Chapitre V. Vivre comme des dieux, puis mourir ensemble : les dernières années du parti d’Antoine (36-30)
p. 231-305
Texte intégral
1À l’automne 36, les différents acteurs de la guerre civile abordent un tournant décisif. L’élimination de Lépide et la défaite de Sextus Pompée confortent la position d’Octavien, qui semblait pourtant dans une position délicate, dix-huit mois plus tôt. À l’inverse, les Antoniens connaissent un certain nombre de difficultés : la défaite face aux Parthes et l’ultime campagne de Sextus Pompée. La réputation d’Antoine en ressort amoindrie. Faut-il, pour autant, aborder la dernière phase de l’évolution du parti antonien avec l’assurance que la défaite finale est déjà inscrite dans chacune de ses réalisations et résumer son histoire, entre 36 et 30, comme une série ininterrompue de revers et de trahisons ? Pour cette période, plus que toute autre, on perçoit la justesse du sentiment qu’exprimait R. Syme dans l’introduction de la Révolution Romaine “Il est (.) difficile d’écarter la conviction que tout devait se produire ainsi”. Cela, parce qu’Actium a été célébrée par les poètes et les prosateurs, non comme une simple bataille, mais comme une aube nouvelle.
2Cependant, bien des éléments viennent combattre ce déterminisme, malgré notre connaissance de l’issue et notre dépendance exclusive des sources inspirées par le vainqueur. En effet, la déroute de Sextus Pompée libère des forces et des personnalités importantes, qu’Antoine emploie sans tarder. De plus, en 34, les triomphes du triumvir à Alexandrie et de Sosius à Rome sont célébrés pour convaincre leurs contemporains que la capacité de vaincre des Antoniens demeure intacte.
3En revanche, ce qui semble inéluctable c’est l’affrontement entre les deux partis. La détérioration des relations après Tarente se devine à plusieurs symptômes. Les réajustements nécessaires au fonctionnement du triumvirat, qu’il s’agisse d’une remise en question des pouvoirs ou du partage des troupes, se règlent par le biais de médiateurs et non plus directement entre les triumvirs1. La propagande, même avant la crise de 32, adopte un ton plus venimeux. Les armées du triumvirat demeurent sur le pied de guerre, alors que ses derniers ennemis ont disparu. Cette tension entre les duces et cette compétition entre leurs partis caractérisent la dernière phase de ce régime. En outre, au cours de ces années, un trait de la politique d’Antoine s’accentue : à la recherche de soutiens qui augmentent ses forces, il accorde un place grandissante à l’alliance lagide. Cette politique, vivement contestée à Rome, divise ses propres rangs.
4Ces facteurs modifient en profondeur le parti antonien durant cinq ans. L’appoint des derniers fidèles de Sextus Pompée est contrebalancé par les défections ou la retraite de personnages de marque. Loin de se scléroser, ce groupe politique renouvelle, donc, ses élites. Cependant, l’attention se porte plus volontiers sur les facteurs de désunion et d’affaiblissement, car l’échec d’Antoine s’accompagne de l’effritement de son parti. Aux yeux de la postérité, les Antoniens portent la responsabilité de la mort de Sextus Pompée ainsi que de la rupture de 32 et ils perdent la bataille de la propagande avant de perdre la guerre.
5Après Actium, il leur resta une dernière tâche à accomplir, celle de survivre à Antoine. Les ralliements ou le pardon d’Octavien, dernier avatar pour des hommes qui avaient juré fidélité parfois à deux ou trois chefs successifs, sauvèrent une partie d’entre eux de la mort civique ou du trépas, non sans quelque dommage pour leur réputation. Les dernières instants du parti antonien ne sont pas les moins intéressants. La volonté délibérée de réutiliser les anciens adversaires que manifesta Octavien, élevée à la hauteur de principe de gouvernement, si l’on en croit le de Clementia de Sénèque, montrait, mieux que ses triomphes révolus, les forces et les compétences que détenait le parti vaincu2.
I. L’illusion des derniers succès
6Bien sûr, au premier rang des causes de l’échec d’Antoine, chez les auteurs antiques, figurent la funeste passion qu’inspira Cléopâtre et les revers militaires qui en découlent. Mais les relations du triumvir avec les principaux membres de son parti nourrissent, également, leur réflexion sur l’affaiblissement progressif du triumvir. On rencontre, chez Velleius, l’idée selon laquelle Antoine a perdu la guerre, avant que les armes en décident à Actium, parce que les forces centrifuges et le pressentiment de la défaite sont venus à bout de la cohésion du parti3.
Le ralliement des derniers Pompéiens
7L’arrivée de Sextus Pompée en Orient, après sa défaite à Nauloque, paraît lourde de conséquences pour les Antoniens. À court terme, elle contraint les gouverneurs de Macédoine et d’Asie à prendre des mesures pour décourager ses velléités belliqueuses. À moyen terme, elle oblige Antoine et les siens à se prononcer sur le sort qui doit être réservé au fils du Grand Pompée et aux lambeaux de son parti. À long terme, si l’on peut qualifier ainsi les quatre années qui séparent l’exécution de Milet de la défaite d’Actium, elle apporte des modifications notables dans la composition du parti, en adjoignant un nouveau clan à ceux qui existent déjà.
8Lorsque Sextus Pompée aborde sur les côtes de Lesbos, au début de l’hiver 36-35, il peut compter sur un certain affaiblissement des Antoniens. Ceux-ci sont préoccupés par la dernière phase de l’expédition parthique, dont les résultats désastreux ne sont pas encore connus, sinon par des rumeurs. Presque toutes les forces orientales ont été engagées dans l’opération ; l’Asie est dégarnie de troupes et Octavien n’a pas eu le temps de restituer les navires qui lui ont été prêtés pour la campagne de Sicile ; dès lors, Sextus n’a pas à craindre de riposte immédiate à ses initiatives. Son installation à Mytilène ne provoque donc aucune réaction de la part du gouverneur antonien, C. Furnius. Ce dernier demeure dans l’expectative, contraint et forcé4, car il n’a pas de troupes à opposer à Sextus, aucune consigne d’Antoine à appliquer, ni d’indication sur les intentions de son adversaire et, surtout, aucun prétexte pour l’attaquer, puisqu’il hiverne tranquillement dans l’île. Il n’est pas sûr non plus de la fidélité des notables indigènes, car le grand Pompée a légué à son héritier des liens privilégiés avec tout l’Orient ; Furnius lui-même a été un ami du conquérant5. Quand Sextus commence à agir, en envoyant des ambassades à Antoine et aux rois clients, ainsi qu’aux Parthes, le gouverneur ne s’y oppose pas davantage : dans ce domaine, la décision appartient à plus puissant que lui. Lorsque les intentions belliqueuses de Pompée deviennent claires, le gouverneur fait appel à ses voisins, Ahenobarbus et Amyntas, en attendant que la flotte de Titius et les ordres d’Antoine lui parviennent. La brève campagne qui suit est révélatrice du fonctionnement du parti antonien.
9Sextus Pompée a tenté sa chance lorsqu’il a acquis la certitude de la défaite d’Antoine. Il escomptait profiter des divisions engendrées par la déroute et pouvait penser que les forces centrifuges du parti seraient libérées par un revers. Il n’en fut rien. Tout au contraire, l’affrontement avec le jeune Pompée permit de mesurer la discipline du parti antonien ; l’obéissance et la fidélité s’affirmèrent comme les caractéristiques essentielles des protagonistes de l’affaire de Milet. Furnius, comme cela avait été le cas de Ventidius durant la guerre de Pérouse, n’entreprit rien sans un ordre de son chef. Il est vrai que, dans ces deux circonstances, la route à suivre n’apparaissait pas clairement et que la décision qu’il leur fallait prendre engageait l’avenir de la guerre et du parti. M. Titius n’agit pas selon sa propre fantaisie : que ce soit le triumvir lui-même, ou Plancus, qui ait décidé de tuer Sextus, les tablettes qui en donnaient l’ordre portaient le sceau d’Antoine. Malgré sa défaite contre les Parthes, il demeure alors le chef incontesté de son parti et aucun indice d’insubordination n’apparaît encore. Par ailleurs, cette courte crise révèle la cohésion des Antoniens. Sextus Pompée essaie de l’éprouver, en faisant enlever Ahenobarbus, ou en corrompant les unités qu’Octavie conduit vers Antoine. Il est certain que sa cause devait rencontrer des sympathies dans les rangs d’anciens Républicains qui n’avaient pas, à son égard, les préventions que nourrissait Ahenobarbus. Dans les deux cas, pourtant, Sextus échoue. Un détail témoigne, au contraire, de l’harmonie qui régnait entre les lieutenants d’Antoine : Furnius fait appel à Ahenobarbus pour l’aider à lutter contre Pompée, malgré tout ce qui les sépare, leurs engagements durant la guerre civile et leur appartenance à des clans antagonistes6.
10La démarche d’Antoine semble également très instructive. Il envoie un légat, chargé uniquement de régler le sort de Sextus Pompée. Le mandat confère à son lieutenant de grands pouvoirs. En effet, d’une part, son autorité l’emporte sur celle des autres légats en ce qui concerne cette affaire7 ; d’autre part, il reçoit une mission ouverte : il lui appartient de régler le sort de Sextus Pompée, en fonction de la situation et de l’attitude de son interlocuteur8. Titius tient ses ordres directement d’Antoine9 et n’est responsable que devant lui. Ses pouvoirs sont cependant limités, dans la mesure où il dépend du gouverneur de Syrie pour les troupes qu’il doit recevoir. Dans les faits, cela ne retranche rien à ses prérogatives, puisque le gouverneur de Syrie n’est autre que son oncle Plancus10. Le choix de l’homme paraît déterminant. Comme d’ordinaire, Antoine a pris un intermédiaire qui conserve des attaches dans le camp avec lequel il doit négocier. En effet, le père de Titius était un Pompéien et Marcus, lui-même, doit sa grâce à Sextus11. En revanche, un fait étonne a priori : M. Titius apparaît, en tant que sénateur, d’un rang modeste, puisqu’il n’a géré la questure que l’année précédente12. Une première interprétation consiste à penser qu’Antoine, préoccupé par les conséquences des revers qu’il a subis, néglige Sextus Pompée, dont la défaite paraît d’ores et déjà consommée. Deux arguments contredisent cette hypothèse : d’une part, il est manifeste que le sort de Sextus engage l’avenir des relations entre les deux triumvirs ; d’autre part, Antoine confie à son légat des forces navales importantes, cent vingt navires, ce qui montre qu’il prend au sérieux la menace que fait peser le vaincu de Nauloque. Cette mission bouleverse l’ordre hiérarchique apparent, puisque le gouverneur de l’Asie, de rang prétorien, est subordonné à Titius. En fait, la parenté de ce dernier avec Plancus le place plus haut que Furnius dans la hiérarchie des Antoniens. Marc-Antoine place sa confiance dans le gouverneur de Syrie, dépositaire de son sceau durant son absence. De nombreux signes de la faveur de Plancus peuvent être relevés ; il est de toutes les fêtes à la cour. ; son rôle d’arbitre dans le pari de la perle et sa présence dans une pantomime où il personnifiait Glaucos sont passés à la postérité. Ce courtisan à l’échine très souple partage les secrets politiques d’Antoine13. Titius part à la rencontre de Sextus Pompée, nanti de ses conseils, autant que des ordres d’Antoine. Cet épisode témoigne, donc, de la cohésion et de l’efficacité du parti malgré ses revers récents.
11Titius arrive en Asie pour recueillir l’adhésion des chefs pompéiens qui désertent alors. La perte est cruelle pour Pompée : ceux qui l’abandonnent à ce moment sont des partisans fidèles qu’aucune épreuve n’avait pu décourager jusque là. Plusieurs motifs ont incité ces hommes à se rallier au plus vite, au premier rang desquels la situation militaire. Ils prennent leur décision lorsque les cent vingt navires de Titius opèrent leur jonction avec les soixante-dix bâtiments rétrocédés par Octavien et les troupes rassemblées par Furnius. Pompée ne dispose plus que de dix-sept navires et de trois légions Le rapport de forces s’inverse. Plus que l’argument numérique, c’est le bouleversement stratégique qui les a inquiétés. Il leur faut renoncer à la guerre navale, où ils sont passés maîtres, pour une campagne terrestre, où la ruse ne peut durablement contrebalancer la puissance. Ils savent que Sextus n’est pas prêt pour une expédition de cette sorte. Au surplus, un hiver à Mytilène leur a sans doute permis de juger que, dans un Orient profondément remanié par Antoine, le souvenir du grand Pompée, bien qu’encore vif, ne suffisait pas à soulever les peuples. Quant à l’alliance avec les Parthes, la triste fin de Labienus en montrait les limites et les périls.
12Les calculs militaires n’entrent pas seuls en ligne de compte dans la décision des plus proches lieutenants de Sextus. Certains, comme Libo et Sentius Saturninus, étaient des conseillers écoutés. Libo militait, depuis 40, en faveur d’une alliance avec Antoine, à ses yeux le triumvir le plus fiable et le plus solide. Il était presque parvenu à ses fins lors de la guerre de Pérouse, mais la conclusion de la paix de Brindes contraria une première fois ce projet. Pour autant le fil des négociations n’était pas complètement rompu et c’est par son truchement qu’Antoine et Octavien passèrent pour négocier les accords de Misène. Les relations entre les Pompéiens et Antoine n’ont jamais été vraiment hostiles. Les deux adversaires se sont longtemps ménagés ; Sextus, probablement, sous l’influence de Libo. Lors de la fuite vers l’Asie, ce dernier entendait sans doute jouer une dernière carte, conclure une alliance avec Antoine, comme celle qui avait été contractée par Ahenobarbus, cinq ans plus tôt. Libo a peut-être convaincu son chef du bien-fondé de sa politique, mais ce dernier, une fois installé à Mytilène, change d’avis, en misant sur l’affaiblissement d’Antoine. L’ambassade qu’il envoie à Alexandrie se fait l’écho de la politique de Libo, mais ne reflète pas les intentions de Sextus Pompée et ses préparatifs belliqueux achèvent de ruiner les espoirs de son beau-père. La reddition sans condition est la seule issue qui demeure possible. L’aile pro antonienne du parti pompéien s’y résout. Il n’est pas certain que tous les déserteurs nommés par Appien aient appartenu à ce groupe. Libo, Sentius Saturninus et vingt, en font certainement partie. Minucius Thermus peut se targuer de bonnes relations avec les Antoniens : il fut, pour Lucius Antonius, un supérieur finalement bienveillant, en Asie, en 49. Ce lien est ténu et ancien, mais suffisant pour toucher Antoine. En revanche, ni Fannius, ni Cassius de Parme, ni Nasidius, ni D. Turullius, n’ont de relation privilégiée avec Antoine à notre connaissance.
13Le sort de ces Pompéiens, dans les années suivantes, n’est pas toujours bien connu. Cependant, ceux dont on peut suivre la trace sont employés par Antoine, à des missions politiques et militaires. L’exemple de Libo, consul en 34, dès son adhésion au parti antonien, montre que ceux qui ont été désignés à des magistratures par le traité de Misène les gèrent finalement, bien qu’ils en aient été officiellement dessaisis par les accords de Tarente. Leur ralliement à Antoine efface donc les conséquences de leur fidélité à Sextus Pompée. D. Turullius et Q. Nasidius commandent la flotte lors de la campagne de 31 ; leur expérience au service de Pompée est mise à profit par le triumvir. Cassius Parmensis, Césaricide et adversaire déterminé du jeune César, ne peut que redouter une victoire d’Octavien. Antoine utilise son ironie mordante dans la polémique qui l’oppose à son ancien collègue. Il attaqua rudement Octavien sur ses origines14 et celui-ci se vengea dès que Cassius fut à sa merci15.
14Les Pompéiens s’intègrent donc au parti antonien ; mais, en les acceptant à ses côtés, Antoine prête le flanc aux accusations d’Octavien. L’adhésion de Tyrannicides et d’anciens Pompéiens à la cause de son rival permet à celui-ci de s’affirmer comme le seul héritier de César et de laisser entendre qu’Antoine a oublié ses anciens amis.
15Cependant, cet argument ne semble pas le plus usité par sa “propagande”. Le plus grave de l’affaire, aux yeux de l’opinion publique, fut l’exécution sans jugement de Sextus. Cette polémique concerne cette étude, en ce sens que l’opprobre fut partagée par les subordonnés d’Antoine et le triumvir lui-même.
16Velleius, Appien et Dion affirment que Titius a obéi à un ordre écrit d’Antoine. Mais, tous les trois reconnaissent une part de responsabilité au légat. Velleius, après avoir affirmé que Titius avait assassiné Sextus “iussu Antonii”16, rapporte qu’il dut quitter le théâtre de Pompée sous les huées, quelque temps plus tard, car la plèbe voyait en lui le principal coupable de ce forfait17. Il est vrai qu’en donnant un spectacle en ce lieu qui, plus que tout autre, célébrait la grandeur de cette famille, le neveu de Plancus provoquait la foule. Son choix fut mauvais, mais pas innocent. Il voulait montrer ainsi que sa victoire avait définitivement abattu l’arrogance de cette famille, qui avait prétendu au pouvoir suprême et avait affamé la Ville. Il avait compté sans la grande popularité que conservait, malgré tout, Sextus Pompée à Rome. L’échec fut cuisant et la démonstration se fit à ses dépens. Le théâtre, une fois de plus, prend la relève du forum. Il est utilisé par les gouvernants pour diffuser leur propagande et pour en saisir les effets ; en retour, il offre un espace privilégié à l’opinion publique pour se manifester spontanément et librement18. Velleius, en rapportant cet incident, incite le lecteur à conclure également à la culpabilité du légat.
17Dion Cassius, pour sa part, affirme qu’Antoine a délivré deux ordres contradictoires : tout d’abord, sous le coup de la colère, celui d’exécuter Sextus ; ensuite, après mûre réflexion, celui de l’épargner. Le second messager aurait devancé le premier et Titius, confronté à ce dilemme, choisit d’obéir aux directives qu’il a reçues en second, sans tenir compte de leur chronologie initiale. Cette version inciterait à croire à l’innocence du légat ; mais elle semble peu fiable. En effet, Appien, qui cite l’ensemble des versions qui sont venues à sa connaissance, ne connaît pas celle-ci. Les commentateurs modernes19 de Dion Cassius, font le rapprochement avec un passage de Thucydide où l’historien grec raconte qu’Athènes avait envoyé, coup sur coup, deux décrets contradictoires, l’un, ordonnant de châtier l’ensemble des Mytiléniens, l’autre, plus clément, enjoignant de limiter les exécutions aux seuls meneur. Ce texte a sans doute influencé Dion, mais l’anecdote a probablement été forgée par les rhéteurs ou les moralistes des générations précédentes. Dion nous apprend, en effet, que l’ingratitude de Titius était devenue un exemplum20.
18Le récit d’Appien paraît le plus complet. Pour la fin de Pompée, il propose à ses lecteurs, trois versions différentes, avec deux variantes pour la dernière. Selon lui, soit Titius a agi de lui-même, soit il a obéi à un ordre d’Antoine, soit il a reçu un ordre de son oncle, qui possédait le blanc-seing d’Antoine. Dans ce dernier cas, cette décision relève de la seule appréciation de Plancus ; soit le gouverneur, fort de l’assentiment tacite du triumvir, prend la responsabilité sur lui21, soit il escompte mettre Antoine devant le fait accompli.
19La question ne peut être tranchée, mais il est loisible de relever plusieurs faits. En premier lieu, Appien, le mieux informé des narrateurs, évoque la possibilité d’une initiative personnelle de Titius. En effet, sa mission, si l’on en croit l’auteur alexandrin, lui enjoint de recevoir la soumission de son adversaire ou de le mettre à mort, selon qu’il montre de la bonne volonté ou qu’il manifeste des intentions belliqueuses. Sex. Pompée a amplement prouvé son hostilité. En théorie, le légat n’a pas besoin d’en référer au triumvir. Dans les faits, il a sans doute demandé de nouveaux ordres, car la question était cruciale. En second lieu, ces hypothèses permettent de juger de la puissance du clan de Plancus, omniprésent dans cette affaire, et de la faveur dont il jouissait alors auprès d’Antoine, puisque ce dernier leur donne carte blanche à l’un et à l’autre. Il reste à savoir s’ils n’ont pas abusé de ce pouvoir. Il n’est pas nécessaire, on l’a vu, de penser que Titius avait un compte personnel à régler avec Sextus pour expliquer l’exécution. D’après “certains”, — Appien ne révèle pas ses sources — Plancus aurait pris cette décision pour combattre l’influence de Cléopâtre, qui désirait que l’on s’allia à Sextus, qu’elle affectionnait en souvenir de son père. La reine d’Égypte sert une fois de plus de prétexte commode. Décider la mort de Sextus Pompée était, pour Antoine, à la fois nécessaire et embarrassant. D’une part, il représentait un réel danger pour la stabilité de son domaine et l’entente avec Octavien exigeait qu’il le sacrifiât. En contrepartie, son exécution attirait sur lui l’impopularité. À quelles conclusions peut-on s’arrêter ? Une fois Sextus capturé, il est hautement probable que Titius a envoyé un rapport très sévère sur les activités de son adversaire et a demandé des ordres à Antoine, par l’intermédiaire du gouverneur de Syrie. Plancus n’a peut-être pas jugé opportun de transmettre ces demandes à Alexandrie et a pris l’initiative d’ordonner le châtiment. Cependant, il est plus probable de penser qu’il a informé son supérieur.
20De toute façon, que le triumvir soit intervenu directement, ou qu’il ait été mis devant le fait accompli, il a approuvé cette mesure. Plusieurs faits le montrent. Il a accepté les honneurs qui lui ont été décernés en remerciement de sa victoire sur Sextus22 ; par là même, il a endossé la responsabilité de l’ensemble des opérations. Les acteurs n’ont pas subi de disgrâce, bien au contraire. Plancus s’élève encore dans la hiérarchie du parti et participe à l’élaboration de l’idéologie dionysiaque que le triumvir tente d’instaurer. Avec Titius, il est dans le secret du testament d’Antoine, qui ne peut être antérieur à 34. Seul, C. Furnius, ne paraît pas récompensé de ses peines. Mais, cette impression provient uniquement des lacunes de notre information et une anecdote, rapportée par Plutarque, laisse entendre qu’il était toujours en faveur. Au moment de la rupture entre les deux triumvirs, Calvisius Sabinus calomnia Antoine pour provoquer au Sénat un mouvement d’opinion favorable à Octavien. Il l’accusa d’avoir abandonné une audience publique, où plaidait Furnius, pour suivre Cléopâtre23. Son amour pour la reine lui faisait perdre le sens des convenances et le conduisait à faire injure à Furnius. Faut-il voir là l’indice de la disgrâce de l’ancien gouverneur de l’Asie ? Bien au contraire ; Plutarque ajoute que ces allégations étaient, pour la plupart, mensongères et laisse entendre qu’elles ne reçurent pas grand crédit24. De plus, Furnius demeura au service d’Antoine jusqu’à Actium25, et obtint d’être désigné au consulat, pour 32 ou 31, ce qui permet de supposer qu’il estimait que son chef reconnaissait ses talents.
21Il reste à expliquer pourquoi, alors qu’Antoine a consenti à l’exécution, les sources se révèlent si contradictoires et si confuses. À partir de 32, la mort de Sextus Pompée est devenue un des sujets de la propagande. Certains partisans zélés ont tenté d’alléger la responsabilité d’Antoine, en rejetant la culpabilité sur Plancus et Titius, les deux traîtres. Cela explique le manichéisme de la version d’Appien. Il y a les bons Antoniens, Furnius et Ahenobarbus, les mauvais, Plancus et Titius. Ces derniers portent la responsabilité de l’exécution, sans jugement et pour des raisons obscures, d’un citoyen romain de première importance, alors que les deux autres personnages ont montré la plus grande modération dans cette affaire. Furnius s’est contenté de défendre sa province26 et a refusé de statuer sur le cas de Sextus. Ahenobarbus, lorsqu’il a surpris les desseins de Curius, l’a fait mettre en jugement. Il y a de fortes chances pour que la source utilisée par Appien provienne du camp antonien et date de la période comprise entre l’été 32 (trahison de Plancus et de Titius) et l’été 31 (désertion d’Ahenobarbus, capture de Furnius). Cependant, on ne peut exclure que ces allégations proviennent du pamphlet écrit par Asinius Pollio après la mort de Plancus. D’ailleurs, le destin tragique du dernier fils du grand Pompée, ainsi que l’ingratitude de Plancus, fournirent aux générations suivantes un sujet de méditation morale et de déclamation.
Les clans
22C’est un lieu commun de décrire les rivalités qui divisent l’entourage des héros de la guerre civile : dans le camp auquel la victoire est promise, elles passent pour une stimulante compétition ; chez ceux qui vont perdre, elles sont présentées comme un égarement destructeur27. Le parti antonien ne fait pas exception à cette règle. D’ailleurs, les rivalités entre les principaux lieutenants du triumvir n’apparaissent pas brutalement en 36, après la défaite parthique. Selon Appien, lors de la guerre de Pérouse, déjà, un âpre conflit d’ambitions a compliqué et retardé l’intervention des légats28. Ventidius se défie de Pollio et de Plancus. À la méfiance réciproque s’ajoute, probablement, une querelle de préséance entre Pollio, consul désigné pour 40, et les deux consulaires. Le seul homme qui aurait pu trancher la question, C. Fufius Calenus, demeura en retrait. La division des chefs explique, pour une part, la dispersion des forces antoniennes lors de la retraite. Il convient d’examiner si ces oppositions se sont révélées dans d’autres circonstances et si elles ont constitué un élément de paralysie dans les dernières années.
23En vérité, l’hostilité est patente entre les principales personnalités antoniennes. Certaines paraissent d’ordre privé. Ainsi, Plancus méprise P. Ventidius, qu’il surnomme “le muletier”. Il est vrai que cette moquerie figure dans une lettre à Cicéron et que Plancus assure ainsi l’orateur, dont il recherche l’appui, de sa fidélité aux traditions. Cette allusion injurieuse au passé de fournisseur aux armées du Picénien est reprise également par ses détracteurs. Ventidius illustre pour tous, l’homme nouveau, entré au Sénat, grâce à ses talents militaires et à la volonté de César, sans être dégrossi29. Certes, en attaquant son adversaire sur la modestie de ses origines, Plancus suit une tradition bien établie à Rome, mais cet antagonisme n’est pas superficiel. Elle révèle les arrière-pensées de deux des principaux lieutenants d’Antoine, appelés à coopérer. Si, pour Plancus, Ventidius est un soldat brutal et grossier, ce dernier, en retour, ne témoigne aucune confiance dans la loyauté de son collègue. Les oppositions entre les légats du triumvir ont, en fait, généralement, des causes profondes, d’ordre moral ou politique. Ce que Messalla fustige chez Dellius, ce sont sa versatilité politique et son opportunisme cynique. L’antagonisme entre Canidius et Ahenobarbus se manifeste au sujet de Cléopâtre.
24Par ailleurs, on devine des clivages profonds, entre les Antoniens issus des rangs césariens et ceux qui viennent du camp républicain. Une anecdote, rapportée par Sénèque le Rhéteur, permet d’en juger30. Messala avait convié, un jour, Pollio à écouter chez lui une lecture de Sextilius Ena. Ce dernier choisit de traiter de la mort de Cicéron et la présenta comme la fin de l’éloquence latine. Il fut applaudi par Messala et ses amis, mais Pollio se fâcha et partit. Sextilius a peut-être froissé son orgueil d’orateur, mais cette explication ne rend pas compte de tous les motifs de l’ancien Césarien. Sénèque cite, par ailleurs, un extrait des Histoires où Pollio juge durement Cicéron : un grand orateur, un consul heureux, mais un piètre homme politique, faible et hésitant, qui s’est gravement trompé en 4331. Aux yeux de Messala, au contraire, Cicéron incarnait le dernier défenseur de la liberté. En 32, les divergences entre les deux consuls reflètent la même opposition. À l’attitude temporisatrice et conciliante du Républicain Ahenobarbus, s’oppose l’extrémisme du Césarien Sosius, que la rupture n’effraie pas. Les haines irréconciliables qu’ont engendrées les guerres civiles, dans l’élite romaine, sont illustrées par l’exemple de Plancus. Ce dernier est hostile au ralliement d’Ahenobarbus, et lui manifeste ouvertement sa méfiance. D’ailleurs, l’animosité paraît réciproque et profonde. En 22, L. Domitius, le fils du consul de 32, humilie publiquement Plancus, censeur cette année-là, en le contraignant à lui céder le pas dans la rue32. Il est vrai qu’aux yeux des Romains, Plancus porte la responsabilité de la mort de D. Junius Brutus et partage avec son neveu celle de l’exécution de Sextus Pompée. Aucune entente ne paraît possible avec les anciens Pompéiens. En outre, les proscrits ont la mémoire longue : Coponius, qui dut probablement son inscription sur la liste à Plancus, ne lui épargne pas les sarcasmes, lorsque ce dernier trahit Antoine. Plancus s’est aliéné également ses anciens compagnons. Asinius Pollio, après avoir été un ami précieux, l’a poursuivi ensuite d’une haine tenace, en publiant, après sa mort, un pamphlet féroce auquel Velleius emprunte ses meilleurs traits. Ces divisions qui ont donc survécu à la défaite d’Actium et à l’avènement du principat, affaiblirent sans doute le parti d’Antoine. Mais celui d’Octavien, qui ressort victorieux de cette guerre, n’est pas moins hétérogène. Il n’y a donc là qu’un explication partielle33.
25Il n’en reste pas moins vrai, le ralliement des Pompéiens, en 35, creusa un peu plus le fossé entre les diverses composantes de la faction antonienne. En effet, il s’agit là d’extrémistes, parents et fidèles de Sextus Pompée, ou Césaricides, auxquels ne reste que cette issue. Ce groupe ne peut, en aucun cas se mêler aux anciens Césariens. La coexistence paraît irréalisable entre le conjuré Cassius Parmensis et Marcius Censorinus, qui défendit le dictateur, au Sénat, lors des Ides de Mars. Ils ne sauraient davantage frayer avec les anciens Républicains qui, pour certains, Ahenobarbus par exemple, leur montrent une hostilité non déguisée34. Ces divisions compliquent certainement la politique d’Antoine à l’égard des siens. Il doit demeurer vigilant et maintenir la balance égale entre tous, pour éviter de déclencher un conflit, ou de voir des amis fidèles déserter. Il doit consolider ses liens avec les nouveaux venus, sans paraître les favoriser au détriment des partisans de la première heure. Il n’est pas certain qu’il y soit toujours parvenu.
26Par ailleurs, la compétition entre les principaux chefs du parti d’Antoine, qui apparaît comme une donnée constante, ne constitue pas, seulement, un facteur de paralysie. Les magistratures et les triomphes sont l’enjeu d’une brigue féroce35. Lorsque Ventidius remporte ses victoires sur les Parthes, il suscite la jalousie des autres légats d’Antoine. Plancus, qui gouverne l’Asie, au même moment, rappelle sur ses monnaies qu’il a été proclamé imperator par ses troupes et noue des liens solides avec les communautés de sa province, en particulier Mylasa. Sosius obtient de triompher sur la Judée pour faire reconnaître la part qu’il a prise à la reconquête de l’Orient. Cette émulation sert les intérêts d’Antoine, en ce qu’elle offre au peuple romain l’image d’un parti dynamique et qu’elle amplifie l’écho de ses victoires. Mais, elle lui nuit tout autant. Ainsi, lorsque Flavius Gallus, durant la retraite en Arménie, obtient l’autorisation d’attaquer les Parthes, son désir de se distinguer manque de conduire une légion à sa perte. Cet épisode, en outre, montre la mauvaise volonté des membres de l’état-major de l’infanterie, principalement Canidius Crassus, qui font en sorte que l’ambitieux subisse toutes les conséquences de son geste. Ils laissent la situation se détériorer, en envoyant le moins de renforts possible. Par erreur tactique, ou pour décourager de nouvelles initiatives, ils sacrifient une partie de leurs soldats. L’anecdote, rapportée par Plutarque36, provient probablement du récit de Dellius37, qui accable ici également le jeune officier et ses supérieurs, à l’exception de Titius et d’Antoine. Elle révèle l’acuité des conflits entre les membres du commandement antonien, ainsi que leur désarroi lors de la retraite.
