments de fidélité qu’il lui avait prêtés (Med., v. 17-22, 160-170, 204-208, 488-495, 510-511) et s’est remarié secrètement (v. 587)42 ; elle, qui est trahie par un époux sacrilège, dicte à Égée, qui s’offre à la secourir, les termes du serment par lequel il va s’engager envers elle, devant la Terre, le Soleil et tous les dieux (735-755) : un tel serment ne saurait être rompu sans que le parjure soit frappé par les dieux des pires châtiments.
28Les coups montés dans le secret, les comportements criminels imprévisibles du genre de ceux qu’ils voyaient au théâtre, comme ceux dont se plaignaient Œdipe, dirigeant d’une cité, ou Agamemnon et Ménélas, chefs d’une armée, l’un à propos de son beau-frère Créon, les autres à propos d’Ajax, les Athéniens pouvaient s’en estimer victimes dans leur vie privée, mais aussi dans leur vie publique, et ils n’hésitaient pas alors à utiliser aussi spontanément les termes “prodosia” ou “prodotès”. Au livre II des Helléniques, Xénophon rapporte, dans son récit dramatique de l’affrontement final entre Critias et Théramène en 404, l’accusation de trahison à la cause oligarchique que Critias lance à son adversaire : le chef extrémiste fait, à l’adresse de son collègue, la synthèse des reproches adressés ordinairement aux traîtres, qui, ne révélant leur nature profonde de comploteurs que dans un second temps, sont par leur fourberie plus à redouter que des ennemis déclarés (27-30)43. À cette caractérisation du traître, que Critias a certes préméditée à l’égard d’un adversaire qu’il veut abattre, mais qui n’en est pas moins marquée par l’émotion inhérente à un affrontement public capital, le chef des Trente ajoute un élément qui manquait aux portraits de la tradition mythique, mais qui s’intègre parfaitement dans la description d’un homme politique athénien à la carrière déjà longue, à savoir la capacité d’opérer des revirements, manifestation de l’inconstance d’une personne sans foi ni loyauté (30-33). Les Athéniens avaient été témoins de nombre de ces revirements inattendus dans la dernière décennie de la guerre du Péloponnèse, et Critias ne faisait qu’exprimer là, même si son propre passé politique pouvait prêter à redire, l’opinion de la majorité des Athéniens.
29Dans plusieurs pièces d’Aristophane jouées pendant la guerre, des personnages expriment aussi, tantôt de manière plaisante pour les spectateurs, tantôt, à des périodes graves pour la cité, d’une manière qui ne fait plus sourire personne, leur hantise des complots. En 424, le Paphlagonien des Cavaliers s’en prend avec virulence aux conspirations de ses adversaires (v. 475-479 et 862), tandis que le Bdélycléon des Guêpes se fait traiter en 422 de conspirateur (v. 482-490 et 507). En 411, dans Les Thesmophories, les imprécations contre les comploteurs et les traîtres que prononce l’une des femmes, à effet parodique en raison du caractère très mélangé des personnes visées, sont reprises de manière solennelle par le chœur (v. 335-367) ; le coryphée du chœur des Grenouilles, dans son énumération d’actions mauvaises, mentionne des actes de sédition, de corruption et de trahison (v. 359-364)44.
30Pour la mentalité ordinaire, la dissimulation fait tellement partie de l’acte interprété comme une trahison que, lorsque cet acte s’accomplit, il apparaît presque nécessairement non comme spontané, mais comme le résultat d’une phase de préparation qui ne peut être autre chose qu’un complot. Les Athéniens semblent ainsi ne s’être guère interrogés, puisqu’ils le mirent à mort sur-le-champ, sur le mobile auquel obéit le bouleute Lycidas, lorsque, peu de temps avant la bataille de Platées, en 479, il conseilla à ses concitoyens d’accueillir favorablement les propositions d’alliance de Mardonios45 : Hérodote 9.5 évoque, sans pouvoir trancher, ou une possible entente avec Mardonios qui aurait payé le bouleute pour lui faire donner un avis favorable à sa proposition, ou une opinion personnelle de Lycidas que celui-ci aurait exposée en toute bonne foi. Le contenu de la proposition, en lui-même, indigna les Athéniens comme une atteinte à la patrie : mais le fait qu’Hérodote mentionne, à l’origine de l’avis de Lycidas, au même titre qu’une réaction spontanée à la proposition perse, le résultat d’une possible corruption par l’ennemi, fait penser que la réaction “à chaud” des Athéniens au soupçon de trahison fut peut-être d’autant plus vive que, croyant soudainement reconnaître en Lycidas un partisan des Perses, ils prirent peur à l’idée que le médisme était à l’œuvre chez eux et allait peut-être compromettre les chances de l’intervention spartiate tant attendue. Le ressort psychologique, qui fait que l’on frappe son voisin lorsque l’on est poussé par la peur que celui-ci s’entende en cachette et à notre détriment avec l’ennemi, explique la violence et le caractère immédiat de la réaction de la foule – et ce ressort est à l’origine de toutes les réactions fortement chargées d’émotion de ceux qui, parce qu’ils se sentent soudain mis en cause, se retournent d’un coup contre leurs proches, les accusant de comploter, tel Œdipe accusant Tirésias ou Créon (OT, v. 345-349, 380-389)46.
La violence ouverte
31Ce n’est que dans des situations extrêmes, lorsque l’adversaire n’est plus à ménager parce que les relations sont rompues et que les intentions hostiles sont clairement affichées, que la violence est employée sans qu’il soit besoin de recourir d’abord à la dissimulation : ces situations doivent être évoquées ici dans la mesure où elles mettent face à face des membres d’une même communauté, dont les uns, qui attaquent, s’appuient sur l’aide étrangère. Celui qui se dresse contre ses anciens proches se trouve alors à l’extérieur et il s’avance, accompagné d’une armée étrangère, pour s’emparer par force, dans un esprit de vengeance, de ce qu’il estime lui avoir été ravi. Mais dans ces entreprises, qui échappent à toute généralisation, les Grecs insistent surtout sur le caractère impie de celui qui, pour une querelle privée, s’en prend ouvertement à la terre et aux dieux de ses ancêtres, à la patrie47. Pour tous les Grecs, Polynice, l’un des fils d’Œdipe, chassé de Thèbes par son frère Étéocle et venant devant les murs de sa ville réclamer sa part de pouvoir avec le soutien d’une armée argienne, était le personnage dont on pouvait dire objectivement et sans contestation possible qu’il commettait un acte répréhensible et irréparable en marchant à visage découvert, animé d’intentions belliqueuses, avec l’étranger contre sa cité. Des tragédies qui sont parvenues jusqu’à nous, au moins une de chacun des grands tragiques met en scène ou évoque la figure de Polynice, dans des termes qui dénoncent le caractère sacrilège de l’entreprise, comparable à celle d’un fils contre sa mère. Eschyle, dans Les Sept contre Thèbes, en 467, est celui qui insiste le plus, par la bouche du devin Amphiaraos, sur le caractère contre nature, impie, de l’expédition de Polynice : “Détruire le pays de ses pères, les dieux de sa race, en lançant contre eux une armée étrangère ! Est-il donc un grief permettant de tarir la source maternelle ? Est-ce la terre de la patrie, grâce à tes soins conquise par la lance, qui doit servir ta cause ?” (v. 582-586)48. Étéocle, qui assume le beau rôle de défenseur de la cité, insiste lui aussi sur le caractère impie, oublieux des dieux, sacrilège, des guerriers compagnons d’Amphiaraos – (δυσσεβεστέϱοις…, θεῶν ἀμνήμοσιν…, ἀνοσίοισι… ἀνδϱάσιν) (v. 598, 606, 611) – et sur l’injustice de l’entreprise de Polynice, qui, avec la pire audace, fait violence à la terre paternelle (v. 668-671). Dans Antigone, qu’il fait représenter sans doute vers 440, Sophocle fait dire à Créon, le nouveau souverain, qui oppose exactement les deux frères pour justifier sa décision, que Polynice, “mauvais” (kakos, v. 208) et “impie” (dussebès, v. 516), “n’est rentré d’exil que pour mettre à feu et anéantir le pays de ses pères et les dieux de sa race, pour s’abreuver du sang des siens, pour emmener les Thébains en servage”49 (v. 199-202) ; face à ceux qui doutent du bien-fondé de sa décision concernant la dépouille de son neveu, il s’emporte, affirmant que les dieux ne sauraient porter intérêt à Polynice, lui qui est venu “pour incendier leurs temples – colonnes et offrandes comprises – et ce pays qui est à eux, détruire enfin toutes les lois !”50 (v. 285-287)51. Dans Oedipe à Colone, à la fin du siècle, c’est Polynice lui-même, plongé dans la douleur de l’exil, qui justifie sa volonté de rentrer à Thèbes, réalisable seulement grâce à l’aide de l’armée étrangère qu’il a réunie (v. 1292-1307 et 1325) ; la seule ambition personnelle affichée par Polynice est de chasser et tuer Etéocle et de reprendre au palais sa place perdue (v. 1340-1343) : la volonté d’anéantissement de la cité n’est mise, avec toute sa violence, que dans les propos de Capanée rapportés par Polynice (v. 1318-1319). À la même époque, dans Les Phéniciennes, on constate que toute soif de destruction est pareillement absente des revendications de Polynice : celui-ci se présente comme un exilé, qui vient, bien malgré lui, attaquer la patrie qu’il aime et dont il a été injustement chassé (v. 358-359, 431-434). On constate ainsi, en avançant dans le siècle, qu’au fait objectif de l’attaque de la patrie par une personne qui, loin de combattre pour elle, guide contre elle une armée étrangère, est désormais donnée une explication qui atténue l’horreur d’un acte considéré en dehors de tout contexte52.
32La violence ouverte, qui s’apparente à une fuite en avant lorsqu’il apparaît à celui qui y recourt que tout est perdu, que la négociation ou le compromis ne pourront plus rien obtenir et sont de toute façon impossibles, peut être considérée comme la marque distinctive du comportement d’hostilité d’Alcibiade dans l’hiver 415/4 : dans leur virulence, les propos qu’il tient contre sa cité (Thc. 6.89.6 et 92.3-4) montrent qu’il la considère comme un bien personnel, à l’instar de Polynice, cependant que les conseils qu’il donne aux Lacédémoniens (Thc. 6.91.3-7 et 92.1-2 et 5) voudraient être, dans leur valeur stratégique, aussi efficaces dans leur capacité de nuisance à Athènes que peut l’être dans le mythe l’armée avide de destruction rassemblée par Polynice contre Thèbes. Volonté acharnée de nuire à sa patrie dans une intention de vengeance, au vu de tous, tel a été alors le comportement d’Alcibiade, qui suscite encore vingt ans plus tard des sentiments d’autant plus passionnés que la réhabilitation survenue par la suite a été vite remise en cause : une violence à l’égard de la cité aussi manifeste que celle du stratège se laisse difficilement oublier, d’autant que, au ve siècle, un acte qui rompt aussi radicalement les relations avec la cité attire les regards par son caractère de rareté extrême53. La violence faite par un membre à sa communauté d’origine, sous la forme d’une collaboration active et ouverte avec l’ennemi, est, pour nous, l’une des formes de la trahison : les Athéniens en revanche sont partagés sur la manière de qualifier ce comportement qui s’éloigne par plusieurs aspects de ce qu’était pour eux la prodosia. Celui-ci a été revendiqué et commis au vu de toute la Grèce, pour un mobile non pas d’argent, mais de vengeance et d’ambition, par un homme qu’ils avaient pris l’habitude dès sa jeunesse de considérer comme à part et qui, illustrant les multiples possibilités de toute vie dès lors qu’elle ne s’est pas achevée, comme celle de Polynice dans le mythe, sous les remparts de sa ville, est capable, après la rupture, d’un retournement tel, et du reste non dépourvu de logique, qu’il se bat pour sa patrie au point d’apparaître à beaucoup comme l’ultime recours. D’une autre nature, en raison du poids de l’idéologie, est la conduite de Critias, qui, rentré à Athènes en 404 avec les Lacédémoniens, gouverne grâce à leur soutien manifeste (Xen., HG, 2.3.25)54.
Qui trahit-on ? Qui doit-on défendre ?
33Mais qui trahit-on, ou que trahit-on dans l’Athènes du ve siècle ? Que nous apprennent les textes, de quelque nature qu’ils soient, sur ce que trahissent alors des Athéniens ? Et quelle est la relation qu’entretiennent les Athéniens du ve siècle avec ce qu’ils considèrent comme susceptible d’être trahi, qu’ils commettent eux-mêmes la trahison ou qu’ils en soient les victimes ? Dans un premier temps, l’accent est mis ici sur un lien plutôt charnel avec des personnes, des groupes de personnes ou des objets, dans la mesure où la rupture de ce lien est ressentie par les victimes avec la charge d’émotion que cause l’abandon d’un proche. La patrie en général, comme terre natale et nourricière, comme terre à laquelle sont attachés les cultes des dieux, où ont vécu les ancêtres qui ont contribué à la façonner et où vivent les proches55, mais aussi tous les êtres chers par les liens du sang, par ceux d’une alliance ou de l’amitié, et encore, tout simplement, ceux que la compassion inspirée par le malheur a rendus proches et que l’on s’est engagé à défendre, indépendamment de tout autre lien, voilà ceux que les sources athéniennes considèrent comme susceptibles d’être victimes d’une trahison.
La patrie
34Nos sources concernant le ve siècle font apparaître que la notion de trahison, aux yeux des Athéniens, est d’abord une atteinte portée à ce à quoi chacun est uni par les liens les plus immédiats, les liens charnels avec ses parents et sa famille proche, et, par extension, avec la terre qui l’a vu naître, avec les dieux qui la protègent et avec les ancêtres qui y ont vécu. Tout cela représente pour un Grec du ve siècle, et pas seulement pour un Athénien, la patrie56 : celle-ci, que désigne une métaphore familiale, héritée du père, obtenue donc par lien de filiation, est aussi le lieu où s’exerce la citoyenneté, avec ses droits et ses devoirs. Si le citoyen jouit d’une patrie et des droits qu’elle lui donne et s’il doit aussi au besoin risquer sa vie pour la défendre, l’exilé, lui, désormais dépourvu de tout droit, ressent si durement sa nouvelle condition qu’il ne songe plus souvent qu’à reconquérir la patrie perdue. La nature des liens essentiels qui unissent un citoyen à sa patrie explique que seul un citoyen puisse vraiment trahir sa patrie, par une trahison à caractère politique, tandis que le métèque ou l’esclave, qui demeurent étrangers à la cité grecque dans la mesure où ils n’y détiennent pas les droits politiques, ne peuvent se rendre coupables que d’une trahison différente, qui revêt le plus souvent un caractère militaire57 : celle-ci, menée à son terme, peut être certes très nuisible à la cité, mais elle ne remet pas en cause le lien unique, considéré par les Grecs comme intangible, qui unit la cité à l’un de ses fils. La trahison, ce que les Grecs entendent par prodosia et les termes de cette famille, est une rupture volontaire du lien de solidarité avec la patrie et ses membres par un membre de cette communauté : de là vient son caractère particulièrement scandaleux et répréhensible aux yeux de ceux qui en sont victimes. Le citoyen doit donc tout mettre en œuvre pour défendre sa patrie menacée ; mais quelle est la position de la cité face au citoyen qui, dans des circonstances malheureuses, se trouve dépossédé de ses droits et réduit à l’exil ? Cette situation douloureuse est évoquée notamment dans le théâtre tragique par le personnage de Polynice, avec une charge d’émotion propre à atteindre des spectateurs qui pouvaient connaître par expérience ou imaginaient ce qui était ressenti comme un désastre par tout citoyen : cette réflexion, ou ce débat, que le poète menait sur la scène insistait à la fois sur l’immensité de ce qu’avait perdu l’exilé, qui risquait de vouloir le reprendre par la force – et sur la nécessité pour le citoyen de défendre, contre les attaques extérieures, la patrie, ce bien précieux et fragile.
35La patrie est d’abord, pour tout Grec, un territoire légué par les ancêtres et où lui-même a grandi, territoire bien précis et concret, non interchangeable, caractérisé qu’il est par sa végétation, ses cours d’eau, son relief, ses aménagements et monuments divers construits par l’homme. Le droit du sang, qui est quasiment le seul à pouvoir donner la citoyenneté, fait qu’aucun autre sol ne peut remplacer la mère-patrie, la cité, qui est donnée à la naissance58 : la dimension politique due à la qualité de citoyen, qui confère droits et devoirs dans et face à la communauté civique, consacre ainsi, en se surajoutant à la valeur affective de l’attachement que ressent tout homme pour le sol natal, le caractère durable, indestructible même et irremplaçable, du lien qui unit un citoyen à sa cité : c’est parce qu’il appartient à la catégorie de la population qui dirige la cité que l’acte délictueux d’un citoyen à l’égard de la communauté, terre et hommes, est considéré comme un véritable crime.
36Nous pouvons percevoir ce que recouvre pour les Athéniens du ve siècle la notion de “patrie” par différents types de textes, discours insérés dans des œuvres à caractère historique, tels que les auraient prononcés des chefs politiques ou militaires à l’adresse de citoyens ou en leur présence, en vue de renforcer la cohésion de la communauté lors de moments cruciaux pour la cité59, mais aussi textes tragiques qui, par nature, mettent en scène des personnages frappés par la défaite ou par l’exil, ou exposés à subir ce sort par la menace d’une attaque extérieure. Dans ces textes, la patrie est d’abord la terre qui nourrit ses enfants dès leur plus jeune âge et qui plus tard les accueille en son sein, où elle leur offre la sépulture. En 467, alors que le souvenir de la grande épreuve de la seconde guerre médique est encore frais, Eschyle met ainsi dans la bouche d’Étéocle, dans Les Sept contre Thèbes, un appel vibrant à défendre la patrie menacée, qui évoque d’abord la cité, les autels des dieux du pays, les enfants et, pour finir, la Terre maternelle (v. 14-16)60 : celle-ci a accueilli sur son sol, où ils se traînaient dans la faiblesse de leur jeune âge, et a nourri grâce à ses fruits ceux qui sont devenus par là même ses enfants : elle est tout simplement “la plus tendre des nourrices” – qui attend de ses enfants, auxquels l’unit un lien indestructible, qu’ils la défendent par les armes, en cas de besoin. Plus loin dans la pièce, le messager rapporte les propos du devin Amphiaraos, qui reproche à Polynice, venu assiéger sa ville natale, de vouloir tarir la “source maternelle (μητϱός τε πηγὴν, v. 584)61. À la fin du siècle, en pleine guerre du Péloponnèse, c’est, dans Les Phéniciennes d’Euripide, Polynice qui prend à témoin de l’injustice de son sort la “terre qui (l’) a nourri” (v. 626). Un peu plus tard, en 407/6, le même Polynice, dans l’Oedipe à Colone de Sophocle, supplie son père de se laisser fléchir en invoquant “les sources”, nourricières du peuple thébain, et les “dieux de la race” (v. 1333-1334)62 ; c’est dans cette pièce, jouée alors que le territoire de l’Attique est dévasté et en partie occupé par l’ennemi péloponnésien, qu’un texte, remarquable par son développement lyrique et sa précision, fait, pour la plus grande fierté des Athéniens rassemblés au théâtre, l’éloge du “plus beau séjour de la terre”, l’Attique, “terre nourricière” des spectateurs. Devant l’exilé qui souhaite y trouver refuge, le chœur de vieillards exalte les particularités qui font la gloire de la cité, en commençant par le chant du rossignol qui, dans la “blanche Colone… plus qu’ailleurs se plaît à chanter” : mêlant nature sauvage et nature cultivée, insistant sur la nourriture prodiguée par le sol natal, il évoque le lierre, le narcisse et le safran, et surtout “l’olivier au feuillage glauque, le nourricier de nos enfants”, qui entretient avec les fils de l’Attique un lien privilégié, végétation qui pousse dans les vallons et les plaines qu’arrose le Céphise, sous la protection de Dionysos, des Nymphes, de Déméter et Coré, des Muses et d’Aphrodite, de Zeus et d’Athéna, et termine, sur une note qui renvoie à la puissance de la cité, par la louange vibrante des dons de Poséidon, chevaux et même, incluant la mer dans le domaine athénien, flotte d’Athènes (v. 668-719)63.
37La privation de la patrie, terre nourricière en même temps que terre civique, est donc bien la plus cruelle peine qui puisse frapper un Grec64 : alors qu’Athènes, récemment secouée par la révolution oligarchique des Quatre-Cents, la discorde entre citoyens et la tentation pour certains de l’appel à l’étranger, voit remonter l’étoile de l’exilé Alcibiade, les arguments qu’Euripide, dans sa pièce des Phéniciennes, place dans la bouche des Thébains restés dans la ville et de Polynice, injustement chassé de sa patrie, trouvent un écho auprès des Athéniens, même si Polynice, héros tragique, lutte avant tout pour obtenir le trône dont il a été évincé65. En proclamant qu’“aimer sa patrie est pour tous une loi de nature
38(ἀλλ’ ἀναγϰαίως ἔχει
πατϱίδος ἐϱᾶν ἅπαντας)” (v. 358-359), Polynice justifie le soutien qui lui est accordé par une armée étrangère dans le siège de Thèbes : il déclare, et tout citoyen athénien s’accorde avec lui sur ce point, que l’exilé, privé à l’étranger de la liberté de parole, doit taire ses pensées, qu’il se retrouve isolé et privé de ressources, condamné à la précarité, et que c’est donc à bon droit, parce qu’il y est contraint, que lui, Polynice, se présente devant sa patrie avec une armée étrangère66. Jocaste, la reine demeurée dans la ville, déchirée entre ses deux fils ennemis, insiste pourtant sur l’horreur que comporterait une victoire de Polynice sur sa patrie : la situation est inextricable sans concessions des deux frères, elle ne saurait en tout cas se résoudre par un simple recours à la force de la part de celui qui a subi le premier une injustice, car il en commettrait une plus grande encore que celle qu’il a subie en faisant supporter par toute la ville son propre malheur. Chaque partie pensant mettre à bon droit ses arguments en avant, la discorde apparaît ici comme la cause de la ruine de la cité67. Quelques années plus tard, l’une des leçons que les Athéniens tireront des crises politiques de la guerre du Péloponnèse sera bien la nécessité de la réconciliation nationale et de l’acceptation par tous des institutions communes, au-delà des avantages personnels68.
39Terre natale et nourricière, la terre de la patrie est destinée naturellement à recevoir en son sein la dépouille de ses enfants : de la réciprocité entre un homme et sa terre témoignent à la fois le souhait de tout citoyen d’être enseveli dans le sol natal et de recevoir de ses descendants des honneurs funèbres sur sa tombe, et l’interdiction faite par la cité d’accorder la sépulture dans ce sol à ceux qui ont été condamnés pour trahison envers la patrie69.
40Aux raisons habituellement répandues de l’amour de tout homme pour la terre qui l’a vu naître et qui l’a nourri, s’ajoute, dans le cas des Athéniens, un motif particulier de fierté, fondé sur un attachement d’un type unique à la terre de la patrie : en effet, si celle-ci, dans tout le monde grec, est appelée “nourricière” et, par extension seulement, “mère”, les Athéniens, eux, s’enorgueillissent d’être sortis de la terre qui les porte et qui les nourrit : autochthônes, ils ne sont pas venus d’ailleurs comme d’autres Grecs qui entretiennent le souvenir de migrations antérieures, ils sont pleinement les fils de la terre sur laquelle ils vivent, car celle-ci, croient-ils, n’a jamais été ravagée et repeuplée, elle est aporthètos70. Forts de cette croyance qui leur convient71, ils pensent que, pour cette raison, leur cité l’emporte sur toutes les autres, constituées d’hommes d’origines diverses, qui ne sont citoyens que de nom. C’est donc seulement sous la pression d’une extrême nécessité que des Athéniens peuvent être amenés à envisager de quitter collectivement leur terre d’origine, cette terre quasiment immuable, pour aller s’établir ailleurs, puisque toute cité grecque continue d’exister là où se trouvent ses hommes72. Une cité grecque, en effet, est faite à la fois de son territoire et de ses hommes, citoyens par droit de naissance, liés à leur sol par un lien indestructible : qu’advient-il, s’il faut choisir ? Faut-il privilégier le territoire, en demeurant sur un sol passé sous domination étrangère, ou rassembler les hommes et partir s’établir sur une autre terre ? Une communauté qui se transplante ailleurs emporte certes toujours avec elle de la terre prise au sol natal, du feu provenant du foyer de la cité, et des images des dieux de la métropole, car celle-ci continue à exister en tant que telle : dans une apoikia, les colons conservent les cultes de la métropole, le lien avec la terre elle-même et ses dieux n’est pas rompu. En revanche, accepter de placer une cité tout entière sous une domination étrangère, c’est la dénaturer en détruisant le lien naturel qui existe entre le sol, ses dieux et ses hommes. Que préférer ? La terre natale et la perte de liberté, ou la perte de la terre et la conservation de la liberté ? On conçoit que la décision puisse être difficile à prendre pour les Athéniens autochtones : en 480 cependant, ils se résoudraient à cet arrachement à la terre aporthètos dont ils sont originaires, car la domination perse, étrangère et barbare, changerait radicalement la nature de leur rapport à leur terre maternelle : ce rapport serait dévoyé par l’absence de liberté dans le gouvernement des hommes73. Ainsi, lorsque les marins athéniens, dans le péan qu’ils entonnent à Salamine, dans Les Perses d’Eschyle (v. 402-405), déclarent vouloir “libérer” leur patrie, ils veulent, en la délivrant de la présence barbare, la rendre à ceux qui sont ses fils véritables, eux, les Athéniens74.
41Le corollaire de cette conviction en l’autochtonie athénienne est la croyance au manque de cohésion des cités à la population mêlée. Dans la mentalité courante, un homme est lié à sa patrie d’abord parce qu’il n’a connu qu’elle et parce qu’elle l’a nourri dès son jeune âge. De cette certitude, bien ancrée chez les Grecs en général, et chez les Athéniens “autochtones” en particulier, Alcibiade se fait le porte-parole lorsqu’il veut, dans l’hiver 416/5, convaincre ses concitoyens de se lancer dans l’expédition de Sicile : insistant sur l’origine diverse des gens qui peuplent les cités grecques de l’île, il déclare que les changements fréquents dans le corps civique entraînent nécessairement l’absence d’attachement à la patrie et de cohésion dans la communauté, au point qu’un citoyen mécontent de son sort n’hésite pas à partir s’établir ailleurs (Thc. 6.17.2-4)75. Ainsi, ces cités sont composées selon lui de ramassis de gens de toute sorte, prêts à tout moment à changer de patrie : elles n’ont donc aucune cohésion, car leurs citoyens ne se sentent pas liés à elles, ni entre eux. Or, pour Alcibiade, on ne peut avoir qu’une seule vraie patrie, et on ne peut pas en changer – et l’Athénien prouvera un peu plus tard que telle était bien son opinion, lorsqu’il voudra retourner dans sa patrie par tous les moyens, y compris la force, aux côtés de l’ennemi. Pour beaucoup d’Athéniens, et pas seulement pour Alcibiade, aucun sentiment durable et profond ne peut exister entre un individu et une terre qui ne l’a pas nourri dans son enfance, quand bien même l’individu y jouit de la citoyenneté : la relation de réciprocité est remplacée par une relation d’intérêt à sens unique, qui fait que le “citoyen” de plusieurs cités successives n’y est en fait qu’un étranger fixé pour une durée plus ou moins longue. Ce comportement est bien l’opposé de celui d’un authentique citoyen, selon Alcibiade, qui déclare, parlant pour lui quelque temps plus tard devant les Spartiates, que l’amour du pays natal pousse tout citoyen injustement chassé à vouloir retrouver sa patrie par tous les moyens (Thc. 6.17.92)76. On soulignera le fait que, dans les luttes civiles, au ve siècle, les vaincus sont le plus souvent prêts à tout pour rentrer chez eux, plutôt que de recommencer une nouvelle vie ailleurs : outre leur attachement au sol, ce n’est que sur leur terre d’origine qu’ils pensent pouvoir retrouver la plénitude de leurs droits, comme Alcibiade, car il est très difficile pour un Grec d’obtenir le droit de cité dans une cité qui n’est pas la sienne à l’origine77. Les Athéniens de Samos, en 411, alors que le régime oligarchique des Quatre-Cents vient de s’installer à Athènes, n’envisagent ainsi qu’en ultime recours, si tout a échoué, de se retirer avec leur flotte pour s’installer ailleurs (Thc. 8.76.7), car ils sont fondamentalement attachés à leur terre d’origine, pour ce qu’elle est et pour tous les avantages qu’elle leur apporte comme terre civique. Qu’est-ce qui fait qu’un “pays” devient pour un homme une “patrie” ? Le fait que ce pays soit son pays natal et nourricier, ou le fait que cet homme choisisse ce pays ? Entre l’attachement sentimental au sol natal, qui vise à préserver l’intégrité de ce sol, et le libre exercice de droits lié à cette terre, qui parfois se réduit à une question d’intérêts, lequel doit primer, lorsqu’il doit y avoir un choix ? Si l’on passe de la communauté à l’individu, dans quelle mesure l’attachement à la terre natale et nourricière fait-il qu’un citoyen accepte de renoncer à ses droits lorsqu’il est exilé ? Quand, au contraire, fait-il passer ses droits, ses convictions, son éventuelle volonté de revanche, avant l’intégrité de la terre natale ? Dans quelle mesure un citoyen peut-il, lorsqu’il y est contraint à l’origine, et à plus forte raison lorsque cette contrainte est faible ou inexistante, accepter que sa terre natale et nourricière ne soit plus pour lui que son “pays”, c’est-à-dire son pays d’origine, et faire, d’un pays étranger qu’il a choisi, sa “patrie” ? Qu’est-ce qui va importer le plus, la filiation, avec ses droits mais aussi ses devoirs, ou le choix, souvent guidé par l’intérêt ? Est-ce trahir, pour un citoyen, que de faire passer la jouissance de sa terre avant la liberté de la cité, en acceptant, ou même en sollicitant, l’aide étrangère, comme le fera Alcibiade, ou comme le feront, d’une autre manière, les Trente, en considérant que leur terre, et eux-mêmes, en démocratie, ne sont pas libres ? Et trahit-il aussi, mais d’une manière différente, celui qui fait passer son intérêt propre avant son attachement à la cité et n’hésite pas à quitter sa cité dans le besoin, ou bien s’accommode de l’exil pour faire ses affaires ailleurs78 ?
La famille, les ancêtres
42C’est bien d’abord parce qu’il est membre d’une famille qu’un individu est citoyen, et la force des liens familiaux, liens de chair et de sang, liens “nourriciers”, exprimée à maintes reprises par les sources, annonce celle des liens civiques79. Les membres de la famille de l’éphèbe et du citoyen, vivants et morts, sont donc étroitement liés à la cité, avec laquelle ils concourent à former la patrie, le bien le plus précieux d’un Grec. Partie intégrante de la patrie qu’il faut défendre, les membres de la famille sont aussi à un tel point solidaires entre eux qu’ils sont parfois considérés comme collectivement responsables de la faute commise par l’un des leurs et donc compris, dans une certaine mesure, dans la peine qui frappe un proche condamné pour trahison80.
43Le serment que prêtaient les éphèbes nous renseigne sur ce qu’était pour les Athéniens la patrie qu’ils devaient défendre81. L’énumération des éléments qui font la patrie associe toujours au ve siècle, avec quelques variantes, famille et divinités locales à la terre natale82 : la défense de l’ensemble constitué en communauté incombe à tous les citoyens, à commencer par les éphèbes, solidaires au combat83. Il est traditionnel, dans les discours officiels, de mentionner les tombeaux des ancêtres, qui sont souvent cités les premiers84 : la communauté des Athéniens apparaît ainsi comme une seule grande famille, tout particulièrement dans les discours très officiels que sont les oraisons funèbres, dont l’objectif est de manifester la continuité de la communauté et de souligner l’importance de l’héritage laissé par les ancêtres, à la fois territoire et mode de vie propres aux Athéniens85. D’autres textes, moins officiels et à tonalité nettement dramatique, accordent explicitement une place majeure à la famille menacée par l’ennemi et qu’il importe de défendre : femme, enfants et vieux parents d’un côté, risquant la mort ou l’esclavage, tombeaux des ancêtres de l’autre, exposés à la souillure, sont réunis comme objets des soins du citoyen-soldat en lutte contre l’ennemi sur le sol même de la patrie86. Le péan entonné par les soldats grecs à Salamine, que rapporte le messager à la reine Atossa dans Les Perses en 472 (v. 402-405), mentionne, après la patrie (patris), les enfants et les femmes, les sanctuaires des dieux ancestraux et les tombeaux des aïeux : les premiers ont été mis à l’abri sur une terre d’exil, les autres ont été saccagés par l’ennemi présent sur le sol de l’Attique ; les Athéniens, s’ils étaient contraints de s’arracher à leur sol, emmèneraient avec eux leurs familles pour fonder une nouvelle cité. Quelques années plus tard, les spectateurs athéniens entendent Étéocle, dans Les Sept contre Thèbes (v. 14-16), exhorter ses compagnons à protéger de l’agresseur argien la cité (polis), les autels des dieux du pays (theôn enchôriôn bômoi), leurs enfants (tekna), et la Terre maternelle (Gè mètèr)87. En 413, devant Syracuse, Nicias exhorte au combat les marins athéniens et alliés en mettant en avant les exploits des ancêtres, les femmes, les enfants et les dieux ancestraux, selon une rhétorique qui, d’après Thucydide lui-même (7.69.2) est rebattue, mais qui fait appel, comme dans tout moment dramatique, à l’affectivité88. Au lendemain de la guerre du Péloponnèse, alors qu’Athènes vaincue est en proie aux exactions des Trente et que les citoyens s’affrontent tels des ennemis dans la bataille du Pirée, en décembre 404, démocrates contre oligarques, il s’agit bien, d’un côté, de lutter pour recouvrer, comme le rappelle Thrasybule dans l’allocution que lui prête Xénophon (HG, 2.4.17), patrie, maisons, liberté, honneurs, enfants et femmes89 ; après le combat, le héraut des initiés, Cléocritos, lançant un appel à la réconciliation, invoque tout ce qui lie les citoyens des deux camps, dieux ancestraux, parenté et alliances, camaraderie (HG, 2.4.21).
Les dieux
44Le serment des éphèbes mentionne, parmi les obligations du citoyen, la vénération des cultes ancestraux. Les divinités qui sont honorées localement sont en effet des divinités précises, dont le culte, en tant que tel, ne se retrouve pas exactement ailleurs ; elles sont attachées au sol sur lequel elles sont vénérées selon des rites fixés par la tradition et scrupuleusement respectés par les ancêtres. Divinités ancestrales, elles sont chez elles, comme les citoyens, et sont souvent appelées sous le nom de divinités “civiques” (Th., v. 69, 110, 185,253, 271, 312, 822) : protectrices des citoyens et du pays natal, elles attendent en retour que les citoyens-soldats luttent pour protéger leurs autels et leurs sanctuaires d’attaques sacrilèges, comme le déclare Praxithéa dans l’Érechthée d’Euripide : “Et puis, si nous avons des enfants, c’est pour défendre les autels des dieux et la patrie” (in Lycurg., C. Leoc., § 100). Le chant des vieillards dans Œdipe-Roi (v. 668-719), montre bien l’attachement des dieux à telle ou telle région précise, la “blanche Colone” et, plus généralement, l’Attique tout entière, qu’aiment à fréquenter, pour des raisons diverses, Dionysos, Déméter et Coré, les Muses, Aphrodite, Zeus, Athéna et Poséidon : toutes ces divinités se plaisent en Attique, elles y sont chez elles, et leur culte, attaché à la configuration même de l’Attique, est indissociable de ce sol.
45La terre de l’Attique avait elle-même, selon la croyance des habitants, été attribuée par les dieux, ou par Cécrops, à Athéna, dont le nom, donné au pays, marquait bien l’attachement de la déesse protectrice ; le rapport particulier des Athéniens à leur sol est encore marqué par le mythe d’Érechthée, à la fois proche d’Athéna et “né de la terre”, selon la croyance des Athéniens, qui se disaient ses descendants et, par suite, “autochthônes”90. Ainsi, dieux et héros de la cité dans son ensemble et, au-dessous, de chaque dème de l’Attique, sont liés par un lien indestructible au sol sur lequel ils sont honorés ; à l’échelon inférieur, chaque famille athénienne assure le culte des divinités du foyer, tel qu’il lui a été transmis par la tradition ancestrale91. Ce lien indissoluble qui attache les hommes au sol qui les a nourris et aux divinités qui le fréquentent, faisant d’eux une communauté, est d’une telle force que seules des personnes originaires du lieu sont capables de rendre à ces divinités un culte selon des rites qui leur agréent ; les habitants du pays, dans leur lutte contre l’envahisseur étranger, combattront, nous l’avons vu plus haut avec Les Perses et Les Sept contre Thèbes, pour préserver ces cultes de l’atteinte étrangère. Le lien entre un pays, les dieux qui y sont vénérés et les hommes qui l’habitent était reconnu par tous, par les non-Grecs aussi : si la communauté de culte qui unit les Grecs veut que ceux-ci, en guerre les uns contre les autres, respectent normalement les sanctuaires de l’ennemi92, la croyance que les dieux vénérés par l’étranger contre lequel ils sont en guerre lui sont propres et le protègent particulièrement explique que les non-Grecs puissent chercher à manifester leur victoire sur eux. Quelle qu’ait été la raison de son comportement, destruction, dans un premier temps, des sanctuaires des dieux vénérés par les Athéniens sur l’Acropole d’Athènes, puis ordre d’offrir un sacrifice à ces mêmes dieux, Xerxès, en chargeant des Athéniens bannis, membres de son entourage, de sacrifier sur l’Acropole conformément aux rites athéniens, reconnaissait de manière éclatante le lien entre le pays et ses dieux (Hdt. 8.54)93. Rendre un même culte aux mêmes dieux est le fondement d’une communauté : les citoyens athéniens sont liés entre eux par la participation aux mêmes combats en temps de guerre, mais aussi aux mêmes cultes, en temps de paix et de guerre94. La lutte pour la patrie comprend donc, dans les affrontements sans merci que se livrent Grecs et Barbares, ou dans ceux, portés à leur paroxysme du fait de combats fratricides, que présentent les tragédies aux spectateurs athéniens, la lutte pour les dieux du pays, afin, comme le déclare Étéocle aux Thébains, “que leur culte ne soit pas à jamais effacé” (Th., v. 15). Dans l’Érechthée d’Euripide (fr. 14, v. 46-49), joué dans la première phase de la guerre du Péloponnèse, Praxithéa, reine d’Athènes, proclame avec force son refus de la disparition des antiques lois des ancêtres (v. 45) et des cultes de la cité, qu’entraînerait la défaite : “Non, à la place de l’olivier et de la Gorgone d’or, on ne verra pas le trident se dresser sur les assises de la cité, ceint de couronnes par Eumolpos et ses troupes thraces, tandis que Pallas sera partout dépouillée de ses honneurs.” En 331/330, le très patriote Lycurgue, dans son discours d’accusation contre son concitoyen Léocrate, coupable d’avoir fui Athènes après la défaite de Chéronée, déclare que la manière dont les Lacédémoniens avaient mis à mort leur régent Pausanias, accusé d’entente avec les Perses, en le laissant mourir de faim dans le temple d’Athéna Chalcioèque, était conforme à la piété : le crime des traîtres en effet est avant tout “une impiété qui prive les dieux de leur culte héréditaire” (C. Leoc., 128-129). Le traître, en voulant livrer sa cité à l’ennemi, nuit non seulement à ses concitoyens, mais aussi aux dieux de la cité, qui sont liés aux hommes du pays par le culte traditionnel qu’ils en reçoivent depuis des générations : ainsi s’explique que le traître ne doive pas être enseveli dans le sol de la patrie, car il a porté atteinte aux dieux liés à ce sol95.
Valeur de la fidélité : respecter ses engagements, envers soi-même et envers autrui
46Très largement, la notion de trahison remettait en cause tous les liens qui créent une solidarité entre membres d’une communauté, même lorsque celle-ci est limitée à deux personnes, comme dans le cas du couple formé par le mari et la femme, ou par deux personnes rapprochées par des liens d’une autre nature, mais tout aussi sacrés, comme les liens qui unissent des hôtes entre eux ou un suppliant à celui qu’il implore. L’attachement, en dehors même du sol de la patrie, à la famille, aux hôtes, aux suppliants, aux amis, à toute personne envers laquelle a été pris un engagement dont les dieux sont garants, ou exprimé un sentiment de proximité, doit être honoré par un comportement fidèle et loyal : mais cette fidélité, c’est d’abord envers soi-même qu’il faut en faire preuve en se montrant toujours, même dans l’adversité, à la hauteur des qualités qui donnent à chacun sa nature profonde, car celui qui trahit sa propre nature manque dès l’abord de la fermeté qui permet d’honorer des engagements. Celui qui prend l’initiative de rompre l’attachement qui le lie à d’autres, celui qui abandonne l’autre, sans même le livrer à un ennemi, est, pour l’Athénien du ve siècle, coupable de trahison, de prodosia. On insistera sur le fait que, dans la tragédie, notre principale source sur la manière de sentir et de raisonner des Athéniens, la prodosia est le plus souvent abandon d’un proche dans le danger, ou absence de fidélité à l’égard des liens familiaux, surtout dans les rapports époux/épouse : un sens très important de prodosia, pour la mentalité commune, est donc celui d’abandon, de “manque” à un devoir d’assistance96. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait au départ volonté de nuire chez celui qui commet l’acte de prodosia. Mais le fait de ne pas intervenir, de rester à l’écart pour ne pas être dérangé, pour préserver la tranquillité qui permet de se consacrer à ses affaires personnelles, peut recevoir des appellations diverses selon la personne lésée, selon ses attentes et son tempérament, et selon la nature du contexte, familial, politique, militaire : on parlera de retrait, d’abstention, de neutralité, ou, plus fort, d’abandon ou de trahison97. Iolaos, dès l’ouverture des Héraclides, établit une opposition entre celui qui ne s’occupe que de ses propres affaires, et lui-même, Iolaos, qui, plutôt que de rester tranquille à Argos, a choisi, par sens de ses obligations, d’aider Héraclès, son parent, puis les enfants de celui-ci : “Depuis longtemps c’est mon opinion arrêtée : l’homme juste est au monde pour le bien d’autrui ; mais celui qui au gain laisse aller son vouloir, inutile à la cité, fâcheux en son commerce, n’est accompli que pour lui seul : je le sais autrement que par ouï-dire. C’est ainsi que par honneur, et par respect pour les liens du sang, quand je pouvais tranquille habiter dans Argos, à tant de travaux je pris part, moi seul, aux côtés d’Héraclès, du temps qu’il était avec nous ; et maintenant que le ciel est son séjour, voici ses enfants que j’abrite sous mon aile, quand moi-même j’ai à pourvoir à mon salut” (v. 1-11)98. C’est parce qu’il partage ce point de vue sur les obligations nées des liens familiaux qu’Oreste, sur le point d’être condamné par les Argiens pour le meurtre de Clytemnestre, déclare à son oncle Ménélas, qui lui-même reconnaît la justesse de ces propos (v. 684-686) : “C’est aux heures difficiles que l’assistance est un devoir pour les amis. Quand le destin est propice, qu’est-il besoin d’amitiés ?” (Or., v. 665-667). Le héros malheureux reproche ensuite à ce même oncle de le trahir, en n’intervenant pas pour lui dans le besoin (v. 1463) : “Hélas ! Je suis trahi, sans espoir désormais de refuge contre la mort que les Argiens me préparent
47(οἴμοι, πϱοδέδομαι, ϰοὐϰέτ’ εἰσὶν ἐλπίδες
ὅπηι τϱαπόμενος θάνατον Ἀϱγείων ϕύγω·)” (v. 722-723). Plus tard, pour se venger de Ménélas, il s’en prend à Hélène : “[Tu vas mourir,] victime de ton vil époux, qui dans Argos a livré le fils de son frère à la mort !
