Introduction
p. 145-149
Texte intégral
1Introduction Le règlement des Mystères nous permet de comprendre comment la fête était organisée et de reconstituer son déroulement, du moins à la date de la rédaction du texte (91/90 a.C.). Il serait vain d’y chercher des éléments d’information concernant les divinités vénérées, l’histoire du culte ou le sens des Mystères. Or, il ne semble pas que la fête ait dépassé le cadre strictement local et, de fait, nous n’en connaissons aucune mention dans les sources littéraires ; seul le toponyme d’Andania est attesté à plusieurs reprises, soit à propos de la “Deuxième guerre” de Messénie où s’illustra Aristomène, qui en était originaire, soit à propos des rapports de Messène avec le koinon achaien au iie s. a.C.1 Il est vrai que les textes où l’on s’attendrait à trouver cités les Mystères (en l’occurrence, les histoires de la Messénie) sont perdus.
2Cependant, puisqu’ils sont un culte civique de Messène2, ils doivent être interprétés en fonction du panthéon de la cité. C’est en les replaçant dans ce cadre que nous pouvons espérer comprendre leur sens.
3Pour connaître le panthéon messénien nous disposons d’autres sources : les découvertes archéologiques récentes et le livre de la Périégèse que Pausanias a consacré à la Messénie. Ils nous permettent de répondre aux questions qui restent pendantes à la seule lecture du règlement des Mystères : quelle est la place des dieux des Mystères dans le panthéon messénien ? à quel type la fête se rattache-t-elle ? quelle est la cohérence du groupe cultuel ? Le livre iv de Pausanias qui procède de monographies historique ou poétique d’époque hellénistique mentionne justement à maintes reprises les Mystères d’Andania que le Périégète tient pour les plus vénérables du monde grec après ceux d’Éleusis3. Ce jugement ne laisse pas de surprendre, si l’on mesure le prestige dont jouissait Éleusis au temps des Antonins. De toute évidence, il ne s’explique pas par l’intérêt que les Romains ou les Grecs d’autres régions auraient porté aux Mystères d’Andania, mais par une autre raison que permet de découvrir la lecture des Récits messéniens.
4Le lecteur est d’emblée convaincu de l’importance des Mystères par la construction des Messèniaca car le livre s’ouvre sur le récit de la fondation du premier État messénien... et des Mystères d’Andania par la reine éponyme Messènè ; Andania est présentée comme la capitale de la Messénie archaïque et les Mystères comme leurs prêtres sont fréquemment évoqués au cours du récit des Guerres de Messénie. A la fin de la “Deuxième guerre”, la défaite messénienne devant les Spartiates nécessite la mise à l’abri des textes sacrés concernant les Mystères et contraint la famille sacerdotale à l’exil. En sommeil du temps de la diaspora messénienne, les Mystères sont rétablis à la fondation de Messène par les Thébains d’Épaminondas en 370/369 et sont encore célébrés du temps de Pausanias4. En somme, à en croire le Périégète, ce culte mérite d’être mentionné à toutes les périodes de l’histoire messénienne.
5Les Messèniaca furent rédigés plus de deux siècles et demi après le diagramma, puisque cette partie de la Périégèse semble avoir été écrite sous Marc-Aurèle, peu avant 1735 ; nous disposons donc, en tout et pour tout6, de deux témoignages sur les Mystères d’Andania, de nature et d’époque nettement différentes, dont l’un (la Périégèse) les présente comme un culte important, méritant une vaste renommée, alors qu’ils ne sont nullement connus par ailleurs.