27Les conflits personnels sont prolongés par une compétition entre leurs clans. Pas plus qu’Antoine, ses principaux lieutenants ne sont seuls. Bien au contraire, leur position dans l’entourage antonien s’appuie sur la puissance de leur clientèle et de leur réseau familial. C’est d’elle que provient leur autorité et leur relative autonomie. Afin de discerner les arrière-plans de ces luttes d’influence, il importe de connaître les clans et d’en délimiter les contours.
28Celui de Munatius Plancus semble le mieux connu. En effet, on peut suivre son évolution depuis 44, grâce à la correspondance qu’il entretient avec Cicéron, et cela jusqu’en 32, car il suscite, l’intérêt, souvent critique, d’Appien, de Velleius et de Dion Cassius. Son entourage se compose de divers groupes, dont le plus proche est composé par ses parents. Ses frères, Plotius et Byrsa, le premier, Républicain, le second, Antonien, ont disparu et cédé la place, depuis 43, au jeune neveu de Plancus, le fils de Munatia, M. Titius. Leur rôle et leurs missions paraissent variés ; cela va de simples conseils38, ou d’une aide militaire39, jusqu’à la sauvegarde de ses intérêts à Rome, en son absence40, ou encore l’exécution de ses ordres les plus dangereux41. Partageant ses pensées et suivant la plupart de ses fluctuations politiques, vient un autre groupe, celui de ses clients et amis : Nerva, probablement M. Cocceius Nerva, Cispius Levus42 et, surtout, l’indispensable C. Furnius, qui n’entre dans l’entourage de Plancus qu’en 43, à la faveur de sa questure et d’une recommandation de Cicéron, mais parvient à conquérir, en peu de temps, une place de choix auprès de l’imperator. M. Varisidius est aussi un client dans lequel Plancus place sa confiance43. Ce notable, originaire de Cisalpine, sans doute recruté durant la guerre des Gaules, sert son patron plus modestement, en transmettant ses instructions confidentielles. En fait, les clients de rang secondaire ne font que des apparitions sporadiques dans nos sources et disparaissent complètement lorsque s’achève la correspondance de Cicéron. En revanche, le parcours de ses satellites de l’ordre sénatorial peut être suivi plus facilement. Lorsque Plancus s’implique dans une entreprise, ceux-ci lui emboîtent le pas. Furnius est à ses côtés quand il décide de se rallier à Lépide et à Antoine. Deux ans plus tard, tandis que Plancus recrute des vétérans dans les colonies campaniennes pour L. Antonius, Furnius, en fait autant en Ombrie. Nerva combat aussi aux côtés du consul de 41. M. Titius lève des troupes en Narbonnaise à cette fin. L’issue de la campagne disperse le groupe. Plancus rejoint Antoine. Furnius et, peut-être, Nerva, sont prisonniers d’Octavien ; Titius de Sextus Pompée. Dans les cinq ans qui suivent, ils se succèdent à la tête de la province d’Asie : Plancus en 39-38, Cocceius avant 36, Furnius de 36 à 35, peut-être Titius pour terminer44. Lorsque Titius doit trancher le cas de Sextus Pompée, il agit en collaboration avec Furnius et Plancus. En 32, le départ de Plancus entraîne celui de son neveu, mais pas celui de Furnius. Les clans représentent donc une organisation relativement stable que le patronus peut utiliser pour relayer sa politique ou affirmer sa puissance.
29À l’inverse, quel bénéfice peut en attendre celui qui adhère à l’entourage des principaux Antoniens ? Entre le patron ou le chef de famille et son réseau d’influence, se nouent, on le sait, des relations d’échange. Les bons offices, officia, du client, qui se charge de diverses missions de confiance, d’ordre public ou privé, sont récompensés par les bienfaits du protecteur, les beneficia, qui consistent, généralement, en une promotion accélérée et une protection. L’exemple de Furnius l’illustre tout à fait. À partir du moment où il se place sous la protection de Plancus sa carrière connaît un essor décisif ; en 42, il brigue la préture pour l’année suivante45 et l’obtient probablement. À partir de là, les commandements militaires se succèdent. En Italie, durant la guerre de Pérouse, il est choisi comme un des négociateurs de la reddition de la cité, ce qui montre qu’il appartient à l’élite du parti46. Dès la conclusion des accords de Misène, Antoine envoie Furnius récupérer les légions d’Afrique47. Puis, il lui confie l’Asie, probablement lors de la campagne parthique. Pour Titius, le parcours est plus rapide encore. Réhabilité en 39, il est questeur en 36. Dès l’année suivante, il est chargé d’une mission de confiance. Quelques mois plus tard, il occupe de nouvelles fonctions, l’édilité probablement, à moins qu’il ne s’agisse de la préture ou d’un sacerdoce. Par l’intermédiaire de son oncle, il est introduit dans l’intimité d’Antoine, au fait de tous les secrets d’État. Il est désigné au consulat pour 31. C. Furnius l’était aussi, pour 30 ou pour 29, peut être. M. Cocceius Nerva les a devancés, puisqu’il accède à cette charge dès 36. Mais cette désignation ne dépend pas, cette fois-ci, de Plancus ; elle découle plutôt du rôle de son frère, Lucius, dans les négociations entre les triumvirs.
30Les relations familiales permettent, en outre, d’étendre l’importance du clan. Titius renforce ses liens avec les Césariens et affirme son désir d’intégration dans l’élite politique, en épousant la patricienne Paullina, fille de Q. Fabius Maximus, consul en 4548. La composition d’un groupe ne s’arrête pas là. Chacun de ses membres possède son propre réseau de clientèle qui prolonge ainsi l’influence du clan. Furnius, par exemple, entretient des relations d’amicitia avec le notable étrusque Caecina, ami d’Octavien et d’Antoine49, ainsi qu’avec un certain Calvisius50, probablement apparenté au Césarien Calvisius Sabinus51. Il faut ajouter à cette ramification complexe la dimension de la clientèle provinciale. Tous les chefs du parti antonien ont mis à profit leurs gouvernements pour se lier avec des communautés et des individus. Cela a déjà été signalé pour M. Insteius, qui a largement distribué la citoyenneté romaine en Macédoine ; également, pour Cocceius, patron de l’ensemble de sa province. La clientèle devient un réseau lorsque plusieurs générations se sont succédées aux magistratures dans certaines provinces. C’est le cas des familles de la nobilitas. Ainsi, Can. Domitius Ahenobarbus profite d’une escale à Éphèse, sur la route de sa province de Bithynie, en 40, pour renouveler les relations qui unissait sa famille à l’Artémision52. La présence des Domitii Ahenobarbi dans la province était ancienne ; ils avaient participé à la guerre contre Antiochos III, puis avaient accompagné M’. Aquilius, lors de l’annexion. Ils exerçaient, en outre, un patronage sur l’Héraion de Samos. L’extension de la clientèle des Munatii en Orient est tout aussi impressionnante. Ce nomen se retrouve un peu partout dans le bassin oriental de la Méditerranée53. Mais il faut distinguer ici deux phénomènes distincts. Tout d’abord, il existe, depuis plusieurs générations, des Munatii qui commerçaient à Naxos, à Apamée et à Milet54. Les Munatii entretenaient de bonnes relations avec les négociants romains de Délos55 et faisaient partie de ces Italiens installés en Orient56. Mais il existe, également, des Munatii qui sont des orientaux romanisés, recrutés parmi les élites locales. C’est le cas, à Éphèse, de Munatius Dionysius d’Hypaipa57, de Cn. Munatius Artemôn qui appartenait à la Gérousie à l’époque de Commode58 et des Munatii d’Athènes et de Sparte59.
31D’autres groupes se dessinent ou se forment dans le parti antonien. Un des plus importants semble être celui qui regroupe L. Gellius Publicola, le consul de 36, Sempronius Atratinus, consul de 34, L. Calpurnius Bestia, l’adversaire de Cicéron, enfin Valerius Messala, le consul de 31 et, peut-être, par l’intermédiaire de la sœur de Gellius, les Postumii60. À priori, cet ensemble ne paraît pas très homogène, car il rassemble les descendants de familles aux sensibilités opposées : les Marcii Censorini, de tradition marianiste et populaire ; les Valerii Messallae, qui doivent à Sylla leur retour au premier plan ; les Postumii, alliés aux Catoniens ; L. Sempronius Atratinus, ami de Clodius ; Paullus Aemilius Lepidus, républicain, et Calpurnius Bestia, qui fut proche de Catilina. En fait, le facteur commun vient de ce que toutes ces familles appartiennent à la nobilitas et la logique de ces unions s’explique par les vicissitudes de la guerre civile. Le maillon essentiel paraît être L. Gellius Publicola. En conflit avec son père, il fréquente le cercle de Clodius, où il se lie avec Sempronius Atratinus. À l’inverse, sa famille reste fidèle aux optimates, puisque Polla se remarie avec M. Valerius Messala Niger et que Gellia, sa sœur, entre dans la gens Postumia. La position de Gellius, lié à deux groupes antinomiques, le met dans une situation à la fois inconfortable et avantageuse, lorsqu’éclate la guerre civile en Macédoine. Sempronius Atratinus se lie étroitement à d’autres familles antoniennes, Marcius Censorinus, le consul de 39, devient son beau-père. Il demeure impossible de savoir à quel moment Paullus Aemilius Lepidus, neveu du triumvir et fils du proscrit, entre dans ce cercle. Il se peut qu’il ait mis à profit un bref passage dans le camp d’Antoine, entre 39 et 36, peut-être, pour contracter son mariage avec Sempronia ; à moins que cette union n’ait précédé la guerre civile ; en ce cas, c’est elle qui a favorisé la réhabilitation de Lepidus. Il subsiste trop d’incertitudes sur ce personnage pour que l’on puisse vraiment tirer un enseignement de cette alliance. Cependant, il est loisible de constater la puissance de ce clan, qui accède cinq fois au consulat durant la décennie 40-30, ainsi que sa plasticité, puisque tous ses membres ont survécu à la défaite d’Antoine et sont demeurés influents sous Auguste.
32Il existe, bien sûr, d’autres clans. Chaque personnage majeur du parti d’Antoine s’appuie sur un groupe composé, à la fois, de parents, d’amis et de clients. Dans la majeure partie des cas, on ne peut reconstituer qu’un ou deux maillons du réseau. Tiberius Claudius Nero a pour client C. Velleius et, sans doute, les Gallii. Il est probable, par ailleurs, que de très anciennes relations de patronage expliquent l’engagement de Fufius Calenus au service des Claudii Pulchri. C. Calvisius Sabinus entraîne dans son sillage T. Statilius Taurus61, au début de sa carrière. P. Ventidius compte Poppaedius Silo parmi ses proches et lui laisse une relative autonomie durant la campagne de 39-38. De l’entourage d’Ahenobarbus, ne sont connus que deux personnages, assez dissemblables, Curius, le traître, et Postumius, exécuté après son ralliement à Octavien. Il est vrai que les familles alliées aux Domitii ont été décimées par les guerres civiles, puisqu’elles appartenaient au clan des Porcii Catones. Cependant, R. Syme émet l’hypothèse, très vraisemblable, d’une connexion entre les Ahenobarbi et les Aemilii Lepidi62. La nature des relations entre Pollio et Ahenobarbus reste difficile à déterminer. Pollio semble avoir cultivé un réseau de relations étendu, dont ne subsistent que des bribes. Son cercle familial comprend son frère, C. Asinius Marrucinus, ainsi que les liens créés par ses deux mariages, avec Quintia, tout d’abord, avec Vipsania, ensuite. De son premier beau-père, Quintius, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il avait été préteur. En revanche, l’union avec la famille d’Agrippa, postérieure à l’avènement du principat, représente un investissement sûr, qui le met à l’abri d’éventuels changements de fortune.
33Les Pompéiens ralliés63 demeurent un peu à part dans le parti antonien. Ils sont, en outre, alliés entre eux. Libo est apparenté à Pompée, de même qu’à Sentius Saturninus Vetulo, dont il a épousé la sœur Sentia. Saturninus participe aux mêmes entreprises que Libo ; l’ambassade à Antoine, en 40, en offre un bon exemple64. C. Fannius, Minucius Thermus, Q. Nasidius, appartiennent à des familles fidèles aux Pompeii et, vraisemblablement des unions sont venues cimenter cet attachement65. Ainsi clans et familles amplifient les conflits et les protestations, divisant le parti d’Antoine en autant de factions que de personnages dominants.
II. Les tentations de l’Orient66 et la désaffection de l’Italie
34Le récit d’Orose, qui puise ses renseignements chez Tite-Live67, permet de saisir les limites que se fixa Octavien pour accorder son pardon aux Antoniens vaincus. Il le refusa aux sénateurs qui s’étaient laissé séduire par Cléopâtre, au point d’oublier qu’ils étaient Romains. L’apologétiste cite, parmi ceux-ci, un certain Ovinius, père-conscrit qui, perdant le sens de son rang, avait accepté la charge des ateliers royaux de filature. Comme Antoine, son chef, descendant d’Hercule, il fut enchaîné par la nouvelle Omphale, l’enchanteresse qui réduisit le héros et ses compagnons à filer la laine ou le lin68. Ovinius ne constitue pas un exemple isolé : quelques sénateurs, amis et conseillers intimes d’Antoine, furent poursuivis par le soupçon d’avoir été des courtisans complaisants. Parmi les accusations portées contre Plancus, une des plus graves consiste à avoir été “un des plus vils adorateurs de la reine”69. D’autres, en revanche, sont explicitement lavés de cette honte.
35L’historiographie postérieure a donc posé les termes de ce qu’elle estimait être le dilemme des Antoniens : rester fidèle à leur chef les conduisait à approuver sa passion pour la reine et à trahir Rome70 ; à l’inverse, séparer le triumvir de Cléopâtre les obligea, tôt ou tard, à quitter Antoine. Constat plus sévère encore, ses amis demeurés en Italie tentèrent de le raisonner et abandonnèrent cet espoir et sa cause, comprenant que la passion amoureuse et ses faiblesses pour le vin l’avaient définitivement affaibli : l’Orient et la Reine avaient corrompu le triumvir et ses compagnons. Cette conception de l’évolution d’Antoine est parfaitement résumée par Sénèque : “Cet Antoine qui était un grand homme et une belle intelligence, qu’est-ce qui l’a perdu en le faisant passer sous l’empire de mœurs étrangères, de vices qu’ignorait le Romain ? Son ivrognerie et son amour pour Cléopâtre qui égalait sa passion pour le vin”71. Il s’agit, bien sûr, d’une reconstruction artificielle de la personnalité d’Antoine à partir des thèmes de la propagande augustéenne. Officiellement, Octavien, représentant de la tradition romaine, faisait la guerre à Cléopâtre et à l’Orient ; Antoine n’était combattu que parce qu’il avait trahi sa patrie. Dans cette bataille de propagandistes, les Antoniens restés fidèles sont décrits comme les suppôts ou les esclaves de l’Égyptienne. Ceux qui trahirent Antoine ont apporté de l’eau au moulin en noircissant un peu plus le portrait de la souveraine et de leurs anciens compagnons, afin de justifier leur changement de camp. Pour reconstituer cette dernière phase de l’histoire du parti antonien il faut donc tenir compte de la déformation systématique qu’ont subie les anecdotes. Leur sens originel nous échappe ; il s’était déjà obscurci à l’époque de Plutarque, puis à celle de Dion Cassius. Il paraît malaisé de rétablir les véritables relations des Antoniens à l’égard de la souveraine lagide. Mais cet exercice se révèle nécessaire. D’une part, il permet de comprendre le rôle diplomatique que certains Antoniens ont joué en Orient, leur opinion à l’égard des choix politiques d’Antoine et leur participation à la propagande antonienne. D’autre part, il offre la possibilité de saisir comment Octavien et ses conseillers ont utilisé adroitement quelques récits pour remettre au goût du jour les vieux griefs des Romains contre les pièges sournois tendus par un Orient corrupteur et tentateur, auquel on prêtait les traits de l’ennemi par excellence : une femme étrangère, reine de surcroît.
36En présentant chaque geste d’Antoine, même les plus justifiables, sous un jour systématiquement défavorable, ses adversaires parvinrent à ruiner sa réputation à Rome et en Italie, avec d’autant plus de facilité qu’il était absent et qu’il connaissait des difficultés dans ses entreprises. Cette campagne ne contribua pas seulement à rallier les neutres appartenant aux deux ordines, elle lui aliéna le soutien d’une opinion publique longtemps indulgente et hâta la défection de ses plus puissants partisans. Il importe donc d’examiner par quelles étapes successives – coups de boutoir de la propagande adverse, rumeurs de défaite, malentendus réciproques – est passé le divorce avec l’Italie et la perte progressive de ses partisans.
Les Antoniens et Cléopâtre
37Dès les lendemains de Philippes, l’entrée d’Antoine à Athènes, puis à Éphèse, paraît assimiler ses compagnons et son armée à un thiase bachique. Sous l’impulsion de Cléopâtre, à partir de la rencontre à Tarse, l’histoire du parti antonien s’insère dans une interminable fête, qui déplace, au gré des tâches et des combats, ses couronnes de roses, ses pampres, ses concours de chants et ses divertissements d’Alexandrie à Antioche, puis à Éphèse, à Samos, à Athènes, pour connaître un réveil brutal et une fin tragique à Actium. Les descriptions de cette cour itinérante tendent à nous la présenter comme un cénacle insouciant, uniquement adonné aux plaisirs futiles et aux débauches, inspiré et dominé par Cléopâtre, incesti meretrix. Regina Canopi.72
38Il est vrai que la reine déploya des trésors de diplomatie et de flatterie pour s’attacher des partisans d’Antoine. Elle n’omet jamais d’offrir des cadeaux somptueux aux principaux amis du triumvir. Ainsi, Socrate de Rhodes, dans le troisième livre des Guerres Civiles, rapporte qu’à l’occasion du banquet de Tarse, elle leur permit d’emporter des lits de table et de somptueux présents73. À l’issue de la campagne parthique de 36, elle versa un donativum exceptionnel aux soldats, ainsi qu’aux officiers74. Elle rebaptisa peut-être, deux villes de Cilicie Trachée, l’une, en l’honneur de Domitius Ahenobarbus75, Domitiopolis, l’autre, en l’honneur de Titius, Titiopolis76. Elle confia probablement des charges de cour à des Romains, ainsi qu’en atteste le cas d’Ovinius. La fonction qu’il occupait semblait honorifique, car le tissage était tenu en haute estime dans l’Égypte classique et ptolémaïque. Ces attentions à l’égard des partisans d’Antoine sont de bonne guerre : Octavie, lorsqu’elle conduit des renforts à son mari, prévoit aussi des présents pour ses principaux officiers et partisans77.
Les adulateurs de la Reine
39Il convient d’examiner, en premier, le cas de ceux que leurs bonnes relations avec la reine ont durablement compromis78. Chez Plutarque, les courtisans flagorneurs portent la responsabilité partielle de la guerre civile et de l’échec d’Antoine, car ils l’ont coupé des réalités79 et enchaîné à Cléopâtre. Ils ont poussé leur chef à rompre avec Octavie80. Au nombre des Romains qui ont recherché et obtenu, au moins passagèrement, la faveur de la reine, se trouvent des hommes très divers. Q. Ovinius, déjà nommé, reste assez obscur pour nous, mais P. Canidius Crassus, L. Munatius Plancus, et Q. Dellius appartiennent au premier rang du parti. Ce dernier reconnut, avant tous les autres, le pouvoir que détenait Cléopâtre et l’influence qu’il retirerait de son soutien81. De ce fait, il porte, d’après Plutarque, la plus lourde responsabilité dans l’aveuglement de son chef. En effet, au début de l’année 41, ce dernier l’envoya à Alexandrie pour sonder les intentions réelles de la cour lagide, dont l’attitude avait été ambiguë durant la guerre contre les “Libérateurs”. Il paraissait logique de choisir cet ambassadeur : lieutenant de Dolabella, puis de Cassius, il était au fait, mieux que quiconque, des accords antérieurs et des intrigues tissées à Alexandrie82. Reçu par la souveraine, il aurait alors outrepassé sa mission et, au lieu de lui demander des comptes, l’aurait encouragé à se rallier effrontément, en usant de son pouvoir de séduction sur le faible Antoine. Pis, il aurait ourdi avec elle le piège amoureux dans lequel se prit étourdiment le triumvir. Faut-il s’en tenir à cette version romanesque ? En fait, Plutarque simplifie la réalité de la situation et amplifie le rôle de Dellius. La cour lagide était la proie de factions, mais, Cléopâtre à titre personnel, avait soutenu Dolabella, le représentant du camp césarien83. Il entrait dans les tâches urgentes du triumvir de s’assurer d’un appui dans ce riche royaume satellite. Puisque le clan d’Arsinoé s’était déclaré pour Cassius, Dellius devait renouveler l’alliance conclue entre César et la reine d’Égypte. Loin de relever de haute trahison, cette politique paraissait extrêmement logique. Quant à la mise en scène de la fameuse entrevue de Tarse, elle ne paraît pas l’œuvre de la seule Cléopâtre et correspondait sans doute à des directives transmises par Dellius. Antoine, pétri de culture grecque84, désirait solenniser le renouvellement de cette entente et choisit, de lui-même sans doute, une représentation religieuse de la rencontre au sommet, dans la plus pure tradition des souverains hellénistiques. Un élément confirme que Dellius n’a ni trahi ni outrepassé la mission qui lui avait été confiée : le triumvir lui conserva sa confiance et fit de lui son principal ambassadeur auprès de la cour lagide. Pour la postérité, qui l’en blâme, Dellius demeure le courtisan par excellence, doté des grâces et affublé des vices qui s’attachent à cet emploi : brillant esprit, amateur de bons mots, mais aussi poète flagorneur, qui tourne des vers licencieux en hommage à Vénus-Isis-Cléopâtre85. Cela ne l’empêchait nullement, au gré de l’équilibre entre les clans, de favoriser tour à tour, tel ou tel roi client, en abandonnant la défense de l’Égyptienne pour promouvoir la dynastie d’Hérode, à son détriment86. Dellius semblait au sommet de la faveur d’Antoine, lors de la guerre contre Artavasdès d’Arménie, campagne dont il fut l’historiographe87. Mais, le favori connaît une brutale disgrâce : des propos de tables malsonnants mirent sa vie en péril et il dut son salut à Glaucos, le médecin de la Reine, qui l’informa de l’attentat que tramait sa patiente, probablement un empoisonnement. Il conviendra, plus loin, de revenir sur le sens de la plaisanterie. L’anecdote révèle que Dellius n’appartenait plus, en 32, au cercle des intimes de la Reine, puisque ce sont eux qui ont rapporté ses paroles et aggravé son cas.
40Qui sont, donc, à part Dellius, les zélateurs de la souveraine ? Parmi eux, au premier rang, se trouve L. Munatius Plancus. Mais il paraît difficile de cerner son rôle exact dans l’entourage de Cléopâtre : ceux qui l’accusent de plate flagornerie restent dans le vague ; ainsi, Velleius lui reproche essentiellement sa bassesse, sa vénalité et sa complicité dans des entreprises répréhensibles, “Le conseiller et l’auxiliaire des choses les plus obscènes”88. Mais concrètement, il ne précise pas, faute d’informations peut-être, ce qui étayait ces griefs. Il n’existe en fait que deux anecdotes qui mettent en scène Plancus sous les traits d’un courtisan. Il fut l’arbitre du pari où la reine se vanta de pouvoir engloutir dix millions de sesterces en un seul banquet et but une perle dissoute dans le vinaigre. D’autre part, il se produisit dans le rôle de Glaucos, lors d’une pantomime donnée à l’occasion d’un autre banquet. Velleius, qui rapporte cette dernière historiette, lui reproche d’avoir déshonoré Rome en se donnant en spectacle, lui un sénateur, de façon bouffonne grotesque et obscène. Sa description complaisante du ballet, la nudité, le fard bleu, la reptation, concourent à orienter le lecteur vers ce jugement. Les circonstances, un banquet et une pantomime, aggravent le cas de Plancus. Ces reproches rappellent ceux qu’adressait Cicéron à Antoine pour avoir couru nu à l’occasion des Lupercales, attitude que l’orateur jugeait incompatible avec la gravitas d’un consul. L’obscénité et l’habitude de banqueter sans cesse, sont, évidemment, des éléments récurrents dans la description des flatteurs de Cléopâtre. Cependant, cette courtisanerie impudente semble appartenir à une période de durée limitée. D’après Appien, en 35, Plancus a probablement contrecarré les calculs de la reine, dans l’affaire Sextus Pompée. Et, d’après Plutarque, en 32, il ne figurait plus parmi ses adorateurs.
41Un autre lieutenant d’Antoine, P. Canidius, entre dans le cercle des adulateurs de la Reine en raison de sa vénalité89. Plutarque l’accuse d’avoir conseillé à Antoine de conserver Cléopâtre auprès de lui, alors que tous les familiers du triumvir l’adjuraient de la renvoyer en Égypte, en attendant l’issue de la guerre civile. Des espèces sonnantes et trébuchantes auraient acheté sa conscience90. Il est vrai que la lecture que fait P. van Minnen du P. Bingen 45 est à ce titre très intéressante. Un Romain, dont le nom est partiellement détruit, mais en lequel il reconnaît Canidius, a obtenu de l’administration lagide des privilèges et des exemptions fiscales pour ses activités économiques en Égypte. S’il s’agit bien du légat d’Antoine, on peut parler de corruption, mais ainsi que le reconnaît van Minnen lui-même91, il peut s’agir aussi de récompenser un fidèle auxiliaire dont les campagnes ont beaucoup apporté à la couronne d’Égypte. En fait, il existait de bons arguments pour défendre la cause de la Reine et l’appât du gain n’est probablement pas l’unique explication de ce comportement. Encore faut-il préciser que Canidius n’apporta pas un soutien indéfectible et constant à la souveraine car, peu avant la bataille d’Actium, il s’opposa à ses suggestions stratégiques.
42En fait, les anecdotes qui incriminent plus particulièrement un partisan ne résistent pas à l’analyse, car elles sont déformées par malveillance. Lorsque la postérité note que Plancus, Titius et les autres ont fait une cour empressée à la reine, elle consigne les fragments de la propagande adverse. Le ton sur lequel Pline rapporte le pari de la perle, sa comparaison avec un histrion notamment, montre que ses informations sont issues d’un libelle de propagande. Quant au récit de Velleius, il provient probablement de Pollio et du réquisitoire posthume contre Plancus.
43Dans la majorité des cas, le comportement des principaux Antoniens à l’égard de Cléopâtre reste mal connu. Alors qu’ils ne font pas mystère de leurs relations avec les rois clients, le plus souvent une collaboration militaire, qui paraissent excellentes – rien ne vient brouiller, par exemple, la bonne entente entre Furnius et Titius d’une part et Amyntas, d’autre part – ils restent discrets sur Cléopâtre. C’est un cas particulier. Ses relations conjugales avec le triumvir, ainsi que le poids qu’elle détient dans l’alliance avec Rome, la mettent au dessus des autres souverains, avant même qu’elle ne reçoive le titre de Reine des Rois. Plutarque, fort bien renseigné sur les habitudes de la cour d’Alexandrie, laisse entendre que la plupart des Antoniens, sans avoir encensé Cléopâtre, l’ont traitée en reine et se sont inclinés devant les décisions d’Antoine.
Les compagnons de la Vie Inimitable
44Bien souvent la propagande d’Octavien mêle délibérément deux aspects, “l’égyptianisation” et la débauche des Antoniens. La récurrence du thème du banquet, que nous avons déjà notée, n’est pas innocente : les partisans d’Antoine sont toujours reçus ou représentés à table ; le triclinium est le décor de l’essentiel des anecdotes, paris, plaisanteries. Le camp d’Octavien reprend à son compte les arguments déjà utilisés autrefois par Cicéron, l’ivrognerie d’Antoine et de ses compagnons. La principale victime y répond plaisamment par un pamphlet, De Ebrietate, qui connut un vif succès92. Tout au long de son séjour en Orient, et même auparavant, Antoine et les siens ont forgé une image de son autorité. Inspirés par les conceptions hellénistiques du pouvoir suprême ils ont développé l’identification entre un humain et un dieu, chère aux souverains orientaux93. Par tradition familiale, au début de la guerre civile, le triumvir a surtout mis en lumière son appartenance aux Héraclides, ainsi qu’en témoignent son monnayage de 43 et aussi les représentations qu’il donne de lui même. En même temps, l’utilisation de la figure de Dionysos et de sa force symbolique le tente. De nombreux détails attestent de son attirance pour ce culte : la fréquentation ostensible des artistes dionysiaques que lui reproche Cicéron et le char attelé de lions qu’il promène en Campanie. Ce lien sentimental devient un engagement officiel lorsqu’il prend en charge l’Orient : l’entrée du vainqueur de Philippes, à Athènes, puis à Éphèse, en témoignent. Antoine est-il allé jusqu’à se faire proclamer comme le nouveau Dionysos dans toutes les cités, ainsi que l’affirme Socrate de Rhodes94 ? En revanche, il convient de savoir si le développement de cette assimilation à Dionysos témoigne exclusivement de l’influence de Cléopâtre ou si cette politique a été conçue, au départ, par les partisans romains. En outre, quelles que soient les origines de cette initiative, il faut mesurer l’appui que les Antoniens y ont apporté.
45Il existe de solides arguments en faveur de la première hypothèse. Les Lagides, dès les débuts de leur dynastie, se sont appuyés sur le culte dionysiaque et ses thiases et il ne semble pas impossible que la reine ait formulé des conseils en ce sens. Les derniers représentants de la dynastie portent le surnom de Dionysos, ce qui souligne leurs relations privilégiées avec le dieu. Cependant, de nombreux faits combattent cette théorie. L’association avec Dionysos était déjà une des figures de proue de la propagande antonienne, avant même l’entrevue de Tarse. Il semble, en fin de compte, que l’initiative soit venue de l’entourage romain du triumvir. L’élaboration de cette identification commence dès les lendemains de la bataille de Philippes95. Il est vrai qu’une des principales divinités de la cité était Dionysos, associé dans son culte à Hercule96. Cette politique se poursuit en Grèce et en Asie durant l’année suivante. Q. Dellius, envoyé à Alexandrie, encouragea le développement de l’homoiôsis theô, en conseillant à Cléopâtre de se travestir en Vénus-Isis, afin de transformer la rencontre de Tarse en une hiérogamie97. Le rôle de Dellius, nous l’avions vu, était bien moins futile qu’il n’apparaît dans le récit de Plutarque98. Il n’est pas un valet de comédie, qui joue les entremetteurs pour favoriser les aventures galantes de son maître. Au contraire, il semble un des artisans de la construction d’un mythe, qui connaît un essor continu. L’hiver 40 à Alexandrie et le séjour à Athènes après les accords de Brindes et de Misène, montrent que le triumvir n’abandonne pas cette figure de propagande, qui est davantage liée à ses ambitions orientales qu’à son attachement à Cléopâtre. À l’image de Dionysos, qui conduisit les satyres et les nymphes jusqu’en Inde, se rattache le mythe du conquérant de l’Orient, Alexandre99. L’imitatio Alexandri constitue un des axes de sa politique et de sa propagande de 42 à 31100. Pour un Romain, le triomphe oriental de Dionysos a d’autres échos, celui des conquêtes de Pompée101 et de César. Il paraissait opportun en 42 d’utiliser ces souvenirs, dans le cadre de la réorganisation de l’Orient, puis dans l’optique de la grande campagne Parthique qui devait conduire les Romains sur les traces des Macédoniens. Il est certain que cette identification a été accentuée lorsque Octavien a lié officiellement son destin à celui d’Apollon102. L’opposition entre Apollon et Dionysos ouvrait un vaste champ de bataille, idéologique, artistique et culturel, qui transformait un vulgaire conflit d’ambitions en une juste guerre, une “croisade”, en quelque sorte. Naturellement, la propagande adverse s’est employée à déformer le sens des célébrations dionysiaques et à en réduire la portée. Dionysos est une alternative, un autre dieu solaire, qui peut soutenir la concurrence avec Apollon.