(ϰαϰός σ’ ἀποϰτείνει πόσις,
ϰασιγνήτου πϱοδοὺς
ἐν Ἄϱγει θανεῖν γόνον)” (v. 1462-1464).
48Si l’on établit une gradation dans la dénonciation du comportement de trahison dans les rapports humains, on remarque que l’absence de telle ou telle qualité, à un moment où il importe de la manifester, est regardée comme une trahison à l’égard de cette qualité même. Dans Ajax, Teucros, qui vient d’entendre les propos insultants d’Agamemnon sur son demi-frère mort et sur lui-même, se lamente en regrettant que la gratitude (charis) qui était due au héros, si tôt après sa mort, “soit prise en flagrant délit de trahison” (prodous’halisketai, v. 1266-1270)99 : ne pas manifester envers le mort la reconnaissance à laquelle il a droit est une défaillance, un grave manquement, qui entre dans ce que l’on peut appeler un comportement de trahison. C’est que, comme le disent plusieurs personnages dans la pièce, dans la vie humaine, tout coule et se transforme, rien ne reste fixé : ainsi, la gratitude pour les bienfaits passés d’Ajax s’en est allée, a disparu de ce monde humain privé de stabilité, auquel, naturellement, fidélité et loyauté sont étrangères100. La reconnaissance encore sera trahie par les descendants des Héraclides : alors que leurs ancêtres ont été sauvés par Démophon, ils envahiront plus tard l’Attique, trahissant le bienfait reçu (Heracl., v. 1036).
49De manière différente, des qualités qui appartiennent à la nature profonde d’un être sont susceptibles d’être “trahies” si leur possesseur ne se montre pas à la hauteur de son comportement ordinaire, à tel point que c’est la nature même de l’être qui risque d’être trahie : Hélène, adjurant la prêtresse Théonoé de ne pas livrer Ménélas à son frère Théoclymène, la supplie de ne pas “trahir” pour son frère “sa piété” (eusebeia), car celle-ci serait trahie par un comportement injuste : “… et que jamais tu ne trahisses pour ce frère ta piété, payant sa gratitude au prix d’un crime atroce !
50(συγγόνωι δὲ σῶι
τὴν εὐσέβειαν μὴ πϱοδῶις τὴν σήν ποτε,
χάϱιτας πονηϱὰς ϰἀδίϰους ὠνουμένη)” (v. 900-902). Dans Les Phéniciennes, Œdipe déclare : “N’importe ! On ne me verra pas embrasser tes genoux comme un lâche : je ne trahirai point mon ancienne fierté, même dans la misère.
51(οὐ μὴν ἑλίξας γ’ ἀμϕὶ σὸν χεῖϱας γόνυ
ϰαϰὸς ϕανοῦμαι· τὸ γὰρ ἐμόν ποτ’ εὐγενὲς
οὐϰ ἂν πϱοδοίην, οὐδέ πεϱ πϱάσσων ϰαϰῶς)” (v. 1622-1624)101. En agissant contre sa droiture native, lorsqu’il est contraint par Ulysse de recourir à la ruse pour s’emparer de l’arc et de la personne de Philoctète, c’est sa propre nature que Néoptolème a été amené à trahir : “Tout est objet de répugnance à qui, oubliant sa propre nature, adopte une conduite qui ne lui convient pas
52(ἅπαντα δυσχέρεια, τὴν αὑτοῦ ϕύσιν
ὅταν λιπών τις δϱᾷ τὰ μὴ πϱοσειϰότα)” (Soph., Ph., v. 902-903), déclare le jeune homme, qui, peu après, revient à sa véritable nature d’homme droit et loyal en réparant sa faute par le rejet des artifices auxquels il avait d’abord eu recours (v. 1224,1226, 1228, 1234, 1236, 1248-1249)102. En trahissant sa nature, Néoptolème trahit Philoctète (v. 923)103 ; mais, lorsqu’il revient à sa vraie nature et rend son arc à Philoctète, effaçant cette double trahison qui faisait de lui un kakos à ses propres yeux (v. 95, 100, 108, 906, 908-909, 1228, 1234) et aux yeux de sa victime (v. 927-930, 971-973), il risque d’être considéré par l’armée des Grecs comme un insoumis, qui refuse d’obéir aux ordres (v. 1227, 1229, 1241-1243, 1250-1258)104 : la question du point de vue fait que, placé devant un dilemme, le héros, quel que soit son choix, est nécessairement coupable, de trahison ou de rébellion, aux yeux de l’une ou l’autre partie105.
53De manière générale, on le voit avec Œdipe qui ne veut pas du blâme que mériterait une conduite indigne, celui qui ne fait pas ce qu’il doit est qualifié de “kakos” : dans l’Électre de Sophocle, l’héroïne reproche à sa sœur Chrysothémis d’apparaître aux yeux du monde comme une kakè, une mauvaise fille qui trahit son père mort (v. 367-368) : “Tu auras l’air ainsi, aux yeux de presque tous, d’une mauvaise fille, qui a trahi son père mort, en même temps que tous les siens
54(οὕτω γὰϱ ϕανῇ πλείστοις ϰαϰή,
θανόντα πατέϱα ϰαὶ ϕίλους πϱοδοῦσα σούς)” (v. 367-368), et refuse d’adopter un comportement qui ferait d’elle aussi une kakè, une fille infidèle aux siens (v. 395) ; Théonoé elle-même, qui a aidé Ménélas, est qualifiée par Théoclymène de kakistè (Hel., v. 1632-1633), car elle a trahi (proudôken) son frère106. L’adjectif “kakos (ϰαϰός)” – “mauvais, vil, vilain”, et son féminin, “kakè (ϰαϰή)” – “mauvaise, vile, vilaine”, sont abondamment employés dans les tragédies, où les personnages se reprochent mutuellement leur “kakia (ϰαϰία)”, ou encore leur “kakotès (ϰαϰότης) – “caractère mauvais, vicieux ; vilenie”, à moins qu’ils n’aillent jusqu’à apostropher leur adversaire, auquel ils reprochent de “mal agir” à leur égard –“kakôs drân (ϰαϰῶς δϱᾶν)”–, en le traitant, au vocatif et de manière superlative, de “kakiste (ϰάϰιστε)” – “le pire des hommes”, ou allant encore plus loin, de “pankakiste (παγϰάϰιστε)”107. Le sens de ce terme très général, qui signifie seulement que la personne dont il est question se comporte mal, qu’en fait elle ne se comporte pas comme il conviendrait qu’elle le fasse d’après l’appréciation de celui qui parle, peut souvent être précisé par le contexte. Il arrive que le terme qualifie une personne dont le comportement est jugé caractéristique de la prodosia, dans la mesure où cette personne, proche de celui qui parle ou de celui dont il est question, abandonne cette personne, ne prête pas le secours attendu dans le danger, fait défaut là où son engagement est considéré comme normal face à un ennemi menaçant : “kakos”, lorsque la nuance de lâcheté est clairement indiquée par le contexte, peut alors se traduire par “traître” ou même, quand la personne qui parle jouit d’une position de supériorité, par “félon”. Le caractère très général du mot, qui qualifie la totalité de la personne concernée alors même qu’il ne vise au départ que l’aspect de sa personnalité qui vient d’être révélé par un comportement précis, convient particulièrement bien au dialogue tragique : celui-ci en effet, dominé par l’émotion, ne cherche pas la précision qui doit être présente dans l’objective définition juridique d’un délit ou d’un crime, il appartient au registre du sentiment et de l’impression première, qui, à partir de la constatation d’un défaut précis chez une personne, se laisse emporter par l’indignation et étend à la personne tout entière le défaut constaté108.
Fidélité au lien conjugal
55Les termes de la famille de prodidonai sont employés le plus souvent dans la tragédie à propos de proches, qui sont des membres d’une même famille, mari et femme, mais aussi frère et sœur, enfants et parents, ou encore oncle et neveu. C’est à propos du lien du mariage, pacte garanti par Zeus et Héra (Aesch., Eu., v. 213-218), reposant sur les “serments” et les “mains échangées” (Eur., Med., v. 21-22, 161-162, 492-495)109, auquel on peut ajouter, avec le triangle Ajax-Tecmesse-Eurysacès, le lien du concubinage couronné par la naissance d’un enfant, que la question de la trahison et de son contraire, la fidélité, est le plus souvent soulevée110. Le sens le plus fréquent de prodosia est alors celui de trahison par remariage : c’est évidemment dans Médée que se relève le plus grand nombre d’occurrences à la trahison conjugale, du fait de Jason qui abandonne son épouse Médée pour se remarier avec la fille du roi de Corinthe111 ; dans un registre proche, Hélène est accusée d’avoir trahi Ménélas, mais aussi sa famille et sa patrie, pour suivre Pâris à Troie112 (Andr., v. 630 ; Tr., v. 1032 ; Hel., v. 54, 931, 1148 ; IA, v. 783 ; El., v. 1028 ; Or., v. 1305113). Un remariage après la mort du conjoint peut même être envisagé comme une trahison conjugale, dans le contexte particulier du sacrifice d’Alceste pour Admète qui exige de l’époux survivant un comportement exemplaire (Alc., v. 1058-1059 et 1096). La trahison conjugale peut se faire encore sans remariage, par la tromperie d’une liaison adultère qui assure à l’un des conjoints un enfant, menace pour la vie et les biens de l’autre conjoint : Créuse, apprenant que son époux Xouthos s’est trouvé un fils en la personne du jeune Ion, s’estime trahie, outragée, dépossédée (Ion, v. 808-810 et 864). L’acte de Clytemnestre, qui a à la fois trompé et tué son mari Agamemnon, est le couronnement de la prodosia conjugale : de l’Orestie d’Eschyle, jouée en 458, jusqu’à la pièce d’Euripide, représentée en 408, Oreste, l’épouse infidèle est maintes fois condamnée, en même temps que sont données des justifications de sa propre mise à mort (Or., v. 923-942)114.
56La trahison conjugale peut être encore l’abandon d’un conjoint auquel sa famille propre n’offre plus d’appui, sans que l’idée d’un remariage soit précisément évoquée, même si elle ne peut être totalement exclue : Oreste, sur le point d’être immolé par Iphigénie, adjure son ami Pylade de ne pas “trahir” son épouse Électre, maintenant que la maison des Atrides est vide et sans alliés (IT, v. 706). Une autre nuance de la trahison par abandon est présente dans la supplication qu’adresse Tecmesse à Ajax, lorsqu’elle le supplie de ne pas les trahir, elle et son fils, alors qu’il est tout pour eux, en les abandonnant par sa mort à leurs ennemis (Aj., v. 392-393, 514-519, 588)115.
57Une trahison conjugale particulière est enfin celle qui est reprochée à Apollon par le jeune Ion. Après son entretien avec Créuse, qui lui a raconté comment le dieu s’était uni de force à une jeune fille, une amie à elle qu’il avait ensuite abandonnée, ainsi que l’enfant qu’il avait eu d’elle, le jeune homme blâme le dieu, coupable de trahison envers deux êtres faibles qu’il aurait dû protéger116 : “Pourtant, je dois gronder Phoibos. Car, que fait-il ? De force, il prend des jeunes filles que, bientôt, il abandonne. Il a des enfants en cachette, puis les laisse périr !” (v. 436-439)117.
58Deux figures féminines incarnent, à l’opposé de la trahison, la fidélité à l’époux, jusqu’au sacrifice de la vie. Évadné, donnant sa vie en se jetant sur le bûcher pour rejoindre son époux mort, déclare qu’elle n’a jamais trahi Capanée dans son cœur : “O toi, ô mort, qui es sous terre, jamais en mon cœur je ne t’aurai trahi
59(σὲ τὸν θανόντ’ οὔποτ’ ἐμᾶι
πϱοδοῦσα ψυχᾶι ϰατὰ γᾶς)” (Supp., v. 1024), tandis qu’Alceste, donnant sa vie pour conserver la sienne à Admète, affirme mourir pour n’avoir pas voulu trahir son mariage et son époux (Alc., v. 179-181)118.
Fidélité aux liens familiaux
60La force des liens parents-enfants et des devoirs réciproques des proches, par le sang ou par alliance, les uns envers les autres, est unanimement reconnue dans l’univers tragique, au même titre que les devoirs envers les dieux et envers les hôtes (Aesch., Supp., v. 701-709), et sa remise en cause figure souvent au cœur du drame. Oedipe déclare ainsi à Créon, qui en convient : “Si vraiment tu t’imagines qu’un parent qui trahit (kakôs drôn) les siens n’en doit pas être châtié, tu as perdu aussi le sens
61(εἴ τοι νομίζεις ἄνδρα συγγενῆ ϰαϰῶς
δϱῶν οὐχ ὑϕέξειν τὴν δίϰην, οὐϰ εὖ ϕϱονεῖς.)” (Soph., OT, v. 551-552).
62La notion d’abandon à un sort pénible, vieillesse solitaire dans le cas de Télamon et de sa femme (Aj., v. 506-509), esclavage pour Eurysacès, le jeune fils d’Ajax (Aj., v. 392-393, 496-499, 510-513, 652-653, 944-945), solitude privée des soins d’une mère pour les enfants de Phèdre (Hipp., v. 304-306), abandon au ressentiment d’un mari pour Hermione (Andr., v. 874-875), abandon à une mort cruelle pour Iphigénie (IA, v. 1314), est souvent mise en avant : au sein de la famille, le premier devoir d’un père ou d’une mère est de veiller à l’avenir et aux intérêts de ses enfants, comme celui d’un fils est d’assurer une vieillesse heureuse à ses parents : s’y soustraire, y compris par le choix d’une mort volontaire, c’est manquer, faire défaut à un proche au moment critique, mettre en péril l’existence même de ce proche au nom d’une certaine forme d’égoïsme ou de lâcheté, c’est donc, d’une certaine façon, le trahir, en ne permettant pas la réalisation d’espérances légitimes119. C’est précisément ce qu’Alceste et Admète reprochent aux parents d’Admète, qui ont, disent-ils, “trahi” (προύδοσαν) leur fils en refusant de prendre sa place, “à un âge où il était séant pour eux de mourir”120. Dans un âpre dialogue, dans lequel le père et le fils argumentent sur l’étendue des devoirs paternels (Alc., v. 629-738), à Admète qui accuse : “Tu ne diras pourtant pas que c’est faute d’égards pour ta vieillesse que tu m’as livré à la mort – (θανεῖν πϱούδωϰας) –, moi qui te témoignais un respect exemplaire” (v. 658-659)121, Phérès, se basant sur le terrain juridique et non vaguement moral auquel se réfère son fils, réplique : “C’est moi qui, pour faire de toi le maître de la maison, t’ai engendré et nourri, mais mon devoir n’est pas de mourir à ta place” (v. 681-682)122.
63C’est encore une forme d’abandon, mais l’abandon des devoirs envers un père mort, qui est reprochée par Électre à sa sœur. Alors qu’Électre considère que son existence même a été trahie par l’assassinat infâme qui frappa leur père (Soph., El., v. 207-208 : βίον πϱόδοτον), Chrysothémis, qui continue à vivre à la table de Clytemnestre et d’Égisthe, meurtriers d’Agamemnon, au lieu de songer à le venger, est, selon sa sœur, coupable de trahison envers son père mort (Soph., El., 367-368). Électre, après le meurtre de Clytemnestre, proclame qu’elle n’a pas “trahi” Agamemnon (οὐδ’ἐγὼ πϱούδωϰά σε) (Eur., Or., v. 1237). La trahison commise par Médée envers son père, sa maison et son pays va plus loin : par amour pour Jason, elle a tué son frère et causé le plus grand dommage à tous les siens, ceux-là mêmes auxquels elle n’aurait jamais dû nuire (Med., v. 31-32, 166-167, 483, 502-507, 800-801, 1332-1335)123.
64Les conflits qui déchirent les familles des Labdacides et des Atrides se répercutent de génération en génération, plaçant souvent au cœur de l’action les relations entre frères et sœurs, entre beaux-frères, et parfois aussi les relations oncle ou tante et neveu ou nièce, ou encore cousin et cousine. Antigone, autant que pour son dévouement envers son père aveugle, était connue des Athéniens pour sa fidélité sans faille, par-delà la mort, à son frère Polynice : lorsqu’elle déclare qu’elle ne trahira pas son frère en lui refusant la sépulture conformément aux ordres du nouveau roi Créon, elle s’appuie sur le lien de fraternité : elle ne peut tolérer que “le corps d’un fils de (sa) mère” n’obtienne pas de tombeau (Antigone, v. 45-46, 466-467). La loyauté fraternelle, sans qu’on lui demande nécessairement d’aller aussi loin que l’héroïsme d’Antigone qui brave la mort en son nom, est un appui sur lequel tous comptent dans le malheur : Ajax compte sur Teucros pour lui donner la sépulture et pour veiller sur son fils (Aj., v. 342-343, 562-571, 688-689, 826-830, 921-922, 990-991), Électre attend la venue d’Oreste (Soph., El., v. 117-119,164-165, 303-304, 808-812, 951-956), Oreste, craignant d’être condamné, attend l’assistance du frère de son père, Ménélas (Or., v. 448-455, 674-676, 724) et, si l’assistance escomptée fait défaut, le frère reproche sa trahison à son frère, comme Ménélas à Agamemnon (IA, v. 412), le frère à sa sœur, comme Théoclymène à Théonoé (Hel., v. 1624 et 1633), le beau-frère au beau-frère, comme Œdipe à Créon (OT, v. 551-552), ou encore le neveu et la nièce à leur oncle, comme Oreste et Électre, condamnés par les Argiens, à Ménélas (Or., v. 1056-1057, 1165, 1463).
65Le lien du sang est si fort qu’il commande toujours de porter secours au parent en danger : toute dérobade serait sévèrement blâmée par l’opinion publique et traitée de trahison, comme le souligne, dès son entrée en scène, Iolaos, neveu d’Héraclès et protecteur de ses jeunes cousins pourchassés par Eurysthée après la mort de leur père. “… Et moi, je fuis avec ces enfants fugitifs ; infortuné, je partage leurs infortunes, n’osant les trahir – prodounai – de peur qu’un mortel n’aille dire :” Voyez ! depuis que les fils n’ont plus de père, Iolaos, leur parent, leur refusa secours.” (Eur., Heracl., v. 26-30)124.
66La solidarité familiale, s’ils décident de l’honorer125, ne laisse donc aux proches qu’une étroite marge de manœuvre, entre infortune partagée et trahison126. Mais le comportement adopté par chacun, assistance ou trahison, ne peut résulter que d’un libre choix, qui exclut les atermoiements de tièdes, comme Ismène ou Chrysothémis, vertement reprises par Antigone et Électre (Ant., v. 45-46, 69-72, 83, 86-87, 93-97, 538-539, 542-543, 546-547, 551, 553 ; El., v. 345-351, 357-368, 395, 397, 401)127 ; quant à Ménélas, malgré, ou peut-être à cause, des arguments qu’il avance au nom de la sagesse et de l’habileté (Or., v. 688-716), il est doublement coupable aux yeux d’Oreste en refusant d’honorer à la fois les liens du sang et sa dette de reconnaissance envers son frère mort (v. 243-244, 453, 655, 717-724, 736-754, 1056-1059). Il n’est donc pas étonnant que les proches d’Héraclès, le vieil Amphitryon ou son ami Thésée, ne reprochent à aucun moment au héros, qui a agi sous le coup de la folie inspirée par Héra, le meurtre de sa femme et de ses enfants : les devoirs de l’époux, du père et du fils, qu’Héraclès avait remplis à son retour des Enfers (HF, v. 574-575), il n’y a pas failli volontairement et aucune condamnation n’est donc portée sur ses actes128.
Fidélité envers la communauté
67Sorte de famille élargie, vis-à-vis de laquelle chaque membre a des obligations, la communauté rassemble des individus dans le cadre de la cité ou dans celui d’une entreprise commune : en cas de guerre par exemple, le cadre est celui de l’armée, caractérisée par l’obéissance à un chef. Dans plusieurs pièces, il est posé comme une évidence que chacun de ses membres doit rendre à la communauté tous les services dont il est capable, sous peine d’être taxé de trahison à l’égard de ceux qui sont ses alliés naturels : Œdipe reproche violemment à Tirésias le silence qu’il veut observer quant à l’origine du fléau qui frappe Thèbes et l’accuse, lui, un Thébain qui pourrait rendre service à sa communauté, de le trahir en se taisant et de perdre la cité (OT, v. 322-323, 330-331). Ménélas est lié moralement envers ses alliés qui ont perdu la vie pour le venger, et ce serait les trahir que de faire grâce à Hélène (Tr., v. 1044). Néoptolème, malgré les scrupules qu’il éprouve à recourir à la ruse face au malheureux Philoctète, doit se sentir tenu de seconder Ulysse et les Grecs dans leur dernier effort contre Troie (Ph., v. 93-94) : lorsqu’il veut rendre ses armes à Philoctète, Ulysse l’avertit avec force que, s’il renonce à la tâche dont il était chargé, il devra rendre des comptes à l’armée grecque qui le châtiera pour sa désobéissance (v. 1250, 1257-1258, 1293-1294)129. Dans Iphigénie à Aulis, Achille encourt pareillement le courroux de l’armée, qui veut le lapider parce qu’il tente de s’opposer pour une raison privée au sacrifice d’Iphigénie, considéré comme indispensable pour le départ de la flotte (v. 1349-1353)130. Un contexte militaire comparable, non pas refus d’accomplir une mission ou tentative d’obstruction, mais abandon par retrait du combat, assimilable à une désertion131, se trouvait aussi dans la pièce d’Eschyle conservée très fragmentairement, Les Myrmidons : Achille, comme dans l’Iliade, refusait de combattre à Troie et, pour l’avantage qu’il donnait aux ennemis, était menacé de lapidation pour trahison par l’armée132.
Fidélité envers les amis
68Des devoirs entraînés par les relations familiales au sens strict, on rapprochera ceux qui résultent des relations d’amitié – qui du reste sont parfois accrues encore par des relations de parenté, réelles certes, mais suffisamment lointaines pour passer au second plan, renforçant seulement les relations d’amitié qui sont primordiales. Parmi les héros grecs, Achille et Patrocle étaient célèbres pour l’indéfectible amitié qui les unissait, si forte qu’elle défia même la mort : Achille, apprenant qu’Hector a tué son ami, n’a plus qu’une pensée, venger Patrocle, alors même qu’il sait que la mort d’Hector doit entraîner sa propre mort (Il., 18.79-126). Ce couple homérique, uni par un lien si fort que ne pas l’honorer aurait été de la part d’Achille comme une trahison, les Grecs le citaient en exemple, comme le fait Eschine en 346, dans le Contre Timarque, où il insiste sur le choix de la fidélité et de la mort que fit Achille, de préférence au choix de l’abandon et de la vie (145-150). Celui que forment Oreste, l’Argien, et Pylade, le Phocidien, autre illustre couple d’amis, traverse, depuis le meurtre de Clytemnestre, une série d’épreuves qui lui donnent l’occasion de manifester la force de leur attachement mutuel : amitié remontant à l’enfance, s’appuyant encore sur des liens de parenté, elle pousse Pylade à seconder Oreste dans ses entreprises, et lui interdit aussi de se retirer lorsque survient un péril qui ne menace que son ami. La règle de conduite de Pylade est l’assistance à tout prix ou, au pire, l’infortune partagée, mais tout abandon serait considéré par lui comme une trahison, à Argos (Eur., Or., v. 1085-1088)133 ou en Tauride (Eur., IT, v. 674-686)134. Oreste lui-même déclare, en implorant l’aide de son oncle Ménélas, que l’assistance dans le danger est un devoir pour les amis (Or., v. 665-668)135.
69Sur un plan comparable à celui des obligations découlant des liens d’amitié se plaçaient celles qui, fondées sur une fréquentation beaucoup plus récente, mais renforcées par un sentiment de compassion, liaient deux personnes l’une à l’autre : dans la mentalité athénienne, si l’on est simplement un proche d’une personne, si l’on a sympathisé avec elle, la quitter dans le danger, c’est comme prêter la main à une opération dirigée contre elle, c’est, d’une certaine façon, la trahir. Dans plusieurs tragédies, qui vont de la première moitié à la fin du ve siècle, est soulignée l’ampleur de la trahison que constituerait la rupture de ce lien de compassion. Ainsi, dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle, joué après 467, pièce qui est certes à part, car tous les personnages y sont des dieux, liés les uns aux autres par des degrés de parenté divers, le chœur des Océanides, témoin de la souffrance du Titan, déclare, après qu’Hermès l’a invité à se retirer avant que Prométhée ne soit frappé d’une nouvelle peine, qu’il veut souffrir avec lui : “Parle un autre langage, et donne des avis qui sachent me convaincre. Dans le flot de ton discours vient de passer un mot qu’assurément je ne puis tolérer. Quoi ! Tu m’engages donc à cultiver la vilenie (kakotèt[a]) ? Non, avec lui, je veux souffrir. J’ai appris à haïr les traîtres (tous prodotas) : il n’est point de vice que j’exècre plus (v. 1063-1070)136. Dans ce drame, la compassion des Océanides à l’égard du Titan terrassé s’accompagne du mépris pour les kakoi qui abandonnent leurs amis dans le danger : leur sympathie ne peut se démentir sans qu’elles se déconsidèrent elles-mêmes à leurs propres yeux, premier pas vers la mauvaise réputation que redoutent tant les héros tragiques137. Ce que des divinités condamnent, des humains ne sauraient l’approuver, si bien que, à leur niveau, les hommes s’efforcent de mettre en pratique le comportement des Océanides, c’est-à-dire de tenir bon aux côtés de ceux dont on plaint l’infortune : mais, dans bien des cas, la demande de secours qu’un mortel adresse à un autre mortel est renforcée par la garantie divine qu’apporte, à celui qui se pose en suppliant d’un dieu, la prestation d’un serment par celui dont il sollicite l’aide.
Fidélité envers les suppliants
70La question du comportement à adopter face à la requête d’un suppliant est au cœur de bien des tragédies, en raison du dilemme posé par la relation entre le rapport de forces et la nécessité absolue de porter secours au suppliant : utiliser, au profit de la faiblesse du suppliant, sa propre force contre une autre force, c’est-à-dire assister le suppliant, en se conformant aux lois divines mais au prix d’un risque pour la communauté, ou, solution de facilité à court terme, mais qui entraînera le courroux de Zeus Suppliant et une souillure pour le coupable, refuser l’affrontement avec une autre puissance en abandonnant le suppliant à son sort, c’est-à-dire le trahir138 ? Les dieux, bien sûr, sont les premiers à devoir donner l’exemple. Apollon, qui a poussé Oreste à tuer sa mère Clytemnestre, et dont Oreste est le suppliant, affirme avec force, qu’il ne “trahira” pas Oreste, c’est-à-dire qu’il ne l’abandonnera pas à ses ennemis, et tout d’abord aux Erinyes qui le poursuivent : “Non, je ne te trahirai pas ; sans relâche, veillant sur toi, à tes côtés comme de loin, je ne serai pas tendre à tes ennemis
71(οὔτοι πϱοδώσω, διὰ τέλους δέ σοι ϕύλαξ
ἐγγὺς παϱεστὼς ϰαὶ πϱόσωθ’ἀποστατῶν
ἐχθϱοῖσι τοῖς σοῖς οὐ γενήσομαι πέπων)” (Aesch., Eu., v. 64-66). “Terrible” en effet, Apollon le déclare à propos d’Oreste et de lui-même, “pour les dieux comme pour les mortels est le courroux du suppliant pour celui qui l’a sciemment trahi
72(δεινὴ γὰρ ἐν βϱοτοῖσι ϰἀν θεοῖς πέλει
τοῦ πϰοστϰοπαίου μῆνις, εἰ πϱοδῶ σϕ’ἑϰών)” (Eu., v. 233-234). Un peu plus loin dans la pièce, Athéna elle-même expose les termes du dilemme qui se pose à elle, accueillir le suppliant Oreste et mécontenter les Erinyes, ou bafouer les droits du suppliant et donner satisfaction aux filles de la Nuit (473-479) ; elle conclut ainsi, toute déesse qu’elle est, avant d’en venir à l’institution du tribunal de l’Aréopage : “J’en suis donc là : que je les accueille ou que je les repousse, les deux me réservent d’inévitables maux” (v. 480-481). Dans les Suppliantes d’Eschyle, jouées sans doute à la fin des années 490, la requête des Danaïdes, réfugiées en suppliantes près de l’autel des dieux d’Argos, contraint en effet le roi Pelasgos, malgré son inquiétude pour la cité, à soutenir une guerre contre les Egyptiades : les jeunes filles exhortent le Roi à ne pas livrer, ne pas “trahir” les fugitives qu’elles sont (“τὰν ϕυγάδα μὴ πϱοδῶις”) (v. 420), car, il le sait, il ne pourrait le faire qu’au prix d’une souillure qui attirerait sur la cité et lui la vengeance divine (v. 413-417, 434-437, 478-479)139. Le parallèle peut être fait avec Les Héraclides, pièce jouée dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, dans laquelle les fils d’Héraclès, pourchassés par Eurysthée après la mort de leur père, trouvent refuge auprès des Athéniens. Le roi Démophon et ses concitoyens se savent liés de manière indéfectible à ceux qui ajoutent à une lointaine parenté un caractère doublement sacré, comme hôtes et comme suppliants : mais, autant que par le courroux de Zeus Suppliant, ils semblent motivés, comme Iolaos qui redouterait le même reproche au cas où il abandonnerait ses jeunes parents (Eur., Heracl., v. 26-30), par la crainte d’encourir l’opprobre attaché à l’accusation de trahison s’ils venaient à livrer les Héraclides (v. 223-225, 238-246, 462-463, 715)140. Or, Athènes est une cité libre, et elle ne saurait, par peur, souffrir que l’on arrache des suppliants à ses autels (v. 284-287) : Démophon doit donc agir pour protéger les suppliants, le repli sur soi, qui ne serait qu’un abandon-trahison, lui est interdit141.
73Les Suppliantes d’Euripide, représentées à la fin des années 420, pièce toute à la gloire d’Athènes et de son roi Thésée, pose le problème d’une manière différente, car Thésée ne craint à aucun moment l’éventualité d’une guerre : mais il a fallu l’intervention pressante de sa mère, mettant en avant la nécessité de faire respecter les “lois communes des Hellènes” et la honte d’une réputation de lâcheté, pour que Thésée renonce à sa position d’abstention et à la tranquillité qu’elle lui apporterait, pour courir un nouveau péril en entreprenant de faire respecter les lois divines et la requête des suppliantes142. Le problème de la difficulté du soutien à apporter à un suppliant se pose de manière plus personnalisée pour le vieil Œdipe aveugle, accueilli à Colone par Thésée, et pour Philoctète blessé et délaissé par les Grecs, qui se confie à Néoptolème. Œdipe est pour le roi d’Athènes à la fois un hôte et un suppliant, puisqu’il s’est placé sous la protection des Euménides vénérées à Colone. Face à Thésée, qui lui assure qu’il ne le trahira pas en l’abandonnant (OC, v. 649), sa confiance est telle qu’il se refuse à lier le roi par un serment, “comme un vilain”, car la parole de Thésée est suffisante (v. 650-651) ; face à la revendication de Créon, qui exige qu’il lui soit livré avec ses filles, il supplie le chœur de ne pas l’abandonner, de ne pas le trahir : “ἰὼ ξένοι. τί δϱάσετ’ ; ἦ πϱοδώσετε ;” (OC, v. 822). Philoctète, lui, au nom de Zeus Suppliant, se déclare le suppliant de Néoptolème (Philoctète, v. 468-472, 484-485, 772-773, 930), dont il obtient la parole qu’il le ramènera chez lui (v. 813, 941-942 et 1398-1399) : d’où son effroi, lorsqu’il lui apparaît que Néoptolème, lui-même pris dans un dramatique conflit de devoirs entre son engagement envers les Grecs et son engagement envers Philoctète, risque de le trahir (prodidonai) en l’abandonnant (v. 911), en le contraignant à faire ce qu’il ne veut pas faire (v. 923)143, ou encore en le livrant (ekdidonai) à son ennemi Ulysse (1386)144.
74Famille, communauté, hôtes, suppliants, amis, la rectitude des rapports que les hommes entretiennent entre eux, dans leurs différents réseaux d’appartenances, est garantie par les dieux : celui qui dénature la relation de soutien que tout membre d’un groupe défini doit porter à un autre n’est pas coupable seulement envers sa victime, mais aussi envers les dieux, garants d’un ordre qu’il n’a pas respecté. Ainsi, ce que l’on doit aux autres est aussi, dans certaines situations, ce que l’on doit aux dieux : celui qui est qualifié de “traître” par celui qu’il a lésé se place en dehors de la justice. Hélène, celle qui passait pour avoir mis à mal le plus sacré des liens en abandonnant son mari pour un autre homme, est dite “traîtresse, sans foi, sans justice, sans dieu (πϱοδότις ἄπιστος ἄδιϰος ἄθεος)” (Eur., Hel., v. 1148). Que les dieux sont bien les garants des rapports entre les hommes apparaît clairement dans l’appréciation du geste du roi thrace Polymestor, qui, à l’annonce de la prise de Troie, a tué son jeune hôte Polydore pour s’emparer de son argent : son crime n’est pas qualifié de “ prodosia”, car il n’a pas été “seulement” l’abandon dans le danger d’un hôte ou d’un suppliant, mais d’“acte impie et sacrilège”, d’“indicible et innommable forfait”, de “dernier des sacrilèges”, car il a violé par le meurtre la loi divine qui impose le respect de la personne sacrée des hôtes (Eur., Hec., v. 714-715, 789-792, 802-805, 1233-1235, 1247-1251).
Le point de vue du jugement
75L’acte qui est présenté comme un acte de trahison est apprécié de cette manière parce qu’il est ressenti ainsi par celui qui estime en être la victime : le point d’où est porté le jugement sur l’acte explique que celui-ci soit considéré non pas comme un acte hostile “normal”, comme on en attend de la part d’ennemis déclarés, mais comme un acte anormalement hostile, comme une inexplicable et scandaleuse injustice qui provoque incompréhension et révolte. Dans cette réaction subjective, les sentiments, colère et indignation, davantage que peine et déception, occupent une place prépondérante. L’émotion de celui qui s’estime lésé s’y exprime avec force et souvent sans nuance : celui qui s’est révélé comme un ennemi par l’acte d’un jour y est caractérisé comme un ennemi de toujours, dont la scélératesse est foncière et originelle, et non pas accidentelle ou passagère, si bien que la condamnation de celui qui, ami la veille, n’est plus considéré que comme un “traître”, est totale et sans appel.
76De nombreuses tragédies permettent d’étudier, dans les conflits familiaux, les réactions de personnages qui se regardent, eux-mêmes ou un être qui leur est cher, comme trahis par des proches. Ceux-ci, pour n’avoir pas fait ce qu’ils auraient dû faire, comme secourir un parent dans le danger, sont traités de “kakoi”, terme très général indiquant la bassesse, l’absence de qualité, et comprenant, selon le contexte, les nuances de félonie, de lâcheté, de cupidité : ce terme est à plusieurs reprises mis explicitement en relation avec des termes de la famille de “prodosia”. Dans l’Électre de Sophocle, l’héroïne reproche à sa sœur Chrysothémis de vivre aux côtés des assassins de son père, Clytemnestre et Égisthe : ce faisant, elle apparaît aux yeux du grand nombre comme une kakè, qui trahit (prodousa) son père mort et ses proches (v. 367-368). Préférant la vie facile à la fidélité dans le deuil (v. 395), Chrysothémis est encore kakè parce qu’elle se flatte de l’idée, violemment récusée par Électre, que leur père mort leur pardonne de ne pas les venger : un tel propos, qui arrange bien celle qui le tient, ne convient, d’après Électre, qu’à des lâches (v. 401). Dans la querelle d’arguments qui oppose Antigone et Ismène à propos de l’ensevelissement de Polynice, Antigone, devant les réticences de sa sœur qui met en avant leur faiblesse, lui répondait : “Sois donc, toi, ce qu’il te plaît d’être : j’enterrerai, moi, Polynice, et serai fière de mourir en agissant de telle sorte” (Ant., v. 71-72) : la dureté et l’âpreté d’Électre sont absentes des reproches d’Antigone, mais on retrouve l’idée que la sœur qui parle et veut agir ne saurait se contenter de subir, de courber le dos sous l’orage comme le font les médiocres. L’association des deux termes se retrouve encore chez Euripide, lorsqu’Électre et Oreste, condamnés à mort par les Argiens après le meurtre de Clytemnestre, accusent Ménélas de trahison envers Agamemnon : Ménélas, être “vil” (kakos), est “traître” (prodotès) à son frère
77– (Μενέλαος ὁ ϰαϰός, ὁ πϱοδότης τοὐμοῦ πατϱός ;) (Eur., Or., v. 1057)145. Le frère et la sœur flétrissent leur oncle parce que, redevable envers Agamemnon à la fois comme frère (674-676) et pour les bienfaits reçus (v. 453, 643-657, 720), il a dès l’abord tergiversé devant les difficultés, craignant à la fois son beau-père Tyndare et le peuple d’Argos, pour finalement ne porter aucun secours à ses neveux (v. 722-723, 748, 1463) : Ménélas est kakos, car il agit ainsi par lâcheté, mais aussi par intérêt, dans l’espoir d’obtenir le trône qui devrait revenir à Oreste (v. 740,1058-1059). On retrouve dans le dialogue Oreste/ Ménélas, malgré la longueur des tirades, un souvenir de la vive argumentation qui opposait Antigone à Ismène, Électre à Chrysothémis : les propos de Ménélas, qui présentent, en mettant en avant l’inégal rapport de forces qui rend vain tout affrontement avec les Argiens, l’apparence de la raison et de la sagesse (v. 688-716), mais dont le caractère lénifiant ne vise en fait qu’à préparer le proche retrait de celui qui ne se montrera même pas au moment décisif (v. 1056-1059), ne trompent pas Oreste, qui comptait sur son oncle comme Antigone et Electre comptent sur leur sœur, mais qui reconnaît bien, derrière la prudence, les atermoiements de celui qui n’est pas sûr : “Il a montré de la réserve, comme le font les amis vils
78(ηὐλαβεῖθ’, ὃ τοῖς ϕίλοισι δϱῶσιν οἱ ϰαϰοὶ ϕίλοι)” (v. 748)146. Celui qui tergiverse pour finalement abandonner ses amis, oubliant vengeance pour le père et assistance pour le fils, est vigoureusement qualifié de “kakistos” (v. 718) : la déception et l’indignation sont si fortes que toute capacité de raisonnement est balayée par l’émotion, qu’Oreste se laisse emporter, recourt aux superlatifs contre cet oncle (“O toi qui n’es bon à rien, qu’à faire campagne pour une femme, le plus lâche de tous à venger tes amis” – ὦ ϰάϰιστε, τιμωϱεῖν ϕίλοις) (v. 717-718), qu’il finit même par accuser, en toute sincérité et contre toute évidence, car Ménélas alors absent n’aurait rien pu empêcher, d’avoir trahi Agamemnon en le laissant tuer (v. 1588).
79L’alliance entre la nature du kakos, ou de la kakè, et la prodosia est encore établie par Euripide dans Hélène, où Théoclymène, qui se voit frustré dans ses espoirs de mariage, déclare que sa sœur, la prêtresse Théonoé, qui a aidé Ménélas et Hélène à fuir, est une kakistè, qui a trahi (prodidonai) son frère (v. 1632-1633) : elle n’est point lâche, comme Chrysothémis, dont la lâcheté est à l’origine de la félonie, c’est-à-dire du manque de soutien à son père mort, mais elle s’est révélée comme une ennemie en ne prêtant pas à son frère l’assistance due aux liens du sang. Mais l’argumentation rebondit, car le serviteur de Théonoé, dans la stichomythie qui l’oppose à Théoclymène, répond que la “trahison” de sa maîtresse a été une “belle trahison” (kalè prodosia), car elle est conforme à une justice supérieure à celle dont se réclame Théoclymène : cette kalè prodosia n’est pas sans rappeler l’expression d’Antigone qui déclare qu’après avoir enseveli Polynice, malgré l’interdiction de Créon mais conformément aux lois divines, elle ira reposer auprès de lui, “saintement criminelle”
80(ϕίλη μετ’αὐτοῦ ϰείσομαι, ϕίλου μέτα,
ὅσια πανουργήσασ’[α]·) (Ant., v. 73-74). Selon l’origine du jugement, l’acte est donc diversement apprécié : celle qui a commis la “kalè prodosia” est coupable de trahison pour l’un, tandis que pour les autres elle a agi sagement et avec justice, sachant reconnaître les droits les mieux fondés (Hel., v. 1633-1634). Acte de trahison ou acte d’héroïsme, acte de trahison ou acte de raison et de justice, acte de trahison pour les hommes ou acte de piété pour les dieux ? Les Athéniens étaient bien conscients de l’ouverture possible des jugements, dès lors que le contexte est pris en compte dans toute sa complexité, avec les divers réseaux d’appartenance de chacun, avec la valeur des motifs et des objectifs des uns et des autres, dans le classement desquels il est difficile d’éviter toute subjectivité. Les Sept contre Thèbes, en 467, montraient l’horreur d’une guerre fratricide et insistaient sur le caractère impie de l’entreprise de Polynice, qui s’attaquait avec une armée étrangère à la “source maternelle” et meurtrissait la terre de ses pères (v. 584, 668-669). L’entreprise de Polynice y était condamnée bien autrement que l’hybris de ses compagnons, car son agression, commise contre la terre de la patrie, l’était aussi contre ses parents et les dieux de ses pères147. Cinquante ans plus tard, Les Phéniciennes reprennent l’histoire de la fin des Labdacides : la nouveauté est que plusieurs personnages, et pas simplement Polynice, insistent sur le bien-fondé de la revendication de l’exilé. C’est avec justice, à bon droit (σὺν δίϰηι) qu’il revendique sa part d’héritage (v. 154-155, 258-260, 318-319, 473-496, 526-527, 608, 1655), c’est bien malgré lui qu’il prend les armes contre sa patrie (v. 431-434, 626-630), et sa mère Jocaste elle-même ne peut que se lamenter sur la contradiction, et l’horreur, que comporterait une victoire de Polynice sur sa patrie, aboutissement d’une démarche déraisonnable (v. 569-583). Quel jugement porter donc sur une telle entreprise – surtout si, comme l’affirme Étéocle, il est impossible aux hommes de se mettre d’accord148 : “Si la même chose était également pour tous belle et sage, les humains ne connaîtraient pas la controverse des querelles. Mais il n’existe pour les mortels rien de semblable ni de pareil, sauf dans les mots : la réalité est différente” (v. 499-502)149. Ainsi donc, avec les remises en cause et les bouleversements de la fin du siècle, il ne semble plus possible qu’un jugement simple puisse être unanimement porté sur un acte : l’absence de mesure commune aux hommes rend impossible un jugement commun, elle ne permet que des estimations diverses, voire contradictoires150.
Pour quels mobiles ?
81Quels sont les motifs et les objectifs qui poussent une personne à commettre un acte qu’une autre personne qualifiera de “prodosia” ? Et, au-delà des deux protagonistes immédiats, que pense la foule, comment se situe l’opinion publique ?