6Lorsque le règlement des Mystères fut découvert en 1858, H. Sauppe et P. Foucart7, en bons lecteurs de Pausanias, identifièrent ce nouveau document comme se rapportant aux “Mystères d’Andania”, jusqu’alors uniquement connus par la Périégèse. L’un et l’autre savants s’attachèrent à démontrer que les deux sources concernaient le même culte, sans tenir compte de leur différence de nature : le règlement des Mystères – même s’il se veut valable “pour toujours” (εἰς πάντα τòν χρόνον, l. 193-194) – nous donne une photographie du culte dans certains de ces aspects en 91/90, tandis que le récit de Pausanias prétend en retracer l’histoire depuis les origines de la Messénie jusqu’à son temps. En revanche, les deux savants furent frappés par une discordance troublante entre les deux sources : le règlement d’Andania concernait des Mystères adressés aux Μεγάλοι Θεοί, aux “Grands Dieux”, tandis que Pausanias parlait à leur propos de “Mystères des Grandes Déesses” (Μεγάλαι Θεαί.) et avait parsemé son récit de références éleusiniennes8. Un troisième document contemporain du diagramma, l’oracle d’Apollon Pythéen à Argos entérinant la réforme (Syll.3, 735) et qui fut découvert en 1909, cite aussi les Grands Dieux, mais ignore les Grandes Déesses9. Les savants se préoccupèrent beaucoup d’élucider cette énigme : certains conclurent à une erreur du Périégète, d’autres à la succession chronologique de deux groupes de divinités à l’intérieur du même sanctuaire.
7Étant donné le vif intérêt qu’il porte aux Mystères d’Andania et le rôle central que joue ce culte dans sa version de l’histoire messénienne, il paraît tout à fait vain de spéculer sur une erreur de Pausanias : il n’a pas pris les Grands Dieux pour les Grandes Déesses10. Mieux vaut supposer qu’il n’a pas souhaité mentionner les Grands Dieux, peut-être à cause du respect qu’il éprouve pour les dieux des Mystères11, ou pour une autre raison tenant à l’organisation de son récit – sur laquelle nous reviendrons.
8Une fois écartée l’hypothèse d’une erreur du Périégète, nous pouvons considérer que le règlement des Mystères et la Périégèse témoignent de deux états successifs d’un même culte ou, en tout cas, de cultes se déroulant dans le même sanctuaire et organisés autour de groupes cultuels sensiblement distincts. D’abord, le diagramma règlemente un culte à Mystères dont Déméter, les Grands Dieux, Hermès, Apollon Carneios et Hagna sont les divinités et qui connut une réforme au début du ier s. a.C. ; plus tard, Pausanias, à la fin du iie s. p.C., connaît au Carneiasion une “filiale d’Éleusis”12 où sont vénérées les Grandes Déesses (Déméter et Corè, laquelle porte ici l’épiclèse d’Hagna13), conjointement à Hermès Criophore, à Apollon Carneios et peut-être aux Grands Dieux (dont il ne dit mot). En deux siècles et demi, le groupe cultuel a évolué d’une manière notable. Pour comprendre quelle a pu être l’évolution historique des cultes au Carneiasion, le livre iv de la Périégèse constitue une source précieuse car il permet d’interpréter le panthéon adopté par le nouvel État fondé en 370/369 : comme dans les épopées homériques ou les tragédies, les Messéniens reçoivent tout au long du récit des visites des dieux, leur rendent hommage ou négligent les égards qui leur sont dus, font l’objet de leur sollicitude ou de de leur vindicte. Parmi les divinités qui interviennent dans l’histoire de ce peuple, les plus notables sont Déméter, Artémis, Zeus et les Dioscures ; les avertissements de l’Apollon delphique scandent aussi le récit des Guerres de Messénie et la fondation de Messène en 370/369 est annoncée par une multitude de rêves et de présages, envoyés par les dieux.