46Il reste à déterminer ce que fut la part de l’entourage romain d’Antoine dans l’élaboration et la diffusion de cette propagande. Lorsqu’il décrit l’entrée dionysiaque du triumvir à Éphèse, Plutarque insiste sur l’influence d’artistes orientaux, Anaxenor, le citharède, Xouthos, le flûtiste, Métrodore, le danseur, et un thiase103. Ces conseillers se mêlent à l’entourage romain, et acquièrent rapidement une grande influence. Cependant, ils ne sont pas les seuls responsables de cette mutation. Les conseils de Dellius ont déterminé les modalités de l’alliance d’Antoine et de Cléopâtre. Les Romains qui ont suivi Antoine à Alexandrie ont adhéré à l’association de la Vie Inimitable104. H. Jeanmaire souligne la filiation entre le club des amimétobioï et le thiase qui, à la cour de Philopator, célébrait et propageait le culte de Dionysos, en même temps qu’il organisait les divertissements de l’entourage royal105. On peut donc y reconnaître une filiation avec les coutumes ptolémaïques ; mais celles-ci rejoignent les intérêts d’Antoine et des siens, en offrant un cadre à leur propagande. Velleius témoigne que Plancus a participé activement à la célébration dionysiaque de son chef. Il a été l’instigateur des débauches d’Antoine, ce qui signifie qu’il a organisé, sans doute dans le cadre du thiase, des fêtes en l’honneur du dieu conquérant. L’une d’entre elles est passée à la postérité : la pantomime de Glaucos, déjà évoquée plus haut. Plancus y figurait ce pécheur, devenu un dieu marin en avalant une algue ou une herbe. Glaucos est lié, à la fois, au mythe d’Apollon et à celui de Dionysos. Il enseigne au premier dieu la divination, du second il est le rival malheureux106. Il s’éprend d’Ariane, abandonnée à Naxos par Thésée, et tente en vain de la séduire. C’est une scène de supplication amoureuse, le dieu marin prosterné devant Ariane, que décrit Velleius. Mais Dionysos arrive et, enserrant Glaucos dans ses pampres, le contraint à lui laisser Ariane. Bien que la distribution des autres rôles ne soit pas connue, il est loisible de supposer qu’Ariane était incarnée par Cléopâtre et Dionysos par Antoine. Si ce n’était pas matériellement exact, l’allusion était, en tout cas, transparente pour les spectateurs107. Le parti antonien n’a pas l’apanage exclusif de ces banquets mythologiques. Ses membres reprochèrent à Octavien d’avoir incarné Apollon, dans un festin des douze dieux, au cours duquel s’étaient pratiquées des hiérogamies108. Le neveu de Plancus, M. Titius, participa également, durant l’été 32109, juste avant de trahir, à la très grande célébration dionysiaque de Samos, qui réaffirmait le lien entre Dionysos et Antoine à la veille de l’affrontement entre les deux moitiés du monde, en dépit des violentes attaques de la propagande d’Octavien. Parmi les membres plus obscurs de ce thiase, il faut sans doute citer Albius, chevalier romain qui faisait partie des “parasites” qui entouraient Antoine. Il y a fort à parier que cette appellation signifiait simplement qu’il appartenait à ce groupe très fermé qui célébrait le culte de Dionysos.
47Dans les années qui suivent Actium, on retrouve la trace de cette idéologie antonienne dans les représentations picturales du caldarium des thermes de la villa d’Oplontis110. La peinture principale montre un épisode méconnu du cycle d’Hercule, le héros se recueillant sur les lieux du martyre de Dionysos. G. Sauron propose une interprétation de cette scène, en s’appuyant sur l’analyse de l’ensemble des peintures de la pièce. En effet, la fresque centrale est surmontée par le portrait d’un poète, soit Callimaque, soit Apollonios de Rhodes, et encadrée par deux paons et de petites vignettes montrant des scènes de piété rurale. En fait, cette représentation ferait allusion à une légende corcyréenne, rapportée par l’un des deux poètes cités, selon laquelle Hercule, pour se purifier du meurtre de ses enfants, se serait rendu auprès de Macris, nourrice de Dionysos, qui vit dans l’île. Il s’agirait d’un hommage rendu par le propriétaire de la villa, M. Licinius Crassus Piso Frugi, à ses parents selon le sang, les Pupii Pisones111. Les paons constituent une allusion directe au consul de 61, célèbre pour son élevage. La scène associant les mythes d’Hercule et de Dionysos ne peut se comprendre que comme un hommage rendu à un contemporain des guerres civiles, qui aurait suivi Antoine et adhéré à sa propagande dionysiaque et héracléenne : M. Pupius Piso, préteur de 44, ami d’Antoine si l’on en croit Cicéron. Les scènes de piété rurale représentent le thème du retour de l’âge d’or112, ainsi qu’en témoigne leur signification sur l’Ara Pacis, à cette seule différence qu’à Oplontis c’est Dionysos-Hercule qui favorise ce retour et non Apollon113. Cette fresque évoque donc l’idéologie du parti antonien, après sa défaite, dans un souci de piété familiale, ce qui est une forme de contestation voilée, chère à l’aristocratie romaine. La référence à Corcyre n’est pas fortuite non plus ; elle rappelle le camp établi par Antoine à Leucade et Ambracie et la première défaite de ses forces. G. Sauron émet l’hypothèse du décès de Piso lors de cet engagement ; hypothèse fragile, car aucune source directe ne vient étayer les résultats de son interprétation, mais séduisante.
48Que l’on accepte ou non cette version, il apparaît que l’adhésion au parti d’Antoine entraînait la participation à la célébration du nouveau Dionysos. Certains des partisans les plus célèbres, conseillers très écoutés, ont contribué à l’élaboration de cette idéologie, en faisant la synthèse des influences orientales114 ou égyptiennes et de la représentation occidentale de ce dieu. Il est également intéressant de constater qu’après les revers et la trahison des principaux conseillers l’association a perduré, mais en changeant de nom, le synode des Sunapothanoumenoi, allusion à un autre aspect de Dionysos, celui du dieu de la survie, inspirant des suicides collectifs, comme lors de la reddition de Capoue et d’Asculum. Cette idéologie s’est nourrie de l’antagonisme entre les triumvirs. Mais cette arme s’est retournée contre Antoine et a compromis son image et celle de son parti à Rome, en même temps qu’il a découragé des fidèles restés en Italie de le rejoindre.
49Mais, pour avoir un tableau complet des relations des Antoniens avec la souveraine, il reste à examiner le cas de ceux qui se sont opposés à elle, ainsi que les motifs qui ont amené ceux qui lui étaient favorables à se détourner de sa cause.
Ennemis irréductibles ou courtisans éconduits : les adversaires de la Reine
50D’après Plutarque, le seul à n’avoir rien concédé à Cléopâtre reste Domitius Ahenobarbus. Jamais il ne la salua du titre de reine. Il restait fidèle à la tradition qui voulait qu’un magistrat romain fut supérieur aux rois et leur commandât, ainsi que le rappelait la vieille anecdote de Popilius Laenas, traçant un cercle autour d’Antiochos IV. Cet état d’esprit “conservateur” n’étonne pas chez un ancien Catonien. On retrouve le même dédain chez Messala. Ce dernier a quitté le parti d’Antoine lorsque la reine a pris, disait-il, une place exagérée dans son entourage et sa politique. Il conviendra de revenir sur l’interprétation que l’on peut donner à ces paroles.
51Ces deux hommes constituent des exceptions, car la plupart des Antoniens ont probablement, à des titres divers et durant une période plus ou moins longue, soutenu ou simplement toléré la souveraine. Ce sont des raisons sérieuses, bien plus graves que ne le laissent supposer les historiens postérieurs, qui expliquent leur hostilité à l’égard de la reine. Cette attitude implique le refus de l’essentiel de la politique d’Antoine, en Orient et avec Rome. En effet, si l’on examine les avis de Domitius, il apparaît que ses réserves à l’égard de la reine sont le reflet d’une politique cohérente et qu’il désire offrir une alternative à Antoine. L’alliance avec l’Égypte lui paraît plus compromettante que profitable. Hostile aux aventures militaires, il ne voit pas la nécessité de jouer à fond la carte orientale. Au contraire, il lui apparaît primordial de conserver un lien étroit avec Rome et l’Occident, quitte à temporiser. Cette crainte de voir son parti confiné en Orient, puis acculé, provient sans doute du passé familial d’Ahenobarbus. Son père avait suivi finalement Pompée en Grèce, en dépit de ses vives critiques pour avoir abandonné le sol italien aux armées de César. Cnaeus Domitius, lui-même, dans sa jeunesse, avait été le témoin de la défaite progressive des Pompéiens, puis de celle de Cassius et de Brutus, son cousin, dont il avait épousé la cause. Ces aventures malheureuses nourrissent son scepticisme à l’égard des ressources que peut fournir l’Orient. En outre, comme tous ceux dont la réhabilitation avait été laborieuse, il redoute une nouveau bannissement et estime d’un grand prix les apparences de légitimité que confère le Sénat. Lors de son consulat, il s’est employé à éviter, aussi longtemps que possible, une rupture avec Octavien. Une fois celle-ci consommée, à Éphèse, il plaide encore pour le retrait de Cléopâtre, avec d’autant plus d’énergie qu’il a pu mesurer le tort qu’ont fait les rumeurs dans la Ville. Il faut ôter cette arme à Octavien. Le refus d’Antoine le met à la tête de l’opposition et constitue la première étape vers sa trahison.
52Bien des Antoniens se rangent progressivement aux idées d’Ahenobarbus115. Une des questions les plus importantes à résoudre consiste à savoir à partir de quand l’hostilité à l’égard de Cléopâtre cesse d’être un mouvement d’humeur pour devenir un mouvement d’opinion. La phrase par laquelle Messala se justifie de son ralliement à Octavien, nous fournit une indication, même si elle suscite plus de questions qu’elle ne résout de problèmes. L’influence croissante de la reine aurait motivé son départ. D’après Appien et Plutarque, l’autorité de Cléopâtre s’exerce pleinement dès sa rencontre en Cilicie. Cependant, elle ne paraît pas primordiale avant l’expédition parthique. La nécessité de s’allier avec la puissance lagide conduit alors Antoine à resserrer ses liens avec la reine. L’importance croissante de cette dernière auprès de son chef n’augurait rien de bon pour Messala : dans l’entourage d’Antoine, il avait soutenu, à deux reprises au moins, en 41 et en 40, la cause d’Hérode, rival de la reine d’Égypte116. C’est probablement à ce moment que l’ancien Catonien abandonna ce parti. Un signe le confirme : en 36, il est agrégé au collège des augures, en surnombre, à la demande d’Octavien ; est-ce un encouragement à la défection ou une récompense ? On ne saurait le dire. Mais plus intéressant encore, il n’est pas le seul à changer de camp, alors. Après la guerre de Sicile, T. Statilius Taurus demeure en Occident et devient un des principaux lieutenants d’Octavien, avant d’occuper une place de premier plan sous le principat. Son revirement fut plus complet encore, puisqu’il milita probablement en faveur du ralliement de la secte pythagoricienne de Rome au régime augustéen117.
53Pourquoi Ahenobarbus, qui était hostile à Cléopâtre, ne leur a-t-il-pas emboîté le pas ? Essentiellement parce qu’en 37 Antoine venait de consolider son attachement en fiançant L. Domitius Ahenobarbus, son fils avec Antonia la première fille issue de l’union avec Octavie. Cette alliance flatteuse donnait des gages au parti anti-égyptien et, en même temps, à la noblesse romaine que la politique d’Octavien commençait à tenter.
54Dans les années suivantes, le divorce entre la reine et certains conseillers d’Antoine s’aggrave. En effet, l’opposition ne provient plus seulement des anciens Républicains, mais elle s’étend aux rangs césariens. Dellius et Plancus, autrefois très proches d’elle, militent pour une politique qui contrarie ses intérêts. En 35, on l’a vu, Plancus est favorable à l’exécution de Sextus Pompée, alors que Cléopâtre incline à l’indulgence118. : un geste de clémence, à cette date, aurait hâté la rupture entre les deux triumvirs. Aussi Sextus Pompée fut-il décapité à Milet119. Dellius, pour sa part, cherche infructueusement à accroître l’influence de la dynastie iduméenne aux dépens des Lagides, afin de freiner les ambitions excessives de la Reine. Un autre Césarien, ami d’Antoine, s’oppose à la souveraine, Niger, chargé de plaider la cause d’Octavie. Sa mission n’était ni facile ni limpide. Il devait éviter une rupture entre les deux triumvirs, mais en offrant à son ami des conditions difficilement acceptables. Ses arguments furent combattus par la cour de Cléopâtre120, mais le refus d’Antoine s’explique sans cela. Il faut oublier le roman conté par Plutarque : la séparation des époux, puis la répudiation d’Octavie, sont causées par la détérioration des relations entre les deux triumvirs et non par les charmes de Cléopâtre.
55C’est surtout à partir de 32, à Rome d’abord, puis à Éphèse, que les opposants à la reine font campagne ouvertement. Au printemps, en Asie, alors qu’une fraction du Sénat a rejoint le camp d’Antoine, se déroule le débat sur l’opportunité de laisser Cléopâtre accompagner les armées, aux côtés des autres rois clients. Les opposants, Ahenobarbus et Plancus, unis pour une fois, arguèrent, sans doute, que cette présence donnait raison à la propagande d’Octavien, et ils pensèrent avoir obtenu gain de cause. Mais le parti de la reine, représenté par Canidius, finit par l’emporter121. Il est vrai que ses raisons n’étaient pas dépourvues de bon sens : pourquoi s’aliéner un soutien d’un si grand poids, alors que la guerre semblait inévitable ? L’échec du parti anti-égyptien provoqua la défection de Plancus. Ahenobarbus participa, peu de temps après, à un complot, avant de changer de camp, à son tour. Sa prise de position avait attiré sur lui l’hostilité de la reine, qui ne lui pardonna pas d’avoir voulu l’écarter122.
56Dès lors, les avis hostiles, venant de tous bords, se multiplient. Geminius, Antonien venant d’Italie, faillit perdre la vie pour avoir formulé semblable opinion. Son ambassade doit être placée à la fin de l’année 32 ou au début de 31, car il rejoint la cour d’Antoine en Grèce. Le triumvir semble alors coupé de son parti. Les audiences sont filtrées par Cléopâtre. C’est seulement à l’occasion d’un banquet, encore une fois, que le délégué des partisans italiens peut exprimer son opinion ; plus exactement, il est sommé de s’expliquer. L’anecdote révèle le profond malaise qu’a engendré la propagande d’Octavien. Cette réaction fut peut-être sous-estimée par Antoine et certains de ses lieutenants. L’épisode provient encore une fois de la littérature anti-antonienne, mais il traduit le malentendu qui divise le parti. En effet, Dion Cassius souligne que les derniers partisans d’Antoine à Rome et ceux qui l’ont rejoint à Éphèse ont critiqué vivement l’alliance égyptienne. Ils mesuraient le tort qu’elle faisait au triumvir dans l’opinion publique123 à l’inverse des Antoniens demeurés en Orient.
57La disgrâce de Dellius se situe à cette époque. Son motif paraît futile. À table, il se serait plaint de la “piquette” qu’on servait aux convives, alors que le mignon d’Octavien, Sarmentus, buvait du Falerne. Est-ce une excuse fabriquée pour justifier, après coup, sa trahison ? Vraisemblablement, cette plaisanterie devait avoir un sens caché pour qu’elle ait conduit Cléopâtre à décider de la mort d’un serviteur efficace. On peut avancer des suppositions. La métaphore œnologique est probablement une allusion au thème central de la propagande antonienne, la représentation du triumvir en nouveau Dionysos124. Ainsi, le soi-disant Bacchus traite plus mal ses partisans qu’Octavien ne traite ses esclaves. Dellius fait sans doute allusion, également, aux difficultés d’approvisionnement qui mettent en difficulté l’armée d’Antoine et sa plaisanterie souligne que l’avenir lui apparaît bien compromis. Cependant, ce qui a sans doute vexé personnellement la reine, c’est la comparaison implicite avec le mignon d’Octavien, au nom évocateur de Sarmentos125. Il est probable qu’il a négligé, comme Plancus, l’hostilité que la souveraine accumulait à son égard. Leurs menées ne lui étaient pas inconnues et leurs flatteries ne la trompaient pas. À leurs yeux, Cléopâtre était un allié, sans plus. Il convenait de l’utiliser, mais de rogner ses prétentions à intervenir dans la politique romaine. La souveraine avait une toute autre opinion.
58Il semble que les Antoniens ont flatté ou défendu la souveraine tant que son alliance était utile à leur parti ou lorsque ses bonnes grâces permettaient de consolider leur position auprès du triumvir. Cependant, il convient de souligner que presque tous les partisans romains importants, sauf, peut-être, Ovinius, se sont détournés de Cléopâtre, tôt ou tard. L’affirmation d’Octavien, en 32, proclamant qu’il ne restait, parmi les flatteurs de la reine, que des orientaux, Iras, Charmion, Mardion et Pothin, est une exagération manifeste mais repose sur un fond de vérité. À ce moment-là, il était devenu bien compromettant de s’attacher à une cause aussi impopulaire à Rome. Mais, les sources littéraires, non sans contradiction, nous apprennent aussi qu’un certain nombre de partisans ont suivi Antoine et Cléopâtre, ou les ont rejoints et constituent le dernier thiase, celui de l’attente de la mort en commun. Donc, à partir de la rupture de 32, l’attitude à l’égard de la Reine sépare les clans et provoque des rapprochements inattendus. Plancus et Ahenobarbus se rejoignent dans leur hostilité, pour des raisons différentes ; l’un au nom des traditions, l’autre par calcul politique. Tandis que certains, Ovinius et peut-être le loyal Lucilius, continuent à soutenir la reine, parce que cette alliance leur semble plus précieuse que scandaleuse.
Le coût d’une défaite
59“Antoine appelait sa fuite une victoire parce qu’il en était ressorti vivant”126. C’est ainsi que Velleius dresse le bilan de la grande campagne parthique et évoque ses répercussions sur l’opinion publique. Il est manifeste que, malgré le zèle des partisans d’Antoine, la défaite causa d’irréparables dommages à la réputation du triumvir et entraîna une désaffection des communautés et des milieux dont il avait traditionnellement la faveur.
L’échec de la “Grande Armée” de 36
60La responsabilité de la défaite de la campagne parthique repose entièrement sur les épaules d’Antoine. Cette présentation des événements, en grande partie justifiée, occulte cependant le rôle du parti antonien dans l’armée durant les opérations. Les membres de l’état-major sont cités au hasard d’une anecdote, incidemment, presque fortuitement. Pourtant, le rassemblement de 60 000 hommes, ainsi que les opérations préliminaires en Arménie menées par trois légions, supposent qu’Antoine ait réuni autour de lui l’essentiel de ses partisans. Il convient, tout d’abord, de faire le tour de son consilium, de ce que l’on en sait et de ce qui se laisse deviner. Il y avait un état-major de l’infanterie, qui réunissait probablement les principaux légats de légion127. Parmi eux, se trouvent P. Canidius Crassus, qui est cité lors de la retraite, Cn. Domitius Ahenobarbus, qui joue un rôle actif à l’occasion du repli128. Oppius Statianus commandait le train et les deux légions laissées à l’arrière-garde, en couverture du matériel de siège129. Le questeur d’Antoine était M. Titius. Q. Dellius fut l’historiographe de ces campagnes et assumait un commandement, mais Strabon, qui donne ces indications, ne précise pas son grade130. Il faut ajouter dans l’énumération les légats dont on peut supposer la présence : C. Sosius, qui était resté en Syrie depuis 38 et n’était pas encore revenu à Rome, puisqu’il ne triompha qu’en 34. Les troupes stationnées en Syrie furent probablement conservées par Antoine ; ainsi Machaeras et Poppaedius Silo ont probablement fait partie du conseil. On peut ajouter aussi Caerellius et M. Insteius, qui avait été un des légats de Macédoine en 38. Calpurnius Bibulus, qui était auprès d’Antoine en septembre 36, l’a probablement accompagné durant cette campagne. Il est loisible de supposer la présence des magistrats qui furent chargés de gouverner les provinces, Furnius en Asie, Plancus en Syrie. En revanche, il faut exclure ceux que leur magistrature retenait à Rome, les deux consuls antoniens de 36, L. Gellius Publicola et M. Cocceius Nerva. Il faut éliminer, enfin, les légats de la flotte prêtée à Octavien, Statilius Taurus, Sempronius Atratinus, Oppius Capito, Valerius Messala. Cet état major est donc assez mal connu. Mais il apparaît très hétérogène, tant dans ses origines, Républicains et Césariens se mêlent, que pour son expérience, les uns ont déjà combattu en Orient, d’autres semblent novices. Les commandants de la cavalerie ne sont pas cités, à l’exception de Flavius Gallus, sans doute préfet d’aile. Il s’agit d’une cavalerie indigène131 enrôlée sous les aigles romaines. Enfin, Antoine s’est privé, ou a été privé, des conseils de Ventidius, qui lui auraient été précieux.
Les mécanismes de la décision au sein du conseil d’état-major
61Il convient de distinguer deux phases dans la campagne proprement dite. Dans la première phase des opérations, jusqu’à l’ordre du repli, les décisions semblent prises par le seul Antoine. Il tranche dans les débats. Mais, à la suite du massacre des hommes de Statianus et surtout de l’échec du siège de Phraaspa, les délibérations et les avis se multiplient132. Conseillers et commandants proposent des initiatives. Ils sont à l’origine des pourparlers avec Phraate, lorsqu’Antoine répugne à lever le siège sans condition. Le triumvir hésite entre les partis possibles. Quand il reçoit les avis de Monaisès, il convoque ses amis et les guides indigènes. En effet, les conseillers locaux prennent de l’importance, le Marde de Plutarque est le véritable pilote de l’opération. Parmi les conseillers romains les plus écoutés se trouvent Canidius, dont Plutarque souligne l’influence auprès d’Antoine133, et aussi Domitius Ahenobarbus. Leur expérience et leurs succès antérieurs, en Arménie et durant la guerre civile, expliquent ce rôle. L’échec de Flavius Gallus est révélateur, non seulement des effets pervers de l’émulation au sein de l’état-major, mais aussi du désappointement d’Antoine et de ses amis. Flavius propose une manœuvre dangereuse, pour laquelle il reçoit l’approbation d’Antoine, mais pas celle des principaux lieutenants de l’état-major ; ceux-ci, à juste titre d’ailleurs, tentent de dissuader Gallus et, pour finir, aggravent la situation en dédaignant de lui apporter du secours. Dans ce cas, on constate que l’autorité d’Antoine n’est pas suffisante pour imposer une décision en faveur de laquelle il a tranché. Parfois, le conseil émet une opinion opposée à la sienne et il est contraint de se rendre à cet avis. C’est le cas lors du repli ; Antoine voulait haranguer ses soldats en vêtements de deuil, ses amis s’y opposent et il rend, finalement, le courage à ses hommes, en tenue d’imperator134. En revanche, il reprend son autorité lorsque son armée arrive en Arménie, et quand il décide, contre l’avis de son conseil, de remettre à plus tard la punition d’Artavasdès135. Les flottements que l’on perçoit dans les conseils d’état-major, reflètent, à la fois, le désarroi profond que suscitent les revers militaires et les faiblesses du commandement.
62Nos deux principales sources témoignent de la grande popularité d’Antoine auprès de ses soldats et de ses officiers136, malgré la disette, les périls et les incertitudes. Il y eut certes des débuts de mutinerie, devant Phraaspa et durant la retraite. Mais ces tentatives ont tourné court : l’éloquence et l’autorité du triumvir, l’isolement de l’armée, ont eu raison de ces velléités137. Antoine, de plus, a manié adroitement la carotte et le baton, en décimant les mutins et en les mettant au ban de l’armée, procédé traditionnel, tout en promettant un donativum aux survivants138. La décision de la retraite n’a pas été transmise à l’armée par le général en chef, mais par un de ses seconds, Domitius Ahenobarbus. Plutarque souligne que, dans l’ensemble, cette délégation de pouvoir a été mise sur le compte de la tristesse et comprise par l’armée, en majorité. Cependant, il paraît singulier qu’Antoine qui, d’ordinaire, ne s’en remettait qu’à lui-même pour haranguer ses hommes, ait abandonné ce rôle à un autre. Il voulait probablement souligner la contrainte qu’exerçaient sur lui les circonstances139. Antoine a encouragé la cohésion de son état-major en utilisant un procédé inventé par César140 pour attacher les centurions de l’armée des Gaules à sa personne : il a emprunté une partie des sommes promises aux soldats à ses principaux partisans et aux rois clients141. La fortune de ces derniers était donc attachée désormais au sort de leur chef. La recette paraît toujours bonne : l’échec cuisant que subit Antoine en Orient ne provoqua pas de défection immédiate. Mais, à moyen terme, elle ternissait sa réputation à Rome.
À Rome : les rumeurs pernicieuses
63Dion Cassius souligne qu’Antoine retint les informations concernant la campagne, mesurant sans peine les effets dévastateurs que pouvaient avoir les chiffres bruts : il avait perdu près de 30 000 hommes, c’est-à-dire un tiers de son armée, autant que Crassus avait perdu à Carrhes. Certes, ce chiffre élevé s’explique par le fait qu’il avait réuni la plus vaste concentration militaire jusqu’alors. La vérité pouvait être présentée sous diverses formes ; il en était d’atténuées, que préféraient les Antoniens. Dellius, l’historiographe officiel de la campagne, a insisté sur les succès relatifs d’Antoine, lors des engagements avec les Parthes, sur le titre d’imperator que lui décernèrent ses troupes142, après la première bataille, sur la cohésion de l’armée en toutes circonstances, sur son pouvoir d’adaptation, la fameuse manœuvre de la tortue143, sur les périls inédits qui guettaient les soldats144 et, surtout, sur la bravoure et l’humanité d’Antoine145. Cette version des faits très édulcorée présentait donc l’échec de l’expédition comme un repli stratégique, au pire, un revers provisoire. Elle suscite les sarcasmes de Velléius Paterculus. Mais il était impossible de garder un si grand secret. Malgré les efforts des Antoniens, le bilan et les nouvelles de la campagne parvinrent à Rome. Sextus Pompée l’apprit à Mytilène à la fin de l’hiver ; dans la Ville, les premières nouvelles ne filtrèrent sans doute pas avant le début du printemps 35. Les insinuations des partisans d’Octavien les propagèrent perfidement, tout en célébrant ostensiblement les hauts-faits des légions d’Orient. Contrairement à ce qu’affirme Dion Cassius, ces louanges hypocrites ne s’expliquaient nullement par le fait que Sextus Pompée représentait encore un danger, car après sa défaite et sa fuite, son sort ne dépendait plus de son vainqueur. En revanche, le démenti officiel des communiqués d’Antoine aurait constitué un geste hostile, en contradiction avec la stratégie menée par le jeune triumvir depuis la victoire de Nauloque : pousser son collègue à prendre l’initiative de la rupture et lui faire endosser tous les torts. La proposition d’abandonner les pouvoirs triumviraux et l’ambassade d’Octavie illustrent cette politique. La rumeur est un mal imparable : circulant de bouche à oreille, procédant par allusions, n’exigeant pas de preuve, on ne peut la réfuter. Octavien et ses partisans commencèrent à saper méthodiquement les positions d’Antoine à Rome. La défaite de 36 constitua le premier jalon de la descente aux enfers, mais ce n’était que l’amorce. La réputation militaire d’Octavien était encore loin d’égaler celle d’Antoine, sa victoire suivait de trop près des revers cuisants et répétés. Au printemps 35, débutait une âpre lutte entre les deux triumvirs pour s’imposer aux yeux des Romains comme le seul maître de Rome et de son empire. De ce combat, l’issue fut déterminée, dans une large mesure, par les Antoniens, tour à tour l’arme des attaques portées par Antoine contre ses ennemis et la cible des accusations ou des tentatives de séduction de l’adversaire.
Les Antoniens à Rome et la conjuratio totius Italiae
64Les principaux thèmes des attaques menées contre Antoine avant Actium sont bien connus. Certains ont déjà été évoqués. L’incurie d’Antoine depuis la bataille de Philippes, livré à ses deux passions dominantes, le vin et Cléopâtre, le mène inéluctablement à la trahison, à l’oubli des valeurs romaines et républicaines, au désaveu de sa patrie. Les critiques touchent diversement le parti antonien. Soit ces accusations impliquent nommément des membres de l’entourage romain d’Antoine, Dellius, Plancus, soit elles sont portées par des transfuges issus de ce parti, soit encore, elles entraînent la conviction d’Antoniens et les conduisent à deserter. À l’inverse, des partisans d’Antoine répondent à la propagande d’Octavien.
L’utilisation d’anciens Antoniens contre Antoine
65Une tactique originale d’Octavien fut d’éviter, à partir de 33, de faire mener une campagne anti-antonienne par ses plus proches conseillers. Ni Agrippa, ni Mécène, ne s’impliquent dans la guerre des lettres ouvertes, discours et libelles, qui fleurissent à partir de la rupture entre Antoine et Octavie. Ils contribuent activement au renforcement des assises du parti d’Octavien, mais leur rôle reste constructif. La destruction des positions de l’adversaire paraît la mission des transfuges du parti Antonien et aussi l’apanage du jeune triumvir lui-même.
66Avant la rupture entre les triumvirs, une vive campagne fut menée dans les cercles littéraires proches des anciens Républicains, en faveur de la mémoire de Cicéron. Sa proscription et son exécution étaient présentées, alors, comme une perte irréparable pour l’éloquence et la patrie : celui qui les avaient ordonnées ne pouvait qu’être condamné. La réprobation englobait les autres victimes de la verve cicéronienne, Saxa et Ventidius, représentants d’une société nouvelle et exemplaires d’une révolution des mœurs, mais aussi Antoniens reconnus. Cette campagne ne pouvait décemment être patronnée par Octavien, mais il lui donna un prolongement et un écho, en faisant désigner au consulat, pour l’année 30, M. Tullius Cicero, le fils de l’orateur. Aucun geste ne pouvait mieux signifier le retour, totalement superficiel certes, à la tradition républicaine, après la mort d’Antoine. En revanche, d’anciens Catoniens, passés par le camp d’Antoine, ne dédaignaient pas d’encourager les auteurs à déplorer la cruauté de celui auquel ils devaient leur salut. M. Valerius Messala était de ceux-là. C’est dans cette période, sans doute, que les amis d’Octavien entreprirent de l’exonérer d’une partie de sa responsabilité dans la proscription. La défaite de Lépide et l’absence d’Antoine permettaient que l’on rejetât sur eux la totalité de la faute. Les campagnes de dénigrement commencent aux marges de la vie politique, par des allusions dans les milieux réputés bien informés. Les mécomptes d’Antoine en Arménie, les échos de la vie de cour et les donations d’Alexandrie, les premiers différends sensibles entre les partisans, tout ceci fut exploité et diffusé sous le manteau.
67Le combat pour attirer la faveur de la plèbe de la Ville fit rage plus que jamais. L’année 34 débute sous l’égide de consuls antoniens et donne l’occasion de commémorer les succès orientaux. Sosius célèbra alors sa victoire sur la Judée, et M. Titius offrit des jeux, qui rappelaient aux Romains qu’ils lui devaient l’éradication du fléau pompéien. Mais, cette manœuvre maladroite se retourna contre son auteur. D’autre part, la portée du triomphe de Sosius fut considérablement réduite par la célébration de ceux de T. Statilius Taurus, fin juin, et de C. Norbanus, en Octobre. En 33, l’édilité de Marcus Agrippa a complètement effacé le souvenir de l’évergétisme des Antoniens, en remplaçant une générosité sporadique par un programme systématique. Il servait admirablement la “propagande” césarienne en gagnant à la cause d’Octavien une grande partie de la plèbe romaine146. Dans les mesures policières qu’il prit, une retient l’attention par son étrangeté : l’expulsion des charlatans et des astrologues147. La magie connaissait alors une vogue réelle dans tous les milieux148. Certains Antoniens étaient réputés s’y adonner. Ainsi, le pythagoricien P. Vatinius fut accusé par Cicéron de chercher à lire l’avenir dans les entrailles de jeunes enfants149. Il se peut que le nom de la sorcière dépeinte par Horace, Canidia150, soit une allusion à peine déguisée au lieutenant d’Antoine, P. Canidius Crassus. Il paraît probable que ce bannissement ait visé des propagandistes d’Antoine qui, sous couleur de prédire l’avenir, annonçaient, de façon plus ou moins voilée, une revanche de l’Orient antonien sur l’Occident divisé151.