82Le désir d’échapper au malheur qui vous menace, directement ou par l’intermédiaire d’un proche qui est lui-même menacé, et, au-delà, la recherche du mieux-être, le souhait de la réussite, à laquelle on ne parvient parfois qu’aux dépens d’autrui, sont les degrés de l’aspiration au succès personnel des futurs “prodotai” : ceux-ci, lorsqu’il leur faut choisir entre trahison et soutien ou fidélité à autrui, choisissent au profit d’eux-mêmes, et non au profit de la personne à laquelle les lie un lien de solidarité151. Palamède, dans sa défense fictive, évoque ainsi, après les avantages que lui procurerait la trahison, les périls auxquels, toujours selon ses détracteurs, la trahison lui permettrait d’échapper (Gorg., Pal., 19). Dans la présentation des arguments, les victimes dénoncent la lâcheté ou la convoitise de celui qui les abandonne, tandis que celui-ci met en avant prudence, raison, sagesse. En revanche, celui qui intervient pour secourir un proche menacé, allant parfois jusqu’à l’héroïsme, s’appuie, pour justifier le risque qu’il court, sur la peine qui l’atteindrait en cas d’abandon, courroux divin, dans le cas des suppliants, ou mauvaise réputation dans l’opinion des hommes.
83La lâcheté est l’une des principales causes qui pousse une personne, lorsqu’elle n’est pas concernée directement, à abandonner un proche dans le danger : c’est aussi, entre autres, la crainte d’être accusé de lâcheté, de couardise, qui fait qu’un héros, toujours soucieux de ce que l’on dit de lui, refuse la possibilité d’échapper au malheur qui menace un proche et choisit de le partager ou de s’y opposer. Admète, qui vient de voir sa femme Alceste mourir à sa place, reproche à son père Phérès de l’avoir “trahi”, abandonné à la mort par lâcheté (Alc., v. 642, 696-698, 717), et souligne en vain le discrédit qui, selon lui, atteindra son père trop attaché à la vie (v. 725-726). Lorsque l’aide est implorée par un suppliant, la peur d’affronter l’ennemi est balayée par la crainte des dieux, à laquelle s’ajoute, chez Euripide, la hantise de la mauvaise réputation : Démophon dans Les Héraclides, Thésée dans Les Suppliantes, ont peur de se faire taxer de lâcheté s’ils n’agissent pas, s’ils font passer le souci du repos de la cité avant l’indispensable assistance à apporter aux suppliants : la tranquillité, dans de telles circonstances, ne serait qu’abandon indigne, voire trahison, l’intervention en revanche est un devoir dicté par l’honneur. Pylade et Iolaos restent fermes aux côtés de leurs parents ou amis dans l’infortune, précisément pour éviter d’être blâmés pour lâcheté, et aussi, dans le cas de Pylade, pour convoitise (IT, v. 678-682).
84Lâcheté et intérêt se mêlent souvent, dans une proportion qu’il est difficile de démêler, car la lâcheté qu’est le refus de soutenir une personne menacée signifie le souhait d’échapper au malheur et peut-être aussi, dans certains cas, la possibilité de mener une vie moins dure : on pensera ici particulièrement, chez Sophocle, au comportement de Chrysothémis et à celui d’Ismène, que leur reprochent vigoureusement leurs sœurs, Électre et Antigone (El., v. 351-368 ; Ant., v. 69-97, 553, 555, 559-560). Ainsi, à Chrysothémis, qui déclare à sa sœur que leur père Agamemnon leur pardonne de ne pas le venger (v. 400), Électre répond que de tels propos ne plaisent qu’aux “lâches” (kakos : ici, “lâche”, et non plus “félon”)152. Ménélas, après la mise en garde de Tyndare qui lui révèle la fragilité de sa position de défenseur d’Oreste, déclare ne pouvoir utiliser la force face aux Argiens, mais vouloir recourir à la persuasion et à l’habileté (Or., v. 688-716) ; mais cette position de retrait est interprétée par Oreste et Électre comme un abandon de ses neveux, dû à la lâcheté, mais aussi à l’intérêt, car la mort d’Oreste permettrait à Ménélas de monter sur le trône d’Argos (v. 1058-1059). Le mélange de lâcheté, de faiblesse et d’intérêt se retrouve dans Ion, lorsque le jeune serviteur d’Apollon exprime la crainte que Xouthos, qu’il croit alors être son père, le “trahisse” pour complaire à sa femme (Ion, v. 614-615)153. Lâcheté, perfidie, intérêt sont même si souvent associés dans les reproches que l’on peut adresser à une personne que l’on estime responsable d’un revers quelconque que Teucros, se lamentant sur la mort de son demi-frère Ajax et évoquant la fureur, à son retour, de son père Télamon, imagine ce que lui dira son père à propos de sa trahison supposée : “et c’est lui qui m’épargnerait une injure, à moi, le bâtard, le fils d’une captive de sang ennemi, moi qui, par lâcheté, par couardise, t’ai trahi, cher Ajax – ou par perfidie même, pour obtenir, au moyen de ta mort, et ton pouvoir et ton palais ! C’est là ce qu’il dira, acerbe comme il est, encore aigri par l’âge…”154.
85L’intérêt seul peut être aussi un moteur puissant de la trahison : celle qui se croit une épouse délaissée, Créuse, pense que Xouthos la trahit par intérêt, pour avoir un fils tant désiré (Ion, v. 808, 864). Mais, dans le théâtre tragique qui nous a été conservé, il est un personnage, Jason, qui expose de manière très développée les raisons pour lesquelles il a, selon lui, non pas “trahi” Médée, mais veillé aux intérêts de sa femme et de ses enfants : au cours du dialogue qui l’oppose à son épouse délaissée, il déclare avoir contracté un mariage avec la fille du roi de Corinthe pour assurer à Médée et à ses enfants une vie prospère et atteindre le bonheur (Med., v. 559-565 et 595-597) en unissant les enfants de son premier mariage et ceux qui naîtront du second : il s’est, dit-il, montré “habile” (sophos), “sage” (sôphrôn), et “grand ami” (megas philos) de Médée et de leurs enfants (v. 548-550), ne pensant qu’à assurer l’avenir matériel des siens par cette nouvelle union. C’est, selon lui, à tort que Médée se sent abandonnée : comme pour toutes les femmes, si une disgrâce l’atteint dans ses relations conjugales, “le parti le plus profitable et le plus brillant devient pour (elle) le plus hostile” (v. 571-572). Jason, se trouvant dans la difficile condition d’un banni (v. 551-554), déclare agir ainsi pour assurer l’avenir de ses proches, par prévoyance et générosité, alors que Médée, comme toutes les femmes, réagit selon lui de manière impulsive et bornée, se montrant incapable de faire le moindre calcul et d’aviser correctement (v. 567). L’habileté rhétorique de Jason, qui ne lui sert qu’à “habiller adroitement l’iniquité” (v. 582), provoque l’indignation de Médée : celle-ci met en avant la fidélité et la loyauté entre époux : Jason ne devait pas agir à l’insu des siens, mais ouvertement, après les avoir persuadés (v. 586-587). Seul l’intérêt a guidé la conduite de Jason : “Ce n’est pas là ce qui te retenait : ton hymen avec une Barbare t’acheminait à une vieillesse sans gloire” (v. 591-592). Médée n’est pas dupe des protestations vertueuses de Jason : son époux, ce kakistos, ce pankakistos (v. 465, 488), l’a payée d’ingratitude155, il l’a trahie, malgré ses serments garantis par Zeus et Thémis (v. 17, 21-22, 160-162, 168-170, 206-208, 439, 489-495, 578, 606, 778), il s’est révélé être son pire ennemi (echthistos, v. 467).
86Avantages attachés à la condition royale ou à une haute situation, tels sont les attraits auxquels cèdent Jason, et bien d’autres, d’après l’appréciation de leurs victimes, comme, nous l’avons vu, Ménélas (Or., v. 1058-1059), qui met en avant prudence et sagesse, ou Créon (OT, v. 380-389, 584-602), qui proteste vigoureusement, au nom de la vraisemblance. Médée elle-même, en Colchide, a trahi son père et sa maison, dans l’espérance non de biens matériels, mais, blessée par “Cypris”, comme le dit ironiquement Jason, en quête d’une vie heureuse auprès de celui qu’elle voulait pour époux (Med., v. 32-33, 483-485, 502-508, 526-528). C’est bien l’espoir du bonheur (eu praxein), qui, comme le dit la jeune Macarie, pousse beaucoup de gens à trahir leurs proches : “Et je n’ai point non plus, mes frères une fois morts et moi-même sauvée, l’espoir du bonheur –, lui qui à tant de gens fit trahir leurs amis” (Eur., Heracl., v. 520-522)156. Les différents aspects de la réussite matérielle, domination, honneurs, richesse et argent, qui pourraient pousser quelqu’un à trahir sont ainsi évoqués par Palamède, qui en démontre la vanité dans son cas personnel, dans le concentré des mobiles ordinaires du traître que constitue sa défense fictive rédigée par Gorgias (Pal., 13-16).
87Polynice, dans Les Phéniciennes, est guidé lui aussi par cet espoir de bonheur : dans son entrevue avec Jocaste, il décrit la triste condition de l’exilé, pauvre, sans amis, privé de la liberté de parole, et insiste à plusieurs reprises sur son amour de la patrie, qu’il n’est venu attaquer que contraint et forcé, parce qu’il en avait été chassé. Mais, à la différence des autres personnages, qui abandonnent une personne à laquelle ils sont liés pour échapper au danger qui menace celle-ci, ou parce qu’ils espèrent obtenir une situation plus enviable auprès d’une autre, Polynice, évincé, ne pense qu’à retrouver ce qu’il a perdu, sa patrie, car la part d’honneur à laquelle il est en droit de prétendre ne se trouve que là, et nulle part ailleurs. Son comportement n’est pas qualifié de “prodosia”, il n’est pas vu comme ce que nous appellerions une “trahison” par ceux qui risquent de souffrir du fait qu’il dirige une armée contre le pays : il n’est pas coupable d’abandon, mais du fait d’être venu, avec une aide étrangère, ravager le territoire de la cité (v. 1628-1629) – quand bien même il prétend y recouvrer des droits légitimes. Le terme prodidonai et un autre de sa famille – prodotès – sont en revanche employés avec insistance, à sept vers d’écart, à propos de la conduite que veut à tout prix éviter d’adopter le jeune Ménécée, fils de Créon, invité à se sacrifier pour le salut de Thèbes : encouragé par son père à fuir pour éviter la mort, le jeune homme déclare d’abord qu’il ne sera pas traître à la patrie (prodotès patridos) à qui il doit le jour (v. 996), et envisage ensuite avec horreur l’idée de vivre au loin comme un lâche, après avoir trahi (prodous) son père, son frère et sa ville (v. 993-1005)157. Les termes prodotès et prodidonai indiquent ce que serait la véritable trahison, la prodosia proprement dite : plutôt que la marche ouverte contre la patrie avec l’étranger, condamnable par les destructions, opérées par l’un de ses fils, de biens sacrés qu’elle provoque158, la trahison ou prodosia est un abandon, qui signifie la ruine totale de la cité, privée de ses chances de succès : comme une personne, comme les Danaïdes sans l’aide de Pélasgos, ou les Héraclides sans celles d’Iolaos et de Démophon, Thèbes, sans le sacrifice de Ménécée, serait condamnée à être défaite. On remarquera aussi que le jeune homme se manifeste comme le champion de Thèbes non seulement par reconnaissance pour la patrie qui l’a nourrie, mais aussi, comme les défenseurs des Danaïdes et des Héraclides, par peur de l’opinion publique, la doxa, qui le ferait apparaître comme un lâche, un infâme, s’il quittait le pays pour échapper à la mort (v. 1005).
“Kalè prodosia”
88Un cas de “trahison” atypique est représenté par la kalè prodosia de Théonoé dans l’Hélène d’Euripide. La prêtresse Théonoé, fille du sage Protée, refuse de complaire à son frère, le roi Théoclymène, qui veut épouser Hélène, en lui livrant Ménélas qui vient d’aborder en Égypte et qui veut emmener sa femme : elle expose aux deux époux la raison qui la pousse à les protéger par son silence, son respect de la justice et de la piété, soutenu par le soin qu’elle a de sa gloire et de celle de son père (v. 998-1029). À propos de son frère dont elle contribue à contrecarrer les desseins, elle déclare : “car je lui fais du bien en semblant l’offenser, en le rendant pieux, lui dont l’âme est impie
89(εὐεϱγετῶ γὰϱ ϰεῖνον οὐ δοϰοῦσ’ὅμως,
ἐϰ δυσσεβείας ὅσιον εἰ τίθημί νιν)” (v. 1020-1021). Aux paroles de Théonoé font écho à la fin de la pièce celles de son serviteur, qui s’oppose, dans un vif dialogue, à Théoclymène furieux contre sa sœur, coupable, selon lui, de l’avoir “trahi” en cachant la présence de Ménélas (v. 1625)159 : loin d’être une scélérate (kakistè), Théonoé est très pieuse (eusebestatè), sa trahison envers Théoclymène est une belle trahison (kalè prodosia), qui consiste à accomplir un acte juste (dikaia drân), en remettant Hélène à celui dont les droits sont les plus forts (v. 1632-1635)160. Justice et piété à l’origine d’une “trahison”, l’affrontement entre Théoclymène et le serviteur montre, de manière extrême, l’utilisation qui est faite des mots et, parfois même, le détournement de leur sens : peut-on parler de “prodosia” à propos d’un acte qui fait passer justice et piété avant la complaisance due à un frère et l’obéissance due à son souverain ? On rappellera les propos qu’Euripide mettait, à peu près à la même époque, dans la bouche de l’Étéocle des Phéniciennes : “… il n’existe pour les mortels rien de semblable ni de pareil, sauf dans les mots : la réalité est différente” (v. 499-502)161.
90La crainte de l’opinion de la foule, qui émettrait un blâme pour lâcheté, perfidie ou intérêt sur un type de conduite qui reviendrait à abandonner un proche dans le danger, est un argument qu’utilise celui qui sollicite une assistance et qui joue aussi puissamment dans la décision que prend celui qui est sollicité de porter secours à un proche menacé. Iolaos, vieux compagnon d’Héraclès, et Pylade, jeune guerrier, sont sensibles à ce reproche d’abandon, c’est-à-dire de trahison, qui leur serait opposé s’ils n’entreprenaient rien pour leurs proches (Heracl., v. 26-30 ; IT, v. 674-686 ; Or., v. 1093-1096) ; Thésée lui-même, chez Euripide, s’il condamne la légèreté d’Adraste, consent à obéir à sa mère, qui l’exhorte à soutenir les mères des chefs tombés devant Thèbes : “…que diront mes ennemis, si toi, ma mère, qui trembles pour mes jours, m’ordonnes la première d’affronter ce péril ?” (Supp., v. 343-345). Dans Les Héraclides, Démophon, roi d’Athènes après son père Thésée, énumère les raisons qui le contraignent à prendre la défense des Héraclides contre Eurysthée (v. 236-246). Plus que tout, avant la parenté et la dette de reconnaissance, qui seraient déjà à elles seules des raisons impérieuses pour obliger Démophon à intervenir, le respect de Zeus protecteur des suppliants doit contraindre le maître du pays à défendre ceux qui implorent son aide ; mais la crainte de la mauvaise réputation, de la honte qui le couvrirait s’il semblait abandonner ses suppliants par peur, est aussi un élément important dans la décision du roi, qui doit être attentif aux réactions divines, mais aussi humaines : celui qui ne commet pas la prodosia que serait l’abandon du plus faible est à la fois pieux envers les dieux et soucieux de sa réputation d’homme libre et fier auprès des humains162. Démophon, face au héraut argien qui veut emmener de force les Héraclides, affirme d’abord : “La demeure des dieux pour tous est un rempart” (v. 260), puis : “N’est-ce donc pas moi qui suis le maître en ces lieux ?” (v. 262). La piété et la valeur sont les qualités qu’un héros veut se voir reconnaître par tous – et c’est bien ce que mettent en avant, à l’intention de leurs sœurs respectives, Électre et Antigone, lorsqu’elles exhortent Chrysothémis et Ismène à ne pas paraître trahir leur père ou leur frère morts (El., v. 349-351, 365-368 ; Ant., v. 21-77). La trahison par abandon en effet est l’acte d’un lâche, une vilenie (kakotès) – qu’il faut absolument éviter : dans Prométhée enchaîné, le chœur des Océanides, refusant d’abandonner le Titan qui est sur le point de subir une nouvelle peine, déclare : “Il n’est point de vice que j’exècre plus” (v. 1068-1070). La prêtresse Théonoé elle-même, à son amour inné de la justice – “Je suis par ma naissance un vivant sanctuaire, un temple auguste de Diké” (v. 1002-1003) –, joint le souci de sa gloire et de celle de son père Protée, auquel Zeus avait confié Hélène et que Ménélas vient de supplier, et ne saurait souffrir d’obtenir la reconnaissance de son frère au prix de la perte de l’honneur (Hel., v. 999-1001) : pour satisfaire la folie d’un frère impie, elle refuse de sacrifier le renom de piété de son père (v. 1018-1019 et 1028-1029). Elle fait ainsi écho aux propos d’Hélène et de Ménélas, qui viennent de l’adjurer de les sauver en invoquant le renom de justice et de piété de Protée, dont elle ne pourrait tolérer que le nom, “jusqu’ici sans tache, soit diffamé” (v. 919-923, 941-943, 966-968).
91Ainsi, l’acte de prodosia, dans la mentalité grecque, est associé au manquement à la parole donnée, au manquement à la justice, qui exige le respect des liens contractés, et au mépris des dieux, garants des règles de conduite entre les hommes : dans Hélène, le chœur se lamente sur la rumeur qui, condamnant à tort l’héroïne, l’a proclamée “prodotis apistos adikos atheos” (v. 1148). Cependant, la tragédie montre bien que commettre un acte de prodosia est souvent la solution de facilité, la conduite qui s’impose presque d’elle-même pour échapper aux ennuis qui menacent une personne proche : pour ne pas être apistos adikos atheos, et pour ne pas encourir l’accusation de lâcheté, il faut bien souvent, du moins dans un premier temps, faire preuve d’héroïsme – en ayant confiance en ses propres forces, dans le cas de souverains ou de chefs de guerre, ou dans les dieux, qui tôt ou tard punissent le traître et parjure163.
92Le sens premier de prodosia, dans la mentalité ordinaire, est bien celui d’abandon ; dans un second temps intervient logiquement la notion de complicité avec l’ennemi. Dans les chapitres suivants, nous étudierons cette notion dans son sens militaire et politique, plus étroit, qui implique un comportement actif de la part du prodotès : celui-ci ne se contente plus de laisser faire, il intervient et prend des initiatives. Le sens premier, sens large, ne se rencontre plus que dans des situations où il est montré comme étant précisément à l’origine de toutes les situations particulières de prodosia, comme étant le premier de tous les crimes : le traître trahit alors sa patrie par intérêt, en l’abandonnant au moment du danger pour veiller à ses propres affaires, et non pas nécessairement pour nuire activement164. La notion est alors beaucoup plus large que la notion proprement militaire – livrer un fort, des vaisseaux, une armée –, ou politique – livrer la cité : manquer au devoir d’assistance à la cité en danger est regardé dans l’opinion commune comme un abandon, une trahison, car la cité demande tout pour elle, y compris qu’un citoyen la fasse passer avant ses intérêts personnels et même sa vie.
Désaccord et liberté face à l’opinion commune et dans la cité
93Avec la kalè prodosia de Théonoé, nous avons souligné l’importance du point de vue dans le jugement porté sur le prodotès – ou la prodotis. La condamnation de la prêtresse, traitée de kakistè (Hel., v. 1632), par le souverain du pays, même si elle n’est que passagère grâce à une intervention divine, montre de façon particulièrement dramatique les conséquences de la possibilité d’un désaccord dans l’appréciation des règles de conduite entre les hommes ; soulevant la question de la liberté de parole et de conduite de chacun face au chef de la cité, face à l’opinion commune et face à toute sorte de pouvoir, elle remet en cause le bien-fondé de la condamnation de celui qui pense autrement, stigmatisé sous l’appellation de kakos qui, bien souvent, est appliquée à un individu auquel on reproche le comportement de prodosia que serait le fait de se distinguer du groupe, de se mettre à part – comportement de neutralité ou de refus qui finit par être interprété comme un comportement d’hostilité et donc de trahison, comme celui d’Antigone aux yeux de Créon : cette solitude cependant peut se trouver limitée dans le temps ou dans l’espace, celui qui est considéré comme kakos peut être ensuite, ou au même moment mais ailleurs, être regardé comme un héros, dont le mérite a consisté précisément à s’opposer, seul, à la décision du plus fort ou des plus nombreux. À ce caractère relatif et subjectif du jugement, qui est au cœur de la tragédie grecque, dans laquelle ceux qui sont kakoi pour les uns sont opposés, explicitement ou non, à d’autres personnages présentés comme des modèles par l’opinion dominante, s’oppose cependant parfois, de manière très nette, l’admiration unanime adressée à certaines figures considérées par tous comme héroïques.
94L’échec d’Ajax, c’est-à-dire son accès de folie suivi de son suicide, permet aux chefs de l’armée grecque d’étaler leur supériorité sur le défunt qui n’est plus présenté que comme un kakos, rebelle à l’autorité et traître aux Grecs (Aj., v. 1071-1083, 1241-1254) ; ils soulignent le fait que le motif du comportement d’Ajax, qui a comploté le massacre de l’armée et de ses chefs et qui s’est révélé “un ennemi pire que les Phrygiens” (v. 1052-1060), est son refus d’accepter le verdict des juges concernant les armes d’Achille (v. 1239-1245). La désobéissance, de la part de celui qui ne serait qu’un sujet, provoque l’effondrement des lois dans un État et de la discipline dans une armée : Ajax est ainsi opposé, dans son orgueil déplacé, à tous ceux qui savent s’incliner et concourir à une victoire commune, plutôt que de prétendre à un succès personnel. Mais le caractère subjectif du jugement d’Agamemnon et Ménélas est dénoncé par Teucros, lorsqu’il souligne combien les deux chefs sont vite oublieux des bienfaits passés : “Las ! que la gratitude – pourtant due à ce mort – fuit donc vite des cœurs humains et commet la plus flagrante trahison, si aujourd’hui pour toi, Ajax, cet homme-là ne trouve pas le moindre mot de souvenir, alors que tu as, toi, pour lui, exposé si souvent ta vie dans les fatigues du combat”165. Dans Philoctète, le héros qui donne son nom à la pièce est, comme Ajax, un personnage tout d’une pièce, ferme et obstiné, que seule une intervention divine parvient à faire changer d’avis : en face de lui, Néoptolème, qui, en raison de sa jeunesse, a été placé sous les ordres d’Ulysse, après s’être laissé persuader de duper le malade, opère un revirement et revient à la vraie nature, faite de loyauté, qu’il tient de son père Achille : traître d’abord vis-à-vis de lui-même et de Philoctète, il devient ensuite, en refusant d’exécuter la mission dont il était chargé, un insoumis aux yeux du chef de l’armée qu’est Ulysse, et de l’armée tout entière (v. 1227, 1229, 1243, 1250, 1257-1258) et des pouvoirs établis (v. 925). Sa justification est qu’il refuse de garder ce qu’il a acquis “par ruse et fourberie infâmes” (v. 1228), “sans droit, grâce à une infamie” (v. 1234)166. Traître aux yeux de Philoctète, rebelle aux yeux d’Ulysse : placé devant un dilemme, le serment prêté à un suppliant dans le besoin et dans son droit, l’obéissance due à la communauté de l’armée et à ses chefs, Néoptolème doit choisir. La décision, même si elle est plus difficile à prendre pour Néoptolème, n’est pas sans faire penser au dilemme qui se pose très fugitivement à la prêtresse Théonoé, dans une pièce sensiblement contemporaine d’Euripide, et dont la résolution, là aussi au profit de celui dont le droit est le plus fort, lui vaut de se faire traiter par son frère, le roi Théoclymène, de kakistè, coupable de prodosia (Hel., v. 1624, 1632-1633).
95Dans Oedipe-Roi, celui qui est encore le maître de Thèbes reproche à son beau-frère Créon de comploter contre lui comme un traître : Créon est accusé devant la cité d’être un kakos, parce qu’il intriguerait dans l’ombre contre les siens, et cela sans raison valable, car il a part égale au pouvoir avec Œdipe et Jocaste (v. 385-389, 521-522, 548-552, 582, 627, 642-643). Créon, “l’ami de toujours”, le plus proche du couple royal, aux dires à la fois d’Œdipe (v. 385) et de Créon lui-même (v. 590), est ainsi opposé à Œdipe, le souverain légitime, dont il convoiterait le trône sans posséder les moyens d’y parvenir, soutien du peuple ou fortune (v. 540-542), qui permirent à Œdipe d’y accéder justement. Les protestations de Créon, qui déclare tirer son plaisir de sa position auprès du souverain, influente et dépourvue des soucis du pouvoir, sont balayées par Œdipe qui, emporté par la colère et inaccessible au raisonnement (v. 523-524, 528-529), se répand en insultes contre celui qu’il traite avec violence de kakos. Cet affrontement porté sur la scène illustre la dégradation des relations entre deux personnes qui se trouvent placées au sommet du pouvoir, et dont la plus puissante, à la méfiance toujours en éveil, est susceptible à tout moment de se sentir menacée dans sa suprématie : ce type d’affrontement quasi-fratricide, entre deux proches ou deux amis, entre un roi ou un chef d’État et son favori, même s’il restait fondamentalement étranger aux spectateurs athéniens vivant dans le cadre d’une démocratie, rencontrait pourtant auprès d’eux un certain écho par référence aux grandes luttes légendaires. Par ailleurs, la crainte de la tyrannie et de tout pouvoir personnel arbitraire restait présente à Athènes, où on l’opposait au gouvernement du bon souverain ou à la démocratie167. On notera simplement la promptitude avec laquelle Œdipe, se croyant menacé, s’en prend à Créon : celui qui est le plus proche du pouvoir est aussi celui que la mentalité ordinaire soupçonne d’abord, car c’est lui qui a le plus de raisons et le plus de facilités pour “doubler” le premier ; et naturellement, ce second, adoptant le comportement typique de la trahison, manœuvre par derrière, dans l’ombre168.
96L’émotivité avec laquelle réagit celui qui croit son autorité menacée explique la violence d’un emportement aveugle et son caractère outrancier169 : une réaction “à chaud”, primaire, en ce qu’elle se porte immédiatement aux extrêmes parce qu’elle est dépourvue de réflexion et de raison, comme l’est celle d’Agamemnon face à Ajax, exclut et condamne d’emblée, comme kakos, comme traître ou prêt à trahir, celui qui se comporte différemment de celui qui parle170 : dans Antigone ou Œdipe-Roi, on pressent une cité qui présente une façade d’unité, mais qui en réalité est prête à se diviser171, car l’intolérance de celui qui détient le pouvoir ne permet pas qu’existent d’autres avis en dehors du sien. À l’autoritarisme d’un Ménélas et d’un Agamemnon (Aj., v. 1089-1090, 1140-1149, 1226-1263, 1352), d’un Créon (Ant., v. 663-680) ou d’un Œdipe (OT, v. 532-542, 625, 628), répondent la sagesse d’Hémon et celle d’Ulysse ou de Jocaste, qui refusent les décisions hâtives, prises sous l’effet de la colère, et savent la nécessité de surmonter les divisions en s’élevant au-dessus des antagonismes. Cette sagesse est fondée sur la connaissance que la cité a besoin tantôt d’un tel, tantôt de tel autre et que tous les hommes ont un besoin réciproque les uns des autres. Ulysse reconnaît que l’homme doit se considérer comme une partie d’un ensemble et condamne la vengeance172 ; Hémon déclare à son père, qui vient de condamner Antigone en vertu de la décision prise et proclamée par lui seul : “Va, ne laisse pas régner seule en ton âme l’idée que la vérité, c’est ce que tu dis, et rien d’autre. … Pour un homme, pour un sage même, sans cesse s’instruire n’a rien de honteux. Et pas davantage cesser de s’obstiner” (v. 705-706 et 710-711) ; il ajoute encore que, à défaut “de l’homme qui possède en tout la science innée,…, il est bon aussi d’apprendre quelque chose de qui vous apporte de bonnes raisons” (v. 721-723). Hémon comme Ulysse refusent de reconnaître dans la cité des groupes, des “camps” pourrait-on dire, qui seraient fixés une fois pour toutes, car une cité ne peut subsister que grâce à l’harmonie, qui reconnaît à chacun sa juste place et fait que personne ne peut être traité d’emblée de “rebelle” ou de “traître” : Ulysse, qui connaît la fluctuation des choses humaines, déclare : “Beaucoup sont nos amis qui nous seront ensuite hostiles” (v. 1359), et “Je n’ai jamais recommandé en tout cas les cœurs inflexibles” (v. 1361). La souplesse et la hauteur de vues d’Ulysse, le bon sens d’Hémon, sont l’assise sur laquelle peut se maintenir une polis, que condamneraient l’esprit partisan et borné d’un Agamemnon, l’autoritarisme entêté d’un Créon : une juste décision ne peut résulter que de la confrontation de plusieurs avis, de l’indispensable questionnement auquel elle doit être soumise173. Les poètes, en montrant l’effet dévastateur de l’intolérance au pouvoir, proposaient aux spectateurs une méditation sur l’intérêt du questionnement des opinions et la nécessité de la conciliation174.
97Ajax, Antigone, Électre, ou Créon dans Oedipe-Roi, dont la rébellion, réelle ou supposée, est considérée comme un acte de trahison, sont implicitement opposés à un modèle qui est, puisque leur condamnation comme kakoi est prononcée par un roi ou chef d’armée, celui du sujet obéissant : leur soumission, avec celle de leurs pareils, est le fondement de l’autorité du chef. Ces figures sont isolées dans la mesure où elles sont opposées directement à celui ou ceux qu’elles sont censées trahir. Parfois, la tragédie fait de l’une de ces figures le membre d’un couple, qui est clairement l’antithèse de l’autre membre : ces personnages sont désignés, à des moments différents et/ou par des personnages différents, soit l’un, soit l’autre, soit les deux, comme des kakoi. Face à la même situation, les réactions des membres de ces couples divergent, et l’appréciation des spectateurs est dirigée sans équivoque vers le personnage qui, malgré sa faiblesse initiale, se révèle comme un héros ou une héroïne précisément grâce aux épreuves imposées par le pouvoir en place qui le traite de kakos – à moins que les deux membres du couple, dont aucun n’est un héros, soient renvoyés dos à dos, en raison de leur incapacité respective à faire passer leur intérêt personnel au second plan.
98Le couple des frères ennemis, Étéocle et Polynice, s’affronte dans plusieurs tragédies qui nous ont été conservées. Dans Antigone, jouée à la fin des années 440, Sophocle fait s’opposer de manière parfaitement antithétique, par la bouche de Créon, le nouveau souverain de Thèbes qui expose devant la cité son programme de gouvernement, les deux membres du couple Étéocle-Polynice (v. 188-210) : Étéocle a combattu pour sa patrie, tandis que Polynice a marché contre le pays de ses pères et, pour cette raison, il ne mérite pas de sépulture ; son comportement a été comparable à celui des kakoi, celui d’Étéocle, à celui des endikoi (v. 208). Le terme “prodotès” n’est pas prononcé, pas plus que dans les autres pièces qui traitent de l’entreprise de Polynice : ruse et fourberie sont l’apanage du prodotès, et non de celui qui a commis un attentat aussi manifeste ; par son caractère inouï et contre-nature, cet attentat est d’abord dirigé contre les dieux et la justice qu’ils défendent. Antigone, on le sait, va s’opposer à la décision de Créon ; mais son acte ne justifie pas a posteriori la conduite de Polynice, et n’ôte donc rien à la stature de défenseur de la cité d’Étéocle, il affirme que les lois humaines de Créon ne peuvent concerner les morts, qui ne dépendent que des dieux (v. 450-466). Le laps de temps qui sépare Les Sept contre Thèbes (467) des Phéniciennes (410 ou 409) permet de saisir l’évolution du regard des Athéniens sur les deux frères. Dans Les Sept contre Thèbes est mise en valeur la figure héroïque d’Étéocle, défenseur de sa cité face à un fils ingrat, à propos duquel son allié même, Amphiaraos, interroge : “Est-il donc un grief permettant de tarir la source maternelle ?” (v. 580) ; dans Les Phéniciennes, si Polynice attaque toujours avec l’aide d’une armée étrangère la cité qui l’a vu naître, des explications à son geste (v. 71-76, 154-155, 258-260, 318-319, 431-434, 473-496, 626-630,1655) qui manquaient dans la pièce d’Eschyle, montrent la souffrance de l’exilé (v. 358-359, 385-407, 1447-1450) et empêchent d’accorder au personnage antithétique d’Étéocle, attiré plus par le pouvoir que par l’amour désintéressé de sa cité, toute dimension héroïque. Le traitement d’un même mythe a évolué sur une distance d’une cinquantaine d’années, pendant lesquelles les certitudes des premières décennies du ve siècle s’effritent pour laisser la place aux remises en cause et aux doutes de la période de la guerre du Péloponnèse : même si Polynice ne peut être pleinement excusé, son acte est expliqué, et son frère, non seulement n’est plus un héros, mais sa soif de pouvoir, qui le pousse à l’injustice et entraîne la guerre pour sa cité, fait de lui non un souverain, mais un tyran175.
99Dans deux autres couples fraternels, c’est le membre qui, aux yeux des spectateurs, agit comme un héros, qui est regardé temporairement par le pouvoir en place comme un kakos, un rebelle, qui défie l’ordre établi ; la conduite de l’autre membre du couple, qui est tolérée par le pouvoir en raison de sa soumission176, est marquée en revanche, selon le premier membre du couple, par la lâcheté et l’abandon typiques de la prodosia. Le terme kakos signifie, dans un cas, “rebelle à l’ordre établi”, “insoumis” : celui qui se révolte contre un supérieur, de manière inattendue et contre-nature, commet par surprise un acte mauvais qui profite à l’ennemi et se rend finalement coupable de ce que l’on peut considérer comme un fait de prodosia active : tels seraient les comportements d’Antigone pour Créon (Ant., v. 565, 655-656 et passim) ou d’Électre pour Clytemnestre et Égisthe – comme l’étaient ceux d’Ajax pour Agamemnon, de Créon pour Œdipe roi, ou encore de Polynice pour Créon devenu roi. Dans l’autre cas, le terme, qui désigne celui qui plie devant les événements, sans opposer la résistance, considérée comme impossible177, que dictent le respect des dieux et le respect de sa propre origine, signifie plutôt “lâche” : une telle lâcheté peut mener son auteur, qui la justifie par son impuissance, à la trahison passive par abandon. Tel est, d’après Antigone et Électre, le comportement d’Ismène et de Chrysothémis. Dans le couple Antigone/Ismène, la sœur craintive, avant même d’apprendre la résolution d’Antigone, est mise en demeure de choisir : agira-t-elle conformément à la noblesse de ses origines, ou bien, malgré les braves dont elle descend, se révèlera-t-elle comme une kakè (Ant., v. 38) ? Le terme kakè ajoute, à la nuance de lâcheté, indiquée par l’opposition d’Antigone à la défense d’ensevelir Polynice faite par Créon, celle de trahison, de félonie envers le mort, dont se rendrait coupable celle qui ne remplirait pas les devoirs imposés par la parenté. Elle répond en effet à Ismène, qui s’étonne : “C’est mon frère – et le tien, que tu le veuilles ou non. J’entends que nul ne soit en droit de dire que je l’ai trahi
100(τὸν γοῦν ἐμόν, ϰαὶ τὸν σόν, ἢν σὺ μὴ θέλῃς,
ἀδελφόν οὐ γὰρ δὴ πϱοδοῦσ’ ἁλώσομαι)” (v. 44-46). Ismène justifie plus loin son refus d’agir par sa faiblesse : “…je supplie les morts sous la terre de m’être indulgents, puisqu’en fait je cède à la force” (v. 65-66), s’attirant cette répartie d’Antigone : “Sois donc, toi, ce qu’il te plaît d’être : j’enterrerai, moi, Polynice et serai fière de mourir en agissant de telle sorte. C’est ainsi que j’irai reposer près de lui, chère à qui m’est cher, saintement criminelle (hosia panourgèsas[a])”178 (v. 71-74)179. Encore plus tard, lorsqu’Antigone, prise sur le fait, est mise en présence de Créon, elle redit à sa sœur qui veut partager son sort, marquant la ligne qui les sépare définitivement : “Ton choix est fait : la vie, et le mien, c’est la mort” (v. 555) : ainsi, d’un côté, faiblesse, ou lâcheté et trahison, qui permettent à celle qui ne vise pas l’impossible (v. 90-92) de conserver la vie, caractérisent Ismène, et de l’autre, exigence, courage et fidélité, qui mènent à la mort, sont l’apanage d’Antigone, l’héroïne aux yeux des spectateurs. On remarquera que le regard porté par Antigone sur le comportement de sa sœur est exempt de la rigueur affichée dans la proclamation de Créon, souverain sûr de lui : Ismène en effet, une fois sa décision prise, n’est plus à proprement parler traitée de kakè, elle est renvoyée par Antigone, qui refuse de la condamner, à son propre jugement, et ce n’est que dans un second temps, quand les deux sœurs se mettent à raisonner sur le possible et l’impossible, qu’Antigone menace Ismène de sa haine et de la haine du mort (v. 93-94). Dans Électre, jouée près de trente ans plus tard, l’opposition entre deux sœurs se retrouve, encore plus nette, dans le couple Électre /Chrysothémis : Électre, prête à se perdre pour rester indéfectiblement attachée à son père défunt, condamne l’attitude de sa sœur qui a décidé dans la tourmente de “plier les voiles” (v. 335) et lui reproche son infidélité aux siens et sa lâcheté, attitude d’abandon caractéristique de la prodosia, y compris à l’égard d’un mort, qui fait d’elle une kakè (v. 395 et 401). Sa loyauté envers son père et son refus de toute compromission, quoiqu’il puisse lui en coûter, confèrent à Électre, opposée à un personnage qui se laisse façonner par les événements au lieu de leur imprimer sa propre marque, une stature d’héroïne qui devait forcer l’admiration ou le respect des spectateurs.
L’évolution est-elle trahison ?
101Dans la mentalité commune, l’acte de trahison est commis au détriment d’une personne proche, qui est abandonnée dans le malheur ou même remise contre son gré à une personne mal intentionnée : la victime reproche alors à celui par lequel elle estime avoir été lésée non pas tant le tort qui l’atteint, que le fait que ce soit lui précisément, un proche, qui lui ait porté ce coup, et non pas une personne étrangère dont elle n’avait pas, a priori, de raison d’attendre du bien. Un coup porté avec fourberie, par derrière, et non avec loyauté, par-devant, comme le ferait un adversaire légitime ; mais aussi, pourquoi ce coup, pourquoi cette rupture de la fidélité qui faisait que ces deux personnes avaient jusqu’alors été dans la même communauté, dans le même “camp” ? L’étude des mobiles auxquels obéirait celui qui est qualifié de “traître” a permis de mettre en avant la lâcheté et l’intérêt : le “traître”, lui-même, se justifie, mettant en avant sa propre faiblesse, son impuissance qui fait que la lutte est perdue d’avance, la prudence, la sagesse… Au-delà des raisons invoquées de part et d’autre, c’est le refus, ou l’incapacité, de rester le même, qui est mis en cause chez l’auteur de l’acte en question : mais ce “même”, la victime le connaissait-elle ou croyait-elle simplement le connaître ?
102Dans plusieurs tragédies, le personnage qui s’estime victime d’une trahison reporte après coup sur le passé de celui qui lui porte tort l’origine de la faute qu’il croit à présent déceler. Ainsi, Œdipe est persuadé, malgré les protestations de son beau-frère, selon lesquelles “le temps seul est capable de montrer l’honnête homme” (OT, v. 613-614), qu’il s’est mépris sur la loyauté de Créon qui comploterait contre lui pour s’emparer du trône (v. 385-387) : d’un coup, le “loyal” Créon n’est plus qu’un conspirateur, “né mauvais” (v. 627) – qui convoite le trône. Pareillement, Ménélas déclare, à propos d’Ajax, que le héros, qu’il pensait être un allié des Grecs, s’est révélé un ennemi pire que les Troyens (Aj., v. 1052-1054) : les paroles de Ménélas montrent clairement que, dans son esprit, la félonie d’Ajax, bien qu’elle vienne seulement de se manifester, a en fait toujours existé à l’état latent, enfouie au fond de l’être. Le même Ménélas est, chez Euripide, dévoilé d’un coup dans toute sa vilenie aux yeux de ses neveux : son hésitation à porter secours à Électre et Oreste menacés d’une condamnation à mort par les Argiens, malgré les liens du sang et la dette de reconnaissance envers leur père, n’est finalement pas inattendue de la part de celui qui a lancé une expédition pour reprendre une épouse infidèle (Or., v. 717-721, 736-754, 1056-1059). L’idée qu’un grand crime ne peut être commis de manière inattendue, mais a en quelque sorte été préparé, annoncé, par des délits moindres, était suffisamment répandue pour se retrouver dans la défense fictive, à valeur d’exemple, que le sophiste Gorgias rédigea pour le héros Palamède, accusé par Ulysse de trahison à l’égard des Grecs et au profit des Barbares : à la fin de son discours, comme argument supplémentaire en faveur de son innocence, Palamède, qui a, dès le début de son discours, souligné l’absence d’indices étayant l’accusation d’Ulysse (Pal., 6-11) revient sur le caractère irréprochable de sa vie passée, pure de toute faute, et sur les nombreux bienfaits dont il fut l’auteur, pour les Grecs et les hommes en général (15, 28-30).
103Lorsque la victime n’a pas vu venir la trahison, qu’elle attribue à des raisons condamnables moralement, lâcheté, intérêt, orgueil, insubordination…, elle est convaincue que son indignation est justifiée, mais aussi qu’elle-même a commis une erreur de jugement, due à sa naïveté, en ne décelant pas dès l’origine des défauts qui existaient déjà : la trahison était inévitable, elle était présente à l’état latent, enfouie dans la nature profonde de l’être, même si aucun indice n’avait jusqu’alors permis de deviner le germe qui dormait dans le terreau du traître. Médée, devant la trahison de son époux, dont elle peut légitimement se demander s’il était “mauvais” – kakos – dès l’origine, interpelle Zeus : “O Zeus, pourquoi donc as-tu fourni aux humains des moyens sûrs de reconnaître l’or de mauvais aloi, tandis que les hommes ne portent sur le corps aucune marque naturelle à quoi distinguer le pervers ?