9Les savants du xixe siècle ont déjà cherché à reconstituer l’évolution du groupe cultuel en recourant à la théorie de la formation du peuple grec par vagues migratoires successives, chacune d’entre elles apportant ses croyances propres ; ainsi K. O. Müller avait voulu faire l’histoire de chacune des branches du peuple grec (Myniens, Doriens) du point de vue des mythes. Die Dorier (dont la première édition remonte à 1824 et la seconde à 1844) présente un tableau des écrits mythiques, des croyances, des divinités propres aux Doriens et tente de construire une histoire des migrations en retrouvant dans les cultes et les croyances la trace des couches (Schichten) de peuplement14. H. D. Müller lui emboîta le pas dans son ouvrage monumental, Mythologie der griechischen Stämme (I, 1857 ; II, 1861) qui relève de la même méthode. Cette dernière a inspiré la plupart des commentaires sur les Mystères. Ainsi L. Ziehen reconnut dans les divinités des Mystères les apports successifs des vagues de peuplement : Hagna serait une déesse des Ioniens, Déméter appartiendrait aux Achéens, Apollon Carneios aux Doriens15. Ce type d’interprétation ne convainc plus guère aujourd’hui16 et nous chercherons plutôt à définir la signification de chacune de ces divinités et leurs relations à l’intérieur du panthéon messénien.
10C’est grâce à l’exploration archéologique que nous voudrions chercher les étapes de l’évolution du culte et il nous paraît prudent de renoncer dès l’abord à un schéma aussi systématique – aussi satisfaisant qu’il soit pour l’esprit. En effet, le règlement des Mystères ne nous permet pas de connaître le rituel assez précisément pour en reconstituer l’histoire : il codifie simplement l’organisation matérielle de la fête à la date où il est mis en place. De plus, comme le montrera l’étude du livre iv de la Périégèse, notre seule source continue, l’histoire de la Messénie jusqu’à la fondation de Messène en 370/369 a.C. n’offre aucune certitude : E. N. Tigerstedt a souligné que Sparte n’avait pas eu de Thucydide – et ceci est vrai a fortiori de la Messénie ; S. Alcock ajoute que les Messéniens d’avant 370/369 appartiennent aux “sans voix”17.
11En conséquence, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses plausibles sur le culte à l’époque archaïque, comme probablement sur toute l’histoire messénienne antérieure à 370/36918. Cependant, les études de G. Dumézil sur la religion romaine archaïque prouvent que des récits “pseudo-historiques” constituent des sources importantes pour l’histoire religieuse : “l’histoire des Tarquins n’est peut-être qu’une fable, mais l’authenticité du culte Capitolin qu’ils ont légué à la République ne s’en trouve pas compromise”. En effet les récits des premiers temps – ceux de Rome, ceux de la Messénie – ne nous permettent pas d’accéder à une connaissance historique simplement parce qu’ils portent sur une période où l’usage de l’écrit n’était pas dévolu à la transmission des faits et des dates. Cependant, si une attitude critique à leur égard se justifie lorsqu’il s’agit des faits d’ordre politique, ces récits livrent des informations beaucoup plus exactes dans le domaine religieux : les croyances, les mythes, les rites se maintiennent sans altération significative durant de longues périodes parce qu’ils appartiennent à la vie présente, contrairement aux événements qui sans historiographie deviennent aussitôt du passé19. Nous utiliserons tantôt l’approche historique (lorsque les documents y invitent), tantôt l’approche anthropologique (lorsqu’ils témoignent de faits imaginaires), dans la pensée que les deux méthodes, loin de s’exclure, peuvent s’appuyer l’une sur l’autre.
12Nous examinerons donc d’abord le peu que nous savons des cultes en Messénie à l’époque de la domination spartiate (grâce notamment aux surveys de l’Université du Minnesota, MME et PRAP et aux réflexions que S. Alcock en a tirées20). Puis nous étudierons systématiquement les Messèniaca qui permettent de discerner quels furent les fondements religieux de l’État messénien créé en 370/369 et nous confronterons son panthéon avec ce que nous pouvons connaître des cultes en Messénie avant le ive siècle. Enfin, nous étudierons les quelques aperçus dont nous disposons à propos des Mystères à l’époque romaine, grâce à des documents épigraphiques découverts en Messénie durant les dernières décennies.