68Quand la rupture fut consommée, durant l’automne 32, ce furent Calvisius Sabinus, Munatius Plancus et M. Valerius Messala, qu’Octavien chargea de mener l’offensive au Sénat et auprès de l’opinion publique. Comme les sénateurs antoniens les plus engagés, trois cents environ, avaient rejoint leur chef à Éphèse, au printemps152, il s’agissait alors de capter la confiance des indécis, de réduire au silence les crypto-antoniens, de convaincre les sénateurs restant, les deux tiers, de la justesse de la cause d’Octavien. L’offensive débuta après la trahison de Plancus. Dévoiler le contenu du testament au Sénat fut l’affaire d’Octavien ; il frappait à coup sûr : Titius et Plancus, confidents d’Antoine, lui en avaient révélé le contenu. Mais cette flèche manqua en partie sa cible. Le procédé et l’intention scandalisèrent une bonne partie des Pères Conscrits. Plancus porta au sénat de graves accusations à l’encontre de la politique de son ancien chef. Ses accusations étaient étayées de précisions et de preuves. Personne n’était mieux placé que lui, l’ancien librarius, porteur du sceau d’Antoine, pour en connaître les tenants et les aboutissants. Mais, personne plus que lui n’avait avantage à se justifier, en déformant les intentions de son ancien chef et en noircissant son portrait. Ses discours suscitèrent la méfiance des sénateurs, ainsi qu’en atteste la réplique ironique de Coponius : “Antoine a décidément fait beaucoup de choses la veille du jour où tu l’as quitté153”. Les accusations de Calvisius Sabinus sont connues grâce au récit de Plutarque. Pourquoi avoir choisi cet homme pour porter de telles accusations ? Calvisius présentait la double caractéristique d’être un ancien Antonien et de ne pas figurer parmi les derniers transfuges. Il cumulait les avantages : il avait choisi le camp d’Octavien, en connaissance de cause, et il n’était pas compromis dans les nouvelles orientations prises par Antoine. Il existait cependant des inconvénients à ce choix : il n’avait pas d’informations récentes sur la politique de son ancien chef. Cependant, certaines des anecdotes qu’il rapporta appartenaient à l’actualité : l’accueil de la Reine d’Égypte à Éphèse remontait à l’été précédent. Les autres faits qu’il relate sont plus difficiles à dater, mais il est probable que Plancus a alimenté de quelques éléments de son cru les discours de son collègue : le récit de l’affront fait à Furnius inclinerait à le supposer. Les allégations de Calvisius concernaient exclusivement les relations d’Antoine avec Cléopâtre, en développant le thème : Antoine oublie tous ses devoirs de magistrat romain pour suivre cette séductrice. Il dilapide le patrimoine acquis au Peuple romain, par héritage, la bibliothèque de Pergame. Il néglige de rendre correctement la justice, en préférant lire les messages d’amour de Cléopâtre ou lui faire cortège, plutôt que d’écouter les plaideurs. Il fait fi de la décence, en lui donnant des rendez-vous en public. De graves accusations, qui appelaient une justification, comme le fait d’avoir permis que des citoyens de Rome saluent du titre de reine la souveraine lagide, se mêlent à des vétilles, qui finissent, paradoxalement, par desservir la propagande d’Octavien. Aussi, la campagne de Calvisius n’atteignit-elle pas totalement son but. Dans un premier temps, Asinius Pollio refusa de prêter sa verve à la polémique ; il désirait rester neutre. Mais Antoine ne le lui permit pas et il dut répliquer aux allégations de son ancien ami154. Valerius Messala, par contre, s’engagea résolument aux côtés de Calvisius et choisit le pamphlet pour véhiculer ses idées. L’histoire a gardé le souvenir de trois d’entre eux155. Il s’agit d’une réplique aux lettres ouvertes d’Antoine : “Contra Antoni litteras”.
69Même si, dans un premier temps, la campagne d’Octavien n’a pas emporté un vif succès auprès des sénateurs, parce qu’il avait choisi des transfuges trop récents, recouru à des procédés brutaux, ou rapporté des faits infondés, il réussit à la longue à combattre les effets de la propagande adverse. Le fait d’avoir utilisé en première ligne d’anciens Antoniens, qui représentaient un peu tous les cas de figures – des hommes nouveaux, réputés pour leur fidélité césarienne, tel que Calvisius et Pollio, ou bien des aristocrates réputés pour leur indépendance d’esprit, tel que M. Valerius Messala, – lui permit de convaincre et de contrôler tous les groupes d’influence du Sénat.
70Cependant, il ne faut pas négliger, pour autant, l’impact de la propagande antonienne, qui rencontra quelques échos dans les rangs césariens.
L’activité du parti antonien en Italie
71Macrobe rapporte une plaisante anecdote156 : un courtisan, habile et prudent, avait dressé deux mainates à chanter les louanges du vainqueur de la guerre civile ; l’un répétait “ave Cæsar, victor, imperator”, l’autre, “ave victor, imperator Antoni”. Aux yeux des contemporains, l’issue n’apparaissait pas aussi clairement que ne le laissent penser les Res Gestae et une histoire en grande partie réécrite par les vainqueurs. Auguste relate le serment de fidélité prêté par l’Italie entière157, mais, dans la péninsule, aussi bien dans le peuple que parmi les ordines, le parti d’Antoine garda ses chances et ses défenseurs, jusqu’à la bataille d’Actium du moins. Bon nombre d’anecdotes, échappant au concert des louanges officielles, ainsi que les précautions prises par Octavien, avant son départ, prouvent suffisamment que la campagne de dénigrement, malgré ses succès, n’avait pas ôté à cette cause tous ses adeptes. Loin de là, les Antoniens pouvaient encore faire courir un réel danger au maître de l’Occident, soit en exploitant les difficultés intérieures, soit en utilisant, eux aussi, la “propagande”. Comme Antoine était accaparé par ses occupations militaires – en 34 et en 33, consolider la frontière face aux Parthes et, en 32, réunir ses forces pour la reprise de la guerre – c’est à ses partisans qu’échut la mission de défendre sa cause et de miner la position d’Octavien.
72Ce sont les poètes, les auteurs de pièces de théâtre, tous les artistes ou artisans du verbe, qui furent les premiers mobilisés. De leurs œuvres ne restent que des fragments, pour les plus heureux ; le plus souvent, seul le nom subsiste158. Le plus illustre, Cassius de Parme, a mis son calame au service d’Antoine après avoir défendu les Libérateurs. Une seule phrase demeure, car elle est citée par Suétone. Cassius y moque Octavien pour la modestie de ses origines : “Materna tibi farina est ex crudissimo Ariciae pistrino ; hanc finxit omnibus collybo decoloratis Neruonensis mensarius159”. Il n’y a aucune originalité dans cette critique. Le polémiste réutilise le thème des origines italiennes, réputées obscures, de la famille d’Octavien, filon déjà exploité par Antoine au Sénat en 43160. Cela appartient à l’arsenal classique des injures politiques. Personne n’est à l’abri de ce type d’attaques. D’ailleurs l’auteur, lui-même, provient de cette aristocratie municipale, qui compose en grande partie les rangs du Sénat. Pour faire bonne mesure, il ajoute cependant au tableau de la famille d’Octavien, la souillure des professions infâmantes, changeur et boulanger, qui font peser sur l’adversaire la présomption de liens avec le monde servile161. Ce qui rend ces allégations redoutables c’est qu’Octavien a bâti sa carrière, en premier lieu, sur sa parenté avec César. En ne rappelant que ses ancêtres les moins illustres, ses adversaires nient la légitimité de son pouvoir. Mais, en 33, ce ne sont là que des égratignures ; la puissance d’Octavien repose sur des bases solides. Cassius de Parme était, en fait, un polémiste plus redoutable ; poète reconnu par Horace, notamment, et aussi auteur de tragédies, il continua, au profit d’Antoine, une carrière commencée au service des tyrannicides. Il écrivit, on le sait grâce à Varron, une praetexta à la gloire du premier Brutus, ennemi de Tarquin. Cette pièce illustrait les idées d’un homme épris de liberté, qui n’épousa la cause d’Antoine que lorsque celle de Sextus Pompée fut définitivement perdue. Doit-on penser qu’alors il servit Antoine, ou qu’il se servit de sa protection pour poursuivre, sans cesse, les tyrans, héritiers de César ? Le doute est permis.
73On nomme généralement, parmi les soldats-écrivains d’Antoine, deux autres personnages, Julius Saturninus et Aquilius Niger. Ces auteurs, cités comme source par Suétone, dans sa biographie d’Auguste, restent très obscurs. Il semble établi maintenant qu’ils étaient des contemporains du triumvirat. Suétone se réfère au témoignage de Calidus, historien ou mémorialiste, on ne sait, pour illustrer la férocité d’Octavien. Ce dernier, immédiatement après les accords de Misène, aurait affirmé au Sénat que, si Lépide, son collègue, estimait que les proscriptions étant closes, la page en était tournée, il se réservait, pour sa part, la licence de châtier encore162. Cette anecdote indique, en effet, que Calidus était hostile à Octavien, mais il semble excessif de le classer, pour autant, parmi les polémistes d’Antoine : aucun lien ne peut être établi directement avec le triumvir. Le cas d’Aquilius Niger est semblable. Cet auteur rapporta qu’Octavien tua Hirtius de ses propres mains, durant la bataille de Modène163. H. Bardon l’identifie à un autre Niger, cité par Plutarque comme un ami d’Antoine164. Ce rapprochement apparaît hautement improbable. Tout d’abord, le cognomen Niger est relativement répandu dans l’aristocratie romaine et il semble hasardeux de s’appuyer sur un surnom pour établir un lien de parenté165. D’autre part, Octavie n’aurait sans doute pas choisi un homme ouvertement hostile à son frère pour être son ambassadeur. Le lien entre le polémiste et Antoine apparaît, encore une fois, bien trop ténu pour être retenu.
74Bien qu’ils restent pour nous des anonymes, les amis du triumvir ne se dépensent pas moins sans compter pour diffuser ses lettres-ouvertes. Leur activité se devine tout au long des années 33 et 32. À partir du réquisitoire que prononce Octavien au Sénat pour son investiture consulaire, le premier janvier 33, Antoine envoie à Rome, pour répondre et se défendre, de la correspondance privée ou des lettres ouvertes ainsi que des pamphlets que publient ses partisans. Les thèmes qu’ils abordent sont bien connus. Une partie de cette littérature constitue une réponse aux attaques d’Octavien. Il s’agit de ce que l’on pourrait nommer la stratégie défensive. Elle consiste à redéfinir la place de Cléopâtre. “Uxor mea est”. Uxor représente une valeur à la fois positive et rassurante. Une autre partie concerne le triumvirat, à la fois l’équilibre des attributions et des pouvoirs entre les deux représentants de cette magistrature et la durée de ces pouvoirs. Cette dernière question est au cœur de la rupture que déclenchent deux Antoniens.
La crise de 32
75En vertu des pouvoirs qu’avait légalisés la lex Titia, les triumvirs avaient choisi les magistrats jusqu’à l’année 31 incluse. Comme en 36 et en 34, les deux consuls ordinaires de 32 appartenaient au clan antonien. Il n’est pas certain que leur désignation à cette magistrature date des accords de Brindes. Au contraire, de nombreux faits inclinent à situer leur désignation au moment des réajustements de Tarente. À ce moment Sosius, personnage encore secondaire en 39, était auréolé de sa victoire en Judée, et pouvait légitimement briguer la plus haute distinction. La même conclusion s’impose pour Ahenobarbus. Il paraît fort improbable qu’en 40 Octavien ait consenti à sa désignation, alors qu’il s’offensait déjà de sa réhabilitation. En 37, la position de l’ancien Catonien est très différente. Outre les services qu’il a rendus entre-temps au régime, il appartient désormais à la famille des deux triumvirs par la grâce des fiançailles de son fils et d’Antonia. Les consuls, malgré un passé politique très différent, ont en commun d’appartenir aux nouvelles élites du parti antonien, celles dont la faveur s’affirme après Philippes. Ahenobarbus est alors au faîte de sa puissance. La confiance dont il jouit, lors de la campagne parthique et par la suite, montre qu’il est devenu un conseiller aussi écouté et aussi libre que Plancus. Le prestige nobiliaire des Ahenobarbi et l’alliance dynastique, souhaitée par Antoine, le placent même bien au-dessus de l’ancien Césarien dans la hiérarchie du parti. À partir de 37, il y occupe pratiquement le second rôle.
76Antoine compte profiter de l’accession au consulat de ces deux hommes, en qui il place toute sa confiance et dont il sait l’autorité, pour engager la lutte avec son collègue au sénat. L’année précédente avait été favorable à Octavien. Les principales magistratures avaient été gérées par ses partisans, avec beaucoup de succès parfois. Devant les pères conscrits, le jeune César avait eu les mains libres pour attaquer les options que son rival avait prises. Le maître de l’Orient ne s’était pas risqué, dans un contexte aussi défavorable, à proposer au suffrage des sénateurs la régularisation de ses acta, parmi lesquels les donations d’Alexandrie, si vivement attaquées par ses adversaires. La première tâche des nouveaux consuls est donc de faire approuver la politique conduite par Antoine en Orient durant les années 34 et 33166. Ils devaient convoquer les comices pour faire ratifier ses décisions. Octavien, certain d’avoir prévenu l’opinion en leur défaveur, les incitait à rendre publiques les décisions d’Antoine. Elles semblaient confirmer de façon éclatante les pires allégations de ses adversaires. La politique orientale du triumvir ne pouvait être comprise en Italie ; elle avait été trop diffamée. Confrontés à l’érosion de la popularité d’Antoine, les deux consuls ont hésité à exposer les mesures de leur chef à un brutal désaveu. Ils parvinrent à éviter cet écueil en acceptant, en revanche, de passer sous silence les succès d’Antoine en Arménie. Ce n’est donc pas la question des acta qui a provoqué la rupture, mais celle des pouvoirs triumviraux.
77À la même époque, Antoine a écrit au Sénat pour annoncer qu’il renonçait aux pouvoirs triumviraux et demandait à Octavien d’en faire autant. Le rôle d’Ahenobarbus et de Sosius apparaît alors déterminant. En tant que consul prior, c’est Ahenobarbus qui reçoit la lettre d’Antoine. Mais, Dion précise qu’il ne se lança dans aucune révolution brutale167. Ce fut Sosius qui engagea l’offensive, aux calendes de février, probablement168. En quoi a consisté son action ? Dion n’évoque pas clairement le fond de son discours. Il indique seulement qu’il se répandit en éloges sur Antoine et critiqua violemment Octavien. Tout laisse à penser que Sosius ne se contenta pas d’une apologie de la politique d’Antoine en général (d’ailleurs le statu quo avec Octavien limitait son champ d’action en ce domaine), mais qu’il s’attacha à le montrer sous les traits du restaurateur de la Libera Res Publica, prêt à rendre au Sénat et au peuple leurs anciennes prérogatives. À l’inverse, Octavien était dépeint comme un tyran. La question des pouvoirs triumviraux était agitée depuis la déposition de Lépide. Si l’on suit Appien, c’est Octavien, alors, qui aurait suggéré d’abandonner le triumvirat169. Antoine, aux prises avec une situation difficile et la fin de la guerre avec Sextus Pompée, n’était pas en mesure d’y souscrire. En 32, c’est à son initiative que la question est remise à l’ordre du jour.
78Pourquoi 32 ? La réponse est complexe et liée au problème de la durée des pouvoirs triumviraux. Le triumvirat, renouvelé pour cinq ans à la fin de l’année 37, devait-il être reconduit le 1er janvier 32 ou le 1er janvier 31170 ? Si la première hypothèse est juste, l’attitude prudente et conciliante du consul prior, le premier janvier, s’explique par la précarité de la situation institutionnelle. Toute initiative du consul, en période de “rupture” de la continuité triumvirale, pouvait rallumer une nouvelle guerre de Pérouse. L’offensive de Sosius prend alors un nouveau sens. Octavien se trouve en fâcheuse posture : privé de ses pouvoirs exceptionnels, il se trouve à la merci de l’autorité du consul. Aussi séduisante que soit cette solution, on ne peut affirmer son exactitude. D’autres éléments171 inclinent à penser, au contraire, qu’Antoine a pris les devants et a remis en question ses pouvoirs avant qu’ils ne prennent fin. Il a profité de circonstances qui lui étaient favorables : la prise des faisceaux par un collège de consuls qui appartenaient aux plus sûrs éléments de son parti.
79En fait, cette discussion n’avait pas vraiment de sens pour les contemporains. La magistrature triumvirale était née des circontances ; elle était le paravent légal d’un partage du pouvoir imposé par la force des armes. L’année 37 avait montré que la durée de cinq ans imposée par la loi n’avait qu’une valeur indicative et que les triumvirs pouvaient toujours assumer leurs pouvoirs par tacite reconduction. Le renouvellement de 37 ne s’imposait que dans la mesure où les tenants du pouvoir avaient besoin de réaffirmer leur autorité à la veille de campagnes de grande envergure. En fait, en 32 comme en 31, ni Antoine ni Octavien ne renoncèrent à leurs prérogatives de triumvirs172.
80La démarche de Sosius plaçait Octavien dans une situation délicate. S’il conservait les pouvoirs triumviraux, il courait le risque d’une crise aussi grave que celle de 41. S’il renonçait, il perdait toute couverture légale. Le veto tribunicien empêcha Sosius de mettre le triumvir en demeure de s’exécuter. La réplique foudroyante d’Octavien – son coup de force au Sénat – renversa les rôles173 et plaça les consuls en situation délicate. Contraints au silence, ils faisaient figure d’accusés. Dion laisse deviner qu’Ahenobarbus fut épargné par le discours d’Octavien, sans doute parce qu’il avait retardé, autant qu’il le pouvait, la rupture entre les deux maîtres de Rome et, peut-être, parce que ses relations familiales le plaçait désormais entre les deux camps. La séance présidée par Octavien dut leur sembler dangereuse. Assis de part et d’autre du triumvir, entourés par sa garde armée et menaçante, ils sentaient la précarité de leur position et leur vulnérabilité. Le message était clair : Octavien réaffirmait ses pouvoirs triumviraux et les réduisait au silence. L’annonce de la séance suivante leur fixait un délai de réflexion et rendait inéluctable leur départ, ainsi que celle d’une partie du Sénat : témoins muets, ils auraient, bien involontairement, apporté leur caution aux invectives de l’adversaire174. Ils abandonnèrent Rome secrètement, affirme Dion Cassius. Le nombre des sénateurs qui rejoignent alors Antoine à Éphèse n’est pas connu, mais il est fixé généralement à trois cents. En fait, cela ne constitue pas la totalité des partisans que comptait Antoine dans l’assemblée. Dion lui-même note, dans la suite de son récit, que des sympathisants demeurèrent au Sénat et qu’ils manifestèrent parfois une discrète désapprobation, vite étouffée. On peut s’interroger sur la possibilité de garder secret le départ de tant d’hommes en vue. En fait, ce que veut dire la formule c’est qu’il s’agit d’un départ sans permission, ni mission. Puisque les consuls s’en vont avec eux et qu’ils ne reconnaissent plus l’autorité du triumvir, on ne sait vers qui ils pouvaient se tourner pour obtenir licence de partir. Ce départ servait-il Antoine ou Octavien ? Il constituait l’aveu d’une défaite : l’impossibilté de faire entendre sa voix au Sénat. Mais il mettait aussi Octavien en difficulté, car il marquait un désaveu de son coup de force. Les sénateurs reprenaient l’ancienne tactique de leurs devanciers, qui montraient leur désapprobation en n’assistant pas aux séances175. Dion insiste d’ailleurs sur le fait qu’Octavien tenta aussitôt d’en estomper les effets pernicieux, en proclamant son accord176. Le jeune César s’était employé à effacer le souvenir de sa jeunesse d’aventurier politique. Il désirait maintenant mettre à son service les apparences de la légalité. Il vit tout de suite les avantages du départ des Antoniens : il n’y avait plus au Sénat d’opposition organisée. Les réquisitoires contre Antoine se succèdèrent, mais il lui fallut près de cinq mois, les témoignages de Plancus, de Calvisius, l’ouverture du testament d’Antoine, pour qu’un vote de cette assemblée, pourtant amoindrie, destitue Antoine de ses pouvoirs. Encore s’est-il trouvé un sénateur, Sergius, pour refuser ouvertement d’apporter son suffrage177. Il avait une dette à l’égard d’Antoine, qui l’avait sauvé de la proscription. Il servait, en outre, Octavien : un vote unanime aurait laissé un doute sur la liberté des sénateurs. Dans l’assemblée, on l’a vu, subsistait un courant de sympathie en faveur d’Antoine178. La réaction des pères conscrits, lors de l’ouverture du testament, n’a pas été ce que décrit Dion, une réprobation unanime réduisant les Antoniens restants au silence179, car Plutarque rapporte que le procédé a scandalisé les sénateurs et que la campagne de dénigrement de Calvisius n’a pas convaincu tout le monde180. Velléius se fait l’écho de vives attaques à l’encontre des accusations de Plancus181. Tout cela montre que, malgré le départ de l’aile antonienne, le Sénat n’obéit pas sans réserve à Octavien.
81Les difficultés du jeune César ne s’arrêtent pas, bien sûr, aux portes de la curie. L’Italie, durant l’année 32, est la proie de violents mouvements d’agitation, que rapportent Dion Cassius et Plutarque. Un des plus dangereux mouvements subversifs prend sa source dans les exactions fiscales d’Octavien. Depuis 33, il s’emploie à rassembler des hommes et à collecter de l’argent dans la péninsule, tout comme son adversaire en Orient. Mais ses exigences, un quart des revenus annuels pour les hommes libres et un huitième de la fortune pour les affranchis, provoquent des soulèvements182. En 31, les temples de Cérès et de Spes sont brûlés. Ces incidents occasionnent une dure répression, qui réduit au silence l’hypothétique conjuration des affranchis et incite les citoyens à s’acquitter sagement de leurs impôts183. Mais l’agitation a emprunté de multiples formes. En Etrurie, comme à chaque crise, naissent des présages effrayants, qui sont colportés par des esprits crédules et pessimistes, ou des témoins malveillants et partisans184. La nature s’en mêle : une intense activité sismique dans la péninsule est interprétée comme un signe. La colonie antonienne de Pisaurum est détruite par un tremblement de terre185 ; la Sicile est également frappée par une éruption de l’Etna186. Les partisans d’Octavien se hâtent d’interprêter le moindre incident, même tout à fait naturel, comme un omen favorable à leur cause187. Leurs adversaires doivent se livrer à la même frénésie augurale. À défaut d’être assuré de la légitimité et du soutien des hommes, il faut donner l’impression d’avoir au moins l’appui des Dieux. Les Antoniens ne sont pas directement responsables, bien sûr, de tous les incidents qui éclatent çà et là, mais ils exploitent cette atmosphère de déréliction, enveniment la fronde fiscale, suscitent des oppositions dans la Ville. L’incendie du temple de Liber sur l’Aventin connut diverses interprétations : méfaits d’affranchis sacrilèges ou omen de la fin de Bacchus188 ? L’or de l’Orient achète les consciences et alimente les rebellions189. Ces menées secrètes sont l’œuvre d’agents anonymes. Cependant, deux noms nous sont parvenus. Tout d’abord, celui d’un ambassadeur des partisans demeurés en Italie, Geminius, dont la mission a déjà été évoquée plus haut. Originaire, peut-être, du fief antonien de Tibur, il semble spécialisé dans la manipulation de l’opinion. Son propos, lorsqu’il rejoint son chef en Grèce, est de lui conseiller d’abandonner Cléopâtre, car cet entêtement n’est plus défendable en Italie190. Un autre, L. Messius, se spécialise, quant à lui, dans le renseignement. Il a déjà pris du service durant la guerre de Pérouse. Il a sans doute conservé des contacts avec les communautés italiennes et connaît bien les points vulnérables de l’opinion péninsulaire191.
82C’est dans ce contexte qu’il faut placer le serment de fidélité des Italiens à Octavien. Il faut ajouter qu’il répond aux célébrations grandioses de Samos, où l’Orient d’Antoine a célébré sa force et sa cohésion192. Dynastes et cités lui ont aussi juré obéissance. Ce fut un double engagement, en fait, puisque le triumvir, de son côté, a réaffirmé sa volonté de restaurer la Libera Res Publica dans un délai très court193. Dans la péninsule, Octavien n’obtient que les apparences de l’unanimité. Dion nous indique que Bologne, colonie antonienne, fut exemptée194. Mais ce ne fut sans doute pas la seule. Une partie des serments fut obtenue par la peur, la contrainte et la concussion195. En 32 et même en 31, les Antoniens conservaient des appuis en Italie. Le dresseur de mainates avait sans doute des émules.
III. La défaite d’Antoine et la clémence d’Octavien
83Au début de l’année 32, lorsque l’offensive de Sosius a brisé cette paix sans concorde, hypocrite et illusoire, les espoirs de succès étaient à peu près égaux pour les deux partis. Les Romains savaient que cet affrontement était inéluctable. Ils n’étaient pas dupes des allégations des propagandes adverses. La plupart d’entre eux ne croyaient pas qu’Antoine voulait faire d’Alexandrie la capitale de l’empire, pas plus qu’ils ne pensaient que Césarion put être un autre César. Mais, par étapes insensibles, la balance a penché du côté d’Octavien. C’est, en grande partie, la fortune des armes qui a décidé de l’issue de la guerre, essentiellement les combats maritimes, le long des côtes grecques, qui occupent les premiers mois de 31, et, bien sûr, la bataille d’Actium. Cependant, les défections et les trahisons des Antoniens hâtèrent ce processus. Une observation de ce phénomène conduit à s’interroger davantage sur les forces centrifuges du parti antonien et les causes internes de sa défaite.
Trahisons et défections
84En fait, l’égalité entre les deux camps représente déjà une régression pour Antoine. Avant 36, en effet, son parti apparaissait comme le plus solide dans la coalition triumvirale. Peu à peu, sa puissance s’est effritée, en partie parce que les revers militaires ont terni l’image de son capitaine, en partie parce que des membres éminents de son groupe l’ont quitté. La mort, la retraite, la rancune ou des divergences de points de vue, ont privé Antoine de quelques-uns de ses meilleurs lieutenants. Mais, c’est surtout l’irrésistible progression du parti d’Octavien à ses dépens qui affaiblit la faction antonienne. Car, à la notable exception d’Agrippa et de Mécène, les duces d’Octavien sont presque tous d’anciens Antoniens. Le jeune César ne s’est pas contenté d’utiliser leurs talents oratoires ou leurs plumes élégantes ; il les a placés au cœur de l’État et à la tête de ses armées. Pour analyser ce processus de captation, il convient de récapituler les changements de camp et d’en examiner les étapes (voir tableau VII).
85Il convient d’ajouter à cette liste des personnalités, issues des rangs césariens, qui passent au service d’Octavien à une date qu’il est difficile de déterminer, faute de bien connaître leurs activités après 37. C’est le cas des Coccei Nervae. Lucius Cocceius, ami des deux triumvirs, occupait depuis longtemps une position d’intermédiaire entre les partis ; mais ses frères étaient Antoniens. Marcus obtint le consulat en 36, grâce à Antoine. Après cette date, toute trace de lui disparaît de nos sources, mais le destin de sa famille au siècle suivant – il est l’arrière grand père de l’empereur Nerva – permet de supposer qu’il s’est rallié à de bonnes conditions et suffisamment tôt, probablement par le truchement de son frère. Son adhésion au collège des quindecemvirs, à l’extrême fin du triumvirat ou au tout début du principat, est peut-être le prix de ce ralliement. C. Fonteius Capito, bien qu’Antonien fidèle, se trouvait dans la même position, intéressante mais inconfortable, que Lucius Nerva. Il est impossible de savoir s’il est passé au service du jeune César avant ou après son consulat, en 33. La brillante fortune de ses descendants196 conduit à penser que cette conversion discrète s’est également déroulée dans de bonnes conditions.
86Les ralliés de ces premiers groupes ont constitué de précieuses recrues pour Octavien et ont engendré les familles qui ont soutenu le principat, tout au moins au début de son histoire. Mais, rien dans les sources n’indique ce qui les a conduits à quitter Antoine. Cependant, quelques réflexions de Dion ou de Plutarque permettent de saisir l’attraction qu’exerça le parti d’Octavien à partir de 38, force qu’Antoine ne pouvait combattre.
87Le consulat, nous le savons, était attribué par les triumvirs, selon le principe de l’égalité entre les factions ; mais, en fait, en raison des remaniements consécutifs à l’élimination des différents partis, il est délicat de saisir les mécanismes qui ont présidé à ces choix. Pour les autres magistratures, il reste difficile de trancher. Certaines d’entre elles, coûteuses et sans profit, principalement l’édilité, sont boudées par les candidats. Cette désaffection pour une charge qui attirait sur son détenteur la faveur populaire, en récompense de ses largesses, souligne que l’urbana gratia ne joue plus autant dans les élections. Elles paraissent entièrement contrôlées par les triumvirs, qui usent de leur commendatio. Dion indique que leurs partisans les harcelaient pour obtenir des charges honorifiques, des récompenses, des commandements. Sur ce point, réside la faiblesse d’Antoine. À partir de 36, son absence de Rome l’oblige à déléguer son patronage à ce qu’on pourrait nommer des représentants locaux. Plutarque nous apprend que c’est Octavie qui joue ce rôle d’intercesseur et s’en acquitte honnêtement. Elle accueille les Antoniens qui viennent briguer une magistrature à Rome et elle favorise leurs ambitions. Mais la fidèle épouse d’Antoine est aussi la sœur d’Octavien et, volontairement ou non, l’instrument de sa politique. De ce fait, le jeune César n’a sans doute aucune peine à faire comprendre aux Antoniens qu’ils doivent la satisfaction de leurs revendications moins à l’influence d’Antoine qu’à sa propre générosité197.
88Ce n’est pas le seul argument d’Octavien. D’ailleurs, il n’a que peu de prise sur des hommes qui ont déjà obtenu le consulat grâce à Antoine. La véritable force du jeune César est sa jeunesse. Lépide et Antoine, lorsqu’ils sont devenus triumvirs, avaient un long passé politique et, donc, une clientèle solidement constituée. Il est difficile de trouver sa place et de faire une carrière fulgurante dans une semblable organisation. Un vieil adage proclame que c’est au début des règnes que s’établissent les fortunes les plus éclatantes. Agrippa, Mécène et Salvidienus lui ont donné raison. Malgré cela, la brutalité et le caractère révolutionnaire des moyens employés par l’héritier de César, ainsi que ses revers militaires contre le jeune Pompée, ont fait reculer un certain nombre d’ambitieux. En 36, Octavien s’est amendé, il a remporté une victoire éclatante sur Sextus Pompée et il n’était pas trop tard pour s’intégrer à son camp. Il recrute, alors, de nouveaux partisans. Pour les viri militares, l’avenir est de son côté. L’Occident abonde en champs de bataille où leurs talents peuvent se distinguer, l’Afrique et l’Illyrie, principalement, mais aussi la péninsule Ibérique et les Gaules. En outre, ce triumvir n’a pas de prétentions militaires qui puissent contrarier leurs appétits de gloire. À l’inverse, la semi-disgrâce de P. Ventidius, pour services trop bien rendus, a inquiété certains partisans d’Antoine. Les légats prêtés à Octavien pour sa campagne sicilienne ont été, d’abord tenus en lisière, puis adroitement courtisés. Atratinus est retourné auprès d’Antoine, car l’amitié et des liens de fidélité, vieux d’au moins deux générations, l’attachaient à lui. Mais Statilius Taurus a si bien changé de camp et servi Octavien, à Actium notamment, qu’il a presque réussi à faire oublier sa première carrière, pourtant brillante, sous la protection d’Antoine. Un second consulat, en compagnie d’Auguste, a rejeté dans l’ombre le souvenir de celui qu’il devait au vaincu d’Actium.