104(ὦ Ζεῦ, τί δὴ χϱυσοῦ μὲν ὃς ϰίβδηλος ἦι
τεϰμήϱι’ἀνθϱώποισιν ὤπασας σαφῆ,
ἀνδϱῶν δ’ὅτωι χϱὴ τὸν ϰαϰὸν διειδέναι
οὐδεὶς χαϱαϰτὴϱ ἐμπέϕυϰε σώματι ;)” (Eur., Med., v. 516-519). Médée n’a pas su reconnaître la perfidie de Jason avant qu’elle se manifeste au grand jour, mais elle pense que cette perfidie était présente en lui dès l’origine180. Cette idée que celui qui commet une trahison apparemment surprenante possédait une prédisposition à la trahison, qu’il était en fait né pour être traître, traître par nature, était communément répandue, conformément à la croyance des Grecs dans le primat de la nature, la physis : par naissance, les uns sont agathoi, les autres, kakoi, et il s’agit surtout, pour les premiers, de prouver qu’ils sont bien les valeureux fils de pères valeureux, tandis que chez les autres, un comportement vil est directement rattaché à leur ascendance181. Dans le cas de nobles personnages, comme Créon ou Ménélas, apparentés à ceux qui les accusent, leur vilenie, convoitise ou lâcheté, qui les mène à trahir, reste sans explication véritable – si ce n’est que ceux qui les accusent sont souvent, dans la tragédie, emportés par la colère ou la mauvaise foi… à moins que ces personnages ne finissent par représenter au théâtre de manière stéréotypée le type de caractère qui leur est reproché, comme Ménélas, devenu le type du lâche, tout juste bon à parader devant les femmes (Or., v. 754). Dans la société aristocratique athénienne du ve siècle, la croyance en la nature reste essentielle : Critias, accusant devant le Conseil Théramène de trahison, déclare que ce type de comportement est en fait invétéré chez lui : “Pour que vous vous rendiez compte qu’il n’y a là rien de nouveau, mais qu’il est dans sa nature de trahir – physei prodotès – je vais vous rappeler ses actes… (ἵνα δὲ εἰδῆτε ὅτι οὐ ϰαινὰ ταῦτα οὗτος ποιεῖ, ἀλλὰ ϕύσει πϱοδότης ἐστίν, ἀναμνήσω ὑμᾶς τὰ τούτῳ πεπϱαγμένα…)” (Xen., HG, 2.3.30).
105Il arrive, exceptionnellement, qu’un acte de trahison soit commis par un être de noble nature, qui, à la faveur d’une faiblesse passagère, s’est laissé influencer par de mauvais enseignements. Tel est le cas de Néoptolème, le fils du loyal Achille, qui a été convaincu par son supérieur, le fourbe Ulysse, d’agir par ruse à l’égard de Philoctète. Le héros blessé, lorsqu’il s’aperçoit qu’il a été trahi, pense aussitôt que la nature généreuse du jeune homme a été pervertie par des méchants qui lui ont enseigné l’infamie – et c’est le rejet de ces enseignements pernicieux, qui ne sont que plaqués, qui le fait revenir ensuite à sa nature profonde (Ph., v. 923, 971-973, 1310-1312).
106On retrouve ici la question de l’origine du jugement, et en même temps de la “mesure” utilisée pour apprécier d’un côté, la fidélité ou fermeté, de l’autre, le degré de la trahison. La précipitation et la colère peuvent avoir pour effet de nuire à la qualité du jugement : dès lors, est-on décidément mauvais, “félon”, ou passe-t-on seulement pour tel aux yeux de certains, alors que l’on reste un homme honnête aux yeux des autres ? Créon, après s’être lamenté sur sa réputation soudaine de félon aux yeux d’Œdipe, son souverain, et aux yeux de ses proches (OT, v. 521-522), constate, après avoir exposé ses raisons de ne pas convoiter le trône, qu’Œdipe persiste à son égard dans son erreur de jugement, tandis que le Chœur a reconnu sa bonne foi : “Je m’en vais, tu m’auras méconnu ; mais pour eux je reste l’homme que j’étais” (v. 677). L’argumentation qui a convaincu les uns ne convainc pas Oedipe, si bien qu’une même personne peut souffrir auprès d’une autre d’une réputation que d’autres ne lui reconnaissent pas. Le désaccord est complet entre Œdipe et Créon : celui-ci peut affirmer au souverain, qui se lamente sur sa cité : “Thèbes est à moi autant qu’à toi” (v. 630).
107Au-delà enfin de la question du bon jugement et de celle de la réputation, si importante pour tout héros, il faut s’interroger, en admettant qu’il y ait bien eu un changement objectif de la part de celui qui est qualifié de “kakos” ou de “prodotès”, pour savoir si ce changement n’est pas explicable, voire même inévitable. Est-il possible en effet à un homme de rester toujours le même, alors que le monde change autour de lui, y compris les êtres qui lui demandent de ne pas changer ? La victime peut-elle qualifier ce qu’elle considère comme un changement, de mollesse, d’infidélité, de trahison ? Ce qui n’est peut-être que capacité d’adaptation à un environnement qui se métamorphose, intelligence, mouvement et vie, et peut-être même fidélité, non à la lettre mais à l’esprit de l’engagement contracté, ne peut être que condamné par un héros qui, lui, reste ferme sur ses positions, inébranlable comme un roc182. Mais la stabilité que semble exiger la fidélité est-elle humaine, ou à la portée des humains, et un homme ne peut-il “changer” sans être un traître ? Comment même dire qu’il y a changement de comportement, quand les situations elles-mêmes évoluent au fil du temps ? Comment enfin peut-on dire que tel personnage, s’il était resté fidèle à sa nature ou à ses engagements, se serait conduit alors de cette manière-là, et pas de telle autre ? Et même, un personnage qui ne bougerait pas ne serait-il pas lui aussi coupable d’une certaine forme de trahison, dans la mesure où la fidélité à l’esprit exige justement l’adaptation à une situation qui évolue ?
108La fermeté, la stabilité revendiquées par les héros tragiques, tels Œdipe, Antigone, Électre, Ajax, Philoctète ou encore Médée, pour eux-mêmes et pour leurs proches, le placent bien au-dessus des personnages qui les entourent sur scène, mortels ordinaires qui, eux, évoluent et tourbillonnent au gré des circonstances, et creusent le fossé qui les sépare des spectateurs athéniens183. Si le héros des tragédies reste solide sur ses positions et si son refus inébranlable de céder sous les pressions extérieures est à l’origine de la tension qui fait exploser le drame, les spectateurs, citoyens athéniens, ont bien conscience qu’eux-mêmes évoluent dans un monde en perpétuelle transformation et que le refus de s’adapter entraînerait leur mort, ou du moins leur soumission à un autre ordre : ils font la part entre le monde héroïque et tragique et leur réalité humaine, qui est le monde de la cité, dans lequel l’adaptation seule permet de survivre. Les personnages tragiques qui réclament à leurs proches la fidélité absolue et les taxent autrement de trahison, sont inaccessibles, entiers, comme Philoctète qui, sourd aux arguments raisonnables de Néoptolème (Ph., v. 1390-1392), ne consent à changer d’avis que sur l’injonction d’Héraclès, messager de Zeus, descendu tout exprès de l’Olympe (v. 1409-1447)184 : le monde des humains est plus nuancé, sauf lorsque des circonstances exceptionnellement dramatiques – et l’on pensera à la prise d’Athènes lors de la seconde guerre médique, ou encore à la défaite de Chéronée – attisent les passions par lesquelles, sous l’emprise d’une émotion extrême, il arrive que les hommes se laissent guider185. Pour justifier leur conduite, les hommes font intervenir le contexte, les raisons de l’acte, ils expliquent, ils remplacent l’objectif par le subjectif, car ils savent que tout change dans les affaires humaines, que tout y est provisoire, que le déclin suivra l’apogée, que l’inimitié et l’amitié se succèderont indéfiniment, entre eux comme entre leurs États. Face à la personnalité tout d’une pièce d’Ajax, le personnage d’Ulysse accepte d’évoluer et de s’adapter dans un monde fluctuant, où il sait que rien ne reste figé : ce qu’Ajax proclame juste avant de se donner la mort, mais qu’il refuse pour lui-même – “Pour moi, je viens d’apprendre que l’on ne doit haïr son ennemi qu’avec l’idée qu’on l’aimera plus tard ; et, pour l’ami, je n’entends de ce jour l’assister, le servir, qu’avec l’idée qu’il ne restera pas mon ami à jamais” (Aj., v. 678-682)186 –, cela, Ulysse le savait depuis longtemps, comme il le déclare à Agamemnon : “Eh oui ! beaucoup sont nos amis qui nous seront ensuite hostiles”, et il conclut :” Je n’ai jamais recommandé en tout cas les cœurs inflexibles” (v. 1359 et 1361)187. Ainsi, Ajax le déclare avant de mourir, “ils ne sont pas nombreux, les gens dont l’amitié offre un refuge sûr” (v. 682-683).
109Les valeurs de fidélité et de stabilité sont donc des valeurs rares chez les humains : est-ce à dire que ceux qui ne les honorent pas sont tous des traîtres, comme Ménélas aux yeux d’Oreste, ou simplement qu’ils ne sont pas des héros, qu’ils ne sont que de faibles êtres humains, comme Chrysothémis ou Ismène, qui peinent à tenir des engagements moraux, ou même, pire, qu’ils ont raison de se comporter ainsi pour pouvoir survivre dans leur monde, puisque celui qui vit sur ces valeurs bafouées par le grand nombre et devenues, de vertus, un handicap, est trop grand, comme Ajax, et doit disparaître188 ? Dans le monde de la cité, en effet, il faut, pour éviter l’affrontement dommageable pour tous et arriver à vivre ensemble, pratiquer l’eulabeia, cette circonspection qu’Oreste reproche à son oncle (Or., v. 748), car, ménageant les deux parties, elle peut permettre de passer de l’une à l’autre en laissant subsister des lieux de passage, faire des concessions mutuelles, accepter d’oublier une rancune justifiée lorsque le bien que l’on retire de sa souplesse est supérieur à la vaine satisfaction personnelle de camper ferme sur ses positions : Jocaste, dans Les Phéniciennes d’Euripide, pièce jouée sans doute en 409, en même temps que le Philoctète de Sophocle, dans une période au cours de laquelle les discordes intérieures se sont ajoutées à la guerre étrangère, invite ses fils, les frères ennemis, Étéocle et Polynice, à se regarder l’un l’autre “et des torts du passé (à) perdre tout souvenir
110(ϰαϰῶν δὲ τῶν πϱὶν μηδενὸς μνείαν ἔχειν)” (v. 464)189. Alors que le héros tragique, dont l’émotion est portée à son comble, condamne, tout seul et avec force, l’autre pour trahison dès qu’il y a suspicion d’abandon ou de tiédeur, dans le monde de la vie en collectivité qu’est la cité, pour lequel parle Jocaste, la sagesse est d’apprécier la conduite d’autrui en dehors de toute passion, dans un esprit de sérénité que devraient permettre des règles claires et bien fixées, ne laissant pas place à l’appréciation subjective des uns ou des autres. Mais ce conseil donné par Jocaste à ses fils risque fort de ne rester qu’un idéal dans un monde changeant et instable : en effet, face à Polynice qui déclare avoir “dit là les choses comme elles sont”(494), encore qu’il ajoute une restriction, conscient qu’il s’agit de son avis personnel –“ὡς ἐμοὶ δοϰεῖ” (v. 496), certains se reconnaîtraient dans la proclamation de scepticisme d’Étéocle, selon lequel les humains, portant des jugements divers sur les mêmes choses, ne sauraient tomber d’accord sur rien (v. 499-502).
111Thucydide, dans les pages célèbres où il relate les ravages des luttes civiles en Grèce à partir de 427, analyse les modifications qui furent imposées au sens des mots pour désigner un même acte (3.82.4) : quand l’“audace irréfléchie” est qualifiée de “dévouement courageux à son parti” et la “prudence réservée” de “lâcheté déguisée”, les fondements mêmes des notions de fidélité et de trahison sont remis en question, car tout repère semble avoir disparu dans un monde en plein bouleversement190. Relativité et subjectivité des jugements, dans un monde tout en nuances et en mouvement, plus compliqué que celui du héros tragique, peuvent priver la fidélité de son sens, la rendre obsolète presque dès qu’elle a été jurée, et l’accusation de prodosia difficile à porter : même si la fermeté du héros a valeur de modèle absolu, que faire devant le dilemme qui peut se poser, demeurer fidèle, par obstination ou par un vain point d’honneur, à une cause à laquelle on peut avoir de bonnes raisons de ne plus croire, ou accepter de s’adapter pour survivre, de faire preuve de malléabilité et de souplesse en se pliant aux changements pour ne pas être brisé par eux ? Comment faire le partage entre fidélité vraie et réfléchie à des principes et fidélité mal entendue qui n’est que refus de se remettre en question, menant à la pesanteur et à l’immobilisme, entre inconstance ou versatilité qui conduisent à la trahison, et prudence raisonnée ou capacité d’adaptation ?
112La question se pose de manière dramatique en période de conflit, nous l’avons vu avec Thucydide : à la fin de la guerre du Péloponnèse, c’est Athènes même qui est le lieu, avec la tyrannie des Trente, d’une sanglante lutte civile qui sévit même à l’intérieur du camp des oligarques. Nous connaissons de manière détaillée, par la relation qu’en a faite Xénophon (HG, 2.3.24-49), l’accusation dressée par Critias contre Théramène, et la défense de ce dernier : toutes deux montrent la difficulté qu’il pouvait y avoir, en cette période troublée, à apprécier fidélité et trahison. Critias, accusant Théramène de trahison à la cause oligarchique, souligne le danger que représentent les traîtres pour leurs proches, puis fait un rappel de la carrière de son adversaire, dont le trait marquant serait la versatilité (30-33) : d’après Critias, Théramène a sans cesse changé de camp, entre démocrates et oligarques, faisant volte-face au moindre obstacle, opérant de multiples revirements, au point de mériter le surnom de “cothurne”, chaussure qui s’adapte à l’un et l’autre pied. Théramène se défend contre cette accusation de versatilité, mettant en avant de manière argumentée la constance de sa ligne de conduite, qui n’a semblé varier que parce qu’elle s’est régulièrement détachée de ceux qui déviaient de l’idéal que lui-même s’était fixé et qu’il a toujours scrupuleusement respecté, dans le passé et dans le présent (45-49) : Théramène aurait donc fait preuve, non de versatilité, mais d’une intelligente fidélité, qui, dans un monde instable, sait s’attacher à son objet pour le suivre dans les péripéties dont il peut être affecté : l’appellation de “cothurne” n’a donc rien d’infamant pour un homme qui préfère préserver ses convictions en s’adaptant avec souplesse, plutôt que de s’opposer avec rigidité191.
Donner sa vie pour la cité
113La condamnation d’un personnage comme kakos peut être subjective, et l’héroïsme ne pas être immédiatement reconnu sur la scène dans toute sa dimension. Mais il est certaines figures, dont l’héroïsme, ne consistant “que” dans le sacrifice total et volontaire d’elles-mêmes, emportent l’admiration unanime sans avoir à lutter d’abord contre des forces qui s’opposeraient à la réalisation de leur acte : leur propre attachement à la vie est le seul obstacle à leur acte, et non l’interdiction d’un souverain qui, en cas de transgression, est suivie de la mort du “coupable”. Ces figures-là, qui n’ont pas à lutter contre autrui et dont l’héroïsme ne résulte que d’un rapide débat intérieur dont l’issue ne fait pas de doute, sont, pour tous les citoyens présents sur les gradins, des modèles lointains, dans la mesure où l’évidence de leur devoir peut faire défaut dans une cité réelle traversée par les crises et les doutes, mais lumineux : cet éloignement, de l’Athènes ou de la Thèbes mythique, ou de la Grèce achéenne, à l’Athènes réelle du ve siècle, élève les aspirations des citoyens, consolide leur sentiment d’unité et d’attachement, au-delà des clivages politiques, à une cité dont il dépendrait finalement d’eux-mêmes de faire une cité exemplaire, presque idéale192.
114Macarie, dans Les Héraclides, se sacrifie volontairement pour ses frères, Iphigénie, dans Iphigénie à Aulis, accepte la mort pour libérer la Grèce. Deux figures surtout de héros qui donnent leur vie pour leur cité retiennent l’attention : dans les fragments qui nous restent de l’Érechthée d’Euripide, pièce représentée entre 423 et 421, c’est Praxithéa, femme d’Érechthée et mère de la jeune fille qui va s’offrir à la mort pour sauver sa cité, Athènes, qui déclare, parlant au nom de sa fille : “… notre raison de mettre des enfants au monde, c’est d’assurer la défense des autels et des dieux de la patrie. La cité tout entière porte un nom unique, mais multiples sont ses habitants : comment puis-je les laisser périr, s’il m’est possible, en sacrifiant une seule vie, de permettre le salut de tous ? Car, si je sais compter et distinguer le plus du moins, la chute d’une seule maison ne l’emporte pas sur celle de la cité entière et n’a pas un poids égal… ma fille aura pour elle seule une couronne unique, qu’on lui décernera parce qu’elle sera morte pour cette cité… Cette fille, qui n’est mienne que par la nature, je l’offrirai en sacrifice pour le pays… Ne ferai-je pas tout ce qui dépend de moi pour le salut de cette cité ? (fr. 14, v. 14-21, 34-35, 38-39, 41). La reine peut enfin proclamer : “J’aime mes enfants, mais j’aime encore mieux ma patrie.” (fr. 15)193. Dans Les Phéniciennes, représentées à une date sensiblement plus basse, sans doute en 409, drame où le sort de Thèbes, disputée entre Étéocle et Polynice, est en jeu, c’est la future victime elle-même, Ménécée, le fils de Créon, qui montre avec élan le chemin à suivre en se sacrifiant pour le salut de sa cité, refusant de trahir (v. 996 et 1003-1004) “sa patrie, son père, son frère, sa ville”. Au-delà de la lutte des deux frères ennemis qui occupe toute la pièce, image de la discorde qui ruine les cités, le jeune homme, fugitive figure dont la résolution est prise sans retard au nom de l’amour dû à la terre maternelle (v. 995-996), du devoir (v. 997-1002), et du souci de sa réputation (v. 1003-1005), refuse de se conduire comme un lâche (v. 994, 1004,1005) par une fuite, un abandon, qui serait la trahison de sa patrie et des siens (πϱοδότην πατϱίδος, v. 996
πατέρα ϰαὶ ϰασίγνητον πϱοδοὺςπόλιν τ’ἐμαυτοῦ, v. 1003-1004)194, et choisit de donner ce qu’il a de plus précieux, sa vie, pour le bien commun195. Ses dernières paroles, comme celles de Praxithéa, pouvaient être méditées par tout citoyen comme proposant le modèle d’une conduite exemplaire, qui est montrée comme étant à la portée de tous : “Si chacun, prenant tout ce qu’il peut offrir d’utile, et le réalisant, l’apportait à la patrie dans l’intérêt commun, les cités éprouveraient moins de maux et désormais seraient heureuses”196 (v. 1015-1018). Ainsi, le sacrifice de Ménécée, ordonné par la prophétie de Tirésias, ou celui de la fille de Praxithéa et d’Érechthée, n’appartiennent pas seulement au domaine du mythe, ils sont bien rattachés au monde de la cité par le souhait simple du jeune homme ou de la mère, apparemment réalisable, que chacun contribue pour sa part au bien commun : stimulés par l’exemple des héros qui dans la tragédie meurent volontairement pour leur cité, les spectateurs, citoyens athéniens, sont invités à dépasser leur intérêt personnel au profit de l’intérêt supérieur de la cité, à se montrer, à l’opposé de celui qui est le plus souvent qualifié de kakos, bons soldats en temps de guerre, bons conseillers, bons administrateurs ou, tout simplement, bons citoyens en tout temps. L’appel de Ménécée et celui de Praxithéa – que Lycurgue, un siècle plus tard, remettait à l’honneur en faisant jouer régulièrement les grands dramaturges du ve siècle, devenus des “classiques”197 – devaient toucher bien des consciences, à un moment où Athènes, dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse, était en difficulté et où les troubles nés de la crise de 411 n’étaient pas encore apaisés.
115Depuis les années 430, et tout particulièrement avec l’essor de la sophistique et son questionnement sur la manière de diriger la cité, la réflexion sur le rôle du citoyen dans sa cité et sur le rôle de son ou de ses chefs est omniprésente à Athènes : on mentionnera seulement, parmi les pièces jouées dans ces années, Œdipe-Roi et Œdipe à Colone, Les Héraclides, ou Les Suppliantes, qui toutes mettent en scène des souverains qui s’interrogent sur la manière de gouverner, au milieu de la tourmente, au mieux des intérêts de la cité. Face au prodotès, au kakos, qui fait passer son intérêt personnel avant celui de la cité, les tragédies présentent des sujets ou des chefs loyaux et respectueux du droit des hommes universellement garanti par les dieux, un Thésée qui engage sa cité dans la guerre au nom du droit des morts à recevoir une sépulture, Thésée encore qui prend la défense, au nom de l’hospitalité, du vieil Œdipe et de ses filles contre la violence de Créon, un Démophon, qui fait de même pour ses suppliants, dans une pièce qui contient un bel éloge d’Athènes, défenseur des opprimés. Ce chef, dévoué à l’État et doué de discernement, est toujours présenté dans un dilemme qui concerne les rapports de la cité avec une cité étrangère : pour diriger la cité, qui ne peut rester close sur elle-même et entretient nécessairement des relations avec d’autres États, le bon chef doit faire preuve de clairvoyance et de piété pour trancher justement les problèmes, dans l’intérêt de sa cité, mais un intérêt qui doit toujours être conforme au droit. Les tragédies offraient ainsi, dans des situations qui offraient matière à débat, des modèles de l’homme politique philopolis, “ami de sa cité”, représentation collective qui était acceptée sans doute par une bonne partie des Athéniens198.
Le “bon citoyen” et le “bon chef”
116Dans la seconde moitié du ve siècle, une réflexion est menée sur ce que doit être le bon citoyen dans une cité en général, mais plus particulièrement dans la cité démocratique qu’est Athènes, où tout citoyen, s’il est capable de donner des conseils avisés au dèmos, peut être amené à détenir une parcelle plus ou moins importante d’autorité : le bon chef doit être un bon conseiller, le bon citoyen, s’il ne possède pas nécessairement la qualité de discernement, doit au moins vouloir de toutes ses forces le bien de sa cité. L’étude de la comédie ancienne, qui, dans l’actualité, privilégie la vie politique, permet de dégager les caractéristiques de ce que doit être, par opposition au “mauvais citoyen” ou au “mauvais chef” qu’elle met en scène199, le “bon citoyen” ou le “bon chef” ; pour cette même époque de la guerre du Péloponnèse, où s’entremêlent conduite militaire de la cité en guerre avec l’étranger et rivalités des citoyens entre eux pour l’influence sur le dèmos, Thucydide livre à plusieurs reprises ses réflexions sur le comportement du bon citoyen ou du bon magistrat, en commentaire personnel à la conduite d’un personnage ou en les plaçant dans la bouche d’un homme politique précis.
117C’est Périclès qui, chez Thucydide, est le bon chef de la cité : il est le seul qui énumère, en se les reconnaissant à lui-même, les qualités nécessaires à un dirigeant et auquel l’historien les attribue lui-même explicitement, faisant du grand Athénien un éloge funèbre dans lequel il oppose, à la personnalité du défunt, les insuffisances ou les vices de ses successeurs (Thc. 2.65.5-13)200 : le rapprochement s’impose entre ce Périclès, clairvoyant et intègre, qui n’a en vue que l’intérêt de l’État, et les grands souverains athéniens, Thésée ou Démophon, représentés sur scène à la même période. Mis en cause par les Athéniens après la deuxième invasion péloponnésienne de l’Attique, Périclès se justifie du rôle de conseiller qu’il a joué auprès de ses concitoyens dans le choix commun de la stratégie de guerre : “En ma personne, pourtant, votre colère vise un homme qui, je crois, n’est inférieur à personne pour juger ce qu’il faut et le faire comprendre, qui de plus est patriote – philopolis –, et ne cède pas à l’argent (ϰαίτοι ἐμοὶ τοιούτῳ ἀνδϱὶ ὀϱγίζεσθε ὃς οὐδενὸς ἥσσων οἴομαι εἶναι γνῶναί τε τὰ δέοντα ϰαὶ ἑϱμηνεῦσαι ταῦτα, ϕιλόπολίς τε ϰαὶ χϱημάτων ϰϱείσσων)” (2.60.5)201 : discernement, amour de la cité et intégrité, telles sont les qualités indispensables à celui qui veut conseiller utilement ses concitoyens et par là tenir, tant que les citoyens suivent ses avis, et sans même occuper nécessairement une magistrature, le rôle d’un chef ou d’un dirigeant. Complétant de manière indispensable la capacité de discerner les caractéristiques d’une situation et de les exposer avec clarté, qui fait d’un citoyen un bon conseiller et même parfois un chef202, l’amour de la cité est exigé autant du simple citoyen que de ceux qui exercent les plus hautes magistratures dans la cité : après Périclès, Diodotos, face aux récriminations de Cléon, et Nicias, face aux ambitions d’Alcibiade, proclament que le bon citoyen est celui qui prodigue, en toute loyauté, les conseils qu’il estime être les meilleurs pour la cité (3.42.5), ou encore que le bon citoyen, comme le bon magistrat, est celui qui cherche le bien de sa cité, en lui rendant le plus de services possible ou, tout au moins, en ne lui faisant aucun mal volontairement (6.14)203. On retrouve là l’argumentation de Périclès à l’Ekklèsia dans l’été 430, lorsqu’il achevait sa justification en affirmant que, puisque les Athéniens l’avaient reconnu d’abord comme pourvu des qualités nécessaires à un bon conseiller, ils ne pouvaient ensuite l’accuser de leur faire tort – adikein – (2.60.7)204. La priorité donnée en toutes circonstances à l’intérêt public, même lorsqu’il se présente, au moins dans un premier temps, comme contraire à l’intérêt privé, est le trait essentiel de tout bon citoyen205 : Périclès exprimait bien la force de cet attachement au bien de la cité lorsqu’il affirmait, dans son oraison funèbre de l’hiver 431/0, que les soldats morts pour la cité s’étaient montrés dignes d’elle et que les vivants, eux, devaient être “amoureux” – erastas – de la puissance de la cité (2.42.4 – 43.1)206, ou lorsqu’il exhortait, quelques mois plus tard, ses concitoyens à faire plus de cas de la préservation de cette puissance que de celle de leurs biens privés, dévastés par l’ennemi (2.62.3).
118Les difficultés cependant peuvent surgir lorsqu’il y a divergence d’appréciation sur ce qui est le mieux pour la cité entre personnes qui revendiquent au même titre l’amour de leur cité : l’une risque fort de récuser l’avis de l’autre, au motif qu’il serait dicté par des considérations personnelles, et inspiré en définitive par la malveillance à l’égard de la cité : comment départager, en 415, les tenants de l’expédition de Sicile, groupés autour d’Alcibiade, et ses rares opposants, qu’essaie de rassembler Nicias ? Thucydide souligne que les Athéniens hostiles à l’expédition se taisent, par crainte de paraître “mal disposés à l’égard de la cité (κακόνους δόξειεν εἶναι τῇ πόλει)” (6.24.4) en rejetant une expédition censée apporter à leur patrie richesse et puissance. Est ici en cause l’attitude de la majorité face à une minorité, qui risque de voir mis en cause le bien-fondé même de ses avis au nom de la malveillance à l’égard de la cité ou de la recherche d’intérêts personnels : Diodotos, en 427, reprochait ainsi à Cléon de vouloir empêcher par la peur tout dialogue constructif en accusant d’emblée ses contradicteurs de corruption et en proclamant savoir seul quel était le bien de la cité, qu’il confisquait en fait à son profit (Thc. 3.42.3-6)207. C’est précisément parce qu’ils se glorifient d’être au service de la cité que Cléon, et d’autres citoyens ou chefs du peuple après lui, poursuivent en justice ceux qu’ils estiment être les ennemis de la cité : au ive siècle, cet aspect de l’amour de la cité s’exprime par le souci proclamé de certains orateurs de faire punir les mauvais citoyens. La qualité de “philopolis” est ainsi revendiquée par ceux qui défèrent à la justice, par l’accusation qu’ils leur intentent, leurs concitoyens qu’ils estiment coupables d’une faute envers la cité. Lycurgue, en 330, au début du Contre Léocrate, justifie son accusation par la gravité du crime de Léocrate contre la patrie et ses dieux (1-2) et par la nécessité qu’un citoyen prenne l’initiative d’assumer, par patriotisme (philopolin), le rôle d’accusateur208, au risque d’encourir le reproche d’agir par esprit de chicane (philopragmona), cela pour que la loi et les juges aient réellement, en l’absence de ministère public, le pouvoir de punir les coupables (3-5). L’orateur patriote peut ainsi affirmer hautement que les ennemis de la cité sont les ennemis personnels de chaque citoyen : “C’est le devoir d’un bon citoyen (politou dikaiou), non pas d’écouter ses ressentiments personnels pour exposer à des procès publics ceux qui ne font aucun tort à l’État, mais de tenir pour ennemis personnels ceux qui contreviennent aux lois de la cité, et d’estimer que les délits qui lèsent la communauté des citoyens sont pour la communauté des raisons d’inimitié à l’égard de leurs auteurs” (§ 6)209.
Le “mauvais citoyen”
119Au comportement revendiqué comme une norme par les orateurs, à la manière d’un topos des discours à vocation patriotique, tel qu’on le retrouve par exemple, clairement formulé, au début du Contre Alcibiade du Pseudo-Andocide – “Ceux qui sont occupés de leurs affaires privées ne contribuent en rien à la grandeur des cités : ceux qui songent à l’intérêt commun font les cités grandes et libres” (1)210 –, s’oppose, susceptible de revêtir des formes diverses, mais qui toutes relèvent d’un choix identique, le comportement de ceux qui, soit en masse et ouvertement, soit individuellement et de manière cachée, privilégient leur intérêt particulier : la recherche de l’intérêt propre est un élément fondamental dans la conduite qui peut mener à la trahison, elle en est comme le “terreau” favorable. Lorsque les Athéniens de 431 s’inquiètent pour leurs biens saccagés ou menacés et veulent renoncer à la stratégie qu’ils ont décidée ensemble en vue de ce qu’ils pensent être le bien commun, sans doute ne font-ils preuve que d’inconséquence : mais, s’ils persistaient dans une telle attitude, ils risqueraient en définitive, par cette volonté déplacée de “tranquillité”, de perdre la cité, comme l’affirme Périclès (Thc. 2.63.2-3)211. Absence de persévérance devant les difficultés, égoïsme, légèreté, tout cela nuit à la fermeté exigée d’un citoyen qui doit tout entier être tendu vers la priorité absolue que constitue la préservation de l’intérêt de la cité, et peut mener à un comportement de retrait, ou d’abandon de la cité en danger. Le “mauvais citoyen” est un traître en puissance, car l’abandon risque de le mener à la trahison : il n’est pas attaché à sa patrie, il ne la sert pas de sa personne et de ses biens, comme se glorifie de le faire le “bon citoyen”212 : des cas d’abstention des devoirs civiques, parmi lesquels figure la désertion, ou la quasi-désertion, sous l’effet de la lâcheté ou de la priorité donnée aux affaires personnelles, nous sont connus par des procès auxquels ils ont donné lieu, et dont le plus célèbre, de la seconde moitié du ive siècle, le Contre Léocrate, exalte les valeurs patriotiques auxquelles a manqué l’accusé en fuyant ses responsabilités de citoyen213. L’abandon de la cité que commet pour sa part un citoyen, si on le rapproche de l’étude que nous avons faite plus haut de la notion de prodosia dans les textes tragiques, dans lesquels ce qui est qualifié de trahison est en fait un abandon, peut être considéré lui aussi, sous l’empire de l’émotion, comme une véritable trahison214.
120Au-delà de cette médiocrité ordinaire, qui compromettrait la cohésion ou l’existence même de la cité si elle s’étendait sur une grande échelle, la corruption, cet amour de l’argent dont Périclès affirme qu’il ruine tout, y compris l’amour de la cité, et la recherche de la gloire ou du profit personnels, toutes deux formes de la prééminence accordée à l’intérêt privé, lorsqu’elles sont le moteur du comportement d’un citoyen en vue, conseiller écouté ou magistrat, nuisent à l’intérêt bien entendu de la cité. Le reproche de corruption, souvent formulé au théâtre à l’égard de telle ou telle personnalité, était, dans la vie politique, facilement brandi à l’égard d’adversaires dont il permettait de discréditer les propositions à bon compte, comme Diodotos le souligne en 427 à propos de l’attitude peu tolérante de Cléon (Thc. 3.42-43)215. Il pouvait déboucher sur des mises en accusation en règle, qui concernèrent un certain nombre de stratèges ayant essuyé un échec à la guerre, au ve siècle et encore plus au ive siècle216 : “corruption” voulait bien dire alors “trahison”, puisque la remise d’argent par l’ennemi s’était faite à la condition que le bénéficiaire porte un tort à la cité, dans ses possessions effectives ou dans ses espérances légitimes : le citoyen qui est dépourvu de l’indispensable intégrité dont parle Périclès, peut se laisser corrompre contrairement aux intérêts de la cité et trahir sa cité217.
121C’est de manière plus subtile, plus insidieuse, en raison de la difficulté à démêler l’enchevêtrement des mobiles, parfois inavoués ou même inconscients, que la recherche d’un profit personnel ou d’honneurs personnels par la conduite de la cité pouvait nuire à l’intérêt de la cité et, dans des cas extrêmes, mener à la trahison de la cité. On rappellera ici l’appréciation portée par Thucydide, après son portrait d’un Périclès clairvoyant, intègre et attaché à l’intérêt public, sur les successeurs du grand stratège, qui, cherchant à l’emporter dans la compétition entre ceux qui voulaient obtenir les faveurs du peuple, ne conseillèrent que des mesures agréables, à court terme, au détriment de mesures moins populaires, mais qui visaient à long terme le bien de la cité (2.65.7 et 10)218. De la conduite de ces mauvais chefs, soumis dans leurs flatteries à ceux qu’ils sont censés conseiller et qui ne servent pas la cité, diffère certes celle d’un Alcibiade, marquée par la rupture avec la cité, considérée comme un objet personnel, lorsque celle-ci lui demande des comptes. Comme l’Étéocle des Phéniciennes, qui dirige Thèbes en ayant pour objectif premier non la conservation de la cité, mais la conservation de son propre pouvoir sur elle, Alcibiade veut à toute force conserver le rôle dirigeant dans la cité auquel sa naissance lui donne droit selon lui : dans une réaction complexe, dans laquelle son amour-propre froissé tient une part non négligeable, il apporte son aide aux ennemis pour marcher contre Athènes, commettant, dans son attachement égocentrique à la cité, une trahison que l’on pourrait appeler “active”, à l’opposé de la trahison “passive” que constitue l’abandon de la cité dans le danger. Un chef comme Alcibiade, qui ne conçoit pas que sa cité puisse continuer à exister sans lui, veut d’une certaine manière s’approprier la cité, comme Étéocle219, ou encore comme le Créon d’Antigone, qui refuse d’écouter les avis d’autrui et à propos duquel son fils Hémon affirme : “Il n’est point de cité qui soit le bien d’un seul” (v. 737).
L’objet de la trahison
122La patrie, terre natale, est aussi le lieu où se déroule la vie du citoyen, dans sa dimension politique, qui confère droits et devoirs face au reste de la communauté civique, et dans la dimension qu’elle a acquise avec le temps, culturelle et historique, qui fait que chaque cité est unique aux yeux des citoyens qui la composent et qui se sentent unis en elle et par elle, quelles que puissent être les divergences qui les affectent à un moment ou à un autre. Or, comme le souligne au siècle suivant Aristote dès le début de la Politique, “puisque… toute communauté est constituée en vue d’un certain bien…, il est évident que toutes (les communautés) visent un certain bien et que précisément le bien souverain entre tous est la fin de la communauté qui est souveraine entre toutes et inclut toutes les autres : c’est elle qu’on nomme la cité – polis – ou communauté politique – “hè koinônia hè politikè (ἡ ϰοινωνία ἡ πολιτιϰή)” (1.1, 1-1252a). Les hommes aspirent à vivre ensemble, “même s’ils n’ont pas besoin d’aide réciproque” ; “néanmoins, même leur intérêt commun ne les réunit que dans la mesure où par là échoit à chacun une part de bien vivre. Cette vie heureuse… est la fin première de tous en commun et de chacun en particulier” (3.6, 3-4 – 1278b15). La cité, qui est un “tout” composé de plusieurs éléments, est une “collectivité de citoyens” (3.1, 2 – 1274b38), et le citoyen est celui qui participe à l’exercice des pouvoirs de juge et de magistrat (3.1, 6-1275a22) : cette définition, aux dires mêmes d’Aristote dans la Politique (3.1, 10-1275a33), est valable surtout pour les régimes démocratiques. C’est parce que le citoyen athénien appartient à la catégorie de la population qui, à la fois, compose la cité et la dirige, qu’un acte de prodosia est considéré par le reste de la cité comme un acte criminel. La dimension politique fait que le citoyen est uni de manière indestructible à sa cité : qu’il veuille, à sa guise, supprimer ce lien avec la communauté qui est considérée par les Grecs comme la première de toutes constitue un scandale pour le reste de la communauté220 ; son devoir, en revanche, est de contribuer à bien la gouverner ou à la faire bénéficier de ses talents, afin d’assurer sa prospérité et sa cohésion, de défendre son indépendance, en fait son existence, face à d’éventuelles attaques extérieures, en payant de sa personne et de ses biens.
La citoyenneté athénienne
123On peut s’interroger, quelle que soit la période à laquelle se produit le synoecisme regroupant les communautés de l’Attique, sur l’existence, à la haute époque archaïque, d’un sentiment d’appartenance commune chez des campagnards habitant aux extrémités de l’Attique : les liens de parenté ou de dépendance règlent alors les comportements. La législation solonienne, au début du vie siècle, donne un contenu politique à la citoyenneté, notamment avec la participation à l’Ekklèsia et à l’Héliée de tous les citoyens athéniens ; ceux-ci commencent à se penser comme une partie d’un tout. Le demi-siècle de tyrannie qui suit est une période de maturation pour le peuple athénien. L’essor économique est marqué par le développement de l’artisanat et du commerce, qui attire à Athènes même une partie des campagnards, en même temps que la cohésion de la cité est renforcée par l’organisation de fêtes communes à toute l’Attique et célébrées à Athènes, auxquelles les tyrans apportent un éclat nouveau. La crise agraire du vie siècle est surmontée pour longtemps, et le sentiment d’appartenance à une même communauté s’est affermi dans une cité où l’élément urbain a pris du poids221.
124À la chute de la tyrannie, les réformes que Clisthène met en œuvre dès 508/507 permettent au dèmos, plus à même de s’intéresser au politique, d’exercer un pouvoir qu’il est dorénavant capable d’assumer. En même temps, l’enregistrement des Athéniens dans des dèmes territoriaux ne permet plus de tenir compte des liens familiaux et introduit un élément égalitaire entre les citoyens. La cohésion de cette communauté dont la relation au territoire vient d’être repensée et les droits redéfinis, est démontrée très rapidement par les combats de 506 dans lesquels les Athéniens s’opposent victorieusement aux envahisseurs péloponnésiens, béotiens et chalcidiens. Au terme de l’époque archaïque, au moment où les réformes de Clisthène ne semblent plus rencontrer d’opposition, l’appartenance de tout citoyen à la communauté civique, avec en conséquence sa participation au gouvernement de la cité, est considérée par celle-ci comme une adhésion volontaire de chacun : il est attendu de tout citoyen que, parmi les divers réseaux ou communautés auxquels il peut se trouver appartenir, il donne la priorité, lorsqu’il lui faut choisir, à la communauté civique, parce qu’elle est la seule à rassembler tous les citoyens et que, de ce fait, elle représente l’intérêt supérieur de la communauté, et non un intérêt particulier, familial, social ou économique, comme l’est celui de toute communauté aux effectifs restreints, regroupant ses membres sur la base des intérêts d’une catégorie précise. Le ve siècle voit la communauté civique se refermer sur elle-même et sa cohésion se renforcer encore, alors qu’elle assure sa domination sur une partie du monde grec au lendemain des guerres médiques et qu’elle affirme hautement sa croyance en son origine du sol même sur lequel elle vit : ses membres ressentent, et interprètent dès lors comme une trahison, tout acte de l’un des leurs lorsqu’il privilégie le lien d’appartenance qui l’attache simultanément à une autre communauté. Faire passer le lien de solidarité qui existe entre les membres de la communauté civique après le lien, d’ordre familial, amical, social, économique, idéologique, ou autre, qui unit un citoyen à d’autres cercles, est un choix que refuse la communauté civique : la cité, qui rassemble tous les citoyens, doit venir la première, parce que c’est de la prospérité générale que dépend la prospérité particulière de chacun. Par suite, à la question qui se pose pour tout membre de la communauté civique lorsque les appartenances à divers types de communautés ou d’alliances sont incompatibles, au moins temporairement, il semble bien que la réponse soit qu’il lui est impossible d’établir librement sa priorité. Lorsque les sujets d’entente entre les citoyens sont plus nombreux que les sujets de désaccord, la volonté de continuer à vivre ensemble peut suffire pour faire faire par un citoyen une concession sans rancœur : en revanche, la discorde s’installe, et avec elle le risque de trahison, lorsque le citoyen décide de passer outre parce qu’il estime que l’apport de la communauté civique est pour lui nul, ou moins important que ce qu’il peut retirer de son appartenance à d’autres cercles.
Le décret de 451
125Le milieu du ve siècle, avec le décret sur la citoyenneté voté en 451 à l’initiative de Périclès, voit le corps civique se réduire et se renforcer : en augmentation régulière jusque dans les années 450, où il atteint peut-être 50000 citoyens, il décroît ensuite, du fait des exclusions entraînées par le décret, puis de la guerre du Péloponnèse, des épidémies et des massacres ordonnés par les Trente, pour descendre à vingt-cinq mille, peut-être, à l’extrême fin du ve siècle. Avant ce décret, était destiné à devenir citoyen athénien tout garçon né d’un père lui-même citoyen athénien, quelle que fût l’origine de la mère, Athénienne ou non : à partir de 451, il est exigé, outre la citoyenneté athénienne du père, que la mère soit elle-même fille de citoyen athénien, pour que le garçon né du mariage légitime puisse obtenir à dix-huit ans la citoyenneté athénienne. L’enfant mâle qui naîtrait du mariage d’un citoyen athénien avec une étrangère ne pourrait obtenir la citoyenneté athénienne ni, le droit de propriété foncière étant un privilège du citoyen, recueillir l’héritage paternel : de ce fait, même si les mariages mixtes ne sont pas encore officiellement prohibés, une barrière est dressée entre la population civique et la population étrangère, même celle qui vit à Athènes, qui ne peut espérer pénétrer par mariage, comme auparavant, dans la communauté civique. Après le vote du décret, eut lieu une révision de la liste des citoyens, qui fut marquée par des exclusions ; d’autres révisions suivirent, en même temps que s’accroissaient les contrôles visant ceux qui tenteraient de frauder, étrangers ou surtout métèques, en se faisant inscrire illégalement, grâce à des complaisances achetées, sur les registres de dèmes ou de phratries. Les citoyens, les premiers concernés, qui pouvaient intenter une action en usurpation de citoyenneté à ceux qui leur paraissaient inscrits frauduleusement sur les registres d’un dème ou d’une phratrie, ne plaisantaient pas avec ceux qui tentaient indûment d’acquérir la citoyenneté tant convoitée : la peine encourue était la réduction en esclavage. Lorsque l’application de ce décret restrictif se relâcha, pendant la guerre du Péloponnèse, les Athéniens prirent soin de le remettre en vigueur avec la restauration démocratique de 403, le durcissant même au ive siècle. Un étranger ne peut donc dorénavant obtenir la citoyenneté que par un vote de l’Ekklèsia, justifié par des services éminents rendus à la communauté athénienne : dans les faits, de tels décrets accordant la citoyenneté sont très rares au ve siècle.