Notes de bas de page
1 Kern 1894, s.v. Andania, 2116-2117 ; cf. supra, p. 52-55.
2 Cf. supra, p. 84.
3 Paus. 4.33.5 : δεύτερα γάρ σφισι νέμω σεμνóτητoς μετά γε Ἐλευσίνια.
4 Paus. 4.33.5 : δρσι γὰρ καὶ ταύταις ἐν Καρνασίῳ τὴν τελετήν.
5 J. M. G. Frazer (1913, i, xv-xix) a fondé son raisonnement pour établir la chronologie de la Périégèse sur un passage du livre v (§ 1.2) où Pausanias situe la refondation de Corinthe comme colonie romaine 217 ans auparavant (il écrit donc en 173 a.C.). Par ailleurs, les renvois internes prouvent que les livres ont été écrits dans l’ordre où ils se présentent ; on peut donc situer le livre sur la Messénie à une date très peu antérieure à 173 ; Regenbogen 1956, s.v. Pausanias, 1010 ; Habicht [1985] 1998, 8-11.
6 Nous ne prenons pas en considération pour le moment quelques inscriptions lacunaires ou d’interprétation délicate, sur lesquelles nous reviendrons (cf. infra, p. 218-221).
7 Sauppe 1859 ; Foucart 1876.
8 Cf. infra, p. 213-218.
9 Cf. supra, p. 66-72.
10 Contra Sauppe 1859, 260 = 1896, 295 (il ne s’agirait pas d’une erreur de lecture du règlement, mais d’une méprise de Pausanias due à l’importance prise de son temps au Carneiasion par les Grandes Déesses) ; Nilsson 1988, 98, n. 1 – notamment.
11 Paus. 4.33.5 τὰ δὲ ἐς τὰς θεὰς τὰς Μεγάλας – δρσι γὰρ καὶ ταύταις ἐν Καρνασίῳ τὴν τελετὴν – ἀπόρρητα ἔστω μοι. Pausanias fait ainsi allusion au rêve (1.14.3 ; 38.7) qui l’a mis en garde contre la divulgation des choses ineffables (tel est le sens de l’adjectif ἀπóρρητα qui s’applique au contenu des mystères : Benvéniste 1969, 179) qui sont dévoilées au myste durant le rituel des Mystères. Le Périégète suit ici (comme souvent) l’exemple d’Hérodote, son modèle, qui sans mentionner d’avertissement surnaturel veille cependant à ne pas en dire plus qu’il n’est permis ; de même, il se refuse par crainte religieuse à révéler aux non-initiés le véritable nom de Despoina à Lycosoura : τς δὲ Δεσποίνης ὄνομα ἔδεισα ἐς τοὺς ἀτελέστους γράφειν (Paus. 8.37.9-10) alors que le nom cultuel de Corè, Perséphone, est connu de tous parce que des poètes l’ont révélé (cf. Pausanias, VIII, CUF, 1998, éd. M. Jost, ad loc. cit). De plus, il répugne à parler des divinités qui ont précédé les Grandes Déesses, dans les sanctuaires où elles se sont finalement installées.
12 Cf. infra le chapitre 3 où le bien-fondé de cette expression est discuté.
13 Paus. 4.33.4 : ἡ δὲ Ἁγνὴ Κόρης τς Δήμητρός ἐστιν ἐπίκλησις.
14 Sur l’historiographie, cf. Nilsson 1967, 3-4.
15 Ziehen 1926, 45.
16 C. Baurain rappelle que la théorie des invasions fut créée par des érudits anciens qui avaient traduit “la variété dialectale (...) en termes mythologiques” (1997, 126-138) ; Hall 1997, passim et 5-12 sur les Doriens dans l’historiographie du xixe siècle.
17 Tigerstedt 1965, I, 20 ; Alcock 2001b, 186.
18 Treves 1944, 102-103 (compte-rendu de Roebuck 1941).
19 Dumézil 1974, 31 (phrase citée) et 31-35 : “Histoire politique et histoire religieuse”.
20 Alcock 2001a, 147-149 ; eiusdem 2001b.
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