89Dans les défections antérieures à la rupture, l’espoir d’une accélération de carrière semble le motif essentiel des départs. C’est vrai pour les Césariens, Calvisius, Barbatius, Balbus et Statilius, mais aussi pour les nobles transfuges que sont Ti. Claudius Nero, Appius Claudius et les Valerii Messallae. Barbatius Pollio et M. Valerius Messala s’en distinguent tout de même un peu. Il ont la réputation d’avoir quitté Antoine pour des motifs politiques : à la suite d’une brouille avec lui, pour Barbatius, à cause de Cléopâtre, en ce qui concerne Messala. Il ne convient pas de revenir ici sur les arrière-plans de ces changements de cap, qui ont déjà été examinés en leur temps. Il faut tout de même souligner que ces cas demeurent des exceptions et que les motifs allégués ne sont peut-être que de pieuses excuses, car tous les deux ont poursuivi une brillante carrière sous la protection d’Octavien. La neutralité d’Asinius Pollio paraît relative. Il refuse de participer à Actium, dans quelque camp que ce soit, mais il demeure, sous le principat, parmi les compagnons du prince, un proche, certes critique, mais indispensable.
Recentes transfugae
90En 32-31, malgré la rupture, Octavien a laissé la porte ouverte aux transfuges du camp antonien. Dion Cassius expose les mesures prises contre Antoine : “On retira à Antoine le consulat pour lequel il avait été désigné et tout le reste de ses attributions. On ne le déclara pas cependant expressément ennemi, de peur que ses compagnons ne dussent eux aussi être mis au nombre des ennemis s’ils ne l’abandonnaient pas, mais on montra par les faits qu’on le tenait bel et bien pour tel. On vota en effet pour ses partisans l’impunité ainsi que des éloges s’ils l’abandonnaient et on déclara ouvertement la guerre à Cléopâtre” et plus loin : “Ils votèrent donc la guerre contre Cléopâtre pour ces raisons, mais ne firent aucune déclaration de ce genre à l’encontre d’Antoine, sachant bien que de toute façon ils auraient à le combattre car il n’allait pas trahir Cléopâtre pour servir le parti d’Octavien. On voulait aussi lui reprocher de s’être volontairement engagé dans la guerre aux côtés de l’Égyptienne contre sa patrie, sans avoir personnellement rien subi de fâcheux dans son propre pays”198. Octavien accueille les défections avec joie199. Cependant, à partir de l’engagement militaire, celles-ci changent de caractère : les Antoniens qui ont pris les armes se sont rendus coupables de haute trahison qu’ils soient le fruit d’un prompt calcul des chances de chacun des camps ou l’aboutissement d’un long dilemme, ces ralliements sont tous marqués par la hâte et l’improvisation. Dellius s’enfuit sans demander son reste200 ; Ahenobarbus confie sa vie à une frêle embarcation201. Ces revirements scabreux les livrent à la merci d’Octavien.
91Munatius Plancus apparaît comme un cas un peu à part. Il importe d’analyser cette forfaiture qui semble, de toutes, la plus lourde de conséquences pour l’issue de la guerre. Les historiens antiques proposent plusieurs explications à sa décision. Pour Velleius, c’est un goût maladif pour la trahison qui l’a poussé à accomplir cet acte et non le sentiment d’épouser une juste cause, encore moins l’amour de la patrie, ou celui de César202. Du portrait, chargé mais instructif, que l’historien trace de Plancus, ressort une donnée supplémentaire : sa vénalité, “in omnia et omnibus venalis”, qui occasionne sa brutale disgrâce, “refrigeratus ab Antonio ob manifestarum rapinarum indicia”. Son absence de scrupules était déjà dénoncée par Appien, dans l’une des versions de l’affaire de Milet. Il n’était pas question, en ce cas, de vénalité, mais d’abus de pouvoir. Plutarque estime, au contraire, que Cléopâtre est la principale cause des malheurs de Plancus et de Titius, car ils ont été “outragés” par elle, non sans motif : ils avaient préconisé d’ordonner à la souveraine lagide de retourner en Égypte. Dion place le départ de Plancus et de Titius après les délibérations du conseil à Éphèse et attribue leur désertion à leur antagonisme avec la reine d’Égypte. Les récits de ces deux derniers auteurs concordent. Il existait manifestement deux versions opposées de la défection de Plancus : celle de la persécution par Cléopâtre, relatée par l’intéressé lui-même, qui allait dans le sens de la propagande d’Octavien et celle de la disgrâce, qui avait la préférence de ses détracteurs, Pollio ou Coponius et, avant eux, de la “propagande” d’Antoine. Dans l’un et l’autre cas, sa trahison n’est expliquée que par des raisons négatives : il avait perdu tout crédit auprès d’Antoine, que ce soit sous l’influence de Cléopâtre, ou du fait de ses propres erreurs. Pourtant, bien de signes incitaient à le croire à l’apogée de la faveur, peu de temps auparavant : il détenait le sceau d’Antoine lorsque celui-ci s’engagea dans la campagne contre Artavasdès ; il était le témoin de la rédaction du testament de son chef ; Velléius précise qu’il était au courant de tous les secrets de celui-ci. Mais, si des rivaux, tels que Ventidius ou Pollio, ne menaçaient plus sa prééminence, il n’est pas devenu, pour autant, le second d’Antoine. De nouveaux concurrents ont été suscités par les circonstances. Canidius Crassus, qui s’est imposé grâce à ses talents militaires, a repris la place laissée libre par la retraite de Ventidius ; la fortune favorise de jeunes ambitieux, tels que Sosius ou Atratinus. Plancus ne peut plus progresser par ses propres talents ; seule une alliance avec la gens Antonia pourrait le hisser au-dessus des autres conseillers, mais ce mariage est promis à une autre famille, celle des Ahenobarbi. Antoine tient la fidélité de Plancus pour acquise et ne songe plus à entretenir ce sentiment, par des cadeaux répétés, ou en favorisant son clan. Il ne semble plus qu’il puisse jouer entre les partis un rôle équivalent à celui qu’il a tenu en 43, car il s’est trop compromis dans la politique d’Antoine. Lors du grand conseil que ce dernier a tenu à Éphèse, Plancus, on le sait, a parlé en faveur du retrait de la Reine, c’est-à-dire qu’il a préconisé un changement complet de politique. Il s’est fait une ennemie, sans convaincre Antoine. Son étoile a définitivement pâli. Sa disgrâce n’échappe pas aux lois communes : puisqu’il a cessé de plaire, tous les griefs, même véniels, remontent à la surface et, adroitement utilisés par les adversaires ou les jaloux, deviennent autant de lourdes fautes. De plus, l’ancien légat de César, comme tous ceux qui ont préconisé le retrait de la reine, a senti que la guerre était mal engagée. Dès lors, sa défection était inéluctable.
92Si l’on suit les récits de Plutarque, de Dion et de Velléius, sa trahison marque un tournant dans la guerre. Sa collaboration oriente et affûte la “propagande” d’Octavien. Il lui apporte, en effet, des renseignements précieux, mais, plus encore, sa caution pour certifier des documents et des récits que l’opinion romaine n’aurait pas tenus pour vrais sans cela. Bien entendu, les deux principales contributions de Plancus à la campagne dirigée contre Antoine sont la révélation du testament du triumvir et une attaque détaillée contre ses acta devant les Pères conscrits. Il se vantait, en outre, d’avoir inspiré au jeune César la politique de clémence envers les Antoniens. Il semble plus judicieux de croire que ses conseils allaient dans le sens des décisions d’Octavien.
93La trahison s’est révélée d’un grand profit pour Plancus. Il devint, en quelque sorte, un des membres fondateurs du principat, puisque, lors de la séance du 16 janvier 27, il proposa que l’on décerne au prince le cognomen Augustus. En 22, il fut désigné comme censeur, mission de confiance et cadeau empoisonné203, puisque le prince envisageait une réforme drastique du Sénat. Mais l’accumulation des honneurs ne le met pas à l’abri des sarcasmes et du blâme. Une algarade avec Lucius Ahenobarbus, fils du partisan d’Antoine, lui montre que les haines sont tenaces. L’indulgence d’Auguste à l’égard du jeune fauteur de troubles lui prouve, de plus, qu’homme de confiance ne signifie pas favori et lui permet de mesurer que la gratitude du princeps n’abolit pas les distances. Auguste ne renonce pas à l’alliance de sa famille avec les nobiles, mais il n’intègre pas les Munatii dans la politique complexe de la domus Caesaris. Les anecdotes qui le mettent en scène le présentent toujours à son désavantage. Asinius attend la mort du puissant personnage pour publier un pamphlet sur sa vie. Les plus fielleuses accusations de Velléius en proviennent assurément. Cette légende noire se poursuit dans sa descendance : sa fille, Munatia Plancina, joue l’un des premiers rôles dans l’affaire Germanicus.
94M. Titius obtient le consulat l’année qui suit sa trahison. Désigné à cette magistrature après Misène, il a sauvé son consulat comme son oncle l’avait fait en 42, en suivant l’exemple et les conseils de celui-ci. Il reçoit un commandement, celui de la cavalerie, lors de la bataille d’Actium.
95Titius et Plancus ayant ouvert la voie, d’autres s’y engouffrent. Les défections se déroulent, pour l’essentiel, à partir de 31. L’hiver 32-31 et le printemps qui suit, en Grèce, semblent avoir sapé le moral de l’entourage d’Antoine. Le mauvais approvisionnement et les revers qu’inflige Agrippa aux forces d’Antoine, accablent l’état major. Deux facteurs politiques s’ajoutent aux difficultés militaires. Tout d’abord, la présence de Cléopâtre engendre des tensions. Une majorité des conseillers du triumvir l’avait incité à renvoyer la reine en Égypte. Non seulement, ils n’ont pas eu gain de cause et assistent impuissants à l’entrée triomphale de celle-ci à Athènes, mais, en plus, ils sont en butte à l’humeur vindicative de la souveraine. Du moins, la postérité l’affirme-t-elle. Cléopâtre, depuis qu’Antoine s’est résolu à poursuivre sans relâche sa politique d’alliance avec le royaume lagide, est devenue toute puissante au conseil et filtre les audiences. Ensuite, la perte de l’essentiel des soutiens italiens d’Antoine semble désormais inéluctable. L’échec de l’ambassade de Geminius est à l’origine de ce découragement. Ce dernier, publiquement, a soutenu la même thèse que les Antoniens à Éphèse : il faut ôter à Octavien son casus belli, Cléopâtre, en dénonçant les liens qui l’unissent à Antoine. L’anecdote, telle qu’elle est rapportée par Plutarque, provient d’une source hostile, car les paroles prêtées à Cléopâtre témoignent de sa férocité et d’un profond mépris pour le statut de citoyen romain.
96Il importe de retrouver les facteurs déclenchants et l’ordre chronologique de cette vague de ralliements. À cet égard, les textes ne fournissent que quelques repères. Les auteurs divergent sur les événements qui provoquent les défections. Dion, pour sa part, insiste sur l’importance de la défaite qu’inflige Agrippa à Nasidius au large de Patras, ainsi que sur les revers de la cavalerie d’Antoine. Cela entraîne la chute de Corinthe et les premières difficultés d’approvisionnement de l’armée. Dion place Ahenobarbus en tête de la liste des déserteurs et accorde à cet événement une grande influence sur l’état d’esprit des deux camps : il conforte Octavien et démoralise les Antoniens204. Cette désertion en encourage d’autres, celle de Q. Dellius, principalement205. Plutarque propose d’autres repères : il situe le départ de M. Junius Silanus et celui de Dellius avant l’abandon d’Ahenobarbus. Le départ de ce dernier intervient après l’ambassade de Geminius et au moment où les restrictions alimentaires commencent à être sensibles, car la plaisanterie qui provoque sa disgrâce y fait allusion206. Velléius confirme la chronologie de Dion – le flot des défections suit les défaites de Patras et de Leucade – mais reprend l’ordre du récit de Plutarque207. Il paraît logique de conclure que le départ de Dellius a précédé celui de Domitius et qu’il est une conséquence directe des revers de la flotte et de la cavalerie d’Antoine. D’ailleurs, l’ordre des départs n’a ici que peu de conséquence. L’essentiel vient plutôt des données convergentes. Globalement, ces abandons paraissaient inquiétants en ce qu’ils touchent Antoine dans son entourage proche.
97La plus grave des défections semble celle d’Ahenobarbus. Elle s’entoure de contradictions et de mystère et il convient d’en rappeler les circonstances. Il faut placer ce changement de camp peu de temps avant Actium. La raison de cette défection paraît claire : le désaveu de l’alliance conclue avec Cléopâtre et de l’influence croissante qu’elle acquiert durant la campagne. Velléius, Dion, Plutarque et Suétone s’accordent sur ce point. Les trois derniers convergent également sur deux autres faits : d’une part, Domitius était déjà malade et mourut dans les jours qui suivirent sa trahison, avant même la bataille d’Actium, d’autre part, sa défection a causé un tort considérable à Antoine. Cette dernière remarque n’a pas de quoi nous étonner : Ahenobarbus est un adfinis d’Antoine et aussi le chef de la faction républicaine au sein de son parti. Cependant, ce départ soudain ne s’explique pas facilement : pourquoi le consulaire, atteint de surcroît d’une maladie mortelle, a-t-il soudain mis sa vie et sa réputation au hasard d’une frêle embarcation, abandonnant bagages, amis et serviteurs, pour des idées qu’il professait depuis plusieurs mois au moins ? L’imminence de la victoire d’Octavien paraît certes un puissant motif. Le vieux consulaire, descendant d’une famille qui a laissé des victimes sur tous les champs de bataille de la guerre civile, toujours chez les vaincus, a peut-être voulu, dans un ultime sursaut, sauver l’avenir de sa postérité en mourant du bon côté208. Même si elle est séduisante, cette explication ne saurait suffire. Il convient de souligner que le départ de Domitius fut suivi de plusieurs autres et, surtout, d’une vague de répression qui provoqua la mort de Jamblique et du sénateur Postumius. Dion, qui rapporte ces derniers faits, insiste sur la méfiance que suscita cette défection chez Antoine. Suétone, pour sa part, explique le départ précipité de Domitius par son embarras : mis à la tête d’une conjuration visant à le faire succéder à Antoine, il n’aurait osé ni acquiescer ni refuser209. Même s’il y a une part de romanesque, qui paraît suspecte, l’hypothèse de la conspiration a été acceptée par Levi et Sattler et ne peut être complètement écartée, car elle trouve des échos dans les récits de Suétone, bien sûr, mais aussi de Plutarque et de Dion. Dans le même sens, Velléius souligne les dangers encourus par Domitius. Il y eut effectivement une conspiration pour s’emparer d’Antoine, dans les jours qui ont précédé Actium : Suétone rapporte qu’elle échoua de peu210. Elle n’était pas liée au départ de Domitius, mais rien ne prouve qu’il n’y ait qu’une seule conspiration. Une anecdote, rapportée par Pline, montre qu’Antoine redoutait une trahison de ses proches. Il ne mangeait plus aucun aliment qui n’ait été goûté au préalable. Il est certain que Domitius pouvait incarner une alternative provisoire pour les ennemis de Cléopâtre, parce qu’il était le seul à rassembler les conditions nécessaires : de noble naissance, parent et second du triumvir, ouvertement hostile à l’alliance lagide, il jouissait également d’une excellente réputation militaire. Il était à la tête d’une sorte de “Roman Party” selon Ch. Pelling211. Les contours de cette faction au sein du parti d’Antoine, si elle a existé, sont loin de se laisser saisir. La conspiration aurait englobé l’entourage du consul de 32, Postumius et Jamblique. Faut-il ajouter Dellius et Silanus ? Rien n’est moins sûr, bien que leur départ soit précipité et occasionné, probablement, par Cléopâtre. Il vaut mieux penser que ces personnages, divers et opposés, s’accordent pour refuser la politique pro-lagide et surtout, s’inquiètent vivement du sort que leur réservera le vainqueur en cas de défaite. De ce nombre était L. Sempronius Atratinus. Cet ami de longue date avait participé à la campagne sicilienne. Il reconduisit probablement vers Antoine l’escadre restituée par Octavien après Nauloque. En 34, le maître de l’Orient avait démissionné du consulat en sa faveur. Atratinus figure encore parmi ses partisans en 32. En effet, une inscription de Patras, base d’opérations des Antoniens, rend hommage à Censorina, épouse de Sempronius et fille de Censorinus. En revanche, il ne fait pas partie des commandants de la flotte à Actium, responsabilité à laquelle son expérience lui aurait pourtant donné droit ; cela implique qu’il a déserté le camp antonien avant la bataille. Mais, sur les circonstances de sa défection, les sources restent muettes : il appartient à ce groupe de dignitaires qui ont prudemment effacé toute trace de leur retournement212.
98Les cas qui viennent d’être évoqués montrent l’évolution qui se dessine dans le parti antonien entre le début de l’année 32 et l’automne 31. Jusqu’à l’été 32 et les débats du “Sénat dissident” à Éphèse, la faction reste solidaire de son chef, mais les heurts violents entre les divers clans, représentants de politiques opposées, marquent le début d’une désagrégation progressive. À compter de ce moment, Plancus prépare sa trahison. Le clan formé par les anciens “Républicains” prend du recul et songe peut-être déjà à une conciliation avec Octavien. Ces divisions passent encore inaperçues durant les célébrations de Samos, qui exaltent la puissance de l’Orient. Faut-il, suivant la tradition historiographique, donner tort à Canidius et à ceux qui ont conseillé à Antoine de ne pas modifier sa politique, leur prêter des mobiles inavouables et les rendre responsables de l’échec final ? En fait, la véritable cause des trahisons ne se trouve pas là. Deux facteurs hâtent le départ des Antoniens : la détérioration de la situation militaire à partir de l’hiver et les échos de l’accueil favorable qu’ont reçu les transfuges à Rome. En ce sens, Plancus n’a pas tout à fait tort de revendiquer un rôle, mais c’est un rôle passif : l’exemple de la brillante conversion d’un des plus proches conseillers d’Antoine, compromis dans sa politique, a entraîné d’autres défections.
99Les réactions d’Antoine à ces trahisons sont relativement mal connues, à l’exception de quelques épisodes. La violence des attaques menées contre Plancus et Titius se devine au travers des jugements contradictoires que portent sur eux les auteurs postérieurs. Après la trahison de Domitius, le triumvir eut une attitude ambivalente : d’une part, il fit preuve de générosité en lui envoyant ses impedimenta et aussi en laissant partir les membres de sa maison et de son consilium213 ; d’autre part, il laissa les plumitifs chargés de la “propagande” ridiculiser les desseins de son ancien ami, en alléguant ses regrets pour les charmes d’une Servilia Nais, probablement affranchie, dont on ignore tout par ailleurs. En outre, son départ fut suivi par une vague d’exécutions. L’élan de générosité d’Antoine n’était peut-être pas si spontané et ne permet pas d’exclure l’idée que la fuite d’Ahenobarbus soit liée à un complot, bien au contraire. La meilleure parade que puisse opposer Antoine à ce départ est de nier la profondeur de la crise et de feindre la désinvolture. Ces trahisons pèsent lourdement sur l’issue de la guerre civile. Le parti antonien a perdu certains de ses principaux chefs, à la veille d’Actium.
100Cependant, il convient de distinguer ceux qui sont demeurés fidèles de ceux qui n’ont pas eu l’occasion de trahir, avant Actium du moins. Dans ce dernier groupe, se trouvent les gouverneurs des provinces éloignées du théâtre des opérations. Ainsi le gouverneur de la Libye, L. Pinarius Scarpus, n’a pas pu se rendre avant que les armées d’Octavien n’entreprennent le blocus de l’Égypte. De même Q. Didius, en Syrie214. Leur défection accélère la fin du parti antonien, mais elle ne joue pas un rôle décisif. Elle s’apparente à celle des derniers “Libérateurs” après Philippes : la défaite consommée, il convient de sauvegarder son avenir, soit en trouvant une monnaie d’échange, les légions de Libye, soit en prouvant son utilité, en réglant le sort des gladiateurs de Cyzique215.
Les combattants d’Actium
101Les principaux légats d’Actium reflètent la diversité du parti antonien et résument son histoire. Les commandants de la flotte et de l’infanterie durant l’ensemble de la campagne proviennent de tous les horizons : il y a d’anciens Pompéiens, Q. Nasidius, M. Octavius et D. Turullius ; des Antoniens de la première heure, comme C. Sosius, Aemilius Barbula ou M. Insteius ; des Libérateurs ralliés, tels que Gellius Publicola ; ou, enfin, d’anciens Césariens ralliés de longue date, dont P. Canidius Crassus.
102Cette hétérogénéité rappelle, bien sûr, que le parti d’Antoine a attiré les talents et réconcilié d’anciens ennemis. Mais, elle ne masque pas la disparition ou l’abandon de presque tous les duces antoniens216 : Ventidius, Asinius Pollio, Domitius Ahenobarbus, Statilius Taurus, Calvisius Sabinus, sans parler de Munatius, de Titius et de Dellius. Les choix d’Antoine font la part belle aux nouveaux venus : les Pompéiens dominent parmi les commandants de la flotte. Il convient de noter qu’Antoine leur a accordé une place importante durant les dernières années du triumvirat, avant même que les défections ne rendent leur utilisation obligatoire. Lors des affrontements de 31, leur expérience de la guerre navale justifie cette prédilection. Antoine les a désignés aussi parce qu’ils étaient peu suspects de le trahir pour Octavien, dont ils n’avaient rien à attendre mais tout à craindre.
103Cependant, la répartition des responsabilités lors de l’affrontement décisif montre que les postes clés sont confiés à des soldats d’expérience et à des Antoniens éprouvés : Sosius et Canidius, les deux légats qui se sont couverts de gloire dans les campagnes orientales217. En effet, l’infanterie, qui doit demeurer en réserve et rejoindre les forces qui brisent le blocus, obéit à P. Canidius. Il revient à celui-ci la tâche délicate d’expliquer à l’armée les plans d’Antoine et de conduire les légions vers celui-ci dès qu’il aura rompu le blocus de la flotte d’Octavien. L’échec de la mission ne provient pas de son incompétence ; il résulte de la défaite navale et sans doute du travail de sape opéré par les agents d’Octavien auprès des légions218. Pour sa part, Sosius doit soutenir le choc sur l’aile gauche de la flotte. Ce choix était peut-être moins judicieux : Sosius avait déjà été battu par Agrippa, alors qu’il attaquait l’escadre de L. Tarius et avait échappé de peu à la mort219. D’après le témoignage de Plutarque, c’est son impatience qui a provoqué le déclenchement de la bataille d’Actium. Faut-il supposer, avec R. Syme220, que Sosius a été l’artisan d’une trahison qui entraîna la défaite de la flotte antonienne ? Les deux arguments qui pourraient étayer cette théorie ne sont pas concluants. L’impatience d’en découdre et de livrer un combat qui doit faire lever le blocus s’explique sans peine. L’armée et la flotte sont à bout de résistance et il semble préférable de tenter le sort plutôt que de voir les soldats et les rameurs décimés par la malaria. En outre, Sosius, humilié par sa précédente défaite, espère probablement prendre sa revanche sur Agrippa. Au contraire, sa grâce peut sembler, effectivement, plus suspecte221. En effet, Sosius apparaît comme un ennemi acharné d’Octavien, qu’il a violemment mis en cause devant les Pères Conscrits, le premier février 32. Il porte, avec Ahenobarbus, et plus que lui, la responsabilité de la rupture officielle entre les deux triumvirs. Dans les années précédentes, il fut le champion de la cause d’Antoine. Son triomphe, au plein moment des célébrations à la gloire des armes du jeune César, rappelait la gloire d’Antoine. Sa piété ostentatoire pour un Apollon, rival de la divinité jalousement annexée par Octavien, entretenait la provocation. Cependant, Octavien avait pardonné à des Antoniens a priori aussi hostiles, à Ahenobarbus, qui, pourtant, avait figuré parmi ses adversaires les plus résolus et n’avait rien à apporter en échange de sa clémence ou, après Actium, à Furnius et à Metellus, qui avaient, pour leur part, repoussé ses offres de paix. Par ailleurs, l’intercession d’Arruntius en faveur de Sosius, pour être spectaculaire, n’est peut-être pas un artifice. Des liens solides, hérités de la génération précédente, réunissaient peut-être les deux hommes. Rien ne permet donc de conclure que Sosius, ou un autre de ses lieutenants, ait trahi Antoine au moment de la bataille. Ce sont les défections antérieures qui ont perdu la cause du triumvir.
Les amis jusqu’à la mort
104Pour ceux qui ont suivi ou rejoint Antoine après la défaite d’Actium, commencent le repli et l’errance. Le nombre des partisans se restreint par étapes.
105Dès les lendemains de la bataille, dans le Péloponnèse, Antoine rend leur liberté à certains de ses compagnons, non sans avoir partagé ses richesses avec eux. Plutarque222, pas plus que Dion Cassius223, n’apportent de précision sur leur nombre, leurs noms ou leur qualité. Dion laisse simplement entendre qu’il s’agit des partisans les plus douteux et qu’il faut comprendre ce geste généreux comme un mouvement de défiance. Le comportement postérieur d’Antoine donne raison à cette interprétation. Cependant, Plutarque apporte quelques précisions qui permettent une identification. Le triumvir vaincu envoie, ou laisse, ses amis à Corinthe, sous la protection de son représentant dans cette colonie, Théophile. Ce dernier doit, dans un premier temps, cacher les Antoniens, puis obtenir leur grâce, après un certain délai. Le triumvir se sépare alors, probablement, de ceux qui, issus des rangs césariens ou ralliés de noble origine, peuvent espérer une amnistie d’Octavien. Pourquoi Antoine a-t-il choisi cette cité pour abriter ses anciens amis et quels étaient les pouvoirs de Théophile en ce domaine ? Le texte de Plutarque pose plusieurs problèmes. En premier lieu celui de la situation de Corinthe à cette époque. Colonie césarienne, fondée par Antoine, la cité est acquise au triumvir. Certains de ses partisans sont liés aux élites municipales soit par la parenté soit par la clientèle224. Elle a été une de ses bases militaires durant la guerre d’Actium Mais Agrippa s’en est emparée, à la suite de la défaite de Nasidius, au début de l’été 31225. Le texte de Plutarque suggère que Corinthe avait été reprise provisoirement par Antoine, durant la fin de l’été 31226. En effet, les Antoniens, malgré les soutiens qu’ils pouvaient espérer dans la population, ne se seraient pas réfugiés dans une ville tombée aux mains d’Octavien. La fonction de Théophile pourrait également laisser penser que l’autorité d’Antoine s’exerce encore sur Corinthe : Plutarque le désigne du terme de diocète, que l’on peut traduire ici par procurator. Cependant, on ne saurait être aussi affirmatif : malgré d’éventuels prolongements politiques, le terme procurator appartient encore au droit privé. Le procurateur est un homme libre, un affranchi en l’occurrence, représentant judiciaire ou financier d’un citoyen absent227. Il représente donc Antoine et non le triumvir. Cette position, néanmoins, le plaçait en première ligne lorsque les armées d’Octavien reprirent la cité. Antoine, pourtant, paraissait assuré qu’il ne subirait aucune sanction. La suite lui a donné raison puisque l’année suivante, en 30, Théophile fut duumvir quinquennal, ce qui offre une nouvelle illustration de la permanence des élites dans la colonie. Il semble qu’Antoine ait compté sur le crédit auprès d’Octavien dont jouissait M. Antonius Hipparchus, le fils de son procurateur à Corinthe. Celui-ci, en effet, le premier dans le groupe des affranchis d’Antoine, l’a quitté pour son jeune rival. Cette trahison, plus grave que celle d’un concitoyen, puisqu’elle rompt les liens de l’obsequium, n’a pas suscité de scandale et semble acceptée par Antoine lui-même. Une semblable attitude conduit à s’interroger sur le rôle des liberti entre les factions. Théophile, Hipparchus, Callias, Julius Demetrius, assument des fonctions de commandement et de représentation. Ils ne constituent pas une exception à la fin de l’époque républicaine et l’on trouve des situations comparables dans l’entourage des grands duces des guerres civiles. Cependant, une véritable stratégie familiale se devine dans la défection d’Hipparchus. Le groupe familial se retrouve à la charnière des deux camps : le père demeure le représentant d’Antoine jusqu’au bout et le fils, dès les débuts de la guerre civile, passe au service d’Octavien. La même division se rencontre dans les familles sénatoriales, chez les Furnii ou les Metelli, par exemple. Cette politique prudente passe pour l’apanage exclusif de la nobilitas, car elle s’explique par la nécessité de préserver l’unité et la puissance de la dynastie, quelle que soit l’issue de la guerre civile. Cette pratique est reprise par les liberti de ces familles, peut-être avec le consentement de leurs maîtres, qui entendent profiter de voies de recours supplémentaires en cas d’échec. L’intercession d’Hipparchus fut sans doute nécessaire pour amnistier certains compagnons d’Antoine, mais ce procédé discret ne laissa pas de souvenir. Le seul partisan réfugié en Grèce dont on connaisse le sort est Cassius Parmensis.
106Le nombre des partisans continue à se restreindre. Les deux compagnons que cite Plutarque, durant la déroute, sont un Grec, Aristocratès et un Romain, Lucilius. Une fois en Égypte, la solitude d’Antoine s’accentue. Il abandonne ses amis pour se retirer quelques temps à Pharos. Il manque d’amis sûrs : faute d’ambassadeur fiable, il est contraint d’envoyer Euphronios, précepteur a priori dépourvu d’expérience diplomatique, à Octavien. Il reste cependant des fidèles parmi les Romains. Canidius Crassus rejoint son chef en Égypte et se rend à Pharos pour lui rendre compte de la perte des troupes terrestres. Ovinius et ses adfines, le jeune Scribonius Curio, Lucilius, et le petit groupe que constituent les sunapothanoumenoi appartiennent à l’entourage alexandrin d’Antoine.
107Plutarque doit quelques-unes de ses plus belles pages à la description de l’atmosphère morbide et délétère de la cour d’Alexandrie. Antoine et Cléopâtre ont mis fin à l’association de la Vie Inimitable. Ils l’ont remplacée par le club des sunapothanoumenoi, qui regroupe les courtisans d’Alexandrie : “Les amis d’Antoine, en effet, s’y inscrivirent comme devant mourir avec eux, et ils passaient gaiement leur temps, en s’offrant des festins, à tour de rôle”. Cette nouvelle association ne change pas en principe de destination : il s’agit toujours d’un thiase chargé d’organiser des fêtes et des banquets et de célébrer le culte du nouveau Dionysos et de la nouvelle Isis. Mais c’est un autre visage du dieu que célèbrent alors les amis d’Antoine : non plus le conquérant, qui préside aux plaisirs de la vie, mais la divinité qui accompagne ses fidèles dans l’Au-Delà et leur promet une félicité éternelle228. La défaite consommée, les plus fidèles amis d’Antoine n’espèrent plus, semble-t-il, de salut que dans la mort. La phrase de Plutarque suggère qu’ils ont projeté un suicide collectif, ou du moins, qu’ils en caressent l’idée. Ils n’ont pas connu cette issue spectaculaire et héroïque. Il ne faut pas conclure pour autant que cette association n’ait été que l’ultime caprice de fêtards blasés qui jouèrent avec l’idée de la mort pour pimenter leurs plaisirs. Les membres de ce thiase se sont probablement inspirés des exemples de suicides de bacchants, empruntés à l’histoire italienne, tel que le suicide des notables de Capoue, en 211229, ainsi que les épisodes des Bacchanales de 186 ou de la Guerre Sociale230. Plutarque rapporte que, dans la nuit qui précéda l’affrontement final à Alexandrie, un cortège fantôme parcourut la ville et sortit vars le camp du jeune César, Dionysos et son thiase abandonnaient Antoine. Il ne restait plus aux Antoniens qu’à attendre le verdict du vainqueur231.
Clementia Caesaris
108Un grand nombre d’Antoniens sont capturés lors de la défaite d’Actium et dans les mois qui suivent. Il convient de distinguer leur cas de celui des Antoniens captifs après la défaite d’Alexandrie et la mort d’Antoine. Velléius ne mentionne que la victoire d’Actium et souligne la générosité inconditionnelle du jeune César : “La victoire fut extrêmement clémente ; personne ne fut tué, et très rares furent ceux qui ne supportèrent pas d’implorer leur pardon”232. D’après Dion Cassius, après Actium, l’élite du parti, sénateurs et chevaliers, connaît un sort très variable. Certains sont condamnés à mort, d’autres sont graciés, d’autres, enfin, doivent s’acquitter d’une amende233. Cependant, aucun chiffre ne peut être avancé avec certitude : sur les trois cents sénateurs qui ont rejoint le triumvir à Éphèse, un grand nombre tombe alors entre les mains d’Octavien. Mais, seuls quelques noms peuvent être cités. Après l’ultime défaite, “Octavien châtia les uns et pardonna aux autres, soit pour complaire à ses amis soit pour des motifs personnels”234. En fait, aucun nom d’amnistié n’est connu, à l’exception du fils cadet d’Antoine qui était encore mineur.