126Le décret de 451 est souvent interprété comme une fermeture, un repli sur elle-même de la communauté civique : à l’époque archaïque en effet, la cité était plus ouverte par le fait de l’aristocratie athénienne, dont les membres, sortant du cadre étroit de la cité, allaient souvent chercher leurs femmes en dehors de l’Attique, nouant des relations précieuses avec d’autres grandes familles du monde grec. Ainsi, après la fin du vie siècle et la première moitié du ve siècle qui voit un certain nombre d’Athéniens nés de mère étrangère, comme Clisthène le réformateur, Thémistocle ou Cimon, jouer un rôle de premier plan à Athènes, au cours de la seconde moitié du siècle, seuls des Athéniens de souche du côté paternel et du côté maternel votent et élisent, pour diriger la cité et l’armée, des Athéniens qui sont eux-mêmes pleinement athéniens, sans la moindre origine étrangère. Le décret de 451 marque l’intervention de la cité dans un domaine où, jusqu’alors, seuls les phratries et les dèmes étaient aptes à reconnaître la citoyenneté aux enfants de leurs membres : la cité démocratique soumettait à son contrôle les familles aristocratiques qui, pour ne pas priver leurs fils de la citoyenneté athénienne, devaient renoncer, au moins sous l’angle matrimonial, à leurs alliances extérieures d’ordre personnel ; dans un régime de démocratie directe, qui a pour ambition de permettre à tous d’intervenir effectivement dans la vie de la cité, il limitait à un petit nombre de bénéficiaires les privilèges des citoyens, dont la misthophorie, qui se mettait alors en place et devait favoriser la rotation des charges, en rendant accessible à tous la participation à l’administration de la cité ; enfin, la cité hégémonique faisait de sa citoyenneté un bien précieux et quasiment inaccessible, face aux métèques qui devaient renoncer à tout espoir d’intégration et face aux alliés de la Ligue de Délos. À défaut d’une autochtonie réelle, la communauté civique peut alors certes pleinement revendiquer son homogénéité, qui l’isole davantage dans sa supériorité sur les deux communautés voisines, celle des métèques et celle des alliés, irrémédiablement séparées, sur leur lieu de résidence ou dans leurs expéditions militaires, de cette communauté qui, grâce à la citoyenneté qu’elle s’est réservée, dispose seule, chez elle, des prérogatives politiques, ou décide seule, de plus en plus avec les années, de la manière de gérer les relations avec les cités alliées222.
127N’est pas citoyen athénien qui veut : et même si un mode de vie commun, qui peut être harmonieux, s’instaure nécessairement entre des gens vivant ensemble, l’attribution des droits politiques à une population qui ne se reproduit qu’entre elle renforce chez les bénéficiaires le sentiment d’être à part, au-dessus des autres, que peuvent éprouver déjà naturellement les détenteurs de toute domination. C’est donc à l’intérieur de cette communauté privilégiée et consciente de son unité et de son homogénéité face aux autres groupes que se développe un sentiment de solidarité entre les membres, qui tous ont mêmes droits et mêmes obligations : seul un membre de la communauté civique, qui prendrait l’initiative d’un acte montrant que pour lui la priorité n’est pas dans la relation de solidarité avec les autres membres du groupe, serait coupable, aux yeux de ceux-ci, de trahison. Celle-ci en effet consiste à rompre un lien que la partie lésée considère comme un lien de solidarité naturel : ceux qui vivent aux côtés de la communauté sans en faire pleinement partie, même s’ils ont vis-à-vis de celle-ci des droits et des obligations, ne peuvent donc pas se rendre pleinement coupables d’une trahison, qui, à Athènes, ne peut être le fait que d’un citoyen. Le serment, que les membres de la communauté ont l’obligation de prêter dans l’exercice de charges publiques, renforce le sentiment d’appartenance de l’individu à un ensemble et protège la communauté en contribuant à sa cohésion.
Le serment dans la cité
128Tout serment, juré devant les hommes et les dieux, engage chez les Grecs de manière irréversible celui qui le prononce ; prêté à la face de tous, il définit un objectif qu’il faut atteindre dans la loyauté et la fidélité. Les dieux, pris à témoin par celui ou ceux qui prononcent le serment, sont là pour garantir le respect du serment : des formules d’imprécations concluent certains serments, attirant la punition divine sur le parjure. Le serment est non seulement un engagement pris devant la communauté et garanti par les dieux, il crée aussi un lien entre ceux qui le prêtent : en explicitant le pacte qui lie les membres de la communauté, il est une garantie, pour chacun, que tous sont bien solidaires et travailleront ensemble à la tâche qui leur est fixée, en même temps qu’il permet de demander des comptes au parjure. Celui qui prête serment s’engage devant les dieux à rester fidèle, en toute justice, à l’objectif qu’il proclame : honorer son serment, c’est montrer sa piété à l’égard des dieux ; manquer à son serment, en bafouant la foi donnée, la justice et les dieux, c’est, dans l’opinion commune, lorsque la cité est en jeu, se comporter non seulement en parjure, mais en traître, violation qui appelle un châtiment223. Le serment est présent dans tous les domaines de la vie grecque, aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère publique224. Les serments prêtés dans la sphère privée, avec invocations à certaines divinités, engagent des particuliers les uns envers les autres, sans différer fondamentalement des serments prêtés dans la vie publique225 : tous les particuliers, quels qu’ils soient, peuvent y avoir recours, lorsqu’ils désirent se lier en vue d’une action définie, d’ordre commercial, politique ou autre226. Dans la vie publique, il se rencontre à Athènes, où le fonctionnement des institutions est placé sous la protection de divinités spécifiques, à tous les niveaux et dans toutes les circonstances : il a pour objectif de contribuer à maintenir la cité, en engageant ceux qui le prêtent, magistrats, citoyens et soldats, face à la communauté civique à laquelle ils appartiennent et dont, au nom de la croyance en un même ordre religieux, ils doivent garantir la cohésion. Les orateurs prêtent serment lorsqu’ils se produisent devant l’Ekklèsia, les archontes, les bouleutes et les héliastes prêtent serment à leur entrée en fonction, et régulièrement dans le cadre de leur charge, qu’ils s’engagent à exercer avec équité, dans le bien de la cité ; les parties prêtent serment dans les procès. Par ces serments, renforcés par des imprécations contre ceux qui les violeraient, les citoyens s’engageaient à ne pas faire, contrairement à leur conviction et sous l’effet de la corruption, de propositions contraires à l’intérêt de la cité, à ne pas trahir ou tromper la cité, à ne pas négocier secrètement avec les Perses227.
129Tous les citoyens, au moment de leur inscription sur le registre de leur dème, lorsqu’ils deviennent éphèbes, s’engagent par un serment, dont sont garantes des divinités locales et des divinités guerrières, à défendre le sol de la patrie, à respecter et à défendre les magistrats et les lois établies, et à honorer les cultes légués par les ancêtres. Ce serment fondamental nous est connu dans sa forme officielle grâce à l’inscription d’Acharnes, gravée dans le troisième quart du Ivème siècle, qui reprend, comme l’atteste son caractère archaïque, une formule de serment plus ancienne, et grâce à une citation qu’en fit l’orateur Lycurgue, en 331/0, dans son discours, Contre Léocrate, § 77228. La dimension politique due à la qualité de citoyen consacre, en se surajoutant à la valeur affective de l’attachement que ressent tout homme pour le sol natal, le caractère indestructible du lien qui unit un citoyen à sa cité. Les éphèbes, prenant à témoins des divinités dont le nombre varie légèrement selon les sources s’engagent à transmettre à leurs successeurs leur patrie plus grande et plus forte229 : l’accroissement de la patrie implique l’accroissement du territoire, dont les bornes – horoi –, prises à témoin par les éphèbes, doivent non seulement être maintenues, mais repoussées. En même temps qu’Aglaure, Hestia, Zeus et Héraclès, que les Bornes de la patrie et que des divinités guerrières, Enyô, Enyalios, Arès et Athéna Areia, dont la place est justifiée dans un serment éphébique, des divinités de la végétation, Thallô et Auxô, et certaines cultures, blés, orges, vignes, oliviers, figuiers sont citées : le serment insiste ainsi sur le caractère bien concret de la patrie, la région de l’Attique, caractérisée par un type précis de cultures, qui sont à la base de l’alimentation des Athéniens. La cité, même si elle est aussi formée d’hommes, possède en effet d’abord un territoire bien délimité, une chôra qui s’étend au-delà de l’asty, le centre urbain, et dont les citoyens essaient de repousser les bornes le plus loin possible230.
130On remarquera que le serment des éphèbes, engagement solennel dont le contenu émane des organes de la cité, ne fait pas place officiellement de manière explicite à la famille du citoyen, alors même que la filiation athénienne est quasiment le seul mode d’accès à la citoyenneté : serment par lequel l’éphèbe s’engage à lutter, il met en avant les devoirs de solidarité avec le camarade de combat, d’agrandissement du territoire et de défense des lois, divines et humaines, et des magistrats. Le devoir de fidélité à la famille est en fait implicitement prescrit à l’éphèbe lorsqu’il s’engage à défendre les “hiera kai hosia” : en effet, dans l’association des deux termes, tandis que “hiera” désigne tout ce qui se rapporte aux dieux, les lois divines, “hosia” désigne ce qui est pour les hommes du ressort de la justice, les relations entre les hommes aussi bien que celles entre les hommes et les dieux, et donc les lois humaines, au premier rang desquelles figure la défense de la famille, qui vit sur le sol de cette patrie qu’il s’agit de défendre les armes à la main, et des tombeaux des ancêtres, qui ont fait la cité et transmis à leurs descendants les cultes des dieux231. En 331/330, Lycurgue, dans le Contre Léocrate, § 94-97, souligne que l’accusé, en abandonnant sa patrie en danger, a privé les dieux de leur culte ancestral, les morts, de leurs honneurs traditionnels, et a livré ses parents aux ennemis.
131Le serment, qui engage devant les dieux les hommes d’une même communauté les uns vis-à-vis des autres, joue un rôle majeur dans la cohésion de la cité. Parce qu’il dispose d’un caractère contraignant par la garantie qu’apportent des divinités auxquelles croient tous les Grecs, et qu’il repose ainsi sur la confiance mutuelle, il est aussi de première importance dans les relations entre cités : c’est lui qui confère leur solidité aux traités conclus entre cités, traités de paix et traités d’alliance. Ainsi s’explique qu’une cité puisse s’estimer abandonnée, “trahie”, au sens large, par une autre cité, lorsque l’alliance qu’elle avait conclue avec elle et qui était destinée à la protéger en temps de guerre n’est pas honorée232.
La construction de l’identité civique
132Les réformes de Clisthène à la fin du vie siècle, avec le découpage de l’Attique en tribus qui portent le nom d’un héros, enracinent les Athéniens dans leur terre, en même temps qu’elles contribuent, par le brassage qui les inspire, à la formation d’un sentiment d’appartenance commune à un territoire. Cette terre sur laquelle ne peuvent vivre, depuis Solon, que de libres Athéniens, est aussi celle sur laquelle les citoyens jouissent de cette égalité de parole et de droits qui leur permet à tous de participer à la conduite de la cité et, tout simplement, à la vie de la cité. Le fait de se gouverner ensemble et de vivre ensemble crée entre des concitoyens des liens intimes et durables, qui font naître le sentiment d’appartenir à une même communauté, dont la cohésion est ressentie par chacun, au point que la rupture de cette cohésion par l’un de ses membres est ressentie, avant d’être objectivement jugée, par le reste de la communauté comme une insupportable et scandaleuse déchirure d’un groupe qui se croyait homogène et clos, comme un abandon au profit de l’autre, de l’étranger, comme une trahison. C’est parce que le rejet, par un membre de la communauté, de ce que les autres considèrent comme le ciment de leur unité est considéré comme une trahison, qu’il importe de prendre en compte comment la vie politique et religieuse, l’“esprit athénien”, le genre de vie, modèlent le sentiment d’appartenance à une “identité” athénienne commune.
Citoyens et démocratie
133Dans l’Athènes démocratique, depuis les réformes de Clisthène et encore plus avec des réformes comme celle d’Éphialte ou comme l’institution de la misthophorie, tous les citoyens athéniens sont incités à prendre part à la vie publique. Périclès, qui est alors, en raison de sa réélection annuelle à la stratégie depuis 443, le plus influent des magistrats athéniens et celui qui dispose de la plus haute autorité morale, déclare, dans l’oraison funèbre rapportée par Thucydide, dans l’hiver 431/430, parlant de ses compatriotes qui savent concilier affaires privées et affaires publiques (2.40.2) : “Ceux qui participent au gouvernement de la cité peuvent s’occuper aussi de leurs affaires privées et ceux que leurs occupations professionnelles absorbent, peuvent se tenir fort bien au courant des affaires publiques. Nous sommes en effet les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. Nous intervenons tous personnellement dans le gouvernement de la cité au moins par notre vote ou même en présentant à propos nos suggestions”. (trad. D. Roussel). Même si l’oraison funèbre est par nature un genre qui fait l’éloge de la cité, qui en exalte les mérites et omet les éléments qui peuvent prêter flanc à la critique233, même si, dans la réalité, certaines catégories de citoyens ne participaient qu’irrégulièrement, ou sans espoir d’influence réelle, à la vie politique de leur cité, il n’empêche que, en droit, tous pouvaient imprimer leur marque, par leur vote à l’Ekklèsia, dans le choix des grandes orientations à donner au gouvernement de la cité ou dans l’élection des hommes qui allaient la diriger, ou encore, par l’exercice de la plupart des magistratures, auxquelles ils pouvaient accéder grâce à la rotation des charges et à la combinaison de l’élection et du tirage au sort234. Le gouvernement de la cité était ainsi chose commune à tous, et non réservée à un petit nombre, comme dans les régimes aristocratiques ou oligarchiques. Dans plusieurs pièces d’Aristophane, il est manifeste que la conduite de la cité suscitait l’intérêt de tous : des personnages, même modestes, montrent qu’ils se sentent concernés par les affaires publiques, que la chose politique ne leur est pas étrangère, qu’ils estiment avoir leur mot à dire dans le gouvernement de leur patrie235. Leur rôle, ils l’affirment – et tel est bien le premier droit du citoyen dans la démocratie athénienne – est, grâce à leur droit d’élection et de contrôle, de choisir de bons magistrats pour diriger la cité et de renvoyer les mauvais : leur intérêt pour les affaires de la cité, la conscience qu’ils ont leur mot à dire sont importants pour la cohésion de la communauté, dont la conduite est considérée comme la chose de tous, même si, dans bien des cas, ces personnages, précisément puisqu’ils critiquent les orientations suivies – mais s’ils faisaient autre chose que critiquer ou se moquer, y aurait-il comédie ? –, semblent avoir peu d’influence réelle sur la politique athénienne.
134Tous les Athéniens se sentent impliqués dans le gouvernement de la cité et même si les affaires publiques, dans la seconde moitié du ve siècle, avec la domination athénienne sur les alliés, nécessitent de plus en plus compétence et spécialisation, ils veulent, non pas nécessairement exercer des charges trop prenantes, mais au moins contrôler l’orientation générale. La guerre du Péloponnèse accentue cette tendance : avec la méfiance causée par la durée du conflit ou par les insuccès s’accroît dans le dèmos le désir de contrôle, en même temps qu’une lutte féroce s’engage, après la mort de Périclès, entre des hommes politiques voulant obtenir à tout prix la faveur du peuple. Il s’agissait à la fois, objectif et moyen interférant l’un sur l’autre, de plaire au peuple pour obtenir de lui la direction des affaires, et de lui abandonner cette direction pour obtenir sa faveur (Thc. 2.65.10-11) : il est sûr, quel qu’ait pu être le dommage causé à la cité par cette compétition, que la certitude d’être au centre des préoccupations de leurs gouvernants ou aspirants gouvernants, et donc d’être tout-puissants, a fortifié l’attachement des gens du dèmos à leur régime démocratique, devenu emblématique de leur cité. Non seulement Périclès, dans son oraison funèbre, fait officiellement l’éloge du régime démocratique athénien et du mode de vie qui en découle, source de fierté pour les Athéniens (Thc. 2.37-41), mais en plein théâtre, plus librement, Aristophane renvoie dans ses comédies aux citoyens athéniens que sont ses spectateurs l’image de leur cité, à laquelle ses personnages, qui pourraient être tels ou tels d’entre eux, montrent bien leur attachement par les efforts qu’ils font pour la réformer ; Euripide, dans les années 420, met en scène des rois d’Athènes “démocrates”, tel Démophon dans Les Héraclides (v. 420-424) ou surtout son père Thésée dans Les Suppliantes (v. 349-357, 403-408, 433-441), qui exalte, face au héraut thébain envoyé de Créon, souverain absolu, les caractéristiques d’un régime que pouvaient s’approprier tous les citoyens, comme le soulignait Périclès dans les mêmes années (Thc. 2.37.1 et 40.2). Thésée déclare en effet, parlant d’Athènes, devant des spectateurs dont l’orgueil national devait être agréablement chatouillé : “…sous l’empire de lois écrites, pauvre et riche ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. Quant à la liberté, elle est dans ces paroles : “Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie ?” Lors, à son gré, chacun peut briller… ou se taire. Peut-on imaginer plus belle égalité ?” (v. 433-441). On affirme donc à Athènes, que ce soit lors de cérémonies très officielles ou lors de représentations théâtrales qui divertissent, mais aussi encouragent la réflexion et resserrent la communion entre citoyens, que la chose publique est le bien de tous, car chacun est susceptible, s’il le désire, d’apporter sa contribution, même modique, à la bonne administration de sa patrie236.
La communion dans les cultes civiques
135Les Athéniens, unis depuis Clisthène par la participation de tous à la vie publique, l’étaient encore par les cultes civiques assumés en commun. Dans le cadre de l’oikos, ils rendaient un culte quotidien à Zeus Ktèsios, qui protégeait les biens acquis, conservés à l’intérieur de la maison. Surtout, il était obligatoire pour chaque citoyen athénien, comme l’atteste la demande qui était adressée aux futurs archontes lors de leur dokimasie au ive siècle, de rendre un culte à Zeus Herkeios, le Zeus de l’enclos, qui protégeait la maison depuis l’extérieur, et à Apollon Patrôos, considéré comme l’ancêtre des Ioniens, qui était vénéré dans le cadre des phratries lors de la fête des Apatouries. Tout citoyen athénien devait appartenir à une phratrie : en dehors de la fête d’Apollon Patrôos, les phratries célébraient encore celle de Zeus Phratrios et d’Athéna Phratria. De ces cultes politiques, pratiqués collectivement dans le cadre étroit de chaque oikos, ou, plus large, de chaque phratrie, et qui avaient pour caractéristique d’être assurés par tous les citoyens athéniens, on rapprochera le culte qui était adressé par chacune des dix tribus clisthéniennes à son héros éponyme237.
136Les régions naturelles de l’Attique possédaient au ve siècle des physionomies variées, dont témoignent, notamment, la multiplicité des cultes locaux et l’attachement que leur montraient les démotes238. Néanmoins, comme les grandes fêtes panhelléniques rassemblaient tous les Grecs autour de leurs dieux communs, les cérémonies organisées annuellement en l’honneur des divinités vénérées par la cité avec procession et sacrifice, auxquels pouvaient s’ajouter, dans des fêtes où le faste rivalisait avec la piété, des concours de toutes natures, notamment gymniques et artistiques lors des Grandes Panathénées, ou dramatiques lors des Grandes Dionysies et des Lénéennes, rassemblaient toute la communauté civique et resserraient de manière immédiatement tangible la cohésion des citoyens : la participation des uns et des autres, côte à côte, aux processions, aux banquets communautaires, aux représentations théâtrales et sportives, le souvenir de ce que l’on avait vécu ensemble et l’attente de ce que l’on vivrait encore de la même manière, créaient des liens, qui, en unissant de manière privilégiée la communauté civique, excluaient aussi ceux qui, ne jouissant pas de la citoyenneté athénienne – ou ne résidant pas à Athènes –, restaient partiellement, en dehors239. La participation commune, à la fois devoir et privilège, aux fêtes civiques assurait partout dans le monde grec la cohésion des communautés : les exilés ressentaient durement la privation de ces fêtes, étroitement associées au territoire de la patrie. Alcibiade, en organisant en 407 par voie de terre la procession des Mystères, d’Athènes à Éleusis, comme elle se faisait avant l’occupation de Décélie par les Péloponnésiens, obtenait auprès de ses concitoyens reconnaissance et prestige, renouait avec eux dans un passé commun et retrouvait lui-même le vécu, un peu amer en l’occurrence, d’une grande fête athénienne (Xen., HG, 1.4.20). Quelques années plus tard, alors qu’Athènes vaincue est en proie aux exactions des Trente, après le combat qui a vu les citoyens s’affronter, tels des ennemis, dans la bataille du Pirée, le héraut des initiés, Cléocritos, voulant réconcilier ses concitoyens, rappelle le passé commun, fondé d’abord sur la participation aux mêmes fêtes, puis sur la fréquentation des mêmes écoles et sur les mêmes dangers affrontés ensemble, et invoque ensuite les dieux ancestraux, communs à tous les Athéniens, liés par des “relations de parenté, d’alliance et d’amitié” : les Trente et leurs partisans, dit-il, agissent mal envers la patrie, à propos de laquelle terre natale, cultes des divinités locales ancestrales et famille sont logiquement associés aux groupes, issus de mêmes “milieux”, que rapprochent, à l’intérieur de la cité, des liens d’amitié, et parfois d’alliance, fondés sur des expériences communes (Xen., HG, 2.4.20-21)240. Un peu plus tard, Aristote, dans la Politique (3.9.13 – 1280b29) estime qu’une communauté ne saurait vivre heureusement sans que soient nouées entre ses membres toutes les relations de la vie en commun, parmi lesquelles figurent les alliances familiales et les sacrifices publics : “Ces diverses activités sont l’œuvre de l’amitié, car le choix délibéré de la vie en commun, c’est de l’amitié ; la fin de l’État étant donc le bien vivre, tout cela n’existe que pour cette fin”. Toute la population athénienne est ainsi constituée de cercles, qui se recoupent en partie les uns les autres, formant un réseau dont la densité donne sa cohésion à la communauté civique241. Ce réseau qui relie les citoyens les uns aux autres possède une importance vitale pour la communauté, car lui seul assure sa permanence, sa continuité en cas de changement de régime : en effet, les citoyens peuvent se sentir dégagés de leurs obligations quand il y a changement de régime, mais la pérennité de la cité doit être assurée par la permanence du lien social qui unit ses membres.
La fierté d’être Athénien
137La population civique athénienne apparaît ainsi comme une communauté soudée par les liens de famille et d’amitié et, au-delà même des cercles de relations immédiates, par la pratique d’expériences propres à la communauté. Le sentiment d’unité éprouvé par la communauté athénienne, comme par toute autre communauté, est renforcé, au-delà de l’immédiat vécu quotidien, par la fierté qu’inspirent le glorieux passé, bien commun de tous les Athéniens, et la situation présente de cité hégémonique qui en découle : la cité elle-même, et tous ses citoyens dans la mesure de leurs capacités, les riches qui sont désireux d’obtenir une bonne réputation, les magistrats, les artistes, tous exaltent le passé fondateur d’Athènes, sa grandeur, et entretiennent chez leurs compatriotes la fierté d’être Athéniens. À la tradition orale, populaire ou officielle, qui s’attache aux grands moments de la cité242, s’ajoutent, sans parler des monuments qui exaltent la gloire d’Athènes dans les vitrines que sont les grands sanctuaires panhelléniques, les monuments érigés dans la cité, qui présentent directement aux yeux des habitants et des visiteurs, ou évoquent indirectement, les hauts faits du passé ou la grandeur actuelle, comme la Stoa poikilè ou l’autel de Zeus Éleutherios sur l’Agora, ou le Parthénon sur l’Acropole243. À l’étranger, devant des cités méfiantes, les ambassadeurs athéniens font l’éloge des exploits des Athéniens d’autrefois et justifient l’hégémonie présente ; à Athènes même, les magistrats, tel Périclès dans les discours que nous rapporte Thucydide, exaltent la cité dans ses hauts faits du passé et, dans le genre très officiel de l’oraison funèbre, exhortent les vivants à se comporter d’une manière digne des morts glorieux244 : cette puissance présente, les Athéniens en entendent encore parler au théâtre, dans les comédies d’Aristophane, par exemple lorsque Bdélycléon veut montrer à son père combien le montant de son indemnité d’héliaste est ridicule par rapport aux fabuleux revenus qu’Athènes tire de son hégémonie sur ses alliés (V., v. 655-712). La grandeur d’autrefois, même si elle peut sembler définitivement perdue, lorsqu’un esprit conservateur comme Aristophane regrette la dégénérescence de ses contemporains, indignes des combattants de Marathon et de Salamine (V., v. 1060-1101 ; Nu., v. 985-987), fait toujours éprouver un certain sentiment de fierté au public ; Aristophane encore met en scène, pour la plus grande fierté des spectateurs, les grands génies tragiques d’Athènes (Ra., passim, particulièrement v. 759-1533) : quelle autre cité pourrait se targuer d’avoir nourri en même temps trois si grands poètes ? Les Athéniens s’enorgueillissent d’appartenir à une cité au passé prestigieux par ses victoires militaires, qui lui ont valu sa légitime domination présente : puissance navale, rayonnement religieux et artistique, tout cela inspire un sentiment de fierté partagée qui est facteur d’unité. La dimension historique et culturelle, qui se met progressivement en place au cours du ve siècle, joue un rôle majeur dans la formation d’un sentiment d’identité nationale athénienne, depuis la victoire de Marathon sur l’empire perse et sur la tyrannie jusqu’à la régulière et apparemment irrésistible expansion athénienne qui culmine avec l’expédition de Sicile245. Les Athéniens revendiquent comme leur ce passé glorieux, qui les a toujours situés à part, à la première place, comme champions désintéressés de la cause panhellénique, depuis leur refus, dans la seconde guerre médique, de la collaboration proposée par les Perses, refus immortalisé par Hérodote (8.144) : “…il y a le monde grec, uni par la langue et par le sang, les sanctuaires et les sacrifices qui nous sont communs, nos moeurs qui sont les mêmes, et cela, des Athéniens ne sauraient le trahir” (trad. A. Barguet). Leur rôle majeur dans la victoire grecque de la seconde guerre médique, les Athéniens le revendiquent comme le fondement légitime de leur hégémonie, et même de leur aptitude à diriger le monde grec (Thc. 1.73-76) : quelque cinquante ans plus tard, Isocrate amplifie cet éloge de la cité et des qualités des Athéniens dans le Panégyrique (71-109), éloge que Démosthène reprend par la suite à l’occasion246.
L’“esprit athénien”
138À l’origine de la situation unique de la cité, les Athéniens eux-mêmes, mais aussi leurs adversaires corinthiens décèlent le rôle du caractère athénien, de l’“esprit” athénien : plusieurs discours rapportés par Thucydide, qui furent prononcés à la veille ou pendant la guerre du Péloponnèse, insistent sur l’audace des Athéniens, leur ardeur, leur goût pour l’action, conjugué, selon les Athéniens eux-mêmes, à la réflexion et à la clairvoyance, leur propension à secourir les plus faibles, qui est générosité, selon eux, légèreté, au dire de leurs détracteurs. Les Athéniens sont fiers des traits de caractère qu’ils se reconnaissent, qualités pour eux, défauts pour d’autres, que leurs pères leur ont transmis et auxquels ils attribuent les succès passés de leur cité et son actuelle puissance. Au discours accusateur des Corinthiens qui, en 432, à Sparte, parlent d’Athéniens novateurs, incapables de rester tranquilles, allant sans cesse de l’avant, font écho les discours des représentants ou magistrats athéniens : ceux-ci rappellent, à propos des guerres médiques, la conduite de leurs pères, faite d’audace, de clairvoyance et de générosité, qu’ils opposent à la pesanteur et à l’égoïsme lacédémoniens, ou brossent avec une satisfaction qui a valeur d’exhortation pour l’avenir, le portrait moral des Athéniens, hommes complets, qui allient audace et réflexion, au point d’être à l’aise dans toutes les situations247. Capables de trouver leur intérêt partout, les Athéniens font preuve de cette polypragmosynè, de cet activisme, pourrait-on dire, qui est à l’origine de leur présence dans tout le monde grec : après Alcibiade qui, au printemps 415 à Athènes, faisait l’éloge de l’activité des Athéniens, indispensable à la survie de leur hégémonie, et parvenait sans peine à susciter l’enthousiasme dans toutes les couches de la population, l’Athénien Euphèmos, quelques mois plus tard, en Sicile, à Camarine, parle du besoin d’activité de ses compatriotes comme d’un trait de caractère qui va de soi248. Activisme irraisonné, presque maladif, accompagné parfois d’inconstance, de légèreté ou d’insouciance, ou bien interventions légitimes et motivées, cette absence de repos des Athéniens, qui tendent à repousser sans cesse les limites de leur champ propre, est aux yeux des Grecs du ve siècle la marque de l’“esprit” athénien : non seulement les officiels la mettent en avant, de manière positive ou négative selon l’objectif de leur discours, mais, au théâtre, surtout dans les tragédies jouées pendant la dure période de la guerre du Péloponnèse, les poètes louent complaisamment les qualités des Athéniens, impulsifs selon leurs adversaires, mais, selon eux-mêmes, généreux et toujours prêts à soutenir les faibles – comme le déclarait Périclès dans l’“Oraison funèbre”249. La piété des souverains athéniens, Thésée ou son fils Démophon, leur fidélité aux amis dans l’épreuve, ou bien leur générosité et leur courage, s’opposent, parfois indirectement et pour la plus grande gloire d’Athènes, à l’impiété, à la mesquinerie, à la poltronnerie ou à la cruauté des représentants de Thèbes ou de Sparte250. La fierté nationale est flattée encore plus lorsqu’est exalté sur scène, dans une pièce d’Euripide, le sacrifice du héros des origines d’Athènes, Érechthée, et de ses filles, honorés sur l’Acropole.
139Enfin, un autre trait important du caractère athénien qui, lui aussi, peut être interprété de manière différente selon le point de vue de celui qui s’exprime, est l’attention accordée, dans la prise de décision, à la réflexion, à la délibération et, en définitive, à la parole. Ce rôle de la parole, l’une des caractéristiques d’un régime démocratique, Périclès le mentionnait, dans l’hiver 431/430, comme nécessaire, de même que Diodotos, quelques années plus tard, au printemps 427, lors de la seconde délibération consacrée au sort des Mytiléniens. La parole cependant, cette spécificité athénienne, en même temps qu’elle est nécessaire à la confrontation des idées, peut, lorsque les débats entre orateurs se transforment en joutes de sophistes, mener, selon Cléon, à l’irrésolution ou même, provoquant l’inquiétude de Nicias, tromper le peuple par des dehors séduisants251.
Le “mode de vie athénien”
140À ces communs motifs de fierté, qui mènent à une idéalisation de la cité252, les Athéniens ajoutent la satisfaction éprouvée devant le rayonnement de ce que l’on appellerait leur “mode de vie”, qui est partagé, à Athènes même, par des non-Athéniens, des métèques parfaitement intégrés à la couche sociale équivalente à la leur chez les citoyens, et dont Lysias offre le modèle. Même si les métèques ne possèdent pas les droits politiques, ils se sentent à l’aise, jusqu’à la tyrannie des Trente, dans la cité accueillante, prospère et presque cosmopolite qu’est Athènes, où la richesse, la puissance et le désir d’éblouir favorisent la profusion de fêtes, souvent dotées de concours en tous genres, et de délassements qu’évoque Périclès dans l’Oraison funèbre. Depuis la fondation de la Ligue de Délos jusqu’à l’éclatement de la guerre du Péloponnèse s’est formée à Athènes une communauté, plus large que la communauté civique au sens strict, qui partage des valeurs communes de liberté, de goût pour les échanges d’idées et pour la parole, des valeurs “intellectuelles” appréciées par les Grecs itinérants ou fixés durablement que sont les sophistes, mais aussi les artistes et les commerçants du reste du monde grec. Dans une cité où il fait bon vivre, la satisfaction d’exercer certaines charges aux côtés des citoyens, les maîtres d’un “empire”, ou de servir sur la plus puissante flotte de la mer Égée, et le sentiment de jouer un rôle appréciable dans la prospérité et même le rayonnement de la cité, font que les métèques, par extension, participent dans une certaine mesure à cette supériorité et se sentent différents des autres Grecs253. Les citoyens eux-mêmes, à la fois trouvent leur intérêt à ce sentiment de satisfaction des métèques et sont flattés devant l’expansion de leur communauté hors de ses frontières naturelles : ce “mode de vie” athénien leur apparaît comme un patrimoine commun, à eux et aux métèques, qui les distingue des autres Grecs. Au théâtre, les métèques, comme les Athéniens, répriment un sourire lorsque les auteurs comiques mettent sur scène des personnages originaires d’autres régions du monde grec, s’exprimant dans leur dialecte254, qui fait ressortir ainsi la pratique commune, chez tous ceux qui sont fixés à Athènes, de la langue attique – dont Solon avait fait, au début du vie siècle, un critère pour ramener à Athènes les Athéniens vendus à l’étranger255 : une complicité est créée entre citoyens et métèques de longue date, tous habitants d’Athènes, vivant les uns auprès des autres et partageant ce qu’on peut appeler une “culture athénienne”. Ces liens privilégiés de proximité et de participation à des expériences communes, qui font que, dans le péril couru face à une puissance étrangère, les deux communautés n’en forment plus qu’une, le stratège Nicias, à l’automne 413, avant la bataille décisive dans le Grand Port de Syracuse, les rappelle avec émotion aux matelots, métèques d’Athènes, pour mieux souligner quel est, pour eux aussi, l’enjeu du combat : “[Quant aux matelots, je leur conseille, et par là même je les supplie,]… de se dire aussi avec cœur, qu’il vaut bien d’être préservé, ce plaisir que vous ressentiez, vous qui, tenus jusqu’à présent dans l’opinion pour Athéniens, même quand vous ne l’étiez pas, faisiez l’étonnement de la Grèce par votre connaissance de notre parler comme par vos manière imitées des nôtres, vous qui, d’autre part, ne participiez pas moins aux avantages de notre empire, tant par la crainte inspirée à nos sujets que, plus encore, par le respect garanti à vos droits. En conséquence, étant seuls associés librement à cet empire, n’allez pas (c’est justice) le trahir aujourd’hui” (Thc. 7.63.3-4)256. Un peu plus tard, le stratège, devant la gravité du danger, fait d’ultimes recommandations aux triérarques athéniens, les exhortant à se montrer dignes de leurs ancêtres, et évoquant “leur patrie, libre entre toutes, et cette indépendance franche de mots d’ordre qu’y trouvait pour tous la vie de chaque jour” (Thc. 7.69.2)257.
141Cette tolérance mutuelle qui caractérise le genre de vie athénien, par opposition à la vie sous contrôle qui est celle des Lacédémoniens et de bien des citoyens de cités oligarchiques, Périclès la mentionnait comme une singularité athénienne dans l’“Oraison funèbre” (Thc. 2.37.2)258 : elle fait partie du patrimoine des Athéniens et de ceux qui ont l’allure d’Athéniens aux yeux des gens de l’extérieur, elle est l’une des conséquences du régime démocratique, auquel s’est ajouté l’héritage de puissance et de prospérité reçu de la génération précédente, elle est, Nicias le souligne avec l’émotion que l’on éprouve à l’heure du danger, l’enjeu d’une bataille décisive, ce à quoi une communauté tout entière est attachée et qu’aucun de ses membres ne saurait trahir259.
142Tout cet héritage qui constitue leur patrie, pour les Athéniens du ve siècle, ne peut rester pleinement lui-même, ne peut garder sa vraie nature que si est préservé le lien originel entre le territoire et les hommes qu’il nourrit et qui ont accompli, dans leur cadre d’origine, une évolution logique, sans ingérence extérieure. Le risque que court toute communauté en effet est de passer sous la domination d’une communauté plus puissante, qui lui ôterait sa pleine indépendance. Or, l’indépendance est la caractéristique, ou à tout le moins le souhait officiellement proclamé de toute cité grecque qui, si elle en est amputée, voyant le pouvoir enlevé à ses citoyens pour être donné à des étrangers, est dénaturée par la destruction du lien d’origine qui existe entre le sol et les hommes qui y vivent, prenant la suite de leurs pères, dont ils ont hérité le culte des dieux qu’ils vénèrent à cet endroit260. La soumission à autrui est ressentie comme la fin de la cité, de manière encore plus aiguë dans le cas des Athéniens, qui se déclarent autochtones : en fait, le pays, ses dieux et ses hommes forment en s’associant un ensemble, dont l’homogénéité même est renforcée par l’opposition aux groupes que forment les autres cités. La cité se veut indépendante pour sauvegarder son unité, qui serait mise à mal par l’intrusion violente d’éléments extérieurs qui remettraient en cause l’équilibre établi, dans lequel les individus natifs du pays assurent eux-mêmes en pleine liberté un culte à leurs divinités et se gouvernent eux-mêmes. La résistance à l’ennemi extérieur vise d’abord à permettre que demeurent sur leur sol les hommes et les dieux qui sont liés indéfectiblement les uns aux autres, en assurant la permanence des cultes locaux et le maintien des habitants sur leur sol natal : toute guerre à l’époque classique, et pas seulement dans les tragédies empruntées aux grands cycles troyen et thébain qui sont régulièrement jouées devant les Athéniens, peut s’achever, en cas de défaite, par le massacre d’une partie des habitants, la réduction en esclavage et la déportation des autres, la destruction et l’abandon du site urbain, ou sa repopulation par des éléments étrangers. Les Athéniens eux-mêmes, après plus d’un demi-siècle de domination sur la majeure partie du monde grec, connaissent, en 404, les affres de l’angoisse à propos du sort que veulent leur réserver leurs vainqueurs. C’est donc dans un premier temps, face à l’extérieur, pour une communauté unie, une question de vie ou de mort, de liberté ou d’esclavage qui est liée à l’indépendance de la cité261, remise en question en temps de guerre, comme le rappellent à leurs concitoyens Périclès, en 430 (Thc. 2.63), ou Nicias en 413 (Thc. 7.61, 64 et 77) ; c’est dans un second temps que se pose, parmi les citoyens, la question de la fidélité aux institutions de la cité, et par suite, de la préservation du genre de vie des citoyens, que certains peuvent être tentés de bouleverser, pour des raisons avant tout idéologiques, avec l’aide extérieure et sans l’accord de leurs concitoyens.
143Le Chapitre II est consacré à la trahison de la patrie en tant que pays natal par un membre de la communauté : cette trahison, qui se fait toujours au profit de l’ennemi extérieur, peut être recours à la force, intelligence avec l’étranger, abandon, “tromperie”. Le Chapitre III examine comment un membre de la communauté trahit les institutions de la cité par entente avec l’étranger, qui est aussi, généralement, l’ennemi contre lequel la cité est, ou était, en guerre. La trahison, cette déchirure au sein de la communauté, intervient lorsque l’héritage n’est plus ressenti par un, ou plusieurs membres, comme assez fort pour leur permettre de surmonter par eux-mêmes, sans aide extérieure, les désaccords inhérents à la vie en communauté : ceux qui prennent l’initiative de rompre le lien de solidarité avec le reste de la communauté civique donnent la priorité à leurs relations avec d’autres types de réseaux ou de cercles, qui leur semblent plus conformes à leurs convictions ou à leurs intérêts. La concorde en effet, capacité à vivre ensemble en paix malgré les différences, qui n’exclut pas la confrontation des idées, exige des concessions mutuelles, pouvant aller jusqu’à un oubli relatif des torts d’autrui, ou de ce que l’on considère comme ses torts, alors que le souvenir perpétuellement entretenu des maux passés entretient le désir de revanche et rend toute réconciliation impossible262. Ceux qui agissent contre la cité en rompant le lien de solidarité qui unit ses membres sont regardés alors par le reste de la communauté comme les “ennemis communs de la cité” (Lycurg., C. Leoc, § 111).
Notes de bas de page
1 La conduite d’Hippias en 490, présent à Marathon aux côtés des Perses, et celle d’Alcibiade, conseillant les Spartiates de l’hiver 415/414 jusqu’en 411, ne sont pas explicitement désignées par les Athéniens, dans les textes du ve siècle que nous possédons, comme des actes de prodosia.
2 Pour une étude lexicale des termes de la famille de prodidonai (πϱοδιδόναι) et des termes de familles voisines, cf. Chantraine et al. 1999, 279-281, 458-459, 470-471 et 628-629 ; Liddell-Scott-Jones, s.v. πϱοδίδωμι et πϱοδoσία, 1474-1475 ; Bailly, s.v. πϱοδίδωμι et πϱοδoσία. La valeur apportée par le préfixe πϱο-, spatiale (“en allant de l’avant, par devant”) ou temporelle (“par avance”) n’apparaît pas clairement.
3 Prodidonai (πϱοδιδόναι) et prodosia (πϱοδoσία), au sens strict de “remettre, livrer”, “remise, livraison”, se rendent en latin par tradere et traditio, en anglais par betray et betrayal, en allemand par ausliefern, preisgeben, et Auslieferung, Preisgabe, en italien par consegnare et consegna. La connotation péjorative du terme, pris dans un sens large qui dépasse la simple “remise”, se retrouve dans prodere et proditio en latin, treason en anglais, Verrat, Landesverrat et verraten en allemand, tradire et tradimento en italien, “trahir” et “trahison” en français.
4 Pour une étude détaillée de l’emploi des termes prodidonai et prodosia, de termes composés comme paradidonai et endidonai, et de termes de sens voisin, dans le contexte militaire de la guerre du Péloponnèse telle qu’elle est retracée par Thucydide, cf. Losada 1972a, 6-14. Losada note, p. 6-9, que, bien que le terme “prodosia” reçoive une application très large dans les textes du ve et du ive siècle, correspondant au terme général anglais “treason” – ou “trahison” en français, il désigne chez Thucydide, dans douze occurrences sur quatorze, l’activité d’une “cinquième colonne”, c’est-à-dire d’un groupe qui, de l’intérieur de la cité, travaille par ruse à la remise de la cité à l’ennemi – ce qui correspond au sens étroit, “betrayal”, – “action de livrer”.
5 On remarquera que, du point de vue de l’évolution des familles et des sociétés, la tradition peut mener au repli, à la fermeture et au dépérissement, et la trahison, qui est ouverture, au mouvement et à la vie. Le Chapitre I, où il est souvent question de la trahison dans les relations familiales, aborde partiellement cet aspect, qui ne peut être au centre de l’étude de la prodosia dans le cadre de la cité.
6 Sur le lien entre le sacrilège et la trahison, tous deux accomplis par un membre de la communauté, à l’égard des dieux dans un cas, à l’égard de la patrie et de ses dieux dans l’autre, et sur les similitudes dans le châtiment des traîtres et des sacrilèges, cf. p. 000, 000 et 000.
7 Le développement sur l’opposition entre l’invisible et le visible, l’ennemi du dedans, le traître, et l’ennemi de l’extérieur, le prodotès et le polemios, devait être un lieu commun dans les écrits sophistiques du temps : cf. Usher 1968, 132 et 134, avec renvois à Diels – Kranz 1964, II, 339 no 7 (fragment d’Antiphon le Sophiste) et à Gorgias, Apologie de Palamède, 17 (πᾶσι γὰϱ ὃ γε πϱοδότης πολέμιος, τῷ νομῷ, τῇ διϰῃ, τοῖς θεοῖς, τῷ πλήθει τῶν ἀνθϱώπων·). On peut ajouter les § 8 et 21 de l’Apologie de Palamède, dans lesquels le héros souligne la difficulté, au cours de la tractation qui aurait mené à la trahison, de trouver un gage acceptable pour les deux parties, puisqu’un serment, prêté par un traître, ne peut être considéré comme digne de foi : aux yeux de ceux-là mêmes qui profitent de la trahison, le traître est déconsidéré, dépourvu de toute crédibilité, au point que la vie n’est plus vivable pour lui. Sur l’Apologie de Palamède, voir infra p. 000. Sur la lutte entre Critias et Théramène, voir infra le Chapitre III, p. 000.
