Conclusion de la première partie
p. 139-141
Texte intégral
1Au terme de notre commentaire du règlement des Mystères d’Andania, nous pouvons tenter – avec les réserves d’usage – de reconstituer les circonstances de la réforme et le déroulement de la fête. En 91/90 a.C., le diagramma fixe les modalités de la réforme du culte du Carneiasion à l’initiative de Messène et de l’un de ses riches citoyens, Mnasistratos, après consultation de l’oracle d’Apollon Pythéen à Argos.
2La préparation “des sacrifices et des Mystères” nécessite d’abord la mise en place de plusieurs groupes de responsables (qui, comme des magistrats, sont renouvelés chaque année) : les Dix, les Cinq et les hiéroi. Les Dix sont désignés le 12 du sixième mois parmi les citoyens de plus de 40 ans (l. 116-126) : ils ont la haute main sur l’ensemble de la cérémonie. Les Cinq qui sont les responsables financiers sont désignés sur critère censitaire. L’innovation principale de la réforme réside dans l’institution des hiéroi ; probablement choisis parmi les riches citoyens, ils ont à charge le bon déroulement de la cérémonie dans ses aspects pratiques et rituels. La désignation des hiéroi est immédiatement suivie de la cérémonie des serments prêtés par les hiéroi, les hiérai, le gynéconome – préalable indispensable car tous promettent de ne rien tenter qui puisse compromettre le bon déroulement des Mystères. Dix jours avant la fête, les hiéroi examinent les victimes pour les sacrifices (dont ils ont auparavant délégué la fourniture à des citoyens) et leur apposent une marque.
3Le règlement des Mystères ne mentionne ni le sacrifice qui était, d’après Pausanias, offert au fleuve Pamisos en prélude aux Mystères du Carneiasion ni l’énagismos pour le héros Eurytos, dont les os étaient conservés au bois sacré. Si le Périégète prend soin dans son histoire de la Messénie d’attribuer au roi Sybotas la fondation de ces deux sacrifices en les reliant à la célébration des Mystères1, c’est probablement que, de son temps, on rendait effectivement hommage au fleuve et au héros avant les Mystères. Cependant, rien dans le règlement d’Andania ne nous permet de savoir si ces sacrifices étaient ou non inclus dans la réforme de 91/90 a.C. Reste que l’archéologie confirme l’ancienneté du culte au Pamisos (pour ses vertus thérapeutiques en l’occurrence) et que le culte héroïque a toute chance d’être lui aussi ancien et autochtone2.
4La fête, qui a lieu en août-septembre, probablement à la date des Carneia spartiates, devait durer plusieurs jours ; deux au moins, peut-être trois semblent nécessaires.
5On peut reconstituer comme suit le processus qui précède les Mystères eux-mêmes : dès leur désignation, les hiéroi et les Dix prêtent serment devant les synèdres, les hiérai devant le prêtre et les hiéroi, le gynéconome devant les hiéroi seulement (il s’agit de prévenir tout risque de destruction des Mystères). Puis, la fourniture des victimes et du bois pour le chauffage des bains est mise en adjudication.
6La célébration proprement dite commence par une procession destinée à escorter depuis Messène jusqu’au bois sacré du Carneiasion les hiéra mystika, objets sacrés nécessaires aux Mystères que l’on conservait probablement dans le sanctuaire urbain de Déméter (c’est-à-dire le complexe Ω-Ω) – et les victimes pour les sacrifices. Le texte fixe l’ordre de préséance des participants (prêtres, prêtresses, hiéroi, hiérai, magistrats et musiciens), sans toutefois mentionner les mystes. La procession suit un long chemin, d’une dizaine de kilomètres (comparable à celui de la procession des Mystères d’Éleusis) et emprunte l’une des routes qui dans l’Antiquité menaient de Messène à Mégalopolis, en passant précisément par le sanctuaire. Quand la procession arrive au Carneiasion, l’espace sacré doit être purifié par des sacrifices cathartiques, avant que n’aient lieu les thusiai et les Mystères. Le grand sacrifice (thusia) est suivi du banquet rituel, auquel sont conviés tous ceux qui ont participé à la procession.
7L’ordre dans lequel se déroulaient les autres phases de la fête ne peut être reconstitué qu’à titre d’hypothèse. La procession et le sacrifice cathartique devaient occuper la première journée. L’initiation elle-même, précédée des sacrifices des mystes, avait probablement lieu le lendemain et comprenait des danses et des drames sacrés dans lesquels les hiérai étaient actrices. Le même jour ou peut-être le lendemain, les victimes pour les thusiai étaient sacrifiées et servaient à la tenue du banquet rituel pour tous ceux qui avaient participé à la procession. Pendant la fête, se tenait un grand marché contigu au sanctuaire.