Tableau IX. Le sort des derniers Antoniens.
Aemilius Lepidus Barbula (Q.) | prisonnier après Actium | gracié, par l’intermédiaire de Lollius |
Aemilius Scaurus (M) | prisonnier après Actium | condamné à mort mais gracié, par l’intermédiaire de sa mère Mucia |
Albius ? | prisonnier après la mort d’Antoine ? | exécuté pour avoir été un vil courtisan ? |
Antonius Antyllus (M.) | prisonnier après la mort d’Antoine | exécuté |
Aquilii Flori | prisonniers après Actium | exécutés, anecdote d’une authenticité douteuse |
Caecilius ? Metellus (L ? M ?) | prisonnier à Samos | gracié, par l’intermédiaire de son fils |
P. Canidius | prisonnier après la mort d’Antoine ? | exécuté |
Cassius Parmensis | capturé à Athènes ? | exécuté |
Furnius (C.) | prisonnier après Actium | gracié, par l’intermédiaire de son fils |
Insteius (M.) | prisonnier après Actium ? | sort inconnu, |
Lucilius | après la mort d’Antoine | s’est probablement suicidé |
Nasidius (Q.) | prisonnier après Actium ? | sort inconnu |
Octavius (M.) | prisonnier après Actium ? | sort inconnu |
Ovinius | prisonnier après la mort d’Antoine | exécuté pour avoir été un vil courtisan |
Scribonius Curio | prisonnier après la bataille d’Actium | exécuté |
Sosius/Sossius (C.) | capturé peu après Actium | gracié par l’intermédiaire d’Arruntius |
Turullius (D.) | Livré par Antoine ? capturé à Cos ? | exécuté quelques semaines plus tard |
109Il convient d’examiner d’abord les condamnations capitales. Sept cas sont attestés entre 31 et 30 : ceux de M. Antonius Antyllus, Canidius, Cassius Parmensis, Ovinius, Scribonius Curio, D. Turullius, des Aquilii Flori. L’exécution d’Albius, chevalier romain et “parasite”, c’est à dire membre du thiase des courtisans, paraît très probable. Le suicide de Lucilius se déduit de la réflexion de Plutarque selon laquelle il resta fidèle et dévoué jusqu’au bout.
110Les Aquilii Flori demeurent un cas particulier. Les circonstances de leur exécution sont étonnamment cruelles235 et le motif de leur condamnation reste inconnu. Descendants d’une antique famille sénatoriale, ils ont peut-être appartenu à l’armée des “Libérateurs”, mais, en 31, cela ne constitue plus un crime. Il semble préférable de suivre la version de Suétone, qui situe leur trépas en 42, au lendemain de la bataille de Philippes. Les autres condamnés pouvaient prévoir leur sort : Cassius de Parme et Turullius étaient les derniers Césaricides, Aemilius Scaurus un Pompéien acharné, M. Antonius Antyllus l’héritier politique d’Antoine, Scribonius Curio un de ses adfines, Canidius, Ovinius et Albius des fidèles d’Antoine. Après la déroute des forces d’Antoine à Actium, Cassius Parmensis se réfugia à Athènes, ville acquise au parti antonien, mais il n’y demeura pas très longtemps : dès que la cité passa aux mains d’Octavien, il fut pris, condamné et exécuté236. Il semble étonnant qu’il soit resté en Grèce, alors qu’il avait été condamné à la peine capitale selon la lex Pedia et que cette condamnation, en principe, n’avait pas été annulée par l’amnistie de 39, puisqu’il était de ceux qui avaient effectivement participé au complot. Il ne pouvait, donc, compter sur la clémence d’Octavien. Sans doute a-t-il placé une confiance exagérée dans le soutien qu’il recevrait sur place237. Cependant, les textes qui rapportent sa fin se contredisent. Pour Valère-Maxime, elle se situe à Athènes, à l’automne 31. Pour Velleius Paterculus, en revanche, il faut la placer après les dernières exécutions des Césaricides, après celle de Turullius, qui est contemporaine de la conquête de l’Égée. L’anecdote du fantôme venu hanter Cassius de Parme à Athènes rappelle les contes qui circulent au sujet de Brutus238. Elle est manifestement tirée d’un recueil d’exempla, ce qui rend ses indications chronologiques très suspectes. Le texte d’Orose, qui suit la tradition livienne dans ce passage, laisse entendre que cette exécution s’est déroulée à Alexandrie et non à Athènes, ce qui paraît plausible. Les circonstances du décès de Turullius ne sont pas plus claires. Il n’était pas présent à Actium, car il avait pour mission de superviser la construction de nouveaux bâtiments pour la flotte antonienne. Il se trouvait alors sur les côtes d’Asie Mineure, non loin de Cos probablement. Comment fut-il capturé ? Si l’on en croit Dion Cassius, Antoine aurait livré D. Turullius à Octavien, quelques semaines après Actium, dans l’espoir de favoriser des négociations. D’après Valère-Maxime, le légat fut pris à Cos et exécuté, en tant que tyrannicide, sur les lieux de son sacrilège239. En effet, il avait déboisé la forêt du sanctuaire d’Asclépios. Cette profanation symbolise son hostilité à l’égard de la gens Julia, car Asclépios est le fils d’Apollon, dieu tutélaire du vainqueur d’Actium. Il a donc pleinement mérité sa condamnation. Les exécutions ne se résumèrent sans doute pas à ces quelques cas. Dion Cassius suggère qu’elles furent plus nombreuses240. Aucun des Pompéiens les plus résolus, ceux qui suivirent Sextus Pompée puis Antoine jusqu’à la fin, ne semble avoir survécu à la bataille d’Actium, à l’exception de M. Aemilius Scaurus, mais celui-ci avait été tout de même condamné à la peine capitale241. Il est loisible d’ajouter à la liste Caerellius, dont la belle carrière au service d’Antoine s’arrêta brusquement au seuil du consulat, en raison sans doute de son décès. Son fils, legatus augusti sous le règne de Tibère, attend l’époque de Caligula pour lui rendre hommage, ce qui permet de supposer que Caerellius fit l’objet d’une condamnation242. L’exécution de Curio reçut une justification officielle : le jeune homme avait trahi la fidélité césarienne de son père243. Il fut donc châtié comme les tyrannicides, ce qui paraît très exagéré. Pour comprendre les motifs réels de cette vengeance, il faut la mettre sur le même plan que l’assassinat du fils aîné d’Antoine. Héritiers du nom, de la popularité et de la clientèle de leur père et de leur mère Fulvia244, les demi-frères, Curio et Antyllus, représentaient des dangers potentiels pour Octavien, comme Cesarion. Il convenait d’éliminer ceux qui pourraient servir de prétexte à un complot ou rallumer la guerre civile. La version officielle du décès de P. Canidius Crassus laisse planer un doute sur sa fidélité à l’égard d’Antoine245. Les pamphlétaires le rendaient sans doute responsable de la défection de l’infanterie à Actium. Il avait de puissants ennemis parmi les Antoniens ralliés, M. Titius et Plancus très certainement. Ovinius et Albius étaient, comme lui, des Antoniens trop fidèles. Tous furent blâmés pour avoir été des courtisans flagorneurs et châtiés comme des adsentatores reginae. Néanmoins, la peine de mort fut sans doute une solution employée avec parcimonie : il existait, pour se débarrasser d’anciens adversaires, des moyens plus pratiques et plus discrets.
111Les Antoniens furent-ils, en revanche, massivement réhabilités ? Octavien ne leur pardonne, ni sans raison, ni sans intermédiaires. Les amnistiés sont presque tous des représentants de la nobilitas. Leur grâce souligne donc le respect que porte Octavien à la tradition romaine et son désir de réconcilier les élites de la société. Furnius et Sosius font exception à ce modèle : homines novi, ils étaient parvenus aux premiers rangs de l’État à la faveur des guerres civiles, essentiellement grâce à Antoine. Ils avaient prouvé leur valeur et pouvaient encore paraître utiles au vainqueur. Mais, plus que tout, le fait d’absoudre des adversaires aussi résolus faisait mieux rejaillir la clémence d’Octavien.
112Néanmoins, le pardon s’entoure de démarches et de procédures. Les prisonniers doivent trouver un avocat auprès de l’ancien triumvir. Ce sont des cognati, la mère ou le fils, qui jouent ce rôle, à une exception près, celle de Sosius. Par ailleurs, ces personnes ont toutes un titre à la reconnaissance ou au respect d’Octavien. Mucia fut très proche de César et la négociatrice des accords de Misène ; Furnius et Metellus des légats fort zélés. Leur cas d’ailleurs conduit à s’interroger sur les liens entre l’appartenance à une génération et le choix du parti. Les fils des duces antoniens ont, très souvent, choisi le camp d’Octavien. Cela se vérifie pour Furnius, Metellus, Fufius. Cette attitude s’explique de deux manières, qui ne se contredisent pas. Ces jeunes gens restent fidèles à une tradition prudente ancrée dans la noblesse romaine : donner des gages solides à chacun des partis en présence, afin de conserver, quelle que soit l’issue, patrimoine et puissance à leur famille. L’autre motif a déjà été souligné : le parti d’Antoine offrait moins de chances aux jeunes ambitieux pressés d’affirmer leurs talents. Dans ce cadre, l’intercession d’Arruntius semble effectivement un cas particulier. L’explication qui paraissait la plus pertinente était qu’Arruntius avait appartenu quelque temps au parti antonien, mais cette supposition est infondée246. Les deux hommes peuvent avoir eu des liens plus anciens : la famille d’Arruntius resta longtemps fidèle à la cause pompéienne et les Sosii de la génération précédente appartenaient à l’entourage du grand Pompée. Des mariages, dont le souvenir se serait perdu, cimentaient peut-être l’union des deux familles. Mais il se peut tout simplement que le hasard de la bataille ait jeté Sosius entre les mains d’Arruntius, qui voulut faire preuve de grandeur d’âme. La clémence d’Octavien ne s’exerça pas au hasard et resta probablement réservée à une élite restreinte, étant données les conditions nécessaires à son obtention.
113Qu’advint-il de la majorité des Antoniens ? Sénateurs et chevaliers durent s’acquitter d’une amende. Sur son montant et les personnages qui furent concernés, aucune indication précise ne peut être trouvée247. Le motif de cette amende n’est pas explicité : elle dut sanctionner une culpabilité reconnue mais atténuée. Y eut-il une progresivité ? Rien ne l’indique Cependant, elle dut toucher un assez grand nombre de personnes et elle agrava probablement la situation précaire de certains patrimoines, affectant le rang censitaire d’une partie des Antoniens. Cela contitue peut-être un des éléments d’explication de la conduite d’Antoine après Actium. En se séparant des partisans qui pouvaient espérer avoir la vie sauve (mais qui pouvaient être frappés d’une sanction financière) il leur laisse un trésor destiné à assurer leur sauvegarde248.
114Une fois la défaite consommée et Antoine mort, il ne saurait rester de parti Il ne peut plus se reformer : la seule force qui ait cimenté cet ensemble était constituée par la personnalité et la puissance politique d’Antoine. Après son suicide et l’exécution de son fils aîné, il n’y a plus de chef potentiel. Tous ceux qui sont susceptibles de recueillir l’héritage, comme Iullus Antonius, disparaissent très vite. Mais il subsistait des partisans. Demeurèrent-ils une force d’opposition potentielle ?
115La survie politique des Antoniens doit d’abord être replacée dans le cadre des mesures de portée générale qui suivirent la déclaration de guerre puis la défaite. Ils ne furent jamais condamnés comme hostes publici. Mais, leur collaboration militaire avec Cléopâtre et Antoine les mettait à la merci d’une condamnation. Cependant, une fois leur grâce obtenue ou leur amende acquittée, rien ne s’opposait plus à leur réintégration civique à titre personnel. Effectivement les liens qui reliaient le groupe avaient été tranchés. Ils ne pouvaient pas se réclamer de la mémoire d’Antoine, elle avait été condamnée par un sénatus-consulte, que Dion situe en 31 et Plutarque en 30. Le contenu est bien connu : la suppression des titres et des distinctions honorant Antoine, y compris sa radiation des fastes, mesure inédite, la déclaration de son jour de naissance comme uitiosus, l’interdiction du prénom Marcus pour ses descendants. Ces mesures furent appliquées avec une grande rigueur dans un premier temps : ses statues furent abattues, non seulement à Rome mais aussi à Alexandrie, sans doute dans les principales villes de l’Orient que visita Octavien en 31 et en 30. Son nom fut martelé sur des inscriptions officielles à Rome, dans les fastes capitolins et colotiani. Dans ces deux cas, les noms des membres de sa famille furent englobés dans la condamnation : son grand-père, son oncle et son frère Lucius furent englobés dans la condamnation alors que le prénom ou la chronologie interdisaient toute confusion249. Par ailleurs, Actium et Alexandrie donnèrent lieu à des réjouissances civiques, ce qui interdisait l’expression publique du deuil ou des regrets. Enfin, les noms de ceux qui combattirent ou tombèrent à Actium furent omis des actes officiels250. Dans ces conditions, on serait tenté de conclure que les Antoniens se sont retirés de la politique ou ralliés à Octavien. Ce serait négliger le témoignage de Dion Cassius qui évoque, en 29, la persistance d’une sourde opposition des anciens Antoniens, sénateurs et citoyens. Pour autant, Octavien parvient à obtenir du sénat en 27 une reconnaissance politique spectaculaire et à poser les bases du principat. Quelles sont les mesures qui ont réduit l’opposition antonienne au silence ? Dion Cassius encore une fois sert de guide.
116La première étape décisive semble la lectio senatus de 29 a. C. Son but avoué est de remettre de l’ordre dans une assemblée qui présente trois défauts majeurs : des effectifs pléthoriques – un millier de sénateurs-, une disqualification censitaire – des pedites dans les rangs sénatoriaux-, une perte de dignitas – des sénateurs aux origines ou aux services douteux qui ne doivent leur rang qu’à l’esprit de parti. Cette situation résulte des péripéties de la guerre civile et de l’absence de censure depuis 42. Cette dernière, en outre, n’était parvenue à son terme, en raison du décès d’un des deux responsables. La révision des listes en pleine proscription avait sans doute comme fonction première de remplir les vides laissés par la mort ou le départ des opposants251. Mais, trois ans plus tard, les accords de Misène ont réhabilité les proscrits et autorisé leur retour à leur ancienne place, ce qui a augmenté mécaniquement les effectifs du sénat et a sans doute produit un certain désordre. Cette situation s’est reproduite entre 32 et 29 : la rupture avec Antoine a privé les Antoniens des magistratures auxquelles ils étaient désignés et ils ont été remplacés par d’autres. Dion Cassius cite deux cas de consulaires et c’est peut-être aussi l’explication qu’il faut avancer pour le tribunat de Q. Statilius. Les effectifs sénatoriaux ont peut-être été complétés, alors. La réhabilitation des Antoniens oblige à régler ces cas épineux mais tout en enrayant l’expansion incontrôlée du sénat. La multiplication du nombre des magistrats, déjà évoquée, est une autre cause de l’accroissement des patres. En outre, la question de la baisse de qualification censitaire et morale est avancée comme la principale cause de la refonte de 29. Elle est bien réelle et résulte de plusieurs facteurs : la répugnance des élites traditionnelles à se compromettre avec un régime impopulaire, le marasme économique, les périls de l’engagement politique et, enfin, la poursuite du mouvement d’intégration des Italiens. Par conséquent, le sénat de 29 fait coexister, sans doute difficilement, des représentants de l’ancienne aristocratie, au parcours souvent chaotique, et de nombreuses familles nouvelles, entrées grâce au soutien d’un des partis du triumvirat et non en vertu de la cooptation relative des anciens clans et de la popularité urbaine, fruit des campagnes électorales traditionnelles. En raison de sa complexité sociologique et politique cette assemblée peut représenter un abcès de fixation des tensions et devenir un frein pour l’instauration d’un nouveau régime. Les difficultés rencontrées par Octavien pour obtenir la condamnation d’Antoine, même après le départ de ses partisans les plus résolus constituaient un avertissement à cet égard. C’est dans ce contexte général qu’il faut replacer la révision des listes, qui laisse une marge de manœuvre étroite à Octavien : s’il veut passer pour le restaurateur de la Libertas Populi Romani, il ne peut éliminer frontalement aucun parti. Il obtient par des pressions le départ volontaire de cinquante patres. Peut-être peut-on voir là un des effets des amendes ? Il en dégrade cent cinquante autres, ce qui ferait revenir à des effectifs inférieurs à ceux de César, si Dion Cassius ne signalait qu’il avait créé dans le même temps des nouveaux sénateurs. Certains sénateurs, comme Q. Statilius, contestent leur rétrogradation. Ce personnage n’est pas autrement connu et on apprend par ce texte qu’il avait été désigné au tribunat de la plèbe mais qu’il fut destitué de cette charge. Plusieurs explications sont possibles mais la plus plausible reste qu’il avait été destiné à ce poste par un accord antérieur à 32 et fut empêché de l’exercer. Cette interprétation résulte du fait que Dion Cassius évoque dans la phrase suivante le cas semblable de deux consulaires, Furnius et Cluvius. Leur proximité dans le texte fait ressortir un paradoxe : on écarte un personnage sans grand relief d’une charge de début de cursus alors que des opposants efficaces et reconnus, comme Furnius sont réintégrés avec les honneurs. Pourtant, il n’y a là qu’une contradiction apparente. D’abord, dans cette phase délicate de mutation du pouvoir, le tribunat de la plèbe demeure, potentiellement, un redoutable outil de contestation. Ensuite, une clémence aussi magnanime réduit Furnius et Cluvius au silence politique, comme c’est sans doute le cas de C. Sosius qui ne fait plus parler de lui ensuite. Enfin, ces réhabilitations spectaculaires montrent ostensiblement qu’Octavien est désormais au dessus des partis et rejette dans l’ombre l’élimination discrète d’Antoniens de second ordre. L’inscription au nombre des patriciens constitue un autre signe du désir d’assimilation des anciens adversaires. Les Coccei Nervae, les Domitii Ahenobarbi, les Junii Silani, les Statilii Tauri firent partie de la promotion. Il convient cependant de noter que, si ces personnages étaient encore antoniens en 36, ils passèrent tous dans le camp adverse avant Actium. La combinaison entre une épuration sournoise, la réhabilitation spectaculaire des chefs et la récompense des traîtres, réduit considérablement l’impact de la contestation. Mais la lectio senatus ne suffit pas. Dion Cassius évoque ensuite l’usage que fit Octavien des archives d’Antoine : il proclama qu’ils les avaient détruits mais il les utilisa discrètement ensuite, sans doute pour exercer un chantage sur des hommes compromis avec Antoine252. Cela explique sans doute la réaction du sénat en 27. Le fait que ce soit un Antonien rallié, L. Munatius Plancus, qui propose le nom d’Auguste suggèrerait une adhésion générale, mais ce serait oublier à quel point Plancus a été détesté par ses anciens alliés. La censure de Plancus tourna court mais on constate lors de la révision suivante des listes, en 18, qu’Octavien voulut éliminer des hommes entrés au sénat lors des guerres civiles tout en conservant leur rang à leurs fils. C’est ce qu’illustrent les cas de Licinius Regulus et Articuléius Paetus253. Le prince désirait-il entériner l’ascension sociale et politique des familles nouvelles mais en éliminant les parvenus les plus voyants ? Ou cherchait-il à récompenser les fils, auxiliaires du nouveau pouvoir, tout en mettant à la retraite les pères, acteurs impliqués dans les luttes partisanes, voire anciens adversaires ? Quoiqu’il en soit, il dut reculer sur ce point. Mais il est impossible de dire quels sont les Antoniens qui ont été rayés des listes par les censures successives du sénat ni si c’était leur élimination qui était recherchée par ces manœuvres : ils n’étaient pas les seuls opposants potentiels.
117Quand il est question de l’ordre équestre et des simples citoyens, les sources sont moins disertes. Parmi les chevaliers châtiés on ne compte guère qu’Albius. Mais il est certain que tous les ordres et collèges furent puissamment remaniés. J. T. Ramsey situe en 28 une réforme profonde de la judicature. Il argue de façon convaincante que le triumvirat a rétabli la loi judiciaire d’Antoine et a disposé ainsi d’une troisième décurie toute dévouée aux césariens. Les sources indiquent en effet qu’à la fin de l’époque triumvirale les jurys, peuplés de provinciaux et de soldats, s’avéraient indignes de la majesté de la justice. Velleius au contraire porte au crédit d’Auguste d’avoir rendu aux tribunaux leur ancienne dignité c’est-à-dire pense J. T. Ramsey d’avoir supprimé, provisoirement, la troisième décurie, avant de procéder à des réformes ultérieures254. Quoiqu’il en soit, les tribunaux accusés des mêmes tares que le sénat furent également épurés. Cette réforme fit sans doute passer à la trappe des Antoniens et une réforme inspirée par leur ancien chef.
118Saisir la nature de l’opposition des Antoniens supposerait que l’on sache clairement ce qu’est l’“Antonisme”. Apparemment, la personnalité d’Antoine, telle que la “propagande” augustéenne et les Philippiques de Cicéron le caricaturèrent ne pouvait fédérer autre chose qu’un thiase bachique. Cette présentation est peu crédible mais il est pratiquement impossible de rectifier ce portrait car aucun texte ne vient éclairer les intentions d’Antoine, et nous ne rétablissons ses paroles et ses actions qu’en extrapolant à partir des critiques et des réactions de ses adversaires. Antoine promit sans doute l’abolition du triumvirat, le retour à la paix, à la concorde civile à l’âge d’or. Il s’était placé sous l’égide d’Hercule et de Dionysos. Ses goûts rhétoriques et artistiques le portaient à l’asianisme. Il était profondément hellénisé. Son train de vie fastueux le rapprochait davantage des souverains hellénistiques que de la frugalité de la tradition romaine. Il avait forgé une image publique, en Orient en tout cas, qui en faisait un des héritiers d’Alexandre. Ces traits épars ne permettent pas de reconstituer le programme politique qu’il envisageait pour Rome. De plus, rien n’indique que la façon dont il organise son pouvoir en Orient et son entourage à Alexandrie soient transposables à Rome. Faute de textes, il faudrait pouvoir juger Antoine sur son bilan politique et celui-ci bien entendu n’a jamais été présenté. Du reste, si l’aventure d’Octavien s’était arrêtée à Actium, il serait extrêmement délicat de deviner son évolution politiqueultérieure à la lumière de ce qu’il reste de son œuvre au sein du triumvirat. Il ne nous reste pour saisir les idées politiques d’Antoine que la législation de 44. On peut en discuter la portée en alléguant, que la part du legs césarien ne peut être estimé, que des mesures de circonstances en obscurcissent la cohérence, que le programme de 44 ne saurait être celui de 32. Il est vrai. Mais il subsiste quelques idées qui méritent d’être retenues. Antoine s’est toujours réclamé de l’héritage de César, l’a défendu farouchement contre ses adversaires en 44 et s’est toujours insurgé contre la monopolisation de celui-ci par Octavien. Il est l’“autre” hériter de César comme l’a montré de façon convaincante P. M. Martin255. Reste à comprendre comment s’exprime le césarisme d’Antoine. Est-il favorable à un régime dictatorial à tendance monarchique et à la divinisation du chef de l’État ? Il faut se garder de répondre trop vite. Du vivant de César il accompagna sans critique l’évolution du régime dans ses derniers mois, mais quand il devint l’artisan de sa politique il apparut largement plus prudent. Il abolit la dictature, freina les initiatives de divinisation du défunt, rendit sa place au sénat et aux comices On peut certes objecter que ce comportement était dicté par la prudence et la situation et que son adhésion ultérieure au triumvirat dément le libéralisme du début de l’année 44. Nul doute qu’Antoine fut favorable à un pouvoir unique, dont l’autorité se fondait sur l’armée et la victoire, dans la lignée de Sylla, de Pompée et de César. Il n’en reste pas moins que sur la question de la divinité césarienne et des origines mythiques, il resta plus nuancé et plus prudent que son jeune rival. De même la poursuite forcenée des assassins ne fut pas son programme, malgré sa participation active à la proscription. Sa volonté de conciliation se manifesta constamment. Elle est évidente après Philippes. À Actium, il comptait dans ses rangs des personnages condamnés par la Lex Pedia. Il s’affranchit parfois de l’héritage pour mener une politique plus radicale que ne le souhaitait César. Il a milité en faveur d’une ouverture des classes dirigeantes romaines, le sénat et les jurys, aux nouvelles élites, issues de l’Italie de l’armée et des provinces. Une autre de ses préoccupations constantes semble être l’administration provinciale. C’est dans ce domaine que son œuvre s’est poursuivie sous l’Empire. De la sorte, Antoine apparaît à la fois comme un noble romain attaché plus qu’Octavien aux valeurs traditionnelles, mais en même temps, comme lui, un réformateur ambitieux. Dans le domaine sociopolitique, il semble favorable à des mutations fondamentales sans les abriter derrière le paravent d’un conservatisme de façade. Désirait-il fonder un nouveau régime ? Dion Cassius suggère que ses partisans craignaient d’Auguste une révolution, ce qui signifierait qu, dans le camp antonien, on n’avait pas envisagé de changement radical en cas de victoire256. Mais cet indice reste ténu.
119Ce programme fut-il défendu par d’anciens Antoniens ? Certes, certains ralliés conservèrent une relative indépendance d’esprit et de parole sous le principat, du moins dans les premières décennies. Asinius Pollio est le plus célèbre des contestataires. Il s’élève au Sénat contre les jeux troyens257. Il ne prend pas le deuil de la famille impériale après la mort de C. César. Il défend ses amis, poursuivis par la vindicte impériale258. Son Histoire romaine passait pour s’être démarquée fortement de la version officielle. Sa bibliothèque apparaît comme une revendication de l’héritage césarien pour lui même. Pollio s’est démarqué des deux camps en 32 et il faut voir dans ses positions celle d’un esprit indépendant qui n’hésite pas, en dépit de son attachement au dictateur défunt, à contester la valeur historique de ces œuvres. Pour sa part, Valerius Messala répliqua un jour à Auguste, qui feignait de s’étonner des changements de camps de son interlocuteur, qu’il avait toujours été du parti le meilleur et le plus juste259. Ces remarques montrent que les duces, même ralliés, n’étaient pas dupes des discours officiels et n’adhéraient pas à tous les aspects du régime. Mais, s’ils restèrent critiques à l’égard du nouveau régime, les Antoniens ne constituèrent pas un front de contestation uni dans les premières années du principat.
Épilogue : la cohors primae admissionis et les oubliés
120Sénèque, dans le De Clementia, rappelle à Néron que son aïeul, Auguste, avait trouvé chez ses adversaires de la veille les plus solides piliers du principat, ceux qui étaient reçus par le Prince sans délai et appartenaient à la cohors primae admissionis. Un certain nombre d’Antoniens, pardonnés et ralliés, poursuivirent leur carrière sous le principat.
121Les uns obtinrent le consulat grâce à Octavien. En 32, Cn. Cornelius Cinna ; en 31, M. Valerius Messala et M. Titius ; en 30, Licinius Crassus ; en 29, M. Valerius Messala Potitus ; la même année, C. Furnius fut agrégé aux consulaires ; en 26, Statilius Taurus obtint le consulat pour la deuxième fois ; en 25, M. Junius Silanus ; en 21, M. Appuleius ; en 20, Aemilius Barbula. Pour d’autres, ce furent les triomphes et les honneurs qui s’accumulèrent. On fit des funérailles publiques à P. Ventidius Bassus. Munatius Plancus devint censeur en 22. L. Licinius Crassus et M. Valerius Messala triomphèrent en 27, Sempronius Atratinus en 21, Cornelius Balbus Minor en 19. C. Cornelius Gallus fut le premier préfet d’Égypte. Un certain nombre d’entre eux figura dans l’entourage d’Agrippa en Orient, par exemple Q. Aemilius Barbula et Valerius Messala Potitus. Il en fut de même pour le fils de Marcius Censorinus260. Mais d’autres retombent dans l’oubli après le triomphe, comme Licinius Crassus. Les prétentions que lui donnaient son nom et ses talents expliquent en ce cas la disgrâce du personnage.
122Les anciens Antoniens peuplent également les collèges sacerdotaux traditionnels : Barbula, M. Cocceius Nerva, Marcius Censorinus, C. Sosius sont quindécemvirs sacris faciundis ; Munatius Plancus appartient au collège des épulons ; M. Valerius Messala est augure, M. Titius, pontife. Certes, cette situation n’est pas le fruit d’une politique délibérée d’Octavien, car, dans la majorité des cas, les anciens Antoniens doivent leur cooptation dans les collèges sacerdotaux à Antoine, les plus âgés à César261. Par ce biais, les collaborateurs du vaincu continuent d’occuper une place dans l’État, mais il semble que ce soit la volonté du jeune César. De même qu’il a laissé le Pontificat suprême à Lépide, Octavien conserve les sacerdotes de son adversaire. Il en place dans le collège des Arvales. Cn. Cornelius Cinna et L. Scribonius Libo appartiennent au collège des Arvales, nouvellement restauré. Leur présence dans ce collège hautement symbolique est le signe d’une grande faveur.
123Leurs descendants peuplent le Sénat et, pour certains, s’intègrent dans la famille impériale. Le plus célèbre exemple reste celui de Tibère qui était le fils aîné d’un transfuge. Mais d’autres familles suivent une trajectoire semblable : les Asinii, les Domitii Ahenobarbi, les Junii Silani, les Valerii Messalae. Des empereurs et des impératrices sont issus de leur souche : Valeria Messalina l’épouse de Claude, Statilia Messalina de Néron ; ce dernier d’ailleurs se nommait L. Domitius Ahenobarbus, avant son adoption ; l’empereur Nerva était l’ultime descendant du consul de 36 avant J.-C. La postérité des Antoniens permet de saisir la place qu’ils avaient acquise dans l’État à la faveur des guerres civiles. Cette position, leur défection ou leur amnistie leur a permis de la conserver, parfois de la consolider. Ils constituent les piliers du nouveau régime. La prospérité des familles antoniennes sous le principat prouve qu’Antoine avait su s’entourer d’excellents éléments, mais leur préservation s’est accompagnée d’une renonciation totale à leur précédente fidélité. D’ailleurs des haines féroces opposent certains d’entre eux, comme Asinius et Plancus, scandalisés de la bassesse des trahisons ou jaloux des faveurs reçues par d’autres.
124Les chefs Antoniens paraissent donc avoir réussi. Mais il faut se garder de conclure trop vite et inverser la phrase : les chefs antoniens dont nous parvenons à retracer l’histoire sont, dans une large majorité, ceux qui ont réussi. Des lacunes abyssales nous empêchent d’en arriver à une conclusion tranchée : quelles furent les carrières antérieures de Cluvius ou Tedius pour mériter le consulat ? Pourquoi Insteius, de rang prétorien et excellent général, Q. Caerelllius ne sont-ils jamais devenus consuls ? Auguste a utilisé a des titres divers les Antoniens soit comme auxiliaires soit comme repoussoir pour construire le principat.