8 “Καίτοι τοσούτῳ μὲν δεινότεϱον πϱοδοσία πολέμου, ὃσῳ χαλεπώτεϱον ϕυλάξασθαι τὸ ἀϕανὲς τοῦ ϕανεϱοῦ, τοσούτῳ δ’ἔχθιον, ὅσῳ πολεμίοις μὲν ἄνθϱωποι ϰαι σπένδονται ϰαὶ αὖθις πιστοὶ γίγνονται, ὃν δ’ἂν πϱοδιδόντα λαμβάνωσι, τούτῳ οὔτε ἐσπείσατο πώποτε οὐδεὶς οὒτ’ἐπίστευσε τοῦ λοιποῦ”.
9 Sur l’irrémédiable solitude qui atteint le traître, repoussé de tous côtés, cf. Gorg., Pal., les § 17 et 21, dans lesquels Palamède souligne comment le traître, devenu ennemi de tous, de la loi, de la justice, des dieux et de la majorité des hommes, mène une vie qui ne vaut plus la peine d’être vécue, dès lors que nul ne croit plus en lui. Polybe, 18.12 et 13, dans sa digression sur les traîtres, développe cette idée que les traîtres, même s’ils échappent à la vengeance de ceux qu’ils ont trahis, sont tourmentés jour et nuit par la conscience qu’ils ont de la haine et de la réprobation qui sont attachées à eux.
10 Plusieurs études ont été faites ces dernières années sur le vocabulaire de la dissimulation et de la machination dans le domaine politique athénien, à propos d’entreprises qui visaient à amener le peuple là où il n’aurait pas voulu aller s’il avait gardé sa pleine conscience, de la première prise de pouvoir par Pisistrate jusqu’à la proposition d’ambassade auprès des autorités spartiates faite par Théramène au printemps 404 : cf. Bearzot 1994, 271-81 ; ead. 1997 ; ead. 2000,121-134 ; Tuci 2004a ; Queyrel 2007a.
11 Xen., HG, 2.3.28 et 30-32.
12 Hom., Od., 11.326-327 : “Je vis… l’atroce Ériphyle qui, de son cher époux, toucha le prix en or”, et 15.247 : “[Amphiaraos] à Thèbes, périt des présents d’une femme”. Plus tard, Pindare évoque brièvement, sans indiquer les circonstances précises, la responsabilité d’Ériphyle dans la mort de son mari : N., 9.36-37.
13 Aesch., Th., 568-625 ; Eur., Ph., 171-178 ; Supp., 925-927.
14 Sur la tragédie de Sophocle consacrée au personnage d’Ériphyle et portant le nom de l’héroïne, à mettre en relation sans doute avec la tragédie des Épigones et celle d’Alcméon et avec une pièce intitulée Amphiaraos, qui devait être un drame satyrique, cf. Radt 1977, 149-154, 183-186 et 189-191 ; Lloyd Jones 1996, 42-43, 46-47, 72-81.
15 Ce qui n’est pas encore une similitude de situation entre Amphiaraos, “pris aux rets d’or d’un collier de femme”, mais vengé sur la “maudite” par un “champion”, son fils, et Agamemnon, dont le meurtre devrait être vengé sur Clytemnestre par leur fils Oreste, est souligné par Électre et par le Chœur chez Sophocle, El., 837-848.
16 Sur un certain nombre de vases du vie siècle illustrant le départ d’Amphiaraos, fabriqués à Athènes et dans le reste du monde grec, Ériphyle est représentée tenant le collier, signe et récompense de sa trahison : cf. Krauskopf 1981, LIMC I 1, s.v. “Amphiaraos”, 694-696, et LIMC I 2, 555-556. Sur l’iconographie, constituée essentiellement de vases attiques à figures rouges, qui illustrent la corruption d’Ériphyle par Polynice, qui se tiennent face à face, cf. Lezzi-Hafter 1986, LIMC III 1, s.v. “Ériphyle”, 843-846, et LIMC III 2, 606-608. Sur la vogue du thème dans la céramique attique des années 430, cf. Lezzi-Hafter 1976, 76-77, pl. 115 et 120. Sur la trahison d’Ériphyle, replacée dans le contexte des relations difficiles entre Adraste et Amphiaraos, cf. Sineux 2007, 38-45.
17 L’histoire de Palamède est régulièrement évoquée ou traitée à Athènes au ve siècle, où elle semble avoir connu une faveur particulière, depuis le moment où le héros déjoue le stratagème d’Ulysse à Ithaque jusqu’à la vengeance que son père Nauplios tire de son injuste condamnation. Sur le Palamède d’Eschyle, cf. Radt 1985, 295-298 ; sur le Palamède de Sophocle, qui, peut-être, faisait partie d’une tétralogie avec d’autres pièces que le poète consacra au cycle de Palamède, une pièce traitant de la folie simulée par Ulysse et deux autres traitant de la vengeance de Nauplios, cf. Lloyd-Jones 1996, 218-225, 240-243 et 248-251. Sur le Palamède d’Euripide, joué en 415, la seule tragédie consacrée au héros dont des fragments significatifs ont été conservés, cf. Jouan 1966, 339-363 ; Szarmach 1975, 249-271 ; Jouan & Van Looy 2000, 487-507 ; Kannicht 2004, 2, 596-605. Que l’histoire tout entière de Palamède ait été bien présente à l’esprit des Athéniens est attesté encore par des allusions plus ou moins développées dans certaines tragédies d’Euripide en rapport avec le cycle troyen, jouées après sa propre pièce consacrée spécialement au héros : Eur., Hel., 767 et 1126-1131 ; Or., 432-433 – vers éclairés par une scholie qui se rapporte sans doute à l’intrigue du Palamède ; IA 194-199, ou dans une comédie comme Les Thesmophories, 769-784, où le personnage se réfère expressément à la tragédie d’Euripide jouée quelques années plus tôt. Sur l’Apologie de Palamède de Gorgias, cf. Saïd 1978, 496-498.
18 Dans la tragédie d’Euripide, seuls les contingents d’Ithaque et du Péloponnèse, commandés par Ulysse et Agamemnon, auraient participé à la lapidation ; les autres contingents auraient conservé leur affection pour Palamède. Sur le mode particulier d’exécution, la lapidation, qui ne semble pas venir de la tradition épique, mais a vraisemblablement été inventé par les Tragiques athéniens, peut-être par Euripide, en relation soit avec la lapidation effective du bouleute Lycidas en 479, qui marqua durablement les esprits, comme le souligne Rosivach 1987, p. 242, soit avec le mode de châtiment typiquement militaire destiné aux traîtres, cf. infra p. 000.
19 Gorg., Pal., 3 ; 19, 21, 25 ; 16. Les mots prodosia, prodotès, paradidonai, sont employés à plusieurs reprises dans le plaidoyer de Palamède dans une relation qui est sous-entendue avec la communauté hellénique (6, 8, 14, 17, 21).
20 Plusieurs tragédies, au moins celles de Sophocle et d’Euripide, évoquaient le rôle d’Oiax, frère de Palamède, qui, après avoit vainement tenté de défendre son frère, informait leur père Nauplios du sort injuste du héros en gravant l’histoire de la machination sur des rames qu’il lançait à la mer : cf. supra n. 17. Les titres de tragédies attribuées à Sophocle font état de la vengeance que Nauplios tira des chefs grecs, tandis qu’une allusion dans Les Thesmophories, 769-784, d’Aristophane, jouées en 411, se réfère à la gravure de l’histoire sur des rames, telle qu’elle était présentée dans le Palamède d’Euripide joué en 415. Mais Nauplios ne pouvait que venger son fils, et non le réhabiliter.
21 Plat., Ap., 41b. Les représentations figurées de Palamède au ve siècle privilégient la période qui précède, ou celle qui suit, l’accusation : le héros est montré comme inventeur ou comme victime. La Nekyia, peinte à Delphes dans la Leschè des Cnidiens par Polygnote de Thasos, artiste de renom qui travailla aussi à Athènes, vers 470-460, montrait, d’après Pausanias 10.31.1-3, Palamède et Thersite jouant aux dés, à côté d’Ajax, tous personnages victimes d’Ulysse ; ainsi, Palamède, désigné par une inscription, est représenté dans une scène qui se passe aux Enfers, en proie à la mélancolie, sur un cratère en calice attique à figures rouges des années 450 – 440, attribué au peintre de la Nekyia : cf. Touchefeu 1981, LIMC I 1, s.v. “Aias I”, p. 333 no 144 et LIMC I 2, p. 252. Sur l’iconographie grecque de Palamède, cf. Woodford 1994, LIMC VII 1, s.v. “Palamedes”, 145-147 et LIMC VII 2, p. 97.
22 Dans le domaine judiciaire, le thème de la nécessité de la vraisemblance est un lieu commun, comme en témoigne, entre autres, le développement d’Eschine, dans le Contre Timarque, 152-153, qui s’appuie sur un passage de la pièce d’Euripide, Phoenix, pour déclarer que, dans le jugement d’un homme, il faut écarter les soupçons et les calomnies, et ne se fier qu’à l’examen de sa conduite.
23 Pol. 18.1.15.1 (trad. D. Roussel).
24 C’est de manière tout à fait exceptionnelle, en raison de l’importance du personnage et des conséquences de son passage à l’ennemi spartiate, que nous sommes remarquablement documentés, à la fois par Thucydide et par plusieurs orateurs attiques, sur le comportement d’Alcibiade que nous considérons comme une trahison. Sur la “trahison” d’Alcibiade, voir infra Chapitre II, p. 000.
25 Dover 1974, 14-18, tout en insistant sur la difficulté que représente, pour l’identification d’éléments de la morale populaire, le fait que dans la tragédie ce sont des personnages fictifs qui s’expriment dans des situations fictives, remarque que les héros, doués de caractères le plus souvent cohérents, expriment des sentiments que des Athéniens pourraient admettre dans certaines circonstances ; Knox 1979, 21-23, souligne que c’est un réseau d’histoires de famille qui fournit sa matière à la tragédie grecque, fondée sur le déchaînement des passions familiales, et que le mythe tragique offre une symbolique des permanences de la nature humaine : les questions politiques, morales et religieuses que soulève la tragédie tirent leur pouvoir d’émotion de ce qu’elles se basent sur les sentiments, amour et haine, de la vie familiale. Finley 1981, 12-13, écrit : “Lorsque Hérodote était dans sa pleine activité, le passé lointain était extrêmement vivant dans la conscience des hommes, plus vivant que les siècles ou les générations récents : Œdipe, Agamemnon, Thésée étaient plus réels pour les Athéniens de l’époque classique que n’importe quel personnage historique antérieur au cinquième siècle, excepté Solon – et si Solon s’était élevé jusqu’à leur niveau, c’était parce que lui-même était devenu une figure mythique. Tous les ans, lors des grandes fêtes religieuses, les héros mythiques réapparaissaient dans la tragédie et la lyrique chorale, et recréaient pour leurs auditoires la trame ininterrompue de la vie, en remontant par-delà les générations humaines jusqu’aux dieux ; car les héros du passé, et même bien des héros du présent, étaient d’ascendance divine ; et tout cela était sérieux et vrai, littéralement vrai.”… On consultera aussi avec le plus grand profit Meier [1988] 2004, passim, particulièrement p. 13 et 78-83, qui insiste à propos de la tragédie, “seul genre littéraire de l’époque où, pour nous, les couches moyennes et inférieures soient ‘ présentes’”, sur la compétence et le grand intérêt du public, qui pouvait, dès le ve siècle, revoir certaines pièces dans le cadre de représentations organisées dans les dèmes de l’Attique, et était capable de reconnaître dans des comédies des allusions à des tragédies récentes, comme l’Hélène et l’Andromède d’Euripide parodiées dans Les Thesmophories, ou à des tragédies plus anciennes, parodiées dans Les Grenouilles. À propos du témoignage offert par la comédie en général, “véritable réservoir de mémoire des concours dramatiques”, sur la réception des tragédies, cf. Milanezi 2007, 43-84. Au siècle suivant, les orateurs n’hésitent pas, dans des discours politiques à très large audience, à emprunter aux tragédies de longues citations destinées à renforcer leur argumentation, comme Démosthène, à l’Antigone de Sophocle dans son discours Sur l’ambassade, 247, ou Lycurgue, à l’Erechthée d’Euripide dans son discours Contre Léocrate, 100.
26 Sur l’émotion et le deuil qui saisissent le public devant les malheurs des personnages mis en scène, et sur la nécessité d’une prise de distance entre le public et le thème traité, par le choix de sujets empruntés au passé mythique, cf. Loraux 1999, 67-82.
27 Sur la condamnation unanime de la prodosia, cf. Gorg., Pal., 17.21.
28 Sur le détournement du sens des mots pendant la guerre du Péloponnèse, pendant laquelle furent jouées bien des tragédies de Sophocle et d’Euripide, voir Thc. 3.82.3-4, à propos duquel on pourra consulter Lévy 1976, 95-96 ; Demont 1990, 192.
29 Sur le cadre civique des représentations dramatiques, cf. Ath. Pol., 56.3 et 57.1. D’après Finley 1981, 13, “… Le mythe était chez les Grecs le grand maître pour tout ce qui concernait l’esprit ; ils y apprenaient la morale et la conduite de la vie ; les vertus de la noblesse et du juste milieu, ou la menace de l’hybris ; et ils en tiraient un enseignement sur la race, la culture et même la politique”. Le mythe enseignait la morale : il enseignait donc aussi ce qu’était la trahison, tout comportement honteux, répréhensible… Sur le langage politique et sur l’influence éducatrice de la tragédie, qui n’est pas coupée de la réalité et qui donne à penser, voir aussi Lanza [1977] 1997, particulièrement 30-31 ; id. 1997, 111-153. On se reportera enfin à Meier [1988] 2004, passim, particulièrement 172-173, 200-205, 249, 263-270, qui montre comment les citoyens athéniens vivaient leur cohésion au théâtre, ainsi que le démontre la pièce d’Aristophane, Les Grenouilles : dans la tragédie, “le terrain où s’enracine le politique pouvait être sans cesse ameubli”, p. 249. On pourra consulter aussi Saïd 1998, 275-295.
30 Sur la “guerre des mythes” entre Sparte et Athènes, qui touche à la propagande, dans les pièces d’Euripide jouées pendant la guerre du Péloponnèse, voir Goossens 1962, 103-113 ; sur le patriotisme athénien de certaines pièces d’Euripide, cf. Delebecque 1951, 425-428 ; Demont 1990, 155-168. Sur l’“athénocentrisme” de la tragédie attique, manifeste dans l’utilisation de héros d’autres cités au profit des intérêts athéniens, voir Hall 1997, 93-126, particulièrement 100-103 ; consulter aussi Loraux [1981] 1990, 197-253, sur Ion et sur Créuse comme autochtone.
31 Sur les déclarations emportées et outrancières de Ménélas et d’Agamemnon contre Ajax mort et contre Teucros, cf. Meier [1988] 2004, 212-214 ; cf. aussi Knox 1979, 125-160.
32 Pour une étude des valeurs grecques, notamment sur ce qui fait qu’on peut appeler un homme “agathos” ou “kakos”, depuis Homère et Théognis jusqu’au ive siècle, voir Adkins 1960, et id. 1972. On ajoutera, pour une étude centrée sur les relations entre moralité et comportement dans l’Athènes démocratique, Herman 2006.
33 Sur la valeur du temps chez les Tragiques, qui révèle tout, “découvre” tout, cf. Romilly 1971, 95-98 et 104-105. Le recours à la réflexion, dont se prive celui qui se laisse emporter par l’émotion et que seul donne le temps, permet de reconnaître la vraie nature des hommes : sur la colère, qui peut être mauvaise conseillère, chez les héros tragiques, mais aussi à l’assemblée ou au tribunal, cf. Scheid-Tissinier 2007, 179-198, particulièrement 185-187.
34 Sur la notion de tromperie, à laquelle les historiens grecs se sont intéressés surtout à propos de la guerre, voir Saïd 1980-1981, 83-117 ; Saïd & Trédé 1985, 65-85 ; Mataranga 1999, 21-28 ; Coin-Longeray 2006, 7-25. Sur l’emploi dépréciatif du vocabulaire de la tromperie dans le domaine politique, cf. Bearzot 2000, 121-134 ; ead. 2006, 22-24. Une tache est irrémédiablement associée à la dissimulation, quand bien même celle-ci est employée pour le bien de la cité : Démosthène, dans le Contre Leptine, 73-74, certes poussé par les besoins de sa cause et cédant au lieu commun qu’est devenue dans le discours politique du ive siècle l’opposition entre dissimulation et franchise, dresse face à Thémistocle, qui éleva par tromperie les murs d’Athènes, Conon, qui les releva au grand jour. Sur l’opposition Thémistocle-Conon à propos de la construction des fortifications d’Athènes et de la reconstruction des Longs-Murs, cf. Nouhaud 1982, 219.
35 Sur la mètis, l’intelligence rusée, d’Ulysse dans le Philoctète, et pour une étude des termes appartenant au domaine de la ruse et de la tromperie, voir Saïd 1978, 385388, 459-461. Sur le caractère ambivalent de la ruse chez les Grecs, qui la méprisent comme tromperie, mais l’admirent parfois aussi lorsqu’elle est ingéniosité, arme des faibles et astucieux, notamment à la guerre ou dans la diplomatie, et sur le lien qui peut exister entre ruse de guerre et trahison, cf. Saïd 1980-1981, 92-96 ; Olivier et al. 2006 ; Queyrel 2007a, 75-78. Pour une étude générale de la ruse chez les Grecs, on consultera Detienne & Vernant 1974.
36 Sur le Philoctète de Sophocle, joué en 409 après le rétablissement de la démocratie, et sur le dilemme auquel est confronté Néoptolème, voir Knox 1964, 117-142 ; Vidal-Naquet 1977, 161-180, particulièrement 172-180 ; Saïd 1978, 379-397 ; Ostwald 1986, 413 ; Goldhill 1997, 127-150, particulièrement 141-145 ; Christ 2006, 73-79.
37 Œdipe accuse Créon d’avoir ourdi contre lui une “entreprise criminelle” (OT, 643) ; Ajax accuse Ulysse de fourberie (Aj., 103, 445-446).
38 Sur l’emploi par Médée du terme adikein, qui revêt une signification non pas à proprement parler morale, mais juridique, pour désigner le tort que Jason lui fait par sa conduite, cf. Saïd 1978, 430-431.
39 On remarquera, à propos des termes mèchanèma et dolos, qu’ils peuvent désigner aussi bien, au moins chez Hérodote et dans un contexte militaire, la trahison que la ruse ou la simple manœuvre : Saïd 1980-1981, 98-99.
40 Nous connaissons bien, par Thucydide 8.66-68, le rôle que joua, dans la réussite du coup d’État de 411, l’habile préparation, chef-d’œuvre de dissimulation, de Pisandre et du subtil orateur Antiphon : cf. Queyrel 2007a, 121-125. Lysias, dans deux discours directement liés au renversement de la démocratie en 404, emploie des termes appartenant au registre de la tromperie pour qualifier le comportement antidémocratique de Théramène : cf. Bearzot 2000, 121-134, particulièrement 125-130. Sur les rapports de la violence, de la persuasion et de la ruse, cf. l’intéressante analyse de Beltrametti 2006, 30-34.
41 Sur le serment dans la cité, voir infra p. 000-000. Sur la valeur religieuse du serment, cf. Rudhardt [1958] 1992, 202-212 ; sur la gravité de la violation du serment et sur la protection accordée par Zeus aux suppliants chez Homère, cf. Saïd 1978, 292-295. Ceux qui prêtent serment prennent parfois soin de se prémunir contre tout artifice qui permettrait à leur adversaire d’enfreindre le serment sans parjure : cf. Saïd 1980-1981, 95. Les dieux eux-mêmes, ainsi Apollon vis-à-vis d’Oreste, sont les premiers à ne pouvoir abandonner, “trahir” volontairement, ceux envers lesquels ils se sont solennellement engagés : cf. Aesch, Eu., 64-66 et 232-234.
42 Clytemnestre, comme Médée à Jason, est liée à Agamemnon par le serment du mariage et par les enfants qui ont suivi : Aesch., A., 878. La mise à mort de l’un des enfants, Iphigénie, par son père, rompt à ses yeux le lien entre les époux : A., 1524-1529 ; Soph., El., 530-546.
43 Sur la distinction devenue habituelle à la fin du ve siècle entre le prodotès et le polemios, cf. supra, p. 000 n. 0.
44 Sur la crainte du complot, de l’entente avec l’ennemi, et de la tyrannie, qu’expriment à temps et contretemps les personnages d’Aristophane, mais aussi d’autres poètes comiques, comme Eupolis, cf. Lévy 1976, 33-34 ; MacDowell 1995, 158-160 ; Henderson 2003, 170 à propos d’Alcibiade en 420-415 ; Storey 2003, 207-208, à propos de Nicias en 421.
45 Sur l’affaire de Lycidas, voir infra p. 000.
46 À propos du rôle néfaste de la colère, qui annihile toute capacité de réflexion, dans la tragédie, on pourra consulter l’étude de Scheid-Tissinier 2007, qui prend comme exemple, p. 186-187, la condamnation hâtive d’Hippolyte par son père Thésée.
47 Face à la patrie, le citoyen n’a le choix qu’entre l’obéissance et la persuasion : la violence envers elle est impie, comme elle est impie envers un père ou une mère. Socrate, dans le contexte très particulier de sa condamnation à mort, exposant devant Criton, dans la Prosopopée des Lois, les raisons de son refus de fuir, déclare : “ἀλλὰ ϰαὶ ἐν πολέμῳ ϰαὶ ἐν διϰαστηϱίῳ ϰαὶ πανταχοῦ ποιητέον ἃ ἂν ϰελεύῃ ἡ πόλις ϰαὶ ἡ πατϱίς, ἢ πείθειν αὐτὴν ᾗ τὸ δίϰαιον πέϕυϰε·βιάζεσθαι δὲ οὐχ ὅσιον οὔτε μητέϱα οὔτε πατέϱα, πολὺ δὲ τούτων ἔτι ἧττον τὴν πατϱίδα ;” (Plat., Cri., 51c).
48 Aesch., Th., 582-586 : “πόλιν πατϱώιαν ϰαὶ θεοὺς τοὺς ἐγγενεῖς
ποϱθεῖν, στϱάτευμ’ἐπαϰτὸν ἐμβεβληϰότα ;
μητϱός τε πηγὴν τίς ϰατασβέσει δίϰη,
πατϱίς τε γαῖα σῆς ὑπὸ σπουδῆς δοϱὶ
ἁλοῦσα πῶς σοι ξύμμαχος γενήσεται ;”
49 Soph., Ant., 199-202 : “ὃς γῆν πατϱῴαν ϰαὶ θεοὺς τοὺς ἐγγενεῖς
ϕυγὰς ϰατελθὼν ἠθέλησε μὲν πυϱὶ
πϱῆσαι ϰατ’ ἄϰϱας, ἠθέλησε δ’ αἵματος
ϰοινοῦ πάσασθαι, τοὺς δὲ δουλώσας ἄγειν”.
50 Soph., Ant., 285-287 : “ὅστις ἀμϕιϰίονας
ναοὺς πυϱώσων ἦλθε ϰἀναθήματα
ϰαὶ γῆν ἐϰείνων ϰαὶ νόμους διασϰεδῶν”
51 La nature des griefs adressés à Polynice, tout particulièrement dans Les Sept contre Thèbes et dans Antigone, montre l’importance du fondement religieux de la cité grecque : celui qui attaque la cité attaque ses dieux, de même que celui qui abandonne la cité aux ennemis abandonne ses dieux aux ennemis. Lycurgue, en 330, déclare que Léocrate, parmi tous ses crimes, s’est rendu coupable de “crime de trahison, puisque en désertant la ville il l’a livrée aux mains de l’ennemi” (πϱοδοσίας μὲν ὅτι τὴν πόλιν ἐγϰαταλιπὼν τοῖς πολεμίοις ὑποχείϱιον ἐποίησε) et de “crime d’impiété, puisque, pour autant qu’il dépendait de lui, il a laissé ravager les domaines des dieux et raser les temples” (ἀσεβείας δ’ὃτι τοῦ τὰ τεμένη τέμνεσθαι ϰαὶ τοὺς νεὼς ϰατασϰάπτεσθαι τὸ ϰαθ’ἑαυτὸν γέγονεν αἲτιος) (Contre Léocrate, 147). Sur la trahison de Léocrate selon Lycurgue, cf. infra p. 000.
52 Sur Les Phéniciennes et sur l’évolution de la tradition ancienne, qui fait que chez Euripide Polynice est “le plus sympathique des deux frères et le plus attaché à son pays”, cf. Romilly 1965, 28-47.
53 Sur la “trahison” d’Alcibiade, cf. infra p. 000.
54 Sur la domination de Critias à Athènes, qui repose sur l’aide des Lacédémoniens, cf. infra p. 000.
55 Le lien du citoyen athénien à sa cité est étudié d’un point de vue plus proprement institutionnel, historique et culturel, p. 000.
56 Pour des études récentes sur divers aspects de la patrie dans l’Antiquité grecque, voir Strauss 1993, 24-60 (à propos des rapports pères – fils à Athènes de 450 à 380 environ) ; Nielsen 2004, 49-76 (sources littéraires et épigraphiques, regroupées par thèmes, de l’époque archaïque jusqu’à la fin du ive siècle) ; Sebillotte Cuchet 2006a. Sur la valeur émotionnelle du terme “patris”, étymologiquement pays du père, voir aussi, à propos du Contre Léocrate, Liddel 2007, 139-141.
57 Les métèques, tout particulièrement dans la cité relativement accueillante qu’était l’Athènes du ve siècle, pouvaient naturellement se sentir attachés en esprit à la cité où ils vivaient et éprouver du plaisir face aux autres Grecs de leur proximité avec les Athéniens – et par suite, puisque la véritable trahison est finalement l’absence de réciprocité, le fait de ne pas s’acquitter de ce que l’autre attend comme un dû –, ils pouvaient eux aussi, d’une certaine manière, “trahir” Athènes, en ne lui rendant pas ce qu’elle leur avait donné : c’est bien parce qu’il sait pouvoir compter sur cette intégration que Nicias, s’adressant aux métèques et alliés de la flotte, fait appel, en 413 devant Syracuse, à leur attachement à la domination athénienne, à laquelle ils participent, et qu’ils ne sauraient “trahir” (kataprodidonai) (Thc. 7.63.3-4). : “Ainsi donc, puisque, seuls [parmi les Grecs], vous vous trouvez associés en toute liberté à notre empire, il est juste que vous ne le trahissiez pas aujourd’hui (trad. D. Roussel) (ὥστε ϰοινωνοὶ μόνοι ἐλευθέϱως ἡμῖν τῆς ἀϱχῆς ὄντες διϰαίως [ἂν] ἀυτὴν νῦν μὴ ϰαταπϱοδίδοτε)”. Mais même Lysias, le “modèle” du métèque, qui partageait si bien les valeurs de la cité, ne parvint pas à devenir citoyen : il importe donc de prendre en compte l’existence de statuts divers, à laquelle la communauté civique athéniennne tenait fermement.
58 Sur le décret de Périclès de 451, qui définissait de manière restrictive la citoyenneté athénienne, cf. p. 000.
59 Le plus ancien texte athénien d’exhortation au combat pour la patrie que nous possédions, le péan de Salamine, dans Les Perses, 402-405, se trouve dans une tragédie célébrant un fait historique. On citera ici, parmi des discours ou des exhortations célèbres prononcés en différentes circonstances des guerres médiques, de la guerre du Péloponnèse ou des luttes civiles entre Athéniens, Her. 8.143-144 ; Thc. 7.69.2 ; Xen., HG, 2.4.17et 20-21. Le discours d’accusation tout entier de Lycurgue, Contre Léocrate, prononcé en 330, exalte la relation du citoyen à la patrie, aux dieux et aux ancêtres.
60 Aesch., Th., 14-16 : “πόλει τ’ἀϱήγειν ϰαὶ θεῶν ἐγχωϱίων
βωμοῖσι, τιμὰς μὴ ’ξαλειϕθῆναί ποτε,
τέϰνοις τε γῆι τε μητϱί, ϕιλτάτηι τϱοϕῶι·”
61 Il n’est pas indifférent que le reproche adressé à Polynice, coupable d’attaquer au mépris de la justice la terre de la patrie, émane de l’homme juste qu’est le guerrier et devin Amphiaraos : sur Amphiaraos et Polynice, cf. Sineux 2007, 52-54. Sur la maternité de la terre, qui peut prendre un sens tragique dans le contexte militaire, notamment dans le mythe thébain, avec Étéocle, Polynice et Ménécée, voir Saïd 1978, 357-362 ; Sebillotte Cuchet 2006a, 276-290. Saïd, 358-359, rappelle, à propos de l’affirmation d’Étéocle selon laquelle le guerrier qui meurt pour sa patrie ne fait que lui rembourser les frais de son éducation (Les Sept, 477), que le fils est tenu dans le droit attique de pourvoir à l’entretien de ses parents dans leur vieillesse. À propos de Ménécée, qui ne peut trahir la patrie à qui il doit le jour, Sebillotte Cuchet, p. 289, évoque la “force contraignante du don”, selon l’expression de Louis Gernet : la terre-mère donne vie, nourriture, richesses, et elle peut exiger en retour le sang des guerriers. Cette réciprocité de services entre le citoyen et la cité est soulignée avec insistance au siècle suivant par Lycurgue dans son accusation contre Léocrate, qui a bien voulu prendre sa part des droits du citoyen, mais non de ses devoirs : cf. Liddel 2007, 138-141.
62 Soph., OC, 1333-1334 : “πϱός νύν σε ϰϱηνῶν, πϱὸς θεῶν ὁμογνίων
αἰτῶ πιθέσθαι ϰαὶ παϱειϰαθεῖν.”
63 Sur la relation entre la localité de Colone et la patrie athénienne, cf. tout particulièrement von Reden 1998, 177-184.
64 Les Corinthiennes qui forment le chœur dans la Médée d’Euripide, même si elles ne sont que des femmes, expriment bien une vérité générale lorsqu’elles déclarent, aux vers 650-651 : “Entre les peines, nulle ne passe la privation de la patrie (……μó-
χθων δ’οὐϰ ἄλλος ὕπεϱθεν ἢ
γᾶς πατϱίας στέϱεσθαι)”.
En 399, Andocide, poursuivi par la vengeance tenace de ses ennemis personnels, repousse les insinuations selon lesquelles il préférerait, à la vie dans sa patrie, qui serait, selon eux, dans une situation peu reluisante, une vie facile à l’étranger (“Ἄλλοθί τε γὰϱ ὢν πάντα τὰ ἀγαθὰ ἔχειν στεϱόμενος τῆς πατϱίδος οὐϰ ἂν δεξαίμην, τῆς <τε> πόλεως οὕτω διαϰειμένης ὥσπεϱ αὐτοὶ οἱ ἐχθϱοὶ λέγουσι, πολύ γ’ἂν [αὐτῆς] μᾶλλον ἐγὼ πολίτης δεξαίμην εἶναι ἢ ἑτέϱων πόλεων, αἳ ἴσως πάνυ [μοι] δοϰοῦσιν ἐν τῷ παϱόντι εὐτυχεῖν.”) (1.5).
65 La pièce des Phéniciennes, jouée vers 410 ou 409, comporte plusieurs développements sur la patrie, dans lesquels s’opposent les arguments sur la légitimité de l’intervention de Polynice, soutenu contre sa patrie par une armée étrangère : cf. les vers 154-155, 258-260, 318-319, 358-359, 385-407, 431-434, 473-496, 571-577, 626-630, 1655.
66 Sur les souffrances de l’exilé, telles qu’elles s’expriment dans les sources des époques archaïque et classique, voir Seibert 1979 ; Nielsen 2004, 52 ; Forsdyke 2006, 30-77 et 240-267. Un peu plus tard, dans Œdipe à Colone, Sophocle place dans la bouche de Polynice chassé de Thèbes des propos aussi amers sur la dépendance de l’exilé (1335-1337) : la perte de la liberté de parole pour qui ne peut survivre qu’en flattant autrui était particulièrement sensible aux Athéniens.
67 La discorde, ce terreau favorable à la trahison, est bien le pire fléau qui puisse frapper une cité. Dès 458, dans Les Euménides, dernière pièce de L’Orestie, jouée alors que la cité venait de connaître un climat troublé par les luttes politiques portant sur le rôle de l’Aréopage, qui avaient abouti à la réforme d’Éphialte, à l’ostracisme de Cimon et à l’assassinat d’Éphialte, le chœur de celles qui viennent de devenir les Bienveillantes émet le souhait que soit écartée à jamais de l’Attique la discorde, la stasis, qui entraîne, par le jeu des représailles, la ruine des cités, avant de conclure : “Que tous entre eux n’échangent que des joies, remplis d’un mutuel amour et haïssant d’un même cœur ! A bien des maux humains il n’est pas d’autre remède” (984-987).
68 Dans son discours Sur les Mystères, 103-109, prononcé en 399, Andocide insiste sur la nécessité, vitale pour la cité, de la concorde. Sur la volonté de réalisation de la concorde au début du ive siècle à Athènes, après les luttes civiles, cf. infra le Chapitre III, p. 000.
69 Sur l’interdiction de sépulture dans le sol de la cité frappant les condamnés pour prodosia, cf. les Chapitres II et III, p. 000. Même si nous ne disposons pas d’attestation sûre concernant des citoyens athéniens qui auraient été privés de sépulture en Attique après avoir été condamnés pour avoir marché contre la cité, il semble bien, d’après le mythe de Polynice et d’Antigone, que l’interdiction de sépulture dans la terre natale dut être valable, à partir d’une certaine date, pour les citoyens qui avaient marché contre la cité : cf. Antigone, passim, et Les Phéniciennes, 1448-1450, où Polynice mourant demande à Antigone et à Jocaste de l’ensevelir dans le sol thébain : “Ensevelis-moi, mère, et toi aussi, ma sœur, dans la terre des ancêtres ; apaisez toutes deux le courroux de la cité, pour que j’obtienne au moins cette part du sol ancestral, bien qu’ayant perdu mon héritage.” Sur le conflit Créon-Antigone et l’interdiction de sépulture, cf. Saïd 1978, 119-133 ; Ostwald 1986, 148-161 ; Cuny 2003, particulièrement 179-180.
70 On notera que les Thébains aussi se proclamaient “fils” de la terre qui les portait, puisque, d’après le mythe, ils étaient nés des dents du dragon que sema Cadmos, après l’avoir tué : Eschyle insiste à dessein sur ce lien sacré dans le commentaire que fait Étéocle à propos des guerriers qu’il place en face des sept chefs, lors de l’attaque sacrilège lancée contre Thèbes par l’un de ses fils : Aesch., Th., 412, 474. Sur l’autochtonie du peuplement de l’Attique, resté homogène grâce à sa stabilité, malgré l’apport de réfugiés, cf. Hdt. 7.161.3 ; Thc. 1.2.5-6. C’est avant tout en se centrant sur sa terre que l’identité athénienne pense son unité : Périclès rappelle dès le début de l’oraison funèbre des soldats morts pendant la première année de la guerre du Péloponnèse, transmise par Thucydide (2.36.1), que le peuple athénien a toujours habité la région de l’Attique ; dans l’Oraison funèbre attribuée à Lysias, au début du ive siècle, l’orateur déclare aussi : “La même terre est à la fois leur mère et leur patrie” (§17). Ce thème de l’autochtonie, usuel dans la rhétorique de l’oraison funèbre, fait aussi vibrer au théâtre la fibre patriotique : dans l’Érechthée d’Euripide, pièce jouée en 424 ou 423, dont Lycurgue cite avec admiration une tirade, en 330, dans le Contre Léocrate, 100, la reine Praxithéa fait l’éloge d’Athènes, qui tire sa supériorité sur les autres cités de son homogénéité, due à l’autochtonie de ses habitants (fr. 14, v. 7-13) ; quelques années plus tard, le jeune Ion, rencontrant à Delphes l’Athénienne Créuse, exprime l’admiration que lui inspire la naissance miraculeuse d’Érichthonios, issu du sol de l’Attique (267-270). Au ve siècle, les Athéniens, en tant que membres de la cité hégémonique de la Ligue de Délos, tirent un sujet de fierté supplémentaire de leur croyance en leur autochtonie. La pièce d’Euripide, Ion, jouée sans doute en 418, établit un lien, par le personnage d’Ion, fils de l’Érechthéide Créuse et d’Apollon, entre les Athéniens autochtones et les Ioniens de la Ligue de Délos : sur les thèmes de l’autochtonie et de la Ligue de Délos, cf. Dougherty 1996, 249-270. Sur ce thème de l’autochtonie et de l’exploitation qu’en firent les Athéniens, dans leurs oraisons funèbres et dans leur rhétorique patriotique, cf. Loraux 1981, 150-152 ; ead. 1984, 35-72 ; Thomas 1989, 217-221 ; Sebillotte Cuchet 2006a, 268-276. Sur les représentations, notamment sur les vases, des mythes ayant trait à l’autochtonie athénienne, cf. Shapiro 1998. Sur la construction de la croyance en l’autochtonie du peuple athénien, sur l’unité et la cohésion qui en découlent, sur les avantages politiques et militaires qui en résultent, voir encore Rosivach 1987, 294-306 ; Lenfant 2001, 60-62 ; Gotteland 2001, 79-86 ; Oudot 2001, 95-108.
71 Sur les restrictions à apporter à cette croyance en l’“autochtonie” athénienne, cf. notamment Connor 1994, 34-38 ; Cohen 2000, 82-103.
72 Dans Hérodote 8.61-62, Thémistocle, en réponse au Corinthien Adeimantos qui lui reproche de ne plus avoir de patrie car Athènes est occupée par les Perses, déclare à Eurybiade que les Athéniens, s’ils n’obtiennent pas de lui que le combat soit livré à Salamine, rassembleront leurs familles et partiront sur leurs navires en Italie pour s’établir à Siris : c’est seulement dans le cas où l’Attique jusqu’ici inviolée serait définitivement perdue que ses fils, se constituant en communauté indépendante du territoire, seraient contraints d’émigrer, abandonnant, avec la terre maternelle, tombeaux des ancêtres et sanctuaires des dieux – tout en emportant, comme les colons, les cultes de la métropole. Sur la question débattue du rapport des hommes avec la cité, cf. notamment, à propos du Contre Léocrate de Lycurgue, Millett 1998, 203-205.
73 Un précédent à la décision qu’envisageaient de prendre les Athéniens était représenté par l’entreprise phocéenne : les Phocéens, avant l’arrivée des Perses, au milieu du vie siècle, choisirent de quitter leur territoire, en emportant les statues de leurs temples, pour aller s’établir sur une autre terre, où ils seraient libres ; mais plus de la moitié ne purent respecter leurs serments, dans leur douleur de quitter le “paysage familier de leur patrie”, et ils retournèrent à Phocée, où ils savaient que les attendait la domination perse (Hdt. 1.164-165). Les gens de Téos en revanche se tinrent fermement à la décision qu’ils avaient prise : quand les Perses prirent leur ville, ils s’embarquèrent pour la Thrace et s’installèrent à Abdère (Hdt. 1.168) ; leur colonisation d’Abdère, et aussi de Phanagoria sur le Bosphore cimmérien est attestée archéologiquement : cf. Graham 1992, 44-73. Les hésitations des Phocéens montrent bien la cruauté du dilemme quand il s’agit non pas seulement d’une partie de la communauté, comme dans les apoikiai ordinaires, mais bien de la communauté tout entière, qui doit choisir entre son territoire, auquel l’attachent intérêt et sentiment, et sa liberté, qui exige l’arrachement au territoire. Le citoyen doit-il rester fixé à son territoire, au prix de sa liberté, ou doit-il s’en détacher quand sa liberté est menacée, au risque de devenir un errant ? Sur cette ambiguïté du lien au territoire, cf. Sebillotte Cuchet 2006a, 129.
74 Cf. Sebillotte Cuchet 2006a, 241. On fera le rapprochement avec les déclarations, citées plus haut, d’Amphiaraos et d’Étéocle dans Les Sept contre Thèbes (v. 582-586 et 668-669), qui associent la venue d’une armée étrangère à la destruction de la terre des ancêtres et des dieux de la race.
75 Des paroles prononcées par Alcibiade sur les cités grecques de Sicile, d’après Thucydide, on rapprochera l’éloge d’Athènes fait, dans l’Érechthée d’Euripide, par Praxithéa, selon laquelle les autres cités “sont peuplées d’un ramassis de toute origine : or quiconque quitte une ville pour venir habiter dans une autre est comme une pièce rapportée dans une charpente ; il est citoyen de nom, il ne l’est pas de fait” (in Lycurg., C. Leoc., § 100).
76 Cf. Lenfant 2001, 60-61. Thucydide explique la défection facile d’Amphipolis par le caractère mêlé de sa population (4.103.3-4).
77 Sur des épisodes de luttes civiles pendant la guerre du Péloponnèse, on pourra se reporter à Losada 1972, passim.
78 Sur le rapport entre intérêt propre et intérêt de la cité, avec la distinction établie entre le citoyen utile à ses proches et à sa cité, et celui qui, ne visant que son profit, est inutile à sa cité et fâcheux aux autres, cf. p. 000, 000 et 000.
79 Sur l’importance des liens familiaux dans le concept de patrie dans les sources grecques, voir Strauss 1993, 24-53 ; Nielsen 2004, 50-51. C’est bien la force même des liens familiaux, établie par les lois humaines, qui rend plus condamnable le manquement de ceux qui ne soutiennent pas leurs parents dans le malheur : Antigone et Teucros face à leurs frères morts, Polynice et Ajax, ou Iolaos face aux enfants d’Héraclès menacés, sont des figures connues des Athéniens pour leur soutien sans faille à leurs proches, dont la fidélité peut aller jusqu’à l’héroïsme. Aller contre les devoirs de respect et/ou d’affection pour les siens, c’est courir le risque, dans la mentalité courante haussée jusqu’au tragique, de se faire taxer de trahison : Médée a trahi son père et son pays, Jason trahit son épouse. La non-assistance aux parents âgés dans le besoin était regardée par la loi comme un délit et punie à ce titre : cf. Harrison 1968, 77-78 ; Arnaoutoglou 1998, 100-101 no 84. Socrate, dans le Criton, 51ac, insiste sur les devoirs envers les parents et envers la patrie, et sur l’impiété que représenterait la violence à leur égard. Sur le reproche de négligence adressé par Œdipe à Polynice dans Œdipe à Colone, et sur les outrages aux parents, mis, semble-t-il, depuis Homère, sur le même plan que les outrages aux dieux et aux suppliants, cf. Saïd 1978, 294-298 et 373-375.
80 Cf. infra le Chapitre II, p. 000, à propos du bouleute Lycidas. La solidarité pénale de la famille tend à disparaître au cours du ve siècle, mais elle est clairement affirmée en 411 lors du procès d’Archeptolemos et d’Antiphon : cf. le Chapitre III p. 000.
81 Sur le serment des éphèbes, cf. infra p. 000.
82 On rappellera le fragment de l’Érechthée d’Euripide, cité par Lycurgue dans le Contre Léocrate, 100, dans lequel la reine d’Athènes, Praxithéa, évoque les tombeaux des ancêtres, la famille et les lois des dieux. Sur ce texte, on pourra consulter Lenfant 2001, 60-61, avec références sur les allusions à l’autochtonie athénienne, qui dans les textes n’apparaissent pas avant 458.