8La fête terminée, restait aux hiéroi à dresser la liste des condamnations prononcées par le prêtre ou par les hiéroi eux-mêmes ; ainsi s’achève la période où ils sont compétents en matière judiciaire. Restait aussi aux Cinq à rendre leurs comptes devant les synèdres au cours de la première séance légale : ils établissaient un relevé des taxes sur la purification, des taxes acquittées par les prôtomystes, des autres recettes (les offrandes en argent), des dépenses, puis ils versaient l’excédent au trésorier. Dans le cas particulier de la 55e année, les Cinq doivent rendre au trésorier les sommes avancées par la cité pour les restaurations dans le sanctuaire et pour l’organisation de la fête ; le reliquat est utilisé pour les restaurations au Carneiasion.
9Si on compare les Mystères d’Andania à d’autres fêtes de l’époque hellénistique, on constate qu’ils ne sont guère représentatifs : ils sont marqués par une recherche d’austérité en un temps où les fêtes religieuses favorisent souvent l’ostentation du luxe. Cette originalité s’explique par la nature du culte : des Mystères, qui supposent un contact personnel entre l’initié et le divin.
10A l’ampleur des moyens mis en œuvre pour restaurer le rituel du Carneiasion et à la solennité de l’entreprise, sensible dans la consultation de l’oracle d’Apollon Pythéen comme dans les prescriptions minutieuses et exhaustives du règlement cultuel, répond un personnel remarquablement nombreux : il comprend Mnasistratos (qui dans le règlement ne porte pas de titre particulier, mais avait exercé jusqu’alors la charge de hiérophante) un prêtre des Grands Dieux et plusieurs prêtresses, des hiéroi, tirés au sort parmi les riches citoyens messéniens, les Cinq, les magistrats chargés des finances pour les Mystères et les Dix qui en constituent la plus haute autorité. La fête, dont la cité a financé la réforme, est désormais étroitement contrôlée par Messène.
11A la seule lecture du diagramma, il est difficile de décider quelle est la divinité principale dans la fête du Carneiasion. Certes, les Mystères semblent bien appartenir aux Grands Dieux, puisque, si l’on excepte Mnasistratos qui tient la première place du fait qu’il a assuré la réforme du culte et si l’on en croit le dispositif de la procession, le prêtre des Grands Dieux et leur prêtresse (l. 28-29) exercent sur le culte une autorité religieuse prépondérante. Pourtant Déméter joue un rôle au moins comparable, sinon plus notable encore : ses prêtresses et ses desservantes participent en grand nombre à la procession ; elle est chaque fois nommée en premier lieu quand sont énumérées les victimes pour les sacrifices (l. 33 et 68). Si les hiéroi sont chargés de contrôler le bon déroulement de la cérémonie et de sanctionner les manquements au règlement, les hiérai (qui se portent également garantes de l’eukosmia de la cérémonie et du secret sur l’initiation, puisqu’elles jurent le même serment que les hièroi) participent au culte d’une manière plus active : en l’occurrence, elles semblent être les seules à jouer dans les drames sacrés.
12Plus généralement, les femmes de la cité (hiérai ou non) entourent dans la procession les hiéra qui en constituent le cœur et se trouvent au centre du rituel des Mystères. Ainsi se justifie la surabondance des prescriptions portant sur leur tenue vestimentaire : elles reflètent l’importance religieuse des personnes auxquelles elles s’appliquent (comme les tabous que doivent respecter certains prêtres).
13Hagna, divinité liée à la source du Carneiasion, se signale par son caractère particulièrement sacré, puisque Mnasistratos, en tant que restaurateur du culte est personnellement attaché à la déesse : il doit prendre soin de la source et de la statue cultuelle qui se trouve à côté (l. 84-85). Hagna est la seule divinité des Mystères dont le diagramma affirme l’ancienneté du culte : son nom a été transmis par des “écrits anciens” (l. 84), peut-être les biblia confiés aux hiéroi par Mnasistratos, peut-être des inscriptions. Divinité locale, puisqu’elle est liée à la source qui jaillit dans le bois sacré, elle en est probablement la nymphe.
14Enfin, les Mystères (qui ont peut-être lieu à la date des Carneia spartiates) se déroulent dans un sanctuaire qui appartient à Apollon Carneios.
15En somme, l’hétérogénéité des dieux vénérés et des rituels auxquels empruntent les Mystères du Carneiasion conduit à supposer qu’ils résultent d’une synthèse entre un culte indigène à la source Hagna (dont le parèdre était probablement le héros Eurytos3), un culte à Déméter dans lequel les femmes jouaient un rôle dominant et un culte des Grands Dieux (les divinités auxquelles s’adressent principalement les Mystères au ier s. a.C.).
16La seule lecture du règlement des Mystères ne permet pas de pousser plus loin l’interprétation. Nous allons maintenant étudier les autres sources dont nous disposons à propos des “Mystères d’Andania”, c’est-à-dire les autres témoignages archéologiques et le livre iv de la Périégèse de Pausanias pour tenter d’esquisser une histoire des cultes au Carneiasion, de préciser la nature des divinités qui y sont vénérées et la signification des Mystères d’Andania dans l’histoire de la Messénie.
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