Conclusion générale
125Le parti d’Antoine, tel qu’il se laisse appréhender au travers des sources, s’inscrit, au départ, dans la tradition politique romaine. Ce constat reste, du moins, valable jusqu’à la fondation du triumvirat. Il s’agit, jusque là, d’une faction aristocratique, constituée à partir de liens familiaux tissés durant plusieurs générations, englobant les collatéraux et les alliés – les adfines – au-delà de la limite que l’on assigne aux liens de parenté à l’époque contemporaine. Antoine doit son parti et sa position dans l’État romain, avant tout, à son héritage paternel et maternel, qui, nous l’avons vu, à l’inverse des allégations des Philippiques, était d’une importance notable et fut pleinement revendiqué par l’aîné des Antonii. En plus de ces relations entre pairs, il bénéficia de la constitution d’un réseau d’obligés, solide et complexe. La clientèle des Antonii ne pouvait rivaliser avec l’immense clientèle des gentes patriciennes, comme celle des Claudii, par exemple. Il lui manquait trois ou quatre siècles d’exercice continu des magistratures, quelques ancêtres célèbres et les souvenirs d’un clan originel. Mais ces vastes clientèles n’étaient qu’apparences : trop dispersées et très anciennes, elles créaient plus d’obligations qu’elles n’apportaient d’aide. Celle des Antonii était récente et, par conséquent, moins oublieuse de ses devoirs. D’autre part, les Antonii ne dispersaient pas leurs forces entre plusieurs branches de leur gens. Antoine pouvait compter sur de solides appuis en Italie et à Rome, sans lesquels aucune élection ne pouvait être remportée. Cette gratia, il la devait essentiellement à la réputation d’orateur et de magistrat de son grand-père, ainsi qu’à sa parenté avec les Julii. Dans la composition de ce groupe originel, se dessinent certaines préférences géographiques, mais elles ne sont pas très accentuées. La clientèle des Antonii puisait dans les élites du Latium et le clan semble avoir eu des liens particulièrement solides avec les familles dirigeantes de Tibur et d’Anagnia mais, dans aucune communauté, il n’exerça de monopole. Partout, en effet, existaient des familles d’opposants, protégées par d’autres sénateurs. En Orient, Antoine pouvait compter sur le soutien d’un certain nombre de communautés indigènes et de negotiatores romains, en raison des commandements exceptionnels qu’avaient reçus ses parents contre les pirates. Ces appuis constituèrent le point de départ de sa faction mais, perdirent progressivement de leur importance car, à partir de 40, surtout, ils furent noyés dans la complexité du parti du triumvir. En revanche, il utilisa jusqu’à la fin les ressources de la familia ; esclaves et affranchis, fidèles et souvent compétents, formaient le personnel administratif traditionnel des nobiles. Les sources antiques conservent les traces d’une immense familia dont héritèrent les deux Antonia : les descendants des esclaves d’Antoine furent les ministres de Claude. Du vivant d’Antoine, ses affranchis jouèrent un rôle diplomatique considérable et, dans le cas d’Hipparchus et de son fils, par exemple, devinrent des notables sous le principat augustéen.
126La première clientèle personnelle d’Antoine, avant que son âge, son cursus et les circonstances, ne le portent aux premiers rangs de l’État, se recruta chez les populares. La défense des commoda populi convenait à son âge, à son opportunisme et s’inscrivait dans une tradition familiale. Il est vrai que l’examen de la carrière des Antonii et des Julii montre, surtout, des trajectoires sinueuses pour éviter les écueils des guerres civiles, souvent d’ailleurs en vain. Mais, Antoine descendait de Fulvius Flaccus, l’allié des Gracques ; son beau-père fut exécuté pour avoir été un des chefs de la conjuration de Catilina et son protecteur, C. Julius César, emprunta souvent leur langage ou utilisa les services de tribuns populares. Antoine recueillit finalement l’héritage de Clodius et de Scribonius Curio, en épousant leur veuve, Fulvia. Leurs réseaux d’influence et leur clientèle soutinrent sa politique durant l’année 44. Antoine bénéficia, en outre, durant toute sa carrière, d’une popularité solide dans la plèbe romaine.
127Il est impossible de parler de parti antonien avant la mort de César ; Antoine n’était jusqu’alors que le chef d’un groupe de pression au sein de l’oligarchie au pouvoir. Sa faction apparaissait, certes, comme l’une des plus influentes à partir de 45 – ce qui explique largement l’attitude bienveillante de César – mais il lui manquait l’autonomie nécessaire à la conduite d’un parti, car, pour assurer la position de ses partisans, il dépendait encore des bonnes grâces de son protecteur.
128En revanche, l’assassinat de César le surprit alors que sa faction apparaissait forte et solide et que la plèbe de Rome lui était favorable. Ses bonnes relations avec les principaux chefs césariens, autant que sa carrière passée, expliquent qu’il ait réussi à réunir autour de lui, durant quelques mois, une vaste, mais fragile, coalition césarienne. L’apparition d’un autre héritier politique du dictateur hâta la désagrégation de cette alliance. Pourtant, cela ne doit pas masquer la construction d’un parti autonome formé par Antoine, rassemblant des Césariens autour du noyau de ses propres partisans. La grande faiblesse de cette nouvelle organisation résidait dans sa représentation au Sénat. La victoire que remporta Cicéron sur les Antoniens, au terme d’une lutte acharnée, durant l’hiver 44-43, démontra l’insuffisance des mesures que le consul de 44 avait prises pour y asseoir son influence : l’adlectio de nouveaux pères conscrits et une politique mêlant séduction et répression, qui reposait sur le soutien de la majeure partie des consulaires. Mais cette défaite n’eut qu’une importance relative, puisque la clé du pouvoir ne se trouvait plus, depuis longtemps déjà, dans l’auguste assemblée.
129Cependant, le parti antonien, tel que les Philippiques permettent de le saisir, apparaissait déjà comme un système constitué. Au Sénat et aux armées, il était représenté par un nombre appréciable de consulaires, L. Calpurnius Piso, C. Antonius, C. Fufius Calenus, P. Vatinius. Cicéron, dans ses discours, n’insiste pas sur les solides appuis que rencontra Antoine dans cette élite, mais sa correspondance révèle son dépit devant la coupable faiblesse de ses pairs à l’égard du nouveau tyran. Dans la description parodique du “Sénat” rassemblé par Antoine, autour de lui à Modène, l’orateur insiste sur le nombre important de pedarii, entrés dans l’assemblée, grâce aux promotions césariennes. Mais, la correspondance, encore une fois, chuchote ce que taisent les discours : il se trouve des rejetons de vieilles familles aux côtés du consul, Appius Claudius Pulcher, des Calpurnii et un Pupius Piso. Le parti sénatorial d’Antoine ne paraissait pas particulièrement jeune, non plus, puisque toutes les générations y étaient représentées. En outre, les mesures prises par les sénateurs antoniens, à l’initiative de leur chef, n’étaient aucunement révolutionnaires ; elles révélaient, au contraire, une parfaite connaissance des procédures du Sénat, y compris les moins recommandables, et n’apportaient aucune innovation formelle. La brutalité et l’absence de scrupules avec lesquelles les Antoniens menaient cette politique, que blâmaient leurs adversaires, ne constituaient pas une rupture majeure. D’une part, l’honnêteté et la souplesse n’avaient jamais été les vertus cardinales de l’oligarchie romaine. D’autre part, la violence des Césariens répliquait à l’assassinat du dictateur.
130Il est difficile de repérer les membres du parti antonien dans les autres catégories de la population. Les chevaliers étaient nombreux dans ce camp, notamment ceux qui lui prêtèrent serment à Tibur, avant son départ pour la Cisalpine. Mais l’on ne peut, malheureusement, avancer que peu de noms. C. Matius fut l’un d’eux. Le soutien qu’il apporta à Antoine outrepassa la neutralité coutumière nécessaire à la préservation des intérêts financiers et il ne lui retira son appui qu’en 32. Très influent au sein de son ordre, il incita sans doute un grand nombre de membres de celui-ci à le soutenir également. L’attachement qu’il portait à César se reporta sur son successeur légitime. Un autre élément motivait cette attitude : comparé à Octavien, Antoine apparaissait comme un élément stable et rassurant. Les chevaliers, comme les sénateurs, qui s’attachaient à lui étaient souvent des modérés affolés par la perspective de la guerre civile, relancée par les “Libérateurs”. Mais l’exemple de Matius montre bien l’abîme qui existe entre appui et adhésion. Les marges du parti antonien, comme celles des principaux groupes politiques de l’époque, étaient mal délimitées et cette imprécision servait tout le monde. À vrai dire, malgré la mort de l’orateur en 43, la documentation cicéronienne reste notre source la plus féconde ; 65 de nos 181 partisans sont connus grâce à elle.
131L’échec d’Antoine devant Modène, puis le rétablissement de sa situation, permettent de mesurer la solidité et la fidélité de son parti. Une fraction des Antoniens, à qui l’on proposait de se rallier à Octavien, déclina cette offre. Ils étaient pourtant des Césariens à l’origine. Cette attitude prouve, d’une part, qu’ils reconnaissaient en Antoine un successeur légitime du dictateur, d’autre part, que les partis n’étaient pas des organismes aussi instables que le laissent penser les cas, en fait exceptionnels, de quelques transfuges.
132La proclamation du triumvirat donna une nouvelle impulsion au parti d’Antoine. Ce cadre lui permettait de participer au gouvernement de l’État, dont le contrôle lui avait échappé provisoirement durant le début de l’année 43. Les accords de Bologne ne concluaient pas seulement une entente entre les successeurs politiques de César ; ils proclamaient la mort de la concorde et le triomphe des partis. Désormais, ce n’étaient plus les suffrages de l’électorat qui décidaient du choix des magistrats, mais la fidélité à l’un des triumvirs. Par ailleurs, le parti devint l’instrument du pouvoir. Les légats constituèrent la courroie de transmission des décisions triumvirales : en Orient, l’histoire du parti antonien se confondit avec l’administration de l’empire. En retour, l’importance numérique de cette formation, l’excellence de ses cadres, renforcèrent la position prééminente d’Antoine dans le nouveau régime. Fidèle à la mémoire de César, mais fort peu enclin à une revanche aveugle, par sa modération il rallia les “Boni” égarés dans la déroute de Macédoine. L’imbroglio de Pérouse brouilla momentanément les cartes, mais les Antoniens surmontèrent cet échec. La puissance engendre la puissance et rien ne semblait pouvoir arrêter l’ascension de cette faction.
133Comme leurs concurrents, les Antoniens courtisèrent l’opinion. Les largesses édilitaires et les triomphes célébraient les victoires de leurs armes ; les cercles littéraires et les joutes oratoires exaltaient leurs talents. À Rome, comme à Alexandrie, ils étaient les artisans, parfois maladroits, de l’image que le pouvoir antonien entendait offrir à ceux qu’il administrait. Pour les Italiens, ses magistrats, marchant sur les traces de Pompée ou de César, défendaient ou rétablissaient la loi de Rome sur les frontières. Pour les orientaux, Antoine et ses compagnons utilisèrent, à leur tour, les représentations coutumières du pouvoir hellénistique : ils se voulaient, comme Dionysos, puis Alexandre, les conquérants invincibles de la Perse et de l’Inde. Cette dernière idée, caricaturée, servit admirablement la propagande de leurs adversaires et les Antoniens restèrent à la postérité comme les joyeux compagnons d’une insouciante bacchanale.
134Les réalités du parti en paraissent, pourtant, bien éloignées. Ce sont les champs de bataille, plus que les salles de banquet, qui constituèrent le lot quotidien des auxiliaires du triumvir. Le critère de la valeur militaire décida essentiellement des promotions ainsi que le montre l’avancement rapide de Ventidius, Sosius, Pollio et Canidius. Les “maréchaux”, pour reprendre la formule de R. Syme, formèrent la nouvelle aristocratie. Les talents de diplomates de certains d’entre eux furent d’ailleurs presque aussi utiles. Sous la pression de la guerre contre les Parthes et de l’âpre concurrence que se livrèrent les factions composant le triumvirat, cette hiérarchie fit la part belle à d’anciens proscrits – partisans des “Libérateurs” ou Pompéiens – ce qui ne favorisa pas la cohésion du parti antonien. Mais les rivalités personnelles qui opposaient les seconds d’Antoine, les rancœurs engendrées par des ambitions contrariées, hâtèrent plus sûrement l’émiettement du parti.
135De plus, la structure de cette formation resta très souple : les circonstances, les liens de clientèles et de sympathies personnelles expliquent les adhésions ou les renoncements. Le terme “ amicitia” qui désignait l’attachement sentimental en même temps que l’adhésion politique, montre bien que persistait la confusion entre le cercle des intimes et la sphère politique. Le parti d’Antoine resta donc fidèle aux coutumes aristocratiques de la République romaine : ses membres servaient Antoine, dans la mesure ou celui-ci les patronnait, et n’abdiquaient en rien leur autonomie. La nature contractuelle de cette association est parfaitement révélée par la phrase de Pollio : ses officia équivalaient aux beneficia d’Antoine, ils étaient quittes et pouvaient se séparer. La rupture du contrat ne signifiait pas nécessairement trahison. C’est pourquoi Antoine ne se fâcha pas toujours avec ceux qui l’abandonnèrent : à la veille d’Actium, il envoya à Ahenobarbus ses impedimenta. Le libre-arbitre restait cependant l’apanage des duces ; la clientèle, qui les secondait et confortait leur puissance, n’avait d’autre ressource que d’embrasser leurs choix politiques et d’en subir les conséquences.
136Cette structure lâche explique la défaite du parti antonien. Lorsque l’étoile d’Antoine a commencé à pâlir, ses principaux soutiens se sont éloignés et, parfois, ont tourné leurs forces contre lui, prétextant un profond et subit désaccord à l’égard d’une politique qu’ils avaient pourtant servie, mais sauvant, en réalité, une place durement acquise. Durant les premiers mois de l’année 31, les vagues de défections, de plus en plus nombreuses, s’expliquent essentiellement par la détérioration de la situation militaire, et non par une prise de conscience progressive des aspects négatifs de la politique d’Antoine. À Actium, donc, les armées d’Octavien remportèrent une victoire sur Antoine et son parti, mais pas sur ses partisans : les meilleurs servaient déjà le jeune César, ou étaient sur le point de le faire.
137À l’exception de quelques irréductibles, qui furent exécutés et de ceux qui périrent sur le champ de bataille, les Antoniens éminents bénéficièrent de la clementia Caesaris. Les mieux doués ou les plus chanceux devinrent les piliers du nouveau régime. Le principat s’édifia, une fois la concorde retrouvée. C’est du moins ce qu’affirme l’historiographie postérieure. Sénèque, quatre générations plus tard, s’en fait encore l’écho dans le De Clementia, lorsqu’il rappelle à Néron, que son aïeul, Auguste, choisit ses principaux conseillers parmi ses anciens adversaires. Cela constituait, certes, un précieux enseignement pour le jeune prince, mais ce compliment adroit flattait aussi le descendant direct d’un ancien lieutenant d’Antoine et d’Antoine lui-même. Dans la famille impériale, comme dans les fastes consulaires, on trouve des preuves de cette politique de réconciliation. Plusieurs empereurs, impératrices ou prétendants à l’empire, du premier siècle, comptaient parmi leurs ancêtres, en lignée paternelle ou maternelle, des partisans d’Antoine : Tibère, Néron, Othon probablement, Nerva, Statilia Messalina, Valeria Messalina, Britannicus et Octavie. Mais ces exemples ostentatoires ne représentent qu’une infime partie de l’ancienne faction d’Antoine. En reprenant les chiffres que l’étude prosopographique nous permet d’établir, force est de constater que le sort d’un grand nombre d’Antoniens reste totalement inconnu. En effet, sur les cent quatre vingt un personnages qui ont partie liée avec Antoine, le destin de quatre-vingt n’est pas enregistré par les sources, soit 45 % de la totalité. C’est le cas bien souvent de partisans assurés, de la première heure, connus par les Philippiques. Le silence s’avéra donc la plus redoutable des armes d’Auguste. Parmi ceux qui sont décédés durant ces quatorze années, huit, seulement sont tombés au combat et sept ont succombé à une mort naturelle ; cela représente un bien faible taux de mortalité pour un groupe de population aussi exposé et ne saurait, en aucun cas, refléter la réalité. Ces chiffres traduisent, au contraire, la précarité de nos connaissances et conduisent à relativiser les résultats statistiques de cette approche prosopographique. Ils fournissent cependant des indications précieuses. Ils confirment les doutes que l’on peut nourrir sur la clementia Caesaris : vingt et une éxécutions contre dix amnisties. Parmi les exécutions, il faut certes retrancher les condamnés de la guerre de Pérouse, sept personnages en tout ; malgré cette réserve, la sévérité l’emporte encore sur la générosité. Cependant, il convient de souligner l’importance écrasante des ralliements, quarante-quatre. Ceux-ci n’ont pas du tout la même signification politique que la grâce du prince. Il constituent un acte volontaire, qui résulte le plus souvent d’un calcul et traduisent donc l’attractivité croissante du parti d’Octavien. Il importe de noter, en outre, que les ralliements des transfuges les plus importants se sont déroulés dans les derniers mois du parti, et, souvent, ces défections ont été plus largement récompensées que des changements de camp précoces, car Munatius, Dellius, Titius, Ahenobarbus étaient des alliés sans prix.
138La dispersion des Antoniens permet de vérifier un des principes de la formation des partis à Rome, à cette époque : ils sont constitués progressivement par une fédération de personnages puissants, mais secondaires, qui s’agrègent à un candidat de premier plan et mettent à son service, soit spontanément, soit à la suite de négociations, les ressources de leur clientèle et parfois de leurs biens. Le parti vit de ces échanges de services et son destin est attaché irrévocablement à la fortune de celui qui en est le chef. Après la mort d’Antoine, il ne peut plus y avoir de parti. Mais les partisans subsistent et un des enjeux des premiers mois du principat fut d’éviter qu’ils ne parviennent à créer un mouvement d’opposition. En cela, l’épuration du sénat, une usage ostentatoire de la clémence et des récompenses aux ralliés jouèrent leur rôle. Au delà de ces mesures dirigées contre les partisans, c’est l’impossibilité de se réclamer d’Antoine, dont la mémoire et condamnée et les défaites célébrées, ou d’établir son bilan qui annihilent toute réaction de ses anciens partisans. Une certaine image de l’idéologie antonienne elle-même est réutilisée comme repoussoir dans les célébrations plastiques du nouveau régime. La victoire d’Apollon sur Dionysos est partout célébrée. La survie d’une idéologie qui puisse continuer à rassembler les Antoniens. est donc elle aussi compromise. Le personnage d’Antoine pourtant prit comme, certains des grands personnages de la guerre civile une dimension héroïque, une fois décédés. Ce fut le cas de Pompée, de Caton et de Cicéron, qui représentèrent les derniers défenseurs de la république, pour les historiens et les orateurs de l’époque julio-claudienne. Ainsi les descendants de Pompée se sentirent investis d’un héritage politique contestataire. Antoine ne pouvait séduire les nostalgiques de la liberté ancestrale puisqu’il était l’un des fossoyeurs de la République. Cependant, il avait incarné de son vivant, une forme de gouvernement, héritier des monarchies hellénistiques. Cette vision du pouvoir d’Antoine était en grande partie le fruit de la propagande de son adversaire, mais elle pouvait faire des adeptes, parmi ceux qui ne remettaient pas en question la nécessité du principat, mais sa forme ou son exercice. En ce sens, les véritables héritiers politiques d’Antoine furent peut-être sa postérité par la lignée féminine, les fils et petits fils des deux Antonia, Germanicus, Caligula et Néron262. Y eut-il auprès d’eux des descendants des anciens Antoniens ? Il s’en rencontre dans l’entourage de Germanicus, mais les adversaires de celui-ci, Munatia Plancina et Calpurnius Piso, descendaient aussi de familles qui comptèrent des Antoniens. La dispersion des représentants de celles-ci entre les diverses factions tend à prouver qu’ils ne constituent plus un groupe distinct. Bon gré mal gré, ils sont devenus les piliers du régime que leurs parents avaient, un temps, combattu et s’ils soutiennent un candidat dans la famille impériale, le passé antonien de leur famille ne guide pas leur choix. La nostalgie de l’héritage antonien est restée l’apanage d’une élite très restreinte : certains membres de la famille impériale – Germanicus ou Caligula, par exemple – rêvant d’une autre façon d’exercer le pouvoir suprême.
Tableau X. Les Antoniens dans les grands collèges sacerdotaux.
Présence dans le collège | Collège des pontifes | Collège des Augures | collège des Quindecemvirs sacris faciundis | Collège des septemvirs épulons |
De la guerre civile à la mort de César | P. Ventidius Bassus, il doit probablement son entrée à César (Gell., XV. 4 ; Crawford 1974 no 531 | M. Antonius, depuis 50 (Hoffinan-Lewis, no 8, 39 ; Szemler, no 42153). | L. Munatius Plancus, dès 45 a.C. (Hoffman-Lewis, no 1,56) | |
De la mort de César aux accords de Blindes | P. Ventidius Bassus | M. Antonius | L. Munatius Plancus | |
Des accords de Misène à la mort de Pompée | P. Ventidius Bassus | M. Antonius | C. Sosius. dès 37 | L. Munatius Plancus |
De la mort de Pompée à la défaite d'Antoine | P. Ventidius Bassus ? | M. Antonius | C. Sosius | L. Munatius Plancus |
Notes de bas de page
1 Par exemple, lorsqu’Octavien, en 36, évoque la possibilité de renoncer aux pouvoirs triumviraux, il envoie une lettre à Antoine et celui-ci lui répond par le truchement de Calpurnius Bibulus, App., BC, 5.132.
2 Sen., Cl., 8.1 (1.10), “(Il) pardonna aux vaincus. Salluste et les Cocceius et les Dellius et toute la cohorte de la première audience, il les a recrutés dans les camps de ses adversaires ; déjà, les Domitius, les Messala, les Asinius et les Cicéron, toute la fine fleur de la cité, était redevable de sa clémence.”
3 Vell. 2.84.1 : “à Actium, comme, longtemps avant le combat, la victoire du parti julien était plus que certaine, personne ne passait à Antoine mais, chaque jour, un transfuge passait à César.”
4 Appien souligne que Furnius a attendu que Pompée ouvre les hostilités pour réagir et insiste sur le caractère purement défensif de sa riposte. Dion Cassius, en revanche, signale l’hostilité de Furnius parmi les raisons qui ont conduit Sextus à lancer une attaque sur le littoral de l’Asie, 49.17.5.
5 App., BC, 5.140.
6 Cependant, la réponse d’Ahenobarbus demeure inconnue. Après l’exécution de Curius, il disparaît du récit d’Appien. Rien n’indique que Furnius ait reçu des troupes venant de Bithynie. Amyntas est le seul auxiliaire que nomme Appien. Il est possible qu’Ahenobarbus soit resté scrupuleusement dans les limites de sa province, mais, dans ce cas, il a obligatoirement pris les armes lorsque Pompée s’est emparé de Nicée et de Nicomédie, avant de s’enfoncer au cœur des terres, Fernoux 2004, 170-171. Son attitude, en toute hypothèse, montre clairement qu’il n’est pas question pour lui de coopérer avec Sextus. Cette attitude et le temps qu’il passa dans la province explique peut-être l’impact du gouverneur, visible dans l’onomastique de la province, Fernoux 2004, 174.
7 App., BC, 5.142. Furnius répond à Sextus que, ni lui, ni Amyntas, ne peuvent se substituer au légat d’Antoine.
8 App., BC, 5.134 et 141. Selon Appien, Antoine lui confie cette mission avant même de connaître les intentions exactes de Sextus Pompée, puisqu’il n’a pas reçu encore les ambassadeurs. Il faut sans doute dater cette décision des jours qui suivent le retour d’Antoine à Alexandrie. Mais Dion Cassius, au contraire, affirme que le départ de Titius se décida après qu’Antoine fut éclairé sur la duplicité de Sextus, 49.18.2.
9 Ainsi que le montre la version de la mort de Sextus que donne Dion Cassius, 49.18.4.
10 App., BC, 5.144.
11 Id., ibid., 5.142.
12 Plut., Ant., 42.4.
13 Vell. 2.83.1.
14 Suet., Aug., 4 : “Ton père est de la farine provenant du plus mauvais moulin d’Aricie, et celui qui l’a pétrie est un changeur de Nérulum, les mains noircies par l’argent.” Ces insinuations reprennent celles d’Antoine, qui affirme que son grand-père paternel était un homme d’affaires tandis que le grand père maternel d’Octavien avait tenu boutique à Aricie, comme cordier ou comme boulanger. La profession d’argentarius à la fin de l’époque républicaine était incompatible avec la dignité équestre. Cette affirmation est manifestement insultante, Andreau 1987, 431-436 ; a bien montré comment, en confondant volontairement les professions, Antoine et Cassius prétendaient que les ascendants d’Octavien avaient exercé une profession d’affranchi.
15 V. Max. 1.7.7.
16 Vell. 2.79.5 ; cf. 2.77.3.
17 Vell. 2.79.6.
18 Plusieurs exemples montrent que le théâtre, durant la période triumvirale, est un lieu, où s’exprime, librement, l’opinion publique, hors des voies ordinaires du débat et des contiones : la représentation de l’Atrée, dans les jeux donnés par Brutus ; la fronde des vétérans, durant la guerre de Pérouse ; le “plébiscite” de l’édile Oppius. Dans ces cas, la plèbe fait entendre diversement son opinion, soit par une présence massive au spectacle ou, au contraire, une désaffection ostensible, soit par des clameurs, soit par l’usurpation des places réservées, soit encore, et c’est le plus grave, par des émeutes. Cependant, il ne faudrait pas conclure, parce que des citoyens ont pris l’initiative, sans convocation, ni organisation hiérarchique, qu’il s’agisait toujours de manifestations spontanées, exemptes de toute manipulation.
19 Freyburger & Roddaz 1994, 173, n. 176 ; Reinhold 1988, 44-45, souligne le caractère fantaisiste et rhétorique de cet épisode. Il le rapproche d’un texte de Thucydide, 3.50.1-2. et aussi d’un passage très proche de Flavius Josèphe, BJ, 2.203, où le gouverneur de Syrie apprend, successivement, l’assassinat de Caligula et sa condamnation à mort par le même empereur. La lettre ordonnant son exécution avait été retardée par l’hiver.
20 D.C. 48.30.6.
21 App., BC, 5.144.
22 D.C. 49.18.6.
23 Plut., Ant., 58.11.
24 Plut., Ant., 59.1.
25 Sen., Ben., 25.
26 Cette version diffère de celle que rapporte D.C., 49.17.5, qui dépend sans doute d’une autre tradition.
27 Les descriptions du camp de Pompée par César Civ., 3.83 et par Plutarque, Pomp., 67, 2-10, en offrent un bon exemple.
28 App., BC, 5.32.
29 Saxa est, pour les orateurs de la génération suivante, l’exemple de ce type d’hommes.
30 Sen. Rh., Suas., 6.27.
31 Sen. Rh., Suas., 6.24.
32 Suet., Ner., 4. Suétone porte cet incident au compte de la folle arrogance de la famille de Néron. Cependant, on peut avancer plusieurs interprétations afin d’éclairer cet incident : l’assurance méprisante d’un aristocrate intégré dans la Domus Caesaris, ou une critique déguisée de l’exercice de la censure ; ces explications ne s’excluent pas, d’ailleurs. Il paraît significatif qu’Auguste n’ait pas sanctionné le jeune homme, ce qui peut apparaître comme une condamnation implicite du censeur.
33 Sur ces batailles privées qui relayent et amplifient l’opposition des factions, voir Jal 1963, 200-230. Il ajoute que “les renversements d’alliance s’accompagnent toujours de publications de missives destinées à déconsidérer l’adversaire, à ébranler les hésitants”, 203.
34 Ahenobarbus n’a jamais voulu allier sa flotte avec celle de Sextus Pompée. Ce dernier a d’ailleurs tenté de le capturer lorsqu’il a abordé en Asie. Il existe des dissensions entre les transfuges qui ont abandonné Sextus Pompée en 39 et ceux qui ont épousé sa cause jusqu’à la défaite. L’exécution de Staius Murcus constitue un des sujets de controverse entre eux. Le fait que Sextus, en 35, ait préféré traiter avec Furnius plutôt qu’avec Titius révèle également en plus de la question hiérarchique, déjà évoquée supra, le mépris du vaincu de Nauloque, et de ses amis, pour les transfuges opportunistes.
35 D.C. 49.42.3.
36 Plut., Ant., 42.2-8.
37 À moins qu’il ne tienne ses renseignements des mémoires de Titius ou de son oncle. Cette dernière solution expliquerait, tout d’abord, que l’auteur ait accordé une grande place à un événement secondaire, ensuite, qu’il attribue le beau rôle à Titius et qu’il souligne les torts de Canidius, rival de Plancus.
38 C’est le rôle de Furnius et de Plotius Plancus Cic., Fam., 10.6.2 ; il faut ajouter à cela le rôle d’intermédiaires entre les divers camps que jouèrent, Laterensis 10.11.3 et le mystérieux L. Gellius 10.17.3, personnage qu’il faut distinguer de L. Gellius Publicola, qui se trouvait, en 43, auprès des “Libérateurs”, contrairement à ce que suggère l’édition Beaujeu 1996, n. 170.
39 Plotius Plancus commandait la cavalerie de son frère, au printemps 43, lorsqu’il faisait route vers Decimus Brutus Cic., Fam., 10.11.2 et 10.15.3. Titius levait des troupes, pendant la guerre de Pérouse, afin d’apporter son soutien à la cause défendue par son oncle D.C. 48.30.5-6.
40 C’était le rôle de T. Munatius et L. Titius, ses parents, qui transmettaient lettres et nouvelles et plaidaient sa cause parmi les sénateurs influents Cic., Fam., 10.12 et 10.21.3.
41 Ainsi, la décision d’exécuter Pompée, si l’on accepte la thèse d’Appien.
42 Cic., Fam, 10.18.1.
43 Cic., Fam, 10.7.1.
44 Sur la succession des gouverneurs de Syrie, Ganter 1892, 41 sq. Sartre 2001.
45 Cic., Fam, 10.25 et 26.
46 App., BC, 5.40 précise, en effet, que les négociateurs ont été choisis parmi les aristoi, la fine fleur du parti.
47 Appien BC, 5.75.
48 IGRP 4, 1716. Cette inscription date probablement de 32. Fabius Maximus était en outre un ami de P. Vatinius, Cic., Vat., 28.
49 App., BC, 5.60.
50 Cic., Fam., 10.25, 3 et 10.26.3.
51 Orelli avait conclu à l’identité des deux hommes, ce qui paraît hautement improbable : Sabinus, partisan d’Antoine en 43, est un ennemi résolu de Cicéron, qui le maltraite dans sa correspondance, Cic., Fam., 13.25 ; l’ami de Furnius jouit, au contraire, du plus grand crédit auprès de l’orateur. Cependant, la rareté relative du nomen dans l’élite politique romaine permet de supposer une parenté entre les deux hommes.
52 IK, 13-Ephesos, 663, l. 1-2.
53 Pour une étude générale et récente de la répartition de ce nomen et d’autres noms italiens, voir, Mastrocinque 1994, 237-252, principalement, 249, s.v. “L. Munatius M. f.”. Cette gens est originaire du Latium, mais elle est aussi bien représentée en Etrurie.
54 À Naxos, une inscription du ier siècle a. C., IG XII, 5, 62 ; à Apamée, de 45 a. C. Eph. Ep. 7.442, n. 1 ; Hatzfeld 1919, 87, 104, n. 2 et 167.
55 Ceux-ci ont rendu hommage à L. Munatius, probablement un oncle de Plancus, légat de Sylla ILLRP, 359 et 360.
56 C’est peut-être le cas aussi des autres Munatii, à Thasos IG, XII, 8, 342, à Delos, I Delos, A, 1695-1697 ; à Éphèse, IK, 14-Ephesos, 1049, l. 9 dans une liste de membres de la curie du deuxième siècle, de l’époque d’Hadrien, plus précisément, L. Munatius ; IK, 11, 1-Ephesos, 27, l. 445, L. Munatius Bassus ; IK, 14-Ephesos, 1151, l. 10, dans une liste d’Éphèbe, du deuxième siècle Munatius Longinus.
57 Tombe de C. Octavius Eutychès et de Munatius Dionysius, IK, 17, 2-Ephesos, 3850.
58 IK, 11, 1-Ephesos, 47, l. 50
59 Oliver 1974, 137-138.
60 Cf. Les relations familiales de L. Gellius Publicola, catalogue prosopographique.
61 Cic., Fam., 13.25.
62 Syme [1939] 1967, 549 n. 17 ; en raison du nom de la petite fille du consul de 32, Domitia Lepida. Cependant, l’auteur est revenu sur cette hypothèse, 1986, 158-159. Il est probable que Cnaeus a épousé une Lepida, mais rien n’indique qu’elle soit la fille de Lépide, il peut s’agir de sa nièce. En effet, cette union aurait eu lieu, soit après la première guerre civile, entre 50 et 45, soit au cours de la seconde entre 44 et 40. Or, au cours de cette période, Lépide et Ahenobarbus ont toujours combattu dans des camps opposés. L’épouse de Domitius serait donc une fille du consul de 51, sœur du consul de 34.