83 L’éphèbe fait partie de la communauté militaire qui est celle des citoyens-soldats, dont la survie et la réussite dépendent de la cohésion et de la solidarité manifestées par tous. Sur cette solidarité, qui interdit tout abandon du camarade de combat et toute désobéissance aux chefs, cf. Siewert 1972, 56-61, particulièrement p. 56-58 sur les composés de leipô, apoleipô et kataleipô. Sur les actions destinées à réprimer des délits à caractère militaire, la graphè lipotaxiou, la graphè deilias, la graphè astrateias, cf. infra Chapitre II p. 000.
84 Même si le culte privé des ancêtres ne semble pas remonter au-delà de deux ou trois générations, les cultes héroïques traditionnels ont pour fonction de rendre le groupe civique homogène : cf. Sebillotte Cuchet 2006a, 154-160.
85 Pour un exemple d’oraison funèbre qui manifeste la continuité de la communauté athénienne, cf. Thc. 2.44-45, à rapprocher du discours de Nicias en 413, dans Thc. 7.69.2. Sur l’importance de la filiation dans ce type de discours, cf. Loraux 1981, passim ; Sebillotte Cuchet 2006a, 171-174 et 229-230.
86 Xen., HG, 1.318-20, évoque une situation “en creux” pour les femmes et les enfants de Byzance, menacés, pendant la guerre du Péloponnèse, de mourir de faim du fait des alliés péloponnésiens : le Byzantin Anaxilaos remet la ville aux Athéniens, prenant la défense de la population inactive par la remise de la ville.
87 Sur Les Sept contre Thèbes, et le lien entre la terre et ses dieux, voir Saïd 1978, 354 ; Levi, 1981, 41-50.
88 Sur la rhétorique patriotique du discours de Nicias à Syracuse en 413, cf. Sebillotte Cuchet 2006a, 228-230 ; ead. 2006b, 125.
89 Dans le Contre Ératosthène, 97-98, Lysias rappelle aux Athéniens de l’ancien parti du Pirée les humiliations que leurs enfants ont eu à subir de la part des oligarques, comme de la part d’ennemis.
90 Sur la prééminence d’Athéna par rapport à Poséidon à Athènes, cf. Lycurg., C. Leoc., 100, tirade de l’Érechthée d’Euripide : Érechthée, fr. 14, v. 46-49. Sur le mythe de l’autochtonie athénienne, cf. supra p. 000.
91 Sur les cultes ancestraux liés au sol, qu’il est impie de transporter ailleurs, cf. Lycurg., C. Leoc., § 25 et infra, p. 000. On consultera notamment, sur les bases religieuses de la cité, Chamoux 1996, 67-77. Sur les tragédies “attiques”, dont l’action, située dans la campagne de l’Attique, met en valeur les cultes des dèmes, cf. Krummen 1993, 191-217.
92 Dans Hérodote 8.144, les Athéniens énumèrent, dans leur réponse fameuse aux Lacédémoniens inquiets de les voir s’allier aux Perses, les éléments qui fondent la communauté hellénique : “ensuite, ce qui unit tous les Grecs, – même sang et même langue, sanctuaires et sacrifices communs, semblables mœurs et coutumes –, qu’il ne conviendrait pas aux Athéniens de trahir… (αὖτις δὲ τὸ Ἑλληνιϰόν, ἐὸν ὅμαιμόν τε ϰαὶ ὁμόγλωσσον, ϰαὶ θεῶν ἱδϱύματά τε ϰοινὰ ϰαὶ θυσίαι ἤθεά τε ὁμότϱοπα, τῶν πϱοδότας γενέσθαι Ἀθηναίους οὐϰ ἂν εὖ ἔχοι)”.
93 Le comportement à plusieurs reprises sacrilège de Xerxès envers les dieux grecs ne saurait du reste être considéré comme typique des Perses : le sacrifice offert par Datis à Apollon sur l’île de Délos montre bien qu’existait, en dehors de la communauté hellénique, la croyance que des honneurs étaient dus à toutes les divinités en raison de leur situation au-dessus des humains (Hdt. 6.97) – tout au moins lorsque les hommes qui les honoraient ne s’étaient pas auparavant révoltés contre la puissance perse. La croyance au lien entre un pays et ses dieux, et au soutien des dieux à ce pays précis, apparaît nettement dans La Paix, 406-408 : Trygée accuse Séléné et Hélios de comploter contre les autres dieux et de trahir les Grecs au profit des Barbares, car les Perses sacrifient au Soleil et à la Lune : “Ἡ γὰϱ Σελήνη χὠ πανοῦϱγος Ἥλιος
ὑμῖν ἐπιβουλεύοντε πολὺν ἤδη χϱόνον
τοῖς βαϱβάϱοισι πϱοδίδοτον τὴν Ἑλλάδα.”
94 Lors de la bataille du Pirée entre démocrates et oligarques athéniens en décembre 404, le héraut Cléocritos rappelle, parmi les éléments qui fondent la communauté athénienne, la participation aux mêmes cultes, et appelle à un arrêt des combats au nom des dieux ancestraux : Xen., HG, 2.4.20-21.
95 Sur le châtiment de la prodosia, cf. infra, Chapitres II et III, p. 000 et 000. Sur l’interdiction d’ensevelissement de Polynice, cf. p. 000.
96 Même si le sens premier de prodosia dans la tragédie est celui d’“abandon”, il est certain que, au moins dans les pièces jouées pendant la guerre du Péloponnèse, le terme devait éveiller dans la conscience des spectateurs, malgré l’énorme décalage créé par le contexte mythique et même de manière très allusive, l’idée de la trahison politique ou militaire, prodosia au sens second, qui était alors tellement redoutée dans la réalité athénienne. Sur les liens à établir vraisemblablement entre les événements de la guerre et les tragédies d’Euripide jouées pendant cette période, cf. Delebecque 1951.
97 On se reportera à ce propos, pour une étude des pièces d’Euripide sous l’angle de la “tranquillité”, à Demont 1990, 155-174. Sur Démophon et les enfants suppliants dans Les Héraclides, pièce dans laquelle le choix de la “tranquillité” serait en fait abandon, presque trahison, voir Demont 1990, 158-161.
98 Eur., Heracl., 1-11 : “Πάλαι ποτ’ ἐστὶ τοῦτ’ ἐμοὶ δεδογμένον·
ὁ μὲν δίϰαιος τοῖς πέλας πέϕυϰ’ ἀνήϱ,
ὁ δ’ ἐς τὸ ϰέϱδος λῆμ’ ἔχων ἀνειμένον
πόλει τ’ ἄχϱηστος ϰαὶ συναλλάσσειν βαϱύς,
αὑτῶι δ’ ἄϱιστος· οἶδα δ’ οὐ λόγωι μαθών.
ἐγὼ γὰϱ αἰδοῖ ϰαὶ τὸ συγγενὲς σέβων,
ἐξὸν ϰατ’ Ἄϱγος ἡσύχως ναίειν, πόνων
πλείστων μετέσχον εἷς ἀνὴϱ Ἡϱαϰλέει,
ὅτ’ἦν μεθ’ ἡμῶν· νῦν δ’, ἐπεὶ ϰατ’ οὐϱανὸν
ναίει, τὰ ϰείνου τέϰν’ ἔχων ὑπὸ πτεϱοῖς
σώιζω τάδ’ αὐτὸς δεόμενος σωτηϱίας.”
99 Soph., Aj., 1266-1270 : “Las ! Que la gratitude – pourtant due à ce mort – fuit donc vite des cœurs humains et commet la plus flagrante trahison, si aujourd’hui pour toi, Ajax, cet homme-là ne trouve pas le moindre mot de souvenir, alors que tu as, toi, pour lui, exposé si souvent ta vie dans les fatigues du combat.
(ϕεῦ, τοῦ θανόντος ὡς ταχεῖά τις βϱοτοῖς
χάϱις διαϱϱεῖ ϰαὶ πϱοδοῦσ’ ἁλίσϰεται,
εἰ σοῦ γ’ ὅδ’ ἁνὴϱ οὐδ’ ἐπὶ σμιϰϱὸν λόγον,
Αἴας, ἔτ’ ἴσχει μνῆστιν, οὗ σὺ πολλάϰις
τὴν σὴν πϱοτείνων πϱοὔϰαμες ψυχὴν δοϱί·)”.
100 Sur le changement et le mouvement qui sont les seuls modes d’existence des humains, alors que les dieux seuls connaissent la stabilité, cf. Knox 1979, 000.
101 On peut faire le rapprochement avec les termes qu’emploie Nicias avant le dernier combat naval dans le port de Syracuse, lorsqu’il adresse ses ultimes recommandations aux triérarques : il les exhorte à ne pas “trahir” – prodidonai – tout exploit qu’ils auraient à leur actif (Thc. 7.69. 2 : “ἀξιῶν τό τε ϰαθ’ἑαυτόν, ᾧ ὑπῆϱχε λαμπϱότητός τι, μὴ πϱοδιδόναι τινά”.
102 Néoptolème lui-même affirmait au début de la pièce à Ulysse – qui en était bien conscient (79-80) – que, pas plus que son père, il n’était fait par nature pour les “vilains artifices” (88-89) ; de même, Philoctète, lorsque Néoptolème, ayant changé d’avis sur la conduite à tenir, lui a rendu ses armes, déclare que le jeune homme vient de rejeter les mauvais enseignements qu’il a reçus et montre quelle est sa nature de fils d’Achille (971-973 et 1310-1312) : l’épisode au cours duquel Néoptolème a trompé Philoctète n’a été qu’un errement provisoire, par lequel il trahissait sa vraie nature. Sur le changement de Néoptolème, présenté de manière favorable parce qu’il est un retour à sa nature profonde, alors même que les héros tragiques sont caractérisés par leur refus du changement, cf. Vickers 1973, 272-279 ; Saïd 1978, 379-397 ; Knox 1979 (1966), 236-237.
103 Soph., Ph., 923-924 : “Je suis mort, malheureux ! Me voilà trahi ! Qu’as-tu fait de moi, étranger ? Rends-moi mon arc bien vite !
(ἀπόλωλα τλήμων, πϱοδέδομαι.
τί μ’, ὦ ξένε, δέδϱαϰας ; ἀπόδος ὡς τάχος τὰ τόξα μοι.)”.
104 Ulysse déclare à Néoptolème, qui veut restituer son arc à Philoctète : “Eh bien ! non ; malgré tout, je préfère te laisser là. C’est à l’armée entière que j’irai faire mon rapport, et c’est elle qui te châtiera.
(ϰαίτοι σ’ἐάσω· τῷ δὲ σύμπαντι στϱατῷ
λέξω τάδ’ἐλθών, ὅς σε τιμωϱήσεται.)” (Soph., Ph., 1257-1258). Sur l’autorité dans le Philoctète et la situation de Néoptolème, pris entre insubordination d’un côté et trahison à sa propre nature et à la confiance de Philoctète de l’autre, cf. Picco 2003, 161-171.
105 Sur le point de vue à partir duquel est portée sur quelqu’un une condamnation pour prodosia, cf. infra p. 000.
106 Eur., Hel., 1632-1633 : “… De tuer une sœur scélérate…
Au contraire, une sainte.
Et traîtresse envers moi.
Il est beau de trahir par justice.
(σύγγονον ϰτανεῖν ϰαϰίστην...
εὐσεβεστάτην μὲν οὖν.
ἥ με πϱούδωϰεν...
ϰαλήν γε πϱοδοσίαν, δίϰαια δϱᾶν)”.
107 Sur les notions qui sous-tendent le mot “kakos” et sur les occurrences du terme, beaucoup plus nombreuses dans les textes dramatiques que dans les textes historiques, mais moins rares dans les discours que dans les textes historiques, cf. l’étude de Sluiter 2008, 1-27, particulièrement 4-9.
108 Pour d’autres occurrences, dans la tragédie, du mot “kakos” ou de mots apparentés en relation plus ou moins proche avec la notion de trahison, cf. p. 000. Le mot “kakos” et le groupe de mots “kakôs poiein” se retrouvent dans des discours où l’orateur, emporté par l’émotion et désireux de frapper l’auditoire, renonçant à définir précisément la nature du tort de l’adversaire, désigne par ce terme général le “mal” qui a été fait, à une personne ou à la cité, le “dommage” qui leur a été infligé. Les mots “ponèros” et “ponèria”, plus rares, sont d’un emploi voisin. Sur ces termes dans des discours, notamment des discours ayant trait à Alcibiade, cf. infra p. 000.
109 Les serments dont parle Médée n’ont pu être prêtés par elle de manière valable que dans le monde tragique. Sur le serment dans le mariage athénien, engagement entre le marié et le père de la mariée, cf. p. 000 n. 000.
110 Le meurtre d’Agamemnon par Clytemnestre est impie, car le mariage est un pacte, garanti par Zeus, Héra et Aphrodite : cf. Saïd 1978, 341-342. La trahison conjugale est au cœur de la tragédie d’Hippolyte, dans laquelle il est dit que la nourrice de Phèdre, par son rôle d’entremetteuse, a “trahi” la couche de Thésée : v. 590.
111 Eur., Med. : “πϱοδοὺς γὰϱ αὑτοῦ τέϰνα δεσπότιν τ’ ἐμὴν
γάμοις Ἰάσων βασιλιϰοῖς εὐνάζεται” (17-18) ;
“ἀχὰν ἄιον πολύστονον γόων,
λιγυϱὰ δ’ἄχεα μογεϱὰ βοᾶι
τὸν ἐν λέχει πϱοδόταν ϰαϰόνυμϕον·” (204-206) ;
“ϰαὶ ταῦθ’ ὑϕ’ ἡμῶν, ὦ ϰάϰιστ’ ἀνδϱῶν, παθὼν
πϱούδωϰας ἡμᾶς, ϰαινὰ δ’ἐϰτήσω λέχη” (488-489) ;
“δοϰεῖς πϱοδοὺς σὴν ἄλοχον οὐ δίϰαια δϱᾶν” (578) ;
“τί δϱῶσα ; μῶν γαμοῦσα ϰαὶ πϱοδοῦσά σε ;” (606) ;
“γάμους τυϱάννων οὓς πϱοδοὺς ἡμᾶς ἔχει” (778)…
112 Sur le remariage coupable de Jason, cf. Saïd 1978, 431 ; sur l’adultère d’Hélène et la trahison qu’il représente dans le théâtre d’Euripide, cf. ead. 1978, 424-425. Sur la violence des émotions de Médée provoquées par la trahison de Jason, jalousie, haine, volonté de vengeance, cf. Goldhill 2003, 166-167.
113 “lipogamon”, de leipein, et non de prodidonai.
114 Dans l’Orestie, le meurtre de son époux par Clytemnestre est considéré comme le plus grand des crimes, car il est contre nature, étant commis par une femme, et il rompt un engagement pris devant les dieux : cf. Saïd 1978, 338-342. La justification du meurtre de Clytemnestre par Oreste n’est pas aisée pour autant, en raison des liens naturels qui unissent un fils à sa mère : sur le dénouement apporté par Les Euménides, cf. Saïd 1978, 347-350. Sur l’évolution du jugement porté sur le meurtre de Clytemnestre par Oreste, d’Eschyle à Euripide, cf. Saïd 1978, 419-421 ; sur la trahison conjugale de Clytemnestre chez Euripide, qui est condamnée surtout comme une atteinte à l’ordre social, cf. Saïd 1978, 423-424. Le cas d’Ériphyle offre certaines similitudes avec celui de Clytemnestre : elle aussi est responsable de la mort de son mari, elle aussi est tuée plus tard par son fils, mais elle agit par convoitise, dans son désir d’obtenir un bijou. Sur Ériphyle, cf. supra p. 000.
115 Par exemple, Soph., Aj. : “Par ton fils, par les dieux, je t’implore, ne nous trahis pas (ϰαί σε πϱὸς τοῦ σοῦ τέϰνου
ϰαὶ θεῶν ἱϰνοῦμαι, μὴ πϱοδοὺς ἡμᾶς γένῃ.)” (587-588).
116 Sur la faute d’Apollon, l’hamartia qu’a commise le dieu en abandonnant, en trahissant, Créuse, cf. Saïd 1978, 428.
117 Eur., Ion, 436-439 : “νουθετητέος δέ μοι
ϕοῖβος, τί πάσχει· παϱθένους βίαι γαμῶν
πϱοδίδωσι ; παῖδας ἐϰτεϰνούμενος λάθϱαι
θνήισϰοντας ἀμελεῖ ;”
118 Eur., Alc., 179-181 : “ἀπώλεσας δέ με
μόνον· πϱοδοῦναι γάϱ σ’ ὀϰνοῦσα ϰαὶ πόσιν
θνήισϰω.”
119 Dans la cellule familiale, c’est bien le verbe prodidonai, y compris en dehors du monde tragique, qui rend l’idée d’abandon, et donc de trahison, de la part d’un père qui fait défaut à ses enfants en les laissant orphelins, privés des soins qu’il leur doit : Criton reproche ainsi à Socrate, qui refuse de s’enfuir après sa condamnation à mort, de “trahir” ses enfants (Plat., Cri., 45cd) : “πϱὸς δὲ τούτοις ϰαὶ τοὺς ὑεῖς τοὺς σαυτοῦ ἔμοιγε δοϰεῖς πϱοδιδόναι, οὕς σοι ἐξὸν ϰαὶ ἐϰθϱέψαι ϰαὶ ἐϰπαιδεῦσαι οἰχήσῃ ϰαταλιπών, ϰαὶ τὸ σὸν μέϱος ὅτι ἂν τύχωσι τοῦτο πϱάξουσιν· τεύξονται δέ, ὡς τὸ εἰϰός, τοιούτων οἷάπεϱ εἴωθεν γίγνεσθαι ἐν ταῖς ὀϱϕανίαις πεϱὶ τοὺς ὀϱϕανούς.”
120 Eur., Alc., 290-292 : “Et pourtant l’auteur de tes jours et celle qui te mit au monde t’avaient abandonné, à un âge où il était séant pour eux de mourir, et séant de sauver leur fils par un trépas glorieux
(ϰαίτοι σ’ ὁ ϕύσας χἠ τεϰοῦσα πϱούδοσαν,
ϰαλῶς μὲν αὐτοῖς ϰατθανεῖν ἧϰον βίου,
ϰαλῶς δὲ σῶσαι παῖδα ϰεὐϰλεῶς θανεῖν)”.
121 Eur., Alc., 658-660 : “Tu ne diras pourtant pas que c’est faute d’égards pour ta vieillesse que tu m’as livré à la mort, moi qui te témoignais un respect exemplaire.
(οὐ μὴν ἐϱεῖς γέ μ’ ὡς ἀτιμάζοντα σὸν
γῆϱας θανεῖν πϱούδωϰας, ὅστις αἰδόϕϱων
πϱὸς σ’ ἦ μάλιστα·”).
122 Sur la “faute” de Phérès, qu’Admète réprouve d’un point de vue moral, mais qui n’est absolument pas condamnable légalement, cf. Saïd 1978, 422 et 430. Sur les devoirs réciproques du père et du fils à Athènes, cf. Strauss 1993, 62-66.
123 Sur la trahison de Médée envers les siens, commise par passion amoureuse, qui l’a exclue de sa communauté politique d’origine et a fait d’elle une apolis, cf. Friedrich 1993, 225-235.
124 Eur., Heracl., 26-30 : “ἐγὼ δὲ σὺν ϕεύγουσι συμϕεύγω τέϰνοις
ϰαὶ σὺν ϰαϰῶς πϱάσσουσι συμπϱάσσω ϰαϰῶς,
ὀϰνῶν πϱοδοῦναι, μή τις ὧδ’ εἴπηι βϱοτῶν·
Ἴδεσθ’, ἐπειδὴ παισὶν οὐϰ ἔστιν πατήϱ,
Ἰόλαος οὐϰ ἤμυνε συγγενὴς γεγώς.”
125 Le refus d’honorer les obligations qui découlent des liens familiaux est le propre de celui qui ne vise que son profit personnel – kerdos – et qui, du coup, centré sur lui-même, se retranche à la fois de la cité et de la société. Le désir de tranquillité rejeté par Iolaos (v. 7) est le premier degré qui mène à l’abandon, voire à la trahison, que certains héros, lorsqu’ils sont en danger, reprochent à leurs parents : Iolaos lui-même parle plus loin de trahison, lorsqu’il évoque, non plus l’aide apportée à un adulte “par honneur et par respect pour les liens du sang” (vers 6), mais le possible refus d’une protection indispensable apportée à de jeunes cousins orphelins et persécutés (vers 28). Sur l’“idéal de tranquillité”, ses motivations et l’évolution de l’appréciation qui en est faite, cf. Demont 1990, passim, particulièrement 155-180. Au-delà du désir de ne pas être importuné par des soins à donner à autrui, se situe l’attente d’un profit qui découlerait de la disparition des proches qui précisément sollicitent une aide, comme Électre et Oreste en font le reproche à leur oncle Ménélas (Or., 1058-1059). L’appréciation d’un acte, qu’il consiste à se tenir à l’écart – que ce désir de tranquillité soit marque de sagesse ou abandon-trahison, ou à intervenir – par activisme intempestif ou souci aigu de l’honneur et de ses devoirs, dépend certes de critères objectifs, mais ceux-ci peuvent être diversement estimés selon les exigences de la conscience de chacun.
126 Les accusations de trahison familiale, typiques de la tragédie, sont reprises de manière plaisante dans Les Thesmophories d’Aristophane : Euripide, après une parodie d’une scène de son Hélène, dans laquelle l’héroïne déclare qu’elle ne trahira pas Ménélas, assure lui-même à son parent, qui se trouve en mauvaise posture à cause de lui, et dont le degré de parenté est comparable à celui qui unit Iolaos aux Héraclides, qu’il ne le trahira pas (prodidonai) : “Οὐ γὰϱ πϱοδώσω σ’ οὐδέποτ’, ἤνπεϱ ἐμπνέω” (vers 926).
127 Antigone n’hésite pas un instant entre le secours dû à un frère et l’obéissance à un ordre du souverain. Sur les relations, dans le cas précis des tragédies “thébaines”, entre oikos et polis, cf. Saïd 1998, 285-295.
128 Les meurtres par Héraclès de sa femme et de ses enfants sont sobrement qualifiés au v. 1160 : “αἰσχύνομαι γὰϱ τοῖς δεδϱαμένοις ϰαϰοῖς”.
129 Sur les devoirs de Néoptolème envers la communauté militaire à laquelle il appartient, cf. p. 000.
130 Eur., IA, 1349-1353 : “ἐς θόϱυβον ἐγώ τιν’ αὐτὸς ἤλυθον... {Κλ.} τίν’, ὦ ξένε ;
{Αχ.} σῶμα λευσθῆναι πέτϱοισι. {Κλ.} μῶν ϰόϱην σώιζων ἐμήν ;
{Αχ.} αὐτὸ τοῦτο. {Κλ.} τίς δ’ ἂν ἔτλη σώματος τοῦ σοῦ θιγεῖν ;
{Αχ.} πάντες Ἕλληνες. {Κλ.} στϱατὸς δὲ Μυϱμιδὼν οὔ σοι παϱῆν ;
{Αχ.} πϱῶτος ἦν ἐϰεῖνος ἐχθϱός.” Sur le risque de lapidation couru par Achille, cf.
Michelakis 2002, 117-120.
131 Sur les procédures mises en œuvre à Athènes contre la désertion et sur la peine qui la réprimait, l’atimie, cf. Velho 2002, 239-256. Sur le châtiment dont est menacé Achille dans Iphigénie à Aulis et dans Les Myrmidons, la lapidation, pour refus d’obéissance ou abandon de poste, actes qui profitaient dans les deux cas à l’ennemi troyen, cf. Rosivach 1987, 242-243, qui fait le rapprochement avec le personnage principal des Acharniens d’Aristophane, Dicéopolis, lui aussi menacé de lapidation pour refus de combattre et conclusion d’une paix séparée, une paix privée, avec Sparte, que le chœur regarde comme une trahison (Ach., 236-295). Sur la lapidation exercée parfois dans les armées grecques comme mise à mort, ou tentative de mise à mort, collective et sommaire de la part des soldats à l’égard de leurs chefs, cf. Couvenhes 2005, 436-439. Sur la lapidation de Lycidas, cf. infra Chapitre II, p. 000.
132 Dans les fragments, très mutilés, où est évoqué le risque de lapidation d’Achille par l’armée apparaît deux fois le verbe “prodidonai” (Myrmidons, Radt 1985, 132a** 8, 132a** 9, 132b** et 132c**). Cf. Michelakis 2002, 23-26 ; McHardy 2008, 33-34.
133 Eur., Or., 1085-1088 : “ἦ πολὺ λέλειψαι τῶν ἐμῶν βουλευμάτων.
μήθ’ αἷμά μου δέξαιτο ϰάϱπιμον πέδον,
μὴ λαμπϱὸς αἰθήϱ, εἴ σ’ ἐγὼ πϱοδούς ποτε
ἐλευθεϱώσας τοὐμὸν ἀπολίποιμι σέ.”
134 Eur., IT, 674-682 : “αἰσχϱὸν θανόντος σοῦ βλέπειν ἡμᾶς ϕάος·
ϰοινῆι τ’ ἔπλεύσα δεῖ με ϰαὶ ϰοινῆι θανεῖν.
ϰαὶ δειλίαν γὰϱ ϰαὶ ϰάϰην ϰεϰτήσομαι
Ἄϱγει τε Φωϰέων τ’ ἐν πολυπτύχωι χθονί,
δόξω δὲ τοῖς πολλοῖσι (πολλοὶ γὰϱ ϰαϰοί)
πϱοδοὺς σεσῶσθαί σ’αὐτὸς εἰς οἴϰους μόνος
ἢ ϰαὶ ϕονεύσας ἐπὶ νοσοῦσι δώμασιν
ῥάψαι μόϱον σοι σῆς τυϱαννίδος χάϱιν,
ἔγϰληϱον ὡς δὴ σὴν ϰασιγνήτην γαμῶν.)
135 Sur la notion de philia chez Euripide, conçue d’une manière qui est très pragmatiste, puisque c’est dans le malheur que l’on attend que se manifestent les amis, cf. Fraisse 1974, 76-83. Sur les services que les Grecs attendent en général d’un ami et sur l’amitié “utilitariste” en politique, cf. Strauss 1986, 20-27. Sur les différentes sortes d’amitié, cf. Arist., EN, 9.2-3 et 6.1.
136 Aesch., Pr., 1063-1070 : “ἄλλο τι ϕώνει ϰαὶ παϱαμυθοῦ μ’
ὅ τι ϰαὶ πείσεις· οὐ γὰϱ δή που
τοῦτό γε τλητὸν παϱέσυϱας ἔπος.
πῶς με ϰελεύεις ϰαϰότητ’ ἀσϰεῖν ;
μετὰ τοῦδ’ ὅ τι χϱὴ πάσχειν ἐθέλω·
τοὺς πϱοδότας γὰϱ μισεῖν ἔμαθον,
ϰοὐϰ ἔστι νόσος
τῆσδ’ ἥντιν’ἀπέπτυσα μᾶλλον.”
137 Sur la souffrance et la sympathie dans le Prométhée enchaîné, cf. Vickers 1973, 70-76.
138 Sur Zeus Hikesios, protecteur des suppliants, cf. Aesch., Suppl., v. 190-192, 241-243, 332-386, 429-437, 472-479, 615-624, 643-655, 815-816 ; sur le courroux du suppliant pour celui qui l’a trahi et sur le respect pour les dieux, les hôtes et les parents, cf. Eu., 232-234, 269-271 et 547. Sur la piété et ses extensions dans les textes, voir Dover 1974, 246-254. Sur les suppliants chez Homère, dans la tragédie et chez les historiens grecs, cf. Gernet 1968, 299 : Vickers 1973, 438-494, particulièrement 452-490 sur les personnages de suppliants dans la tragédie. Sur la confiance d’Oreste suppliant envers Apollon dans Les Euménides, cf. Saïd 1978, 349.
139 Sur l’aide due aux suppliants à propos des Suppliantes d’Eschyle, cf. Dreher 2005, 103-111.
140 Eur., Heracl., 243-246 : “εἰ γὰϱ παϱήσω τόνδε συλᾶσθαι βίαι
ξένου πϱὸς ἀνδϱὸς βωμόν, οὐϰ ἐλευθέϱαν
οἰϰεῖν δοϰήσω γαῖαν, Ἀϱγείων δ’ὄϰνωι
ἱϰέτας πϱοδοῦναι· ϰαὶ τάδ’ ἀγχόνης πέλας” ;
462-463 : “τάχ’ ἂν γὰϱ ἡμῖν ψευδὲς ἀλλ’ ὅμως ϰαϰὸν
γένοιτ’ ὄνειδος ὡς ξένους πϱουδώϰαμεν” ;
715 : “οἵδ’ οὐ πϱοδώσουσίν σε, μὴ τϱέσηις, ξένοι”.
141 Sur le refus de la “tranquillité” par Démophon, cf. Demont 1990, 155-156.
142 Sur le refus de la “tranquillité” par le Thésée des Suppliantes, cf. Demont 1990, 159-161 ; sur Les Suppliantes comme “pièce politique”, cf. Saïd 1998, 289-290.
143 On remarquera que le contexte donne à prodidonai deux sens différents : trahir en abandonnant, au vers 911, et trahir en imposant sa volonté, au vers 923. L’idée est que celui qui est trahi est le jouet de quelqu’un, qu’il n’agit pas conformément à sa propre volonté – tandis que ekdidonai, au vers 1386, veut dire simplement “livrer”.
144 Soph., Ph., 910-911 : “ἁνὴϱ ὅδ’, εἰ μὴ’γὼ ϰαϰὸς γνώμην ἔϕυν,
πϱοδούς μ’ ἔοιϰε ϰἀϰλιπὼν τὸν πλοῦν στελεῖν” ;
923 : “ἀπόλωλα τλήμων, πϱοδέδομαι.” ;
ou 1386 : “πῶς, ὅς γε τοῖς ἐχθϱοῖσί μ’ ἐϰδοῦναι θέλεις ;”
145 Dans Iphigénie à Aulis, le couple fraternel s’affronte à propos du sacrifice d’Iphigénie, qui conditionne le départ de la flotte grecque pour Troie : Ménélas, se heurtant au refus d’Agamemnon, s’emporte contre son frère dont il raille l’orgueil, déclare qu’il cherchera d’autres soutiens et lui reproche de l’avoir trahi, lui, son frère : “Fais donc le fier avec ton sceptre, traître à ton frère ! Pour moi, je recourrai à d’autres moyens et à d’autres amis
(σϰήπτϱωι νυν αὔχει, σὸν ϰασίγνητον πϱοδούς.
ἐγὼ δ’ ἐπ’ ἄλλας εἶμι μηχανάς τινας
ϕίλους τ’ ἐπ’ ἄλλους)”. (412-414). On remarquera que Ménélas emploie le participe de prodidonai, et non le substantif prodotès, qui serait certainement plus fort.
146 Sur le personnage de Ménélas dans Oreste, jugé “vil” dès l’Antiquité – cf. Arist., Po., 54a 29 –, on pourra se reporter à Vickers 1973, 598.
147 Sur le crime de Polynice contre sa patrie dans Les Sept contre Thèbes, cf. Saïd 1978, 354-359.
148 Sur la date des Phéniciennes, sans doute 409, et l’influence du scepticisme des sophistes, cf. infra Chapitres II et III, p. 000 et 000. Sur le rapprochement que l’on est tenté de faire entre Polynice et Alcibiade, et plus généralement sur l’actualité de la tragédie, cf. Delebecque 1951, 347-364 ; Goossens 1962, 600-609 ; Ebener 1964, 71-79 ; Romilly 1965, 28-47 ; Saïd 1998, 290-294.
149 Eur., Ph., 499-502 : “εἰ πᾶσι ταὐτὸν ϰαλὸν ἔϕυ σοϕόν θ’ ἅμα,
οὐϰ ἦν ἂν ἀμϕίλεϰτος ἀνθϱώποις ἔϱις·
νῦν δ’ οὔθ’ ὅμοιον οὐδὲν οὔτ’ ἴσον βϱοτοῖς
πλὴν ὀνόμασιν· τὸ δ’ ἔϱγον οὐϰ ἔστιν τόδε.”
150 Si la condamnation de la trahison en général est unanime – qu’il suffise de citer Palamède chez Gorgias, les Mytiléniens ou Brasidas chez Thucydide –, chaque juge a ses propres critères d’appréciation : sur la divergence Démosthène-Polybe à propos des cités péloponnésiennes, évoquée dans l’introduction, et sur la conception quasiment “élastique” de la trahison, étudiée notamment, à propos des rapports entre stasis et prodosia, par Moggi 1999, 54-61, d’après lesquelles celui qui est traître pour l’un ne l’est pas pour l’autre, cf. 000 et 000.
151 Sur la question centrale de la priorité à établir entre l’intérêt personnel et l’intérêt commun, on citera ici seulement Christ 2006, 15-44.
152 On fera le rapprochement avec Antigone, 65-71 : à Ismène, qui sollicite, en raison de sa faiblesse, l’indulgence des morts, Antigone répond : “Sois donc, toi, ce qu’il te plaît d’être”.
153 Eur., Ion, 614-615 : “Et tu me trahiras pour complaire à ta femme, ou tu perdras, pour moi, la paix de ton foyer
(ϰἆιτ’ ἢ πϱοδοὺς σύ μ’ ἐς δάμαϱτα σὴν βλέπηις
ἢ τἀμὰ τιμῶν δῶμα συγχέας ἔχηις ;)”
154 Soph., Aj., 1012-1017 : “ποῖον οὐϰ ἐϱεῖ ϰαϰὸν
τὸν ἐϰ δοϱὸς γεγῶτα πολεμίου νόθον,
τὸν δειλίᾳ πϱοδόντα ϰαὶ ϰαϰανδϱίᾳ
σέ, ϕίλτατ’ Αἴας, ἢ δόλοισιν, ὡς τὰ σὰ
ϰϱάτη θανόντος ϰαὶ δόμους νέμοιμι σούς.
τοιαῦτ’ ἀνὴϱ δύσοϱγος, ἐν γήϱᾳ βαϱύς,
ἐϱεῖ”.
155 Pour l’analyse du sens de “kakos” dans la réponse de Médée à Jason (Med., 465-495), cf. Sluiter 2008, 12-13.
156 Eur., Heracl., 520-522 : “ἀλλ’ οὐδὲ μέντοι, τῶνδε μὲν τεθνηϰότων,
αὐτὴ δὲ σωθεῖσ’, ἐλπίδ’ εὖ πϱάξειν ἔχω·
πολλοὶ γὰϱ ἤδη τῆιδε πϱούδοσαν ϕίλους.”.
157 Eur., Ph., 993-1005 : “En m’éloignant, [mon père] prive la cité du succès, et me condamne à une lâcheté. Il faut sans doute pardonner à un vieillard, mais je serais impardonnable de trahir la patrie à qui je dois le jour. Sachez-le donc : j’irai sauver la ville, et donner ma vie en mourant pour le pays. Honte à moi ! Quand les autres, affranchis des oracles, et sans être contraints par un arrêt du Ciel, le bouclier au flanc, accepteront la mort en combattant pour la patrie devant les tours, moi trahissant mon père et mon frère et ma ville, comme un lâche je sortirais du territoire ! Partout où je vivrai, j’apparaîtrai infâme.
(ὅς μ’ ἐϰϰομίζει, πόλιν ἀποστεϱῶν τύχης,
ϰαὶ δειλίαι δίδωσι. ϰαὶ συγγνωστὰ μὲν
γέϱοντι, τοὐμὸν δ’ οὐχὶ συγγνώμην ἔχει,
πϱοδότην γενέσθαι πατϱίδος ἥ μ’ ἐγείνατο.
ὡς οὖν ἂν εἰδῆτ’, εἶμι ϰαὶ σώσω πόλιν
ψυχήν τε δώσω τῆσδ’ ὑπεϱθανὼν χθονός.
αἰσχϱὸν γάϱ· οἱ μὲν θεσϕάτων ἐλεύθεϱοι
ϰοὐϰ εἰς ἀνάγϰην δαιμόνων ἀϕιγμένοι
στάντες παϱ’ ἀσπίδ’ οὐϰ ὀϰνήσουσιν θανεῖν,
πύϱγων πάϱοιθε μαχόμενοι πάτϱας ὕπεϱ,
ἐγὼ δέ, πατέϱα ϰαὶ ϰασίγνητον πϱοδοὺς
πόλιν τ’ ἐμαυτοῦ, δειλὸς ὣς ἔξω χθονὸς
ἄπειμ’, ὅπου δ’ ἂν ζῶ ϰαϰὸς ϕανήσομαι.)”
158 Cf. supra p. 000.
159 Eur., Hel., 1624-1625 : “Mais, du moins, châtions cette sœur qui osa nous trahir, qui, voyant Ménélas en ces lieux, m’a caché sa présence
(νῦν δὲ τὴν πϱοδοῦσαν ἡμᾶς τεισόμεσθα σύγγονον,
ἥτις ἐν δόμοις ὁϱῶσα Μενέλεων οὐϰ εἶπέ μοι)”.
160 Sur les suppliants que sont Hélène et Ménélas, et sur la “trahison” de Théonoé, voir Vickers 1973, 460-464.
161 Sur l’ambiguïté des mots, soulignée par Étéocle, cf. Lanza 1997, 70. On fera le rapprochement avec Thucydide 3.82.4 : voir à ce propos Lévy 1976, 95-96.
162 Heracl., 236-246 : “Trois sortes de considérations m’imposent, Iolaos, de ne pas repousser ton langage. Au premier rang, c’est Zeus, à l’autel de qui tu sièges, entouré de cette tendre couvée ; ce sont les liens du sang, et c’est la vieille dette que j’ai envers leur père d’assurer leur bonheur ; enfin le déshonneur (to aischron), auquel il faut songer avant tout. Si je laisse un étranger mettre cet autel au pillage, j’aurai l’air de ne pas habiter un sol libre, et, par crainte des Argiens, d’avoir trahi des suppliants. Et de là au lacet il n’est qu’un pas” (236-246). Sur les raisons qui poussent les souverains, Pélasgos puis Démophon, à accueillir les suppliants, voir Vickers 1973, 453-456, 458-460 ; Saïd 1978, 434-435. Sur la crainte de l’opinion, la peur de paraître lâche ou ridicule, qu’exprime Ajax, v. 367 et 454, quand le héros, revenu à la raison, ne peut supporter l’idée d’être la risée de ses ennemis, voir Knox 1964, 30-32 ; sur le souci de faire reconnaître sa valeur, cf. Dover 1974, 226-229.
163 Dans Médée, l’héroïne insiste sur le caractère contraignant des serments prêtés devant les dieux : v. 161-162 et 168-170, dans lesquels il est question des serments prêtés par Jason devant Zeus et Thémis ; v. 735-755, dans lesquels Médée fait jurer Égée, par la Terre, par le Soleil et par tous les dieux, de ne jamais la livrer – methienai – à ses ennemis, sous peine d’être frappé du châtiment qui atteint les sacrilèges. Dans Hécube, où il n’est pas fait mention de trahison avec le verbe “prodidonai”, il est souligné que Polymestor, en tuant pour de l’or Polydore, son hôte, a enfreint les lois les plus sacrées : 800-805, 1232-1235 – où Hécube déclare que Polymestor n’est ni eusebès, ni pistos, ni hosios, ni dikaios – et l’on retrouve l’association des termes du vers 1148 d’Hélène.
164 Philon (Lys., 31), à la fin du ve siècle, et Léocrate (Lycurg., C. Leoc.), beaucoup plus tard, après Chéronée, commettent, par leur comportement d’abandon, un acte de prodosia au sens large : sur ce type d’abandon, cf. infra Chapitres II et III, p 000 et 000.
165 Sur l’étroitesse d’esprit des Atrides dans Ajax, voir Meier 2004, 212-224.
166 Sur le revirement de Néoptolème, cf. supra p. 000 et infra p. 000. Sur Néoptolème comme militaire débutant et Ulysse comme officier auquel le jeune homme doit obéissance, cf. Vidal-Naquet 1977 ; Saïd 1978, 380-381.
167 Sur le tyran tragique, représenté sur la scène principalement par Œdipe et Créon, “négation des valeurs associées à la démocratie”, voir Lanza 1997, 75-77 ; sur la crainte de la tyrannie, restée vivante à Athènes pendant tout le ve siècle et exploitée pour la plus grande gloire de la démocratie, cf. Lanza 1997, 49-52 et infra, Chapitres II et III, p. 000 et 000.
168 Sur la conviction d’Œdipe, selon laquelle l’envie est le sentiment qu’éprouve inévitablement tout homme envers la situation de prééminence qui est la sienne, cf. Goldhill 2003, 168-169. Dans une situation qui n’est pas sans analogies avec celle d’Œdipe et de Créon, car tous deux sont alors les plus puissants à la tête d’Athènes, Critias tient Théramène en suspicion en 404 : cf. Xen., HG, 2.3.27-34.
169 Agamemnon et Ménélas, après Ajax, s’en prennent à Teucros : Aj., v. 1066, 1089-1090, 1142-1148, 1226-1263 ; Créon s’en prend à Ismène, qu’il veut condamner en même temps qu’Antigone – Ant., v. 488-494 – encore qu’il exige d’elle une réponse garantie par serment pour pouvoir la considérer comme complice : v. 534-535 : cf. Saïd 1978, 203 ; Œdipe s’en prend à la fois à Tirésias et à Créon : OT, v. 334-336, 339-340, 345-349, 380-389, 523-524, 528-529, 532-539, 673-675. Sur la précipitation et la colère du tyran tragique, Œdipe contre Créon dans OT, Créon contre Antigone dans Ant., qui les privent du discernement nécessaire pour comprendre que les autres ne raisonnent pas forcément comme eux et font naître chez eux la peur du complot, et plus généralement sur Œdipe et Créon comme tyrans, cf. Lanza 1997, 62-68 et 152-169 ; voir aussi, sur l’émotion en général dans la tragédie, Lanza 1988, 15-39. Cf. aussi Funke 1966, 29 sq., sur Créon comme homme sans cité, sans patrie.
170 Même si la situation est différente, puisqu’Oreste, accusé et demandeur, est en position de faiblesse, le héros réagit, comme Œdipe, d’une manière émotive, aggravée encore par la maladie, aux arguments qui lui sont présentés par Ménélas au nom de la sagesse (Or., 682-716) : l’eulabeia, circonspection, prudente réserve de Ménélas, ne peut être, pour un personnage entier comme celui d’Oreste – qui, en l’occurrence, voit juste – que le préliminaire de la trahison (v. 748-749).
171 Cf. Antig., 508-510 “(Les Cadméens) pensent comme moi, mais ils tiennent leur langue”, 688-745 ; OT, 635-667.
172 Sur la position d’Ulysse, qui affirme qu’il existe une solidarité fondamentale entre les hommes, cf. l’analyse d’Ajax dans Meier 2004, 214-231 ; Christ 2006, 73-79. Sur la condamnation de la vengeance par Ulysse dans Ajax, cf. Saïd 1984, 58-62.
173 Sur l’affrontement entre Créon et Antigone et sur le raisonnement tenu par Hémon face à Créon, on se reportera aussi à Knox 1964, 70-71 et 108, et à l’intéressante analyse de Meier 2004, 231-249.