63 App., BC, 5.139.
64 App., BC, 5.52.
65 Schör 1978, no 39, 58, 61.
66 Ce titre a été emprunté à la biographie que Fr. Chamoux consacre à Antoine, 1986a, 226. Cependant, dans cet ouvrage, il désignait la période qui suivit immédiatement la victoire de Philippes. Or, considérée du point de vue du parti et non plus de la personnalité d’Antoine, l’influence orientale se révèle sutout à partir de la campagne contre les Parthes.
67 Tite-Live semble effectivement constituer la source principale d’Orose pour ces passages, principalement les livres 122-123, ainsi que Suétone, en second lieu Arnaud-Lindet 1991, 290.
68 Oros. 6.19, 20, : “Q. Ovinius ob eam maxime notam, quod obscenissime lanificio textrinoque reginae senator Populi romani praeesse non erubueat.” Il paraît significatif qu’Orose ait employé le vocable “ nota”, la flêtrissure qu’inflige le censeur au citoyen qui a manqué à ses devoirs, terme qu’il a sans doute emprunté à sa source originelle. Cette terminologie révèle l’ambiance dans laquelle s’est déroulée la liquidation du parti d’Antoine, considérée comme l’extirpation des germes corrompus au sein de l’assemblée des pères conscrits.
69 Vell. 2.83.1.
70 Car le crime capital d’Antoine, selon Flor., Epit., 2.21.3, est d’être “patriae, nominis, togae, fascium oblitus”.
71 Sen., Ep., 10.83.25 ; trad. Noblot 1957.
72 Prop. 3.11.39.
73 Athenenodor. Tars., 4.147f = Jacoby, F GR H, 2. B, no 192, 927-928.
74 Plut., Ant., 51.2 ; D.C. 49.31.4. Les deux auteurs précisent cependant qu’Antoine dut compléter la somme qu’apporta Cléopâtre.
75 RE, 5.1, s.v.” Domitiopolis”, col. 1313, W. Ruge. Cette ville de Cilicie est connue par Ptolémée 5.8.5, Stéphane de Byzance Not. Eccl., 1.852 ; 3.742, Constantin Porphyrogénète, De them., 1.15. D’après Ramsay 1894, 164-173, plus particulièrement 169, n. 2, la cité serait une création d’Antiochos IV de Commagène et il faudrait la dater du règne de Claude. Son nom aurait été choisi pour flatter l’empereur et ce serait celui de son beau-fils, L. Domitius Ahenobarbus, le futur empereur Néron. Cette hypothèse ne paraît pas satisfaisante. Il eût été très maladroit de rappeler à l’empereur et à son éventuel successeur, le nom de famille originel du prétendant. S’il avait dédié une ville en l’honneur de l’héritier impérial, le roi l’aurait sans doute nommée Néropolis. En conséquence, soit la dénomination de cette cité est antérieure à l’époque de Claude, et il n’y a aucune raison d’aller à l’encontre de l’hypothèse de Syme, soit elle est contemporaine du règne de Néron qui, se conformant aux habitudes de l’aristocratie dont il était issu, honora publiquement sa famille selon le sang.
76 Syme [1939] 1967, 559. n. 22 ; Sur la ville de Titiopolis en Isaurie, voir aussi RE, 6 À 2, col. 1553-1554 W. Ruge (1937).
77 Plut., Ant., 53.3.
78 Plut., Ant., 59.6.
79 Selon lui, Antoine était trompé par son entourage, avant même qu’il ne rencontre Cléopâtre, ainsi que le montre l’épisode du tribut réclamé deux fois Plut., Ant., 24.10-12. Le triumvir était vulnérable, car très sensible à la flatterie, faiblesse que la reine sut exploiter 29.1-7.
80 Plut., Ant., 53.8.
81 D.C. 49.39, 2 ; Plut., Ant., 59.6.
82 En outre, cet opportuniste avait un jugement sûr et ralliait toujours le parti d’avenir : son nouveau choix montrait bien quel était désormais le véritable maître.
83 App., BC, 4.61 et 63. Alors que le représentant de Cléopâtre à Chypre, Serapio, pour sa part, aide Cassius ; Selon Appien, BC, 4.74, Cléopâtre inclinait pour le triumvirat. La capture et l’exécution de Serapio, à la demande de la Reine, accréditent cette version des faits.
84 Sur la culture grecque et la formation intellectuelle d’Antoine, voir en dernier lieu, Chamoux 1986, 26-31.
85 Sen. Rh., Suas, 1.7.
86 Jos., AJ, 15.25-28.
87 Str. 11.13.3.
88 Vell. 2.83.1-3.
89 À vrai dire, Plancus aussi, Vell. 2.83.3.
90 Plut., Ant., 56.4.
91 Van Minnen 2000, 29-34, le nom est pratiquement illisible 2001, 75. Il ne conclut plus aussi rapidement que dans son premier article à la corruption p. 79.
92 Plin., Nat., 14.28.147-148 ; Sen., Ep. 83.19-24 ; Scott 1933, 7-49 ; Marasco 1992a 538-548, estime qu’Antoine n’a pas cherché à se disculper mais, au contraire, à se glorifier de sa capacité de résistance à l’ivresse. Celle-ci était, en effet, un signe de supériorité, d’essence divine, chez les Lagides et les Parthes.
93 Sur le dionysisme d’Antoine en Orient, voir, en dernier lieu, Perrin 1993, 91-106, principalement, 94.
94 Athenodor. Tars. 4.148 C = Jacoby, FR GR H, 2. B, no 192, 929 ; une allusion indirecte chez Plut., Ant., 24.3.
95 Chamoux 1986, 234-237, souligne le lien entre le culte de Dionysos et le pouvoir monarchique, depuis l’époque des diadoques.
96 Dionysos est une antique divinité tutélaire de Philippes, Collart 1937, 418-419 et 421. Cela explique partiellement le renouveau de la ferveur dionysiaque d’Antoine, après sa victoire en ces lieux. Hercule est associé à Liber dans quatre inscriptions de la cité, p. 414 ; pl. 68.1-3. Ce rapprochement constitue-t-il un hommage à Antoine, qui associe ces deux divinités dans son panthéon personnel ? Probablement pas, car le culte conjoint de Liber et d’Hercule est couramment attesté en Thrace, ainsi que le note Ph. Collart 1937, 415.
97 Jeanmaire 1924, 241-261, surtout 249.
98 Plut., Ant., 25.3.
99 Jeanmaire 1970, 464-469.
100 Samsaris 1990, 253-262. L’auteur souligne que l’identification avec Dionysos et la rencontre de Tarse formaient des composantes essentielles de la politique d’imitatio Alexandri menée par le triumvir après la victoire de Philippes, 257-258. Les méfaits de l’ivresse font également partie de la Geste d’Alexandre, ainsi qu’en témoigne le récit de la mort de Clitos. Cette imitatio Alexandri, est, bien sûr intimement liée avec les projets d’expédition contre les Parthes : “En reprenant le plan d’opérations que César avait médité avant lui, Antoine ne pouvait pas oublier qu’il allait se lancer sur les traces du grand Alexandre, dont le souvenir prestigieux et les exploits inégalés, célébrés par une abondante littérature qui remontait aux témoins mêmes de la conquête, n’avaient pas cessé de parler à l’imagination des Hellènes.” Chamoux 1986, 281.
101 Samsaris 1990, 254-255.
102 Zanker [1987] 1992, 69.
103 Plut., Ant., 24.3. Une inscription trouvée à Alexandrie, datant du 28 décembre 34, fait allusion à cette association OGIS, 195. Si l’on suit la lecture que propose Fraser 1957, 71-73, un certain Parasitos aurait dédie cette inscription à son Dieu et bienfaiteur, Antoine l’inimitable, à la fin de l’année 34, Chamoux 1986, 325.
104 Plut., Ant., 28.2.
105 Jeanmaire 1970, 464-465.
106 LIMC, 4.1, 271, “Glaukos”, no 1.
107 Le thème des noces d’Ariane et de Dionysos est profondément lié au mythe de l’âge d’or dionysiaque, à la promesse d’un avenir ou d’un au-delà meilleur, ainsi que le démontre Brisson 1988, 917-982, principalement, 938-939.
108 Suet., Aug., 70.1-2.
109 L’inscription IGRP 4, 1716, retouvée à Samos, qui rend hommage à son épouse et à lui-même, en tant que patron de la cité, est généralement datée des années 35-34, car on la relie au commandement qu’il a assumé contre Sextus Pompée, ou à la prorogation de ses pouvoirs de gouverneur d’Asie, en 34, Broughton MRR 2, 409. Cependant, il paraît peu probable que Titius soit resté longtemps dans la province après l’exécution de Sextus, car il a sans doute célébré sa victoire à Rome, dans les mois qui ont suivi. Il convient donc de dissocier l’inscription de Mytilène, qui date probablement de 35, de celle de Samos, que l’on doit rattacher à la grande célébration de 32.
110 Sauron 1994, 633-639.
111 Sur l’identification du propriétaire de cette villa, Sauron 1994, 466-471.
112 Le sanctuaire ou le culte rustique renvoie à la conception développée par Hésiode et reprise par Virgile de la persistance de l’âge d’or chez les paysans. La célébration de ces cultes par les citadins annonce le retour de cette époque bénie, Sauron 1994, 511 sq.
113 Au sujet des dieux qui annoncent la fin de l’âge du fer et le retour de l’âge d’or, Sauron 1994, 501 et 510.
114 La résistance à l’ivresse passait pour un titre de gloire chez les Parthes ; du moins, les Romains le pensaient-ils, Plin., Nat., 14.144 ; 148. Il se peut qu’Antoine ait connu cette rumeur. Il aurait mis l’accent sur cet aspect de sa “propagande” pour renforcer ses prétentions à la conquête du domaine parthe.
115 Au point que Sattler a pu parler de “national-römisches Ressentiment gegen Cleopatra”, 1960, 17 n. 31.
116 Sempronius Atratinus, qui, lui aussi, avait défendu Hérode, demeura auprès d’Antoine jusqu’à Actium. Mais il n’était pas dans la même situation que Messala : l’amitié personnelle du triumvir le mettait à l’abri des intrigues.
117 Sur ce sujet, voir l’interprétation de son tombeau que propose Sauron 1994, 611-616.
118 App., BC, 5.144.
119 Cependant, cet incident mis à part, Plancus continue à faire sa cour à la reine, cf. infra, la pantomime de Glaucos, que l’on peut situer en 34.
120 Plut., Ant., 53.4-11.
121 Plut., Ant., 56.3-6.
122 Plut., Ant., 63.3.
123 D.C. 50.4.1-2.
124 Marasco 1992a, 538-548, donne une explication supplémentaire, 547 : Q. Dellius aurait lancé cette plaisanterie après les victoires d’Octavien à Patras et Corinthe, lorsque les difficultés d’approvisionnement commençaient à se faire cruellement sentir.
125 Sarmentos est l’hellénisation du nom latin Sarmentus, qui rappelle le terme Sarmentum, sarment ou cep de vigne.
126 Vell. 2.82.3.
127 Plutarque évoque, lorsqu’il décrit l’accrochage provoqué par les initiatives de Flavius Gallus 42.6, les chefs de l’infanterie.
128 Plut., Ant., 40.8.
129 Plut., Ant., 38.3-6.
130 Str. 11.13.3 ; Jacoby, 2. B, no 197, 929.
131 Celte et Ibère ?
132 Les interventions de conseillers et les délibérations se multiplient dans le récit de Plutarque, durant la retraite Ant., 40.5 ; 41.1-3 ; 42.2-3 ; 44. 3 ; 47.1-3 ; 48.6 ; 49.6.
133 Plut. Ant., 42.6 : “Homme de très grand poids auprès d’Antoine”.
134 Plut., Ant., 44.3.
135 Plut., Ant., 50.5.
136 Plut., Ant., 43.4, un bel hommage rendu à la bravoure et à la fidélité de l’armée d’Antoine, tous grades confondus, “les célèbres et les obscurs, les commandants et les soldats”. Il est partiellement démenti par le témoignage de Dion qui, cependant, reconnaît, lui aussi, la sollicitude d’Antoine pour ses soldats 49.31.2. Dion a probablement utilisé Q. Dellius comme source essentielle. L’anecdote des pourparlers avec Phraate fournit des détails qui montrent que ce récit a été emprunté à un membre de l’ambassade, certainement Dellius, rompu à ce genre de négociations.
137 La décimation devant Phraaspa, Plut., Ant., 49.9 et D.C. 49.27.1. Des tentatives de désertion durant la retraite sont signalées par D.C. 49.29.1 ; elles sont découragées par les Parthes, qui tuent systématiquement les déserteurs.
138 Il a probablement dû concéder un donativum plus important que ce qu’il avait initialement prévu, car la somme apportée par Cléopâtre s’est révélée insuffisante pour couvrir l’ensemble des besoins Plut., Ant., 51.4 ; D.C. 49.31.3.
139 Plut., Ant., 40.9.
140 Syme [1939] 1967, 76.
141 D.C. 49.31.4.
142 Plut., Ant., 43.1.
143 Plut., Ant., 45.3-6 ; D.C. 49.29.2-49.30.4.
144 Les racines qui rendent fous, Plut., Ant., 45.9-12 ; l’eau claire, mais corrompue, 47.6 ; puis des maladies de pléthore qui accompagnent le retour à une alimentation normale, 49.6 ; Flor., Epit., 2.20.10 ; l’insistance de la source de Plutarque et de Dion Cassius 49.28, 3-4 sur les facteurs de mort naturelle n’est pas gratuite : ils éxonéraient un peu Antoine de ses responsabilités et redoraient le blason des légions et de leur chef, en montrant les périls inouis qu’ils avaient dû surmonter.
145 Plut., Ant., 43.1-6. Les belles qualités d’Antoine sont opposées à la cruauté et la fourberie des Parthes, qui servent de faire-valoir au héros du biographe.
146 Roddaz 1984, 145-157, principalement p. 147.
147 D.C. 49.43.5.
148 Le Glay, M. “Magie et sorcellerie à Rome au dernier siècle de la République”, Mélanges offerts à Jacques Heurgon, L’Italie préromaine et la Rome républicaine, Rome, 1976, 525-550.
149 Cic., Vat., 14. Le Glay 1976, 544.
150 Hor., Ep., 5.76 ; Le Glay 1976, 545-546, s’interroge sur le caractère fictif de ce personnage.
151 Roddaz 1984, 155.
152 D.C. 50.6.7.
153 Vell. 2.83.3.
154 Char. 80. l. 2-3 K, cite un discours ou un pamphlet de Pollio “Contra maledicta Antonii”.
155 Char. 104. l.18, 129.l.7, 146.l.34.K
156 Macr., Sat., 2.4.29.
157 RGDA, 35.2.
158 Sur les thèmes développés par la propagande antonienne, voir Bardon 1952, 286-288.
159 Suet., Aug., 4.4.
160 Cic., Phil., 3.15.
161 Ces attaques reprennent les thèmes utilisés par Antoine dans ses lettres ouvertes, Charlesworth 1933, 172-177. L’auteur recense les fragments des lettres d’Antoine qui subsistent dans la biographie que Suétone consacre à Auguste. Il est loisible de constater que l’œuvre des propagandistes a été dictée en grande partie par les thèmes qu’abordaient les lettres ouvertes, autant que l’on puisse en juger. Antoine est donc le “chef d’orchestre” de la campagne dirigée contre Octavien.
162 Suet., Aug., 27.3.
163 Suet., Aug., 11.3.
164 Plut., Ant., 53.4 ; Bardon 1956, 94.
165 En fait, Bardon lisait dans le texte de Plutarque “Antonius Niger”, alors que Nigros est au nominatif et Antonios au génitif.
166 D.C. 49.41.4.
167 D.C. 50.6.3.
168 La question a été longtemps débattue. Dion précise effectivement que cette discussion se déroula le premier janvier. Mais le reste de son récit contredit cette assertion. En effet, il faut placer les négociations au sujet des acta et l’action temporisatrice d’Ahenobarbus avant la rupture provoquée par le discours de Sosius, ce qui est impossible si l’on place celui-ci le jour de l’entrée en fonction des consuls Gray 1975, 17. Reinhold ajoute un argument, le consul prior étant Ahenobarbus, c’est à lui que revient, en principe, l’initiative des convocations au mois de janvier (1988, 88-89). Le commentateur fournit en outre une bibliographie de la question, cf. également, Freyburger & Roddaz 1991, XXXII-XLVI.
169 App., BC, 5.132 ; sur cette période voir l’article de Palmer 1978, 315-328, particulièrement, 323-324.
170 Cette question demeure d’actualité, ainsi qu’en témoigne la récente discussion autour de l’interprétation des inscriptions ILS 77 et 78. Les arguments à l’appui des deux hypothèses s’équilibrent. La majeure partie des historiens s’accordent cependant sur le 1er janvier 32. En faveur de cette première solution se rencontrent, entre autres : De Visscher 1938, 105 ; Syme [1939] 1967, 264 ; Gray 1975, 15-29 ; Girardet 1990, 332-350 ; Lewis 1991, 57-62 ; Wardle 1994, 496-497. L’essentiel de la discussion repose sur le renouvellement du triumvirat à l’automne 37. À cette date, la durée de cinq ans était révolue depuis le début de l’année. La décision des triumvirs avait-elle une portée rétroactive second “mandat” du 1 janvier 37 au 31 décembre 33, ou bien prévoyait elle le renouvellement au début de l’année suivante du 1er janvier 36 au 31 décembre 32 ? Il est difficile de trancher. D’une part, Auguste affirme, dans les Res Gestae, qu’il a assumé le pouvoir triumviral sans interruption durant dix ans (du 1 janvier 42 au 31 décembre 33 ?) mais cette assertion ne peut être prise au pied de la lettre, étant donné qu’il a fait la guerre d’Actium en tant que triumvir. On connaît, en outre, le goût prononcé des Anciens pour les chiffres ronds, au détriment de l’exactitude. Par ailleurs, l’abréviateur de Tite-Live affirme que les pouvoirs triumviraux d’Antoine lui furent enlevés en raison de son incapacité Liv., Per., 132, et parce qu’il refusait de déposer son imperium alors que le triumvirat était parvenu à son terme. Mais la chronologie exacte de ce passage est ambiguë. D’autre part, Appien Illyr., 28 affirme qu’en 33, le triumvirat avait encore deux ans à vivre. Une inscription de Tergeste, ILS, 77, enfin, indique qu’Octavien est à la fois cos. III et III vir R.P.C. Or, le second consulat date du 1er janvier 33 et le troisième du 1er janvier 31. Cela signifirait-il qu’en 32 le triumvirat existe toujours ? C’est ce que conclut Ermatinger 1993, 109-110. Mais, cette inscription peut dater tout aussi bien de l’année 33, après l’abdication d’Octavien, aux calendes de janvier. Wardle 1995, 496.
171 Deux arguments étayent cette hypothèse : la succession prévue au consulat et les délais annoncés par Antoine pour la renonciation. Si l’on examine le calendrier de succession au consulat, l’année 31 semble à part. En considérant les paires de consuls ordinaires on constate une alternance, à partir de 36, entre consuls antoniens et césariens : 36, 34, 32, sont des années antoniennes, 35, 33, ont des partisans d’Octavien pour titulaires. En 34, Antoine commence l’année et cède tout de suite la place à Atratinus, son ami. L’année suivante, Octavien reproduit le schéma. Pour l’année 31, ce sont les deux triumvirs qui doivent revêtir le consulat ensemble. Cela laisse penser que, le 1er janvier 31, dans une position de stricte égalité et dans la tradition de la légalité républicaine, les deux collègues devaient statuer sur la forme que prendrait désormais leur autorité : soit un retour aux institutions classiques, soit un renouvellement du triumvirat.
172 Ainsi que le montre le monnayage d’Antoine, par exemple : Crawford, no 544, 1 à 13 Monnaies frappées pour ses légions et Crawford, no 545 denier de Turullius.
173 D.C. 50.2.4-5.
174 D.C. 50.2.5-6.
175 Bonnefond-Coudry 1989, 361-366.
176 D.C. 50.2, 7.
177 App., BC, 4.45.
178 Chastagnol 1992, 21, résume très clairement l’évolution probable des Pères Conscrits durant la période triumvirale : “Au départ les partisans d’Antoine dans le sénat étaient plus nombreux et plus puissants que ceux d’Octavien. Mais ce dernier, s’appuyant sur Rome et l’Occident, put rallier à sa cause et débaucher la plus grande partie de ses opposants, puis remplacer partiellement les Antoniens impénitents par ses hommes, avant et après Actium, dans des conditions qui nous échappent en grande partie. Ce qui est sûr c’est qu’en 29 les sénateurs, maintenant tous acquis par force au vainqueur, se chiffraient à un peu plus d’un millier”.
179 D.C. 50.3.4-5.
180 Plut., Ant., 58.6-7 ; 59.1.
181 Vell. 2.83.3.
182 Plut., Ant., 58.2.
183 D.C. 50.10.3-6.
184 D.C. 50.8.4.
185 Plut., Ant., 60.2.
186 D.C. 50.8.3.
187 Dion souligne que l’incendie du temple de Spes, d’origine criminelle pourtant, fut compté parmi les présages divins, 50.10.6.
188 Biffi 1996, 54.
189 D.C. 50.7.3.
190 Plut., Ant., 59.3-6.
191 D.C. 50.9.4.
192 Plut., Ant., 56.6-10.
193 D.C. 50.7.1-2.
194 D.C. 50.6.3.
195 D.C. 50.6.3.
196 Son fils fut consul en 12, son petit-fils en 37.
197 Plut., Ant., 54.4.
198 D.C. 50.4.3-4 et 6.1. Effectivement, si l’on suit les termes des sénatus-consultes déclarant hostis publicus un magistrat, comme celui qui a été voté à l’encontre de Dolabella, sur la proposition de Cicéron, la condamnation englobe ses partisans, “ministri, adjutores, socii” Phil., 11.29. Mais l’explication de Dion Cassius n’est pas totalement satisfaisante, car on trouve, également dans les Philippiques, 8.33, l’exemple d’une proposition de senatus-consulte qui accorde un délai de réflexion aux compagnons d’Antoine, avant de les englober dans la condamnation de leur chef. Octavien avait donc la possibilité de recourir à un procédé semblable, en l’occurrence. Son refus de proclamer Antoine hostis publicus répond à d’autres motifs.
199 D.C. 50.3.3.
200 Plut., Ant., 59.7.
201 Plut., Ant., 63.3.
202 Vell. 2.83.1-2.
203 La réforme eut lieu finalement en 18. Elle se caractérisa par une purge du Sénat et par l’ébauche de l’ordo senatorius, Chastagnol 1973, 583-607. Elle entraîna une fronde des jeunes nobiles qui boudèrent le vigintisexvirat et la questure, Chastagnol 1994, 423-429.
204 D.C. 50.13.6.
205 D.C. 50.13.8 ; 50.23.1 ; 50.23.3.
206 Plut., Ant., 59.6-8.
207 Vell. 2.84-2.
208 C’est ce que suggère peut-être Tacite dans la notice nécrologique qu’il consacre à son fils, L. Domitius Ahenobarbus : Ce qui rehaussa l’éclat de Domitius c’est son père, maître de la mer durant la guerre civile, jusqu’il se joigne au parti d’Antoine et peu de temps après à celui de César ; son aïeul était décédé à la bataille de Pharsale dans les rangs des optimates.
209 Le dénonciateur de ce complot semble Alexandre, le frère de Jamblique, qui reçut son royaume en récompense.
210 Plut., Ant., 63.9-11.
211 Pelling CAH2 10, 51.
212 Syme [1939] 1967, 269.
213 Plut., Ant., 69.3 ; D.C. 51.5.6.
214 D.C. 51.7.1.
215 D.C. 51.7.2.
216 Syme [1939] 1967, 296 : “Only three men of consular standing remained on Antonius’ side”.
217 Sur P. Canidius, les avis de Carter 1970, 224 : “The experienced and loyal Canidius” et de Syme [1939] 1967, 300, “P. Canidius loyal to Antony”, concordent. Récemment la relecture du Papyrus Bingen 45, a jeté des doutes sur l’honnéteté de Canidius, renforcant les présomptions de Plutarque, Minnen 2000, 29-34,. Mais il n’est pas absolument certain que le Romain concerné par le texte soit Canidius et, quand bien même, la teneur du texte ne permet pas de parler de haute-trahison, ainsi qu’en convient d’ailleurs, Minnen 2001, 79, voir la fiche.
218 Syme [1939] 1967, 297, pense que les distributions de terre allouées aux vétérans sont le résultats de négociations préalables entre leurs représentants et les émissaires d’Octavien : “treachery was at work in the land army”.
219 D.C. 50.14.1, annonce sa mort à ce moment-là, mais se ravise dans le livre 51.
220 Syme [1939] 1967, 296 : “The chief author of treachery to Antonius in the naval battle. if treachery there was is not known. Sosius might be suspected”.
221 Syme [1939] 1967, 297, “Sosius ‘peril and Sosius’ rescue may have been artfully stage”.
222 Plut., Ant., 67.8.
223 D.C. 51.5.3.
224 Les duo nomina Marcus Antonius, indice d’affranchissement ou de naturalisation, sont couramment portés dans les élites municipales de Corinthe, jusqu’au milieu du deuxième siècle. M. Antonius Orestes, grec naturalisé par Antoine, si l’on en croit Robert 1946, 10, est l’exemple le plus connu de ces élites antoniennes ; mais on rencontre encore des Antonii, la famille d’Antonius Sospes, à l’époque d’Hadrien et quelques décennies plus tard, M. Antonius Promachus figurait parmi les notables de la ville. Les noms de P. Aebutius, duumvir en 30, de P. Caninius Agrippa et L. Caninius Agrippa, duumvirs au début de l’époque julio-claudienne, de P. Ventidius Fronto, à l’époque de Néron, rappellent ceux des principaux lieutenants d’Antoine. Il faut cependant renoncer à identifier M. Insteius Tectus, duovir et duovir quinquennal de Corinthe, avec le tribun antonien de 43 et l’amiral d’Actium, hypothèse séduisante formulée par Amandry dans son étude des duovirs corinthiens, car une inscription récemment découverte en Macédoine nous révèle la filiation de l’Antonien et l’absence de cognomen. Rien ne s’oppose cependant à ce qu’ils soient apparentés ou qu’il appartienne à sa clientèle. Cette permanence indique que la défaite d’Antoine ne porta pas ombrage à la prospérité des élites qu’il avait implantées.
225 Vell. 2.84.2 et D.C. 50.13.5. Agrippa a d’ailleurs conservé des liens privilégiés avec Corinthe, il y est honoré comme patron, et une tribu de la ville porte son nom, il y séjourne longuement en 16-15 a. C. et il fonda la colonie de Patras comme un complément à Corinthe, Roddaz 1984, 423, 431, et 433.
226 C’est ce que concluent Reinhold 1965, 58 n. 31 ; Carter 1970, 210 ; Roddaz 1984, 163 n. 136 et Freyburger & Roddaz 1990, LX.
227 Nicolet 1966, 691-709, en particulier p. 700.
228 D’ailleurs, cet aspect apparaît, à la même époque, dans le dionysisme césarien, Pailler 1988, 736-737 : “Neos Dionysos, César le serait en un tout après sa mort et son apothéose astrale. Neos c’est-à-dire re-né après avoir traversé la mort. On a sans doute trop tendance à négliger cette donnée parce qu’elle apparaît nécessairement “post-césarienne” Or une vision aussi cohérente, aussi insistante, aussi explicitement dionysiaque n’a pu être le fruit d’une improvisation politique ou d’une joute littéraire : César avait consciemment travaillé à se rendre immortel, de l’immortalité même de Dionysos, et les Romains étaient prêts à en accueillir l’annonce.
229 Liv. 26.13-14, le discours et suicide de Virrus, mourant au cours d’un banquet, mêlant le vin au poison comporte des analogies avec les intentions des sunapothanoumenoi.
230 Pailler 1988, 722-726.
231 Biffi 1996, 147-157, surtout 154-157.
232 Vell. 2.86.2.
233 D.C. 51.2.4.
234 D.C. 51.16.1-2.
235 Alors que les autres exécutions, après les batailles d’Actium ou d’Alexandrie, sont dépourvues de mise en scène morbide.
236 Valère-Maxime rapporte, qu’à son arrivée à Athènes, il fit un rêve prémonitoire et précise qu’entre ce rêve et son exécution il s’est écoulé un très petit laps de temps : “inter hanc noctem et supplicium capitis quo eum Caesar adfecit paruulum admodum temporis intercessit” 1.7.7.
237 Plutarque relate, en effet, le soulagement qui fut ressenti par le peuple de Chéronée à la nouvelle de la défaite d’Antoine Plut., Ant., 68.7-8. Les sentiments devaient être sensiblement identiques à Athènes, car l’auteur rapporte, dans le même passage, que la cité avait été mise en coupe réglée par les agents d’Antoine.
238 Flor., Epit., 2.17.8.
239 V. Max. 1.1.19.
240 D.C. 51.2.4.
241 Il faut naturellement évoquer le cas de Scribonius Libo. Il se rallia sans doute vers 34 à Octavien, car il avait conservé avec lui des liens d’adfinitas.
242 CIL, VI, 1364 = ILS, 943
243 D.C. 51.2.5.
244 Le fils aîné de Fulvia, P. Claudius Pulcher, échappa à ces exécutions, mais ne fit pas une brillante carrière puisqu’il s’arrêta à la préture. Sa vie et son décès sont entourés d’un parfum de scandale et d’abjection V. Max. 3.5.3. Ce portrait officiel dénote la profonde méfiance qu’inspiraient les membres de cette famille à la cour d’Auguste.
245 Vell. 2.87.3.
246 Cuntz 1929, 71 et 72-73 avait émis l’hypothèse qu’Arruntius avait été un légat d’Antoine, car il a retrouvé parmi les anciens légionnaires un L. Arruntius domo Pasimoae = Phazimon du Pont. Se fondant sur cette hypothèse, Sattler 1960, 17 n. 33, a supposé que sa défection s’était effectuée en même temps que celle de Munatius et de Titius. Malheureusement, la méthode de Cuntz a été contestée et ses résultats ne peuvent être pris en compte. Si Arruntius a été un jour un Antonien, nous n’en avons à ce jour aucune preuve (voir sa fiche no 147). Il faut sans doute chercher ailleurs les liens qui autorisèrent à soutenir la requête de Sosius.
247 Willems [1883-5] 1968, 770 : “Les sénateurs qui avaient suivi Antoine furent punis. de la confiscation de leurs biens”. C’était un moyen détourné de les expulser du Sénat.
248 Plut., Ant., 68.8.
249 Plut., Cic., 49.6 ; D.C. 51.19.1 ; Babcock 1962, 30-32, estime que la date de 31 est plus probable et la chronologie de Dion Cassius plus vraisemblable. Sur le caractère inédit Mommsen1891, 414 et n. 2 ; à propos des statues, Plut., Ant., 86.9 ; fastes : InscrIt XIII, 1, 54-59 et 273-274.
250 D.C. 51.19.4.
251 À ce sujet, Allély 2004, 135.
252 D.C. 52.42.1-3. Chastagnol 1992, 26-27.
253 D.C. 54.14.2-3.
254 Ramsey 2005, 35-38. Vell. 2.126.2 ; Plin., NH, 33.30.
255 Martin 1993, 37-54.
256 D.C. 52.42.4.
257 Suet., Aug., 43.7.
258 Suet., Aug., 56.3 ; Quint. 10.1.22.
259 Plut., Brut., 53.1-3.
260 Roddaz 1984, 544-546.
261 Pour plus de précisions, se reporter au tableau : “Les Antoniens dans les grands collèges sacerdotaux”.
262 À propos de l’héritage politique d’Antoine, voir Roman 1993, 69-77 et Cizek 1993, 107-126, surtout 114 : “Caius Caligula fut incontestablement fou. Il n’est pas moins vrai qu’il fut le premier prince à avoir effectivement mis en œuvre le modèle antonien de la monarchie”.
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