174 Sur la nécessité du questionnement en politique, soulevée par le personnage d’Antigone, voir notamment Meier 2004, 246-249 ; Ober 2005, passim. Sur la liberté de parole et sur la profondeur de l’atteinte ressentie par celui qui en est privé, attestées, en raison de leur importance pour le public athénien, autant par les poètes tragiques que par les orateurs, cf. Raaflaub 1980, 7-57, particulièrement 19-28.
175 Cf. Romilly 1965, 31-35 ; Lanza 1997, 142-152 ; Saïd 1998, 290-294.
176 Il faut cependant remarquer que Créon s’en prend aussi à Ismène – mais celle-ci échappe finalement au châtiment infligé à Antigone, sans que l’on sache précisément pourquoi Créon renonce à la poursuivre : Ant., 769-771.
177 Cf. Ant., le dialogue entre Antigone et Ismène, 90-92 et 97-99, et El., 938-1057, le dialogue entre Électre et Chrysothémis : voir, sur ces dialogues et sur la solitude du héros tragique Knox 1964, 18-27, 32-33 ; Saïd 1978, 125 et 457-459.
178 Soph., Ant., 71-74 : “ἀλλ’ ἴσθ’ ὁποία σοι δοϰεῖ, ϰεῖνον δ’ ἐγὼ
θάψω. ϰαλόν μοι τοῦτο ποιούσῃ θανεῖν.
ϕίλη μετ’ αὐτοῦ ϰείσομαι, ϕίλου μέτα,
ὅσια πανουϱγήσασ’·”.
179 Cf. Ant., 924 : “ma piété m’a valu le renom d’une impie”
(τὴν δυσσέβειαν εὐσεβοῦσ’ἐϰτησάμην). Sur la signification de ces alliances de mots, voir Knox 1964, 93-95 ; Saïd 1978, 123 ; Meier 2004, 237.
180 Du regret exprimé par Médée que les hommes ne portent pas de marque permettant de reconnaître le pervers, on rapprochera le souhait identique de Thésée, dans Hippolyte, pièce jouée quelques années plus tard, en 428 : “Ah ! Les mortels auraient besoin en amitié d’un sûr indice et d’un clair discernement des cœurs, pour distinguer le véritable ami du faux ! Tous les hommes devraient avoir deux voix : l’une, celle de l’honnêteté, l’autre, n’importe laquelle ; celle que prendraient les sentiments coupables serait confondue par la voix de l’honnêteté, et ainsi nous ne serions pas dupes”. (925-931).
181 Sur les qualités d’agathoi et de kakoi, cf. p. 0000…, et Fouchard 1997, 309-317.
182 Parmi les nombreux ouvrages qui traitent de la psychologie de la trahison, on renverra simplement à Prieur 2008, particulièrement 15-20, et à sa riche bibliographie sur la trahison en général.
183 Sur la fermeté du héros tragique, qualité divine, non pas humaine, face à un monde où tout s’écoule, cf. Knox 1979, 141-147 et 231-237.
184 L’émotion qui est inhérente au sentiment de trahison, en nuisant à l’objectivité du jugement, risque de provoquer une volonté de vengeance : on pense à Médée tuant ses enfants pour atteindre Jason, ou à Oreste s’en prenant à Hélène et à Hermione pour atteindre Ménélas. Sur la vengeance, omniprésente dans le théâtre tragique, considérée comme un acte héroïque et nécessaire prouvant la valeur de son auteur, on citera Saïd 1984, 58-62 ; Gehrke 1987, 124-138. La cité, parce qu’elle veut s’élever au-dessus des sentiments et de la réaction immédiate et recourir au droit, ne pratique pas la vengeance envers celui qu’elle considère comme traître, mais elle le traduit en justice.
185 Sur l’affaire de Lycidas, cf. infra, Chapitre II, p. 000 ; sur l’émotion qui imprègne le réquisitoire de Lycurgue contre Léocrate, cf. infra p. 000.
186 Soph., Aj., 678-682 : “ἐπίσταμαι γὰϱ ἀϱτίως ὅτι
ὅ τ’ ἐχθϱὸς ἡμῖν ἐς τοσόνδ’ ἐχθαϱτέος,
ὡς ϰαὶ ϕιλήσων αὖθις, ἔς τε τὸν ϕίλον
τοσαῦθ’ ὑπουϱγῶν ὠϕελεῖν βουλήσομαι,
ὡς αἰὲν οὐ μενοῦντα.”
187 Sur la sagesse et la flexibilité d’Ulysse, cf. Knox 1979, 147-153 ; sur l’intransigeance d’Ajax, qui refuse d’accepter le caractère transitoire des choses humaines et veut s’appuyer sur l’éternité, le toujours, l’“aei”, cf. Bradshaw 1991, 120-121 ; Loraux 1999, 52-53 ; Amiech 2003, 201-213.
188 Dans le dialogue entre Ménélas, tout juste revenu de Troie, et son neveu Oreste (Or., 682-724), on ne peut qu’être frappé par la justesse des arguments de Ménélas, qu’Oreste balaie avec emportement dès le départ de son oncle : le héros parle sous l’empire du désespoir il est vrai, mais il reste surtout inaccessible à toute tentative de raisonnement : pour lui, un proche doit secourir un proche, quelle que soit la difficulté de la situation.
189 Sur l’appel à la réconciliation lancé par Jocaste, cf. supra p. 000. Sur le désir de concorde souhaité par la cité après les affrontements domestiques et sur l’amnistie de 404, cf. infra Chapitre III p. 000.
190 Cf. supra p. 000. La “prudence réservée” de Ménélas est bien qualifiée de “lâcheté” par Oreste : même si l’avenir doit donner raison à Oreste, il est bien difficile, sur le moment même, de dire lequel est dans le vrai pour qualifier la conduite de retrait de Ménélas.
191 Sur le dialogue Critias-Théramène, cf. supra p. 000, 000 et infra Chapitre III p. 000.
192 Lycurgue, pour mieux condamner la trahison de Léocrate qui a abandonné sa patrie dans le danger, cite le discours de Praxithéa dans l’Érechthée d’Euripide (C. Leoc., 100) : il introduit la citation en louant Euripide “d’avoir choisi cette légende pour sujet d’une de ses pièces, estimant que le plus bel exemple à proposer aux citoyens, ce sont les actions héroïques d’autrefois : ils n’ont qu’à les regarder et à les contempler pour cultiver dans leurs cœurs l’amour de la patrie”. Sur le patriotisme athénien nourri de références héroïques, qui est opposé dans le Contre Léocrate à la trahison de ceux qu’il faut punir avec la plus grande sévérité, cf. Liddel 2007, 146-148.
193 Sur Érechthée, cf. Demont 1990, 158-159 ; Jouan & Van Looy 2000, 108-111 ; Sebillotte Cuchet 2006a, 301-302 et 309. Chez Euripide encore, Ion, au début de la pièce, mentionne comme un fait admirable et quasiment entré dans la légende, après la naissance miraculeuse d’Érichthonios, le sacrifice de ses filles par Érechthée pour la terre de la patrie (Ion, 277-278). On fera le rapprochement avec le genre même de l’oraison funèbre, destinée à exalter les mérites de ceux qui ont donné leur vie pour la cité : cf. Thc. 2.41.5 ; 42.4, et 43. Sur le don de sa vie par le citoyen à sa cité, tel qu’il est exprimé dans les oraisons funèbres, cf. Loraux 1981, 98-118. Une telle démarche, lorsqu’elle est poussée à l’extrême et que l’aspect volontaire du sacrifice fait défaut, risque de présenter le caractère totalitaire d’une cité “dévoreuse d’hommes”, qui se veut la valeur absolue, comme dans les remarques que Périclès adresse aux pères des morts (Thc. 2.43-44).
194 Eur., Ph., 993-1005 : “ὅς μ’ ἐϰϰομίζει, πόλιν ἀποστεϱῶν τύχης,
ϰαὶ δειλίαι δίδωσι. ϰαὶ συγγνωστὰ μὲν
γέϱοντι, τοὐμὸν δ’ οὐχὶ συγγνώμην ἔχει,
πϱοδότην γενέσθαι πατϱίδος ἥ μ’ ἐγείνατο.
ὡς οὖν ἂν εἰδῆτ’, εἶμι ϰαὶ σώσω πόλιν
ψυχήν τε δώσω τῆσδ’ ὑπεϱθανὼν χθονός.
αἰσχϱὸν γάϱ· οἱ μὲν θεσϕάτων ἐλεύθεϱοι
ϰοὐϰ εἰς ἀνάγϰην δαιμόνων ἀϕιγμένοι
στάντες παϱ’ ἀσπίδ’ οὐϰ ὀϰνήσουσιν θανεῖν,
πύϱγων πάϱοιθε μαχόμενοι πάτϱας ὕπεϱ,
195 Sur le sacrifice de Ménécée, opposé à la querelle destructrice des deux frères, et les autres sacrifices volontaires chez Euripide, cf. Romilly 1965, 33-34, 41-46 ; Saïd 1998, 290-294 ; Bearzot 1999b, 44-45.
196 Eur., Ph., 1015-1018 : “εἰ γὰϱ λαβὼν ἕϰαστος ὅτι δύναιτό τις
χϱηστὸν διέλθοι τοῦτο ϰεἰς ϰοινὸν ϕέϱοι
πατϱίδι, ϰαϰῶν ἂν αἱ πόλεις ἐλασσόνων
πειϱώμεναι τὸ λοιπὸν εὐτυχοῖεν ἄν.
ἐγὼ δέ, πατέϱα ϰαὶ ϰασίγνητον πϱοδοὺς
πόλιν τ’ἐμαυτοῦ, δειλὸς ὣς ἔξω χθονὸς
ἄπειμ’, ὅπου δ’ἂν ζῶ ϰαϰὸς ϕανήσομαι ;”
197 Sur la remise à l’honneur par Lycurgue des grandes tragédies du ve siècle, dans lesquelles il puisait des tirades exemplaires à l’adresse de ses concitoyens, cf. Habicht [1995] 2000, 48, 118, 123. Léocrate s’est conduit en 338 précisément à l’inverse de ce que Ménécée recommande de faire en marchant à la mort, puisqu’il a, en refusant d’assumer la part qui lui revenait dans la défense de la cité, rejeté la réciprocité attendue dans les rapports entre la cité et les citoyens. Sur cette rupture de ce qui est en fait un “code de réciprocité”, que Socrate a, en revanche, pleinement assumé, cf. Liddel 2007, 138-141.
198 À propos de la “démocratie” de Thésée, cf. Goossens 1962, 433-436 ; Whitlock Blundell 1993, 289-306. On peut citer, à propos du Périclès de Thucydide, Romilly 1965, 36-39. Sur la “guerre des mythes” qui s’exprime dans la tragédie grecque entre Athènes et le reste de la Grèce, cf. Goossens 1962, 103-105.
199 Sur la manière dont est traitée la nouvelle élite politique dans la Comédie ancienne, surtout chez Aristophane, cf. Rosenbloom 2002, 283-346.
200 Thucydide reconnaît un précurseur à Périclès en la personne de Thémistocle, dont il fait un éloge vibrant (1.138.3) à l’issue du développement qu’il lui consacre (1.135-138), digression, inhabituelle dans son œuvre, qui montre bien l’importance qu’il lui attache : Thémistocle, dit-il, possédait naturellement à la fois un jugement sûr, qui lui permettait de porter une appréciation juste en toutes circonstances, et la capacité d’exposer clairement toute situation. Thucydide ne dit rien des autres qualités nécessaires à l’homme d’État d’après Périclès, l’intégrité, en raison de la cupidité qui était couramment reprochée au vainqueur de Salamine, ni l’amour de la patrie, en raison de l’extraordinaire destin de Thémistocle. Sur l’accusation de trahison portée contre Thémistocle, cf. Chapitre II, p. 000.
201 Sur la conception du philopolis, qui peut varier selon les personnes, cf. Connor 1971, 102-103 ; Lévy 1976, 223-228 ; Erbse 1989, 88-91 ; Sebillotte Cuchet 2006a, 251 ; Queyrel 2007b, 170-175. Pour une comparaison avec l’image du bon homme d’État au ive siècle, chez Isocrate, voir Morgan 2003, 181-213, particulièrement 186-187, et 188-189, à propos d’Évagoras de Salamine. D’après Aristote, Pol., 5.9.1-4, le bon homme d’État est celui qui fait preuve d’attachement au régime établi, de compétence, de vertu et du sens de la justice approprié au régime établi.
202 Aux remarques de Périclès sur le bon conseiller (Thc. 2.60.5-6), on ajoutera celles de Diodotos, qui, dans le débat sur le sort de Mytilène, déclare qu’il revient au bon conseiller de faire des prévisions sur les plus grandes questions, mieux que les simples citoyens, dont les regards sont limités (3.43.4-5).
203 Sur le “bon citoyen”, l’agathos ou le chrèstos politès, notamment chez Thucydide, Aristophane et Lysias, cf. Adkins 1960, 199-205 et Rosenbloom 2002, 312-318. Sur la notion de faire du mal “volontairement, involontairement”, – hekôn, akôn – dans Lysias, 13.52, cf. Adkins 1960, 209. Sur l’évolution qui affecte le sens d’“agathos politès” avec les révolutions de 411 et de 403, attestée par Lysias, 18.17, alors que les orateurs ne conseillent plus les mesures les plus utiles à la cité, mais celles qui doivent leur rapporter quelque profit, et que la concorde, l’homonoia est désormais le plus grand bien pour la cité, cf. Adkins 1960, 210-214.
204 Sur la notion très générale d’adikia et son lien avec la prodosia, cf. infra p. 000 n. 000 et 000, et p. 000.
205 Périclès souligne, chez Thucydide 2.60.2-4, que la prospérité de l’État favorise la prospérité des individus : “un État sert mieux l’intérêt des particuliers en étant d’aplomb dans son ensemble, que prospère en chacun de ses citoyens individuellement, mais chancelant collectivement” ; Nicias, 6.9.2, exprime une conviction analogue, selon laquelle toute fortune privée est affermie par la fortune publique. Sur la relation entre recherche de l’intérêt public et recherche de l’intérêt privé, et leur éventuelle opposition, voir Lévy 1976, 223-235 ; Rosenbloom 2002, 283-346 ; Christ 2006, 15-44, particulièrement 30-35 ; Queyrel 2007b, 174-187. Sur l’attachement à la patrie et la relation entre intérêt privé et intérêt public, cf. les n. 000 et 000.
206 Sur l’affirmation de Périclès à propos de l’amour que les citoyens doivent porter à la puissance de leur cité, et sur le comportement opposé d’Alcibiade, amoureux éconduit, cf. McGlew 1993, 187-190.
207 De la prétention, reprochée à Cléon par Diodotos, de savoir et vouloir seul le bien de la cité, qui de fait exclut les autres, on rapprochera le sujet même des Cavaliers : dans la pièce, jouée en 424, Aristophane s’en prend à Cléon, affublé du nom de “Paphlagonien” et accusé par les autres serviteurs de Dèmos de les tenir à distance de leur maître et de le gouverner par ses flatteries : passim, et particulièrement vers 40-70.
208 Sur la revendication de patriotisme dans les procès publics au ive siècle, cf. Christ 1998, 148-153 ; sur les actions publiques intentées au nom de l’intérêt de la cité, et sur les motivations des accusateurs dans ce type de procès, principalement au ive siècle, cf. plus largement 133-159.
209 Lycurg., C. Leoc., 6 : “πολίτου γάϱ ἐστι διϰαίου, μὴ διὰ τὰς ἰδίας ἔχθϱας εἰς τὰς ϰοινὰς ϰϱίσεις ϰαθιστάναι τοὺς τὴν πόλιν μηδὲν ἀδιϰοῦντας, ἀλλὰ τοὺς εἰς τὴν πατϱίδα τι παϱανομοῦντας ἰδίους ἐχθϱοὺς εἶναι νομίζειν, ϰαὶ τὰ ϰοινὰ τῶν ἀδιϰημάτων ϰοινὰς ϰαὶ τὰς πϱοϕάσεις ἔχειν τῆς πϱὸς αὐτοὺς διαϕοϱᾶς.”
210 Ps.-And. 4.1 : “Πολίτου δὲ ἀγαθοῦ νομίζω πϱοϰινδυνεύειν ἐθέλειν τοῦ πλήθους, ϰαὶ μὴ ϰαταδείσαντα τὰς ἔχθϱας τὰς ἰδίας ὑπὲϱ τῶν δημοσίων ἔχειν ἡσυχίαν· διὰ μὲν γὰϱ τοὺς τῶν ἰδίων ἐπιμελουμένους οὐδὲν αἱ πόλεις μείζους ϰαθίστανται, διὰ δὲ τοὺς τῶν ϰοινῶν μεγάλαι ϰαὶ ἐλεύθεϱαι γίγνονται.”
211 Sur la “tranquillité” du citoyen en général, cf. Demont 1990. Sur l’évolution vers l’indifférence pour les affaires de la cité, sensible à Athènes dès la fin du ve siècle, comme l’atteste le choix de vie défendu par Aristippe, qui, au nom de sa liberté personnelle, le chemin du bonheur, se revendique comme étranger partout, face au Socrate de Xénophon dans Les Mémorables 2.1.13-15, cf. Lévy 1976, 223-235 ; Carter 1986 ; Demont 1990, 361-397 ; Queyrel 2007b, 178-187. Le même comportement centré sur les intérêts propres, face à Philippe de Macédoine comme face à Xerxès, risque pareillement d’entraîner, à l’échelle panhellénique, la perte de la Grèce, par ce qui est en fait une trahison : Démosthène affirme ainsi, dans la Seconde Philippique, 11-12, que les Argiens et les Thébains, en 343 comme en 480, “soucieux de leurs intérêts particuliers, ne le seront aucunement des intérêts communs de la Grèce” ; il revient plus tard, en 330, après la victoire de la Macédoine, dans son discours Sur la Couronne, 45, sur la priorité, aux effets désastreux, accordée par les particuliers à leurs intérêts propres.
212 Sur les différentes formes d’incivisme, qui sont attestées, aussi nombreuses que les cas de dévouement envers la cité, dans des discours d’Andocide, Lysias, Isocrate, Isée ou Démosthène, cf. Lévy 1976, 225-228 ; Vannier 1988, 147-151 et 197-202 ; Christ 2006 ; Queyrel 2007b, 173-187 ; Christ 2008, 169-183. Pour les Grecs, il est clair que l’incivisme, et plus généralement l’indignité de la vie privée d’un citoyen, ne peuvent avoir que des conséquences néfastes sur son comportement public : le discours d’Eschine, le Contre Timarque, prononcé en 346, tend ainsi à démontrer que la jouissance effrénée à laquelle s’est livré Timarque dans tous les domaines fait de lui un individu non seulement inutile, mais même potentiellement dangereux pour la cité (190-192). Sur le lien, à propos du Contre Timarque, entre excès privé et excès public, cf. Auberger 2007, 113-118 ; sur le lien entre morale et politique, à propos de Philon, et plus précisément sur le lien, l’examen de la moralité personnelle du citoyen, entre la dokimasie politique, comme celle à laquelle fut soumis Philon pour son entrée à la Boulè, et la dokimasie des orateurs, comme celle qui vise beaucoup plus tard Timarque, cf. Feyel 2009, 168-170 et 203-207. À propos de la conviction selon laquelle celui qui mène sa vie privée de manière répréhensible mènera sa vie publique de la même manière, cf. l’appréciation portée par Nicias sur Alcibiade en 415 : “…ne lui fournissez pas l’occasion d’ajouter du lustre à sa vie privée en mettant la cité en danger. Songez que les hommes de cette espèce portent tort à l’État tout en dissipant leur fortune personnelle (Thc. 6.12.2, trad. D. Roussel). En 406, après Notion, ceux des Athéniens qui étaient déjà mal disposés contre Alcibiade mettent en relation la perte des navires avec les défauts de l’homme privé (Xen., HG, 1.5.16).
213 Sur la trahison par abandon et le Contre Léocrate, cf. le Chapitre II, p. 000.
214 Demont 1990, p. 192, souligne que, dans les tragédies, quelle que soit la date à laquelle elles sont jouées, l’amplification due à la tension tragique fait que l’abandon ne peut être que trahison. On peut souligner une certaine analogie avec le détournement et le renouvellement du sens des mots qui se manifestent dans le domaine politique pendant le bouleversement de la guerre du Péloponnèse : d’après Thucydide 3.82.4, la prudence passe désormais pour de la lâcheté, la sagesse, pour de la couardise déguisée. Le comportement de Ménélas envers son neveu, dans l’Oreste d’Euripide, peut ainsi être qualifié de “lâche” ou de “sage” : cf. supra, p. 000.
215 La corruption d’une personne exerçant une charge publique était réprimée par la procédure de l’eisangélie : cf. le Chapitre II p. 000. Sur la corruption dans l’Athènes classique, cf. Wankel 1982 ; MacDowell 1983, 57-78 ; Harvey 1985 ; Kulesza 1995, 56-60 ; Taylor 2001, 53-66 et 154-172 ; Rosenbloom 2002, sur les accusations de corruption et de trahison formulées dans la comédie ancienne (Aristoph., Th., 361-367 ; Ra., 361-366), 292-312, et particulièrement 302-303 ; Doganis 2007.
216 Cf. infra le Chapitre II, p. 000.
217 Dans certains cas de remise d’une ville assiégée à l’assiégeant par certains des assiégés, les Grecs, que ce soit l’assiégeant qui a obtenu un profit, ou l’assiégé qui a remis sa cité, prennent soin de souligner que celui qui a agi ainsi n’est pas un traître, car il ne l’a fait “ni à des fins d’asservissement, ni pour de l’argent, mais pour le bien et la liberté de la cité” (Thc. 4.3 : Brasidas aux gens de Torônè). On mentionnera aussi le Byzantin Anaxilaos, qui avait remis sa ville assiégée aux Athéniens (Xen., HG, 1.3.19). Démosthène, dans son discours Sur l’ambassade, prononcé en 343, déclare que celui qui livre des éléments de la cité pour de l’argent est bien un traître (268) ; dans Sur la Couronne, 49, il parle, à propos d’Eschine, de gens qui sont des “traîtres soudoyés” – “οὗτος ὑμῖν, Αἰσχίνη, τοῖς πϱοδιδοῦσι ϰαὶ μισθαϱνοῦσιν τὸ ἔχειν ἐϕ’ὅτῳ δωϱοδοϰήσετε πεϱιποιεῖ”.
218 Sur la comparaison de Périclès avec ses successeurs, cf. notamment Ostwald 1986, 316-317. En 415, lorsqu’il est fortement question d’intervenir en Sicile, Nicias reproche à mots couverts à Alcibiade de chercher “l’occasion de se donner du lustre en son privé au péril de la cité” (Thc. 6.12.2) ; au même moment, parce qu’ils ont peur que le peuple, enthousiasmé par l’expédition, les soupçonne d’être inspirés par leur intérêt personnel et d’être hostiles à celui de la cité, les amis de Nicias n’osent pas exprimer leur opposition à l’aventure, à laquelle ils sont défavorables par conviction (Thc. 6.25.4 ; Plut., Nic., 12.3). Beaucoup plus tard, et à plusieurs reprises, Démosthène exprime le regret que les orateurs, comme lui, n’osent pas donner de conseils utiles aux Athéniens, de peur de les mécontenter : cf. par exemple la Seconde Philippique, 3.
219 À la conception péricléenne de l’amour de la cité, on opposera celle d’Alcibiade, qui veut être plus puissant que la cité, et non puissant dans et par la cité, ou qui ne veut pas que la cité soit puissante sans lui : cf. Lévy 1976, 148-149. Sur l’amour qu’Étéocle porte à sa cité, qui va contre l’intérêt de la cité elle-même, considérée comme un bien personnel, et qui n’est en fait qu’un “patriotisme” dévoyé, convenant non à un souverain ou à un chef d’État, mais à un tyran obnubilé par le pouvoir, cf. Romilly 1965, 30-31 ; Lanza 1997, 142-152.
220 Cf. Lys. 31.5-6 ; Lycurg., C. Léoc., 111.
221 Nos principales sources sur ce qu’a pu être l’évolution de la citoyenneté à Athènes jusqu’à Clisthène sont la Politique d’Aristote, 1247a, et l’Ath. Pol., 2-21. Sur la citoyenneté athénienne jusqu’à Clisthène, cf. Frost 1994, 45-56.
222 Les sources sur le décret de Périclès sont Ath. Pol., 26.4 et Plut., Per., 37.3. Sur la citoyenneté athénienne nouvellement définie, cf. Davies 1977, 105-121. Sur le décret de 451, ses motifs et ses conséquences, cf. Patterson 1981 ; Baslez 1984 ; Carlier 1992, 111-119 ; Hansen [1991] 1993, 75-79 ; Connor 1994, 34-35 et 40-41 ; Boegehold 1994, 57-66 ; Raaflaub 1998, 35-36 ; Queyrel 2003, 159 et 177-185.
223 Dans l’Hélène d’Euripide, jouée peut-être en 412, à un moment où les Athéniens se méfient de certains citoyens ou alliés, le chœur regrette que la rumeur en Grèce ait proclamé Hélène “traîtresse et infidèle, femme sans justice et sans dieu” (prodotis apistos adikos atheos) (vers 1148) : dans l’opinion commune, une personne qui ne croit pas aux dieux trahit aisément.
224 Sur le serment, fondement de la cité dans le monde grec en général, cf. Plescia 1970 ; Mikalson 1983, 31-38 et 106-109 sur le consensus qui règne à Athènes dans le domaine des croyances religieuses, garantie du respect du serment ; Rudhardt 1992, 202-212 ; Krob 1997, 434-453 ; Loraux 1997, 121-145 ; Sommerstein & Fletcher 2007.
225 Dans Médée, tragédie de l’épouse bafouée, il est plusieurs fois question des serments échangés entre époux, que Jason a violés (21-22, 160-162, 168-170, 207-208, 492-495). En fait, dans l’Athènes du ve siècle, après le décret de Périclès sur la citoyenneté de 451, le caractère légitime du mariage de la femme, qui ne prête pas serment elle-même, est garanti par son père et son mari, et par les témoignages des compagnons de phratrie et de dème, qui garantissent l’existence d’un mariage légitime et la naissance des enfants dans le cadre de ce mariage. Sur les circonstances dans lesquelles pouvait être demandé un engagement à une femme, qui était alors représentée par un homme, et sur les serments de Médée, voir Guettel Cole 1996, 242 ; Allan 2007, 113-124. Sur la nature des témoignages garantissant l’existence d’un mariage légitime, cf. Scafuro 1994, 156-198, particulièrement 165-170.
226 Cf. Rudhardt 1992, 207-208. Aux exemples cités par Rudhardt, on pourra ajouter, tiré du monde mythique, et donc possédant sa valeur propre, le serment que Médée exige du roi Égée pour s’assurer qu’il ne saurait la livrer à ses ennemis : Médée, 735-755.
227 Sur le serment des archontes, voir Ath. Pol., 55.5 ; sur le serment des héliastes, voir Andocide 1.9 et 31. Sur les malédictions prononcées contre ceux qui chercheraient, de quelque manière que ce soit, à nuire à la cité, et que nous connaissons par des allusions d’orateurs du ive siècle, Isocrate, Démosthène, Dinarque et Lycurgue, cf. Rhodes 1972, 36-37 ; sur les cas particuliers de trahison que constituent la corruption, la tromperie et la négociation secrète avec les Perses, cf. infra p. 000 et 000. Sur les serments prêtés par les magistrats et, de manière générale, par tous ceux qui étaient investis d’une charge publique, voir Jost 1992, 132-133 ; Guettel Cole 1996, 227-248 ; Fröhlich 2004, 385-388, 415-418, 535, sur les serments prêtés lors de leur reddition de comptes par certains magistrats à l’époque hellénistique ; Rhodes 2007, 11-25 ; Mirhady 2007, 48-59. Sur le serment des éphèbes, cf. infra, n. 000. Sur les serments internationaux et sur la clause “sans ruse ni tromperie”, cf. Siewert 1972, 32-45 ; Bolmarcich 2007, 26-38 ; Giovannini 2007, 232-235.
228 Inscription d’Acharnes, dans Robert 1938, 296-307 :“Οὐϰ αἰσχυνῶ τὰ ἱεϱὰ ὅπλα οὐδὲ λείψω τὸν παϱαστάτην ὅπου ἂν στοιχήσω· ἀμυνῶ δὲ ϰαὶ ὑπὲϱ ἱεϱῶν ϰαὶ ὁσίων ϰαὶ οὐϰ ἐλάττω παϱαδώσω τὴν πατϱίδα, πλείω δὲ ϰαὶ ἀϱείω ϰατά τε ἐμαυτὸν ϰαὶ μετὰ ἁπάντων· ϰαὶ εὐηϰοήσω τῶν ἀεὶ ϰϱαινόντων ἐμϕϱόνως ϰαὶ τῶν θεσμῶν τῶν ἱδϱυμένων ϰαὶ οὓς ἂν τὸ λοιπὸν ἱδϱύσωνται ἐμϕϱόνως· ἐὰν δέ τις ἀναιϱεῖ, οὐϰ ἐπιτϱέψω ϰατά τε ἐμαυτὸν ϰαὶ μετὰ πάντων, ϰαὶ τιμήσω ἱεϱὰ τὰ πάτϱια. ἵστοϱες θεοὶ Ἄγλαυϱος, Ἑστία, Ἐνυώ, Ἐνυάλιος Ἄϱης ϰαὶ Ἀθηνᾶ Ἀϱεία, Ζεύς, Θαλλώ, Αὐξώ, Ἡγεμόνη, Ἡϱαϰλῆς, ὅϱοι τῆς πατϱίδος πυϱοί, ϰϱιθαί, ἄμπελοι, ἐλάαι, συϰαῖ.”
229 Sur le serment des éphèbes d’Acharnes, cf. Robert 1938, 296-307 ; Daux 1971, 370-383 ; Siewert 1972, 3-4 ; id. 1977, 102-111 ; Ober 2005, 196-20 ; Sebillotte Cuchet 2006a, 297-300.
230 En 418, Alcibiade reprend la formule du serment éphébique pour encourager ses concitoyens à s’attacher à la terre et à considérer comme les bornes de leur cité “le blé, l’orge, la vigne, le figuier, l’olivier” (Plut., Alc., 15.7-8). Sur la manipulation sophistique de la langue par Alcibiade, cf. Ober 2005, 197. Lysias, dans le Contre Ératosthène, 99, reproche en revanche aux Trente d’avoir amoindri la cité (μιϰϱὰν ἐποίουν). Cf. infra p. 000 sur l’accroissement de la cité comme un devoir du bon citoyen.
231 Sur les “hiera”, les “hosia”, et le lien qui existe entre eux, cf. Moulinier 1952, 290-295, particulièrement p. 291, où l’on voit que hosios et hosiôs s’emploient de préférence pour qualifier la conduite à tenir envers les parents et envers les ancêtres ; Rudhardt 1992, 22-36, particulièrement 32-36. Le lien entre les “hosia” et la communauté familiale et, plus largement humaine, avec laquelle est mise en parallèle la communauté des oiseaux, est manifeste notamment dans Les Oiseaux d’Aristophane : à la nouvelle que deux humains sont parmi eux, les oiseaux déclarent qu’ils sont trahis, victimes d’une impiété (πϱοδεδόμεθ’ἀνόσιά τ’ἐπάθομεν·, 327-328).
232 Dans Thucydide 3.55.3, les Platéens affirment que l’honneur ne leur permettrait pas de trahir les Athéniens ; en 5.30.2, les Corinthiens déclarent refuser de “trahir” les cités de Thrace, envers lesquelles ils se sont engagés par serment devant les dieux. Sur le serment dans les accords internationaux, on pourra consulter Lonis 1979, 267-286.
233 Sur l’oraison funèbre à Athènes, cf. Loraux 1981 ; Cohen 2000, 94-103.
234 Sur les égalités et les inégalités dans la démocratie athénienne, cf. notamment Raaflaub 1996, 139-174, particulièrement 154-159 ; Cartledge 1996, 175-185.
235 Les Acharniens s’ouvrent sur les lamentations devant la Pnyx vide, de Dicéopolis, dont le souci majeur, qui devrait être aussi celui de ses compatriotes, est de faire la paix avec les Péloponnésiens (26-29). La pièce des Cavaliers est centrée autour du désir de bien conseiller Dèmos ; Philocléon, dans Les Guêpes (548-630), s’extasie sur le pouvoir des héliastes – qui exerçaient une charge ouverte en droit à tous les Athéniens ; Praxagora, dans L’Assemblée des femmes (173-182), souhaite voir la cité renvoyer ses mauvais chefs.
236 Sur la liberté de parole dans la démocratie athénienne, particulièrement dans la comédie, cf. Henderson 1998, 255-273.
237 Sur le caractère civique du culte d’Apollon Patrôos et de Zeus Herkeios au ive siècle, cf. Ath. Pol., 55.3. Sur les cultes de Zeus Ktèsios, Zeus Herkeios, Apollon Patrôos, Zeus Phratrios et Athéna Phratria, on pourra consulter Mikalson 1983, 63-73 et 83-90 ; Rudhardt 1992, 91, 97, 102, 264, 270-271 ; Jost 1992, 245-249. Sur la figure d’Apollon Patrôos, Apollon “Ancestral”, on se reportera plus particulièrement à Davies 1977, 105-121, particulièrement p. 110 ; Sebillotte Cuchet 2006a, 164-171.
238 Sur l’importance des cultes locaux des dèmes, exaltés devant la communauté civique tout entière dans le cadre des tragédies “attiques”, cf. Krummen 1993, 191-217. Sur les différenciations régionales en Attique au ve siècle, cf. Connor 1994, 38-40.
239 Les étrangers pouvaient assister aux concours et participer à certaines épreuves ; les métèques participaient, dans une certaine mesure, aux fêtes, et pouvaient assurer des liturgies, plutôt à l’échelon local : cf. Whitehead 1977, 80-89 ; Queyrel 2003, 189-190. Sur l’amitié mutuelle qui naît dans la cité d’expériences partagées, cf. Sebillotte Cuchet 2006a, 175-180.
240 Sur la parenté entre citoyens, qui fait que la stasis est une guerre entre frères, cf. Loraux 1987, 5-35, particulièrement 24-35.
241 Sur les liens de parenté à Athènes, cf. Davies 1971 ; Littman 1990 ; Cox 1998. Sur les conflits possibles entre cercles d’appartenance, cf. Pusey 1940, 217-221 ; Herman 1985, particulièrement 125-176 ; Mitchell 1997, 41-72 ; Moggi 1999, 61-72.
242 Sur la tradition orale de l’histoire de la cité à Athènes et ses caractéristiques, cf. Thomas, 1989, 108-123 et 196-237.
243 Pour des études récentes sur la délivrance d’un message politique par les monuments athéniens, cf. Hölscher 1998, 153-183, sur la manière dont les images, sur des supports aussi variés que les monuments, les statues ou les vases, contribuent à créer et à exalter l’identité politique d’une Athènes fière de son histoire et de sa puissance présente ; Boedeker 1998, 185-202, sur la présentation du passé athénien en général dans l’Athènes du ve siècle ; pour une présentation de la manière dont les Athéniens exaltent les hauts faits de leur passé et leur puissance présente, cf. Queyrel 2003, 134-136.
244 Pour les déclarations des ambassadeurs athéniens à Sparte en 432, cf. Thc. 1.73.3-5, 74-76 ; pour l’oraison funèbre prononcée par Périclès, cf. Thc. 2.36.41 et 43. On fera le rapprochement avec les propos prêtés à Socrate par Platon, Mx. 239a-247c. Sur l’oraison funèbre, cf. supra n. 000.
245 Cf. Lavelle 1993, 44-50.
246 Cf. Nouhaud 1982, particulièrement 140-212.
247 Thc. 1.70 : portrait des Athéniens par les Corinthiens ; 1.73, 3-5 à 75 : portrait par les ambassadeurs athéniens à Sparte ; 1.144.4 : premier discours de Périclès ; 2.40-41 : définition des traits de caractère athéniens, audace et réflexion conjuguées, générosité, aisance dans tous les rôles, par Périclès dans son second discours. Sur les traits de caractère “athéniens”, tels qu’ils apparaissent dans l’œuvre de Thucydide, cf. Huart 1968, particulièrement le chapitre intitulé “La psychologie de l’action”, 359-439. Sur le “naturel” athénien, critiqué par les Athéniens eux-mêmes, comme Cléon, pour l’inconséquence et la légèreté qui le caractériseraient, cf. Zimmermann 2005, 147-156, particulièrement 150-151.
248 Thc. 2.61.2 : inconstance des Athéniens, dans le dernier discours de Périclès ; 6.18.2-3 et 7 et 6.24.3 : discours d’Alcibiade en 415 et enthousiasme des Athéniens ; 6.87.3 : discours d’Euphémos à Camarine, évoquant la polypragmosynè des Athéniens.
249 Cf. les propos d’Aethra dans Les Suppliantes d’Euripide, 321-327, à la gloire d’Athènes (générosité), ou dans Les Héraclides, ceux du héraut argien, 176-178 (les Athéniens choisissent les plus faibles pour amis) ou du coryphée athénien, 329-332 (les Athéniens ont l’habitude de soutenir les plus faibles).
250 Démophon, face au héraut argien envoyé par Eurysthée, dans Les Héraclides, et Thésée, secourant son ami Héraclès à la fin d’Héraclès furieux, campent, le premier, un pieux et courageux souverain, l’autre un roi fidèle en amitié. On citera, pour l’opposition entre Thésée et le Thébain Créon, Œdipe à Colone ; pour l’opposition, entre Thésée toujours et le héraut thébain, Les Suppliantes d’Euripide. Une image très négative de Sparte, sans qu’elle puisse être opposée dans la même pièce à un héros athénien, est donnée par Ménélas et Hermione dans Andromaque, et par Ménélas dans Oreste. Pour l’hostilité, décelable dans les tragédies surtout à l’égard de Thèbes, cf. Delebecque 1951, 211-212 ; Goossens 1962, 417-418 et supra n. 000. p. 000
251 Thc. 2.40.2-3 : second discours de Périclès ; 3.38.4-7 et 42-43 : avis contradictoires de Cléon et de Diodotos sur le rôle de la parole ; 7.48.3 : craintes de Nicias face à des calomnies habilement présentées. Sur le rôle du discours et de la persuasion dans les prises de décision à Athènes, notamment à propos des caractères de l’homme d’État qui, en démocratie, doit pouvoir convaincre, comme l’affirme Périclès, cf. Huart 1968, 353-357.
252 L’idéalisation de la cité par ses citoyens se retrouve ailleurs, particulièrement à Sparte, la grande cité rivale, et elle s’opère d’une manière propre à chaque cité. Sur l’idéalisation de Sparte, cf. Ollier 1933, 107-109.
253 Sur la liberté de parole laissée à Athènes aux esclaves et aux métèques, “parce que l’État a besoin des métèques pour une foule de métiers et pour sa marine” (trad. P. Chambry), cf. Ps. Xen., Ath., 1.10-12.
254 On pourra se reporter, dans Les Acharniens, aux scènes avec le marchand mégarien et le marchand béotien, dans lesquelles les deux personnages s’expriment dans leur dialecte, restitué “à l’athénienne” (729-958).
255 Cf. la citation du poème de Solon dans Ath. Pol., 12.4, vers 11-12. Sur le lien entre la “langue attique” et la terre de l’Attique, cf. Sebillotte Cuchet 2006a, 114-115.
256 Thc. 7.63.3-4 : “ἐϰείνην τε τὴν ἡδονὴν ἐνθυμεῖσθαι ὡς ἀξία ἐστὶ διασώσασθαι, οἳ τέως Ἀθηναῖοι νομιζόμενοι ϰαὶ μὴ ὄντες ἡμῶν τῆς τε ϕωνῆς τῇ ἐπιστήμῃ ϰαὶ τῶν τϱόπων τῇ μιμήσει ἐθαυμάζεσθε ϰατὰ τὴν Ἑλλάδα, ϰαὶ τῆς ἀϱχῆς τῆς ἡμετέϱας οὐϰ ἔλασσον ϰατὰ τὸ ὠϕελεῖσθαι ἔς τε τὸ ϕοβεϱὸν τοῖς ὑπηϰόοις ϰαὶ τὸ μὴ ἀδιϰεῖσθαι πολὺ πλέον μετείχετε. ὥστε ϰοινωνοὶ μόνοι ἐλευθέϱως ἡμῖν τῆς ἀϱχῆς ὄντες διϰαίως ἂν αὐτὴν νῦν μὴ ϰαταπϱοδίδοτε.”
257 Thc. 7.69.2 : “πατϱίδος τε τῆς ἐλευθεϱωτάτης ὑπομιμνῄσϰων ϰαὶ τῆς ἐν αὐτῇ ἀνεπιτάϰτου πᾶσιν ἐς τὴν δίαιταν ἐξουσίας.” Sur la rhétorique patriotique de Nicias, cf. Sebillotte Cuchet 2006a, 228-231.
258 Dans la Politique, 6.2.1-4, Aristote, étudiant les principes des démocraties, met en avant la liberté de “mener sa vie comme on veut”. À propos de la liberté, étroitement liée au régime démocratique, qui caractérise le genre de vie athénien, et à propos de ses limites, cf. Wallace 1994, 127-155 ; id. 1996, 105-119 ; Henderson 1998, particulièrement p. 255-260. Toute la question est de savoir où s’arrête la liberté, où finit le désaccord et où commence la trahison.
259 L’indépendance est le souhait qu’exprime toute cité grecque, mais ce souhait est souvent démenti dans les faits, au moins jusqu’à la guerre du Péloponnèse et même jusque dans les premières décennies du ive siècle, par les luttes entre factions qui n’hésitent pas à faire appel à une puissance étrangère pour s’emparer du pouvoir et dominer la faction rivale. Il est vrai que la domination ou, tout au moins, l’influence d’une autre cité grecque laisse subsister le lien entre la communauté civique et ses dieux : celui-ci en revanche risque d’être dénaturé par une domination non-grecque. Sur la collaboration avec l’étranger, ou la compromission avec l’étranger, dans le cas d’Athènes, après l’époque archaïque et les guerres médiques, cf. infra le Chapitre III. Sur l’importance de la stasis, endémique dans les cités grecques malgré l’attachement proclamé à l’indépendance, ou tout au moins à l’autonomie, par chaque cité, cf. notamment Hansen [1998] 2001, 118-119 et bibliographie, p. 266-268.
260 Par bien des aspects, la lutte contre les Perses, depuis la conquête des cités grecques d’Asie jusqu’à la seconde guerre médique est ressentie par les Grecs comme une lutte contre des ennemis qui sont foncièrement étrangers et peuvent remettre en cause la nature des relations au territoire ; les guerres entre Grecs en revanche prennent souvent un aspect de guerre civile.
261 Cf. p. 000. À un moment donné peut se poser la question de savoir s’il faut demeurer sur la terre de la patrie qui est asservie ou risque de l’être : tel est le dilemme de la seconde guerre médique pour les Athéniens avant Salamine, dilemme qu’avaient connu les Phocéens au moment de la conquête de leur cité par les Perses. En 413, Nicias déclare à ses soldats : “Car ce sont les hommes qui font une cité et non des remparts et des navires vides de troupes.” (Thc. 7.77.7, trad. D. Roussel).
262 La lamentation perpétuelle, que Périclès condamne dans son oraison funèbre (Thc. 2.44), le thrène sans fin, rendent l’amnistie et la reconstruction impossibles : à propos du thrène sans fin d’Électre chez Sophocle, et du refus d’amnistie d’Agamemnon (El., v. 481), cf. Loraux 1999, 38 et 40-41. Le politique est fondé “sur le consensus et le vivre ensemble” : cf. Loraux 1997. Sur la capacité de continuer à vivre ensemble, voir Ober 2005, 2-10.
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