Considérations sur l’épigraphie funéraire de Véies
p. 203-216
Texte intégral
1Le site de Véies est sans nul doute l’un des plus remarquables d’Étrurie. Il occupe à l’est du Tibre un vaste plateau naturel, délimité par deux torrents qui avec le temps ont profondément entaillé le tuf local : le Piordo et la Valchetta. Ces deux torrents confluent au sud du plateau pour former le célèbre Crémère1, au bord duquel tant de Fabius trouvèrent la mort au début du ve siècle. Apparu dès l’époque protovillanovienne, l’habitat d’abord éparpillé commença à se concentrer à partir du viiie siècle, sans doute selon un processus de synœcisme. La cité connut alors un rapide développement, marqué par la construction de nombreux sanctuaires, dont le fameux temple de Portonaccio, situé à la limite ouest de la ville, qui était dédié à la Minerve étrusque, menerva. Parallèlement aux constructions religieuses, la cité se dota d’une citadelle, sur la colline adjacente de Piazza d’Armi, d’une large enceinte et d’un réseau de canalisations souterraines. Son essor aurait pu se poursuivre longtemps encore si Véies n’avait pas été arrêtée net dans son élan par sa rivale de toujours, Rome. Si l’on en croit l’annalistique romaine, les deux cités se seraient affrontées de nombreuses fois avant l’ultime conflit, un siège auquel la tradition a voulu donner la même durée que le siège de Troie, dix ans, et qui s’acheva par la prise de Véies en 396, sous la conduite du grand Camille.
2En dehors de quelques sites localisés sur l’acropole ou sur le plateau, comme le sanctuaire de Portonaccio, ce sont les “nécropoles”2 de Véies qui ont laissé le plus de traces archéologiques et, à un moindre degré, épigraphiques. Le site de l’antique Véies est en effet littéralement encerclé de “nécropoles” d’époques diverses, situées presque toutes sur les nombreuses hauteurs qui entourent le plateau. Au nord-est, Quattro Fontanili, Vaccareccia suivies plus tard de Monte Michele ; au nord-ouest, Grotta Gramiccia, Casa del Fosso puis Quarto di Campetti, Riserva del Bagno et Picazzano ; à l’ouest Pozzuolo et Oliveto Grande ; au sud-ouest, Monte Campanile, Valle La Fata et la plus tardive Isola Farnese ; enfin, tout au sud, la “nécropole” située sur les pentes méridionales de Piazza d’Armi. Les seules nécropoles retrouvées sur le plateau même de Véies sont celles de Casalaccio à l’ouest et Macchia della Comunità au sud, qui remontent toutes deux à l’époque orientalisante. En tout, seize “nécropoles”. Il est probable que ces “nécropoles”, du moins les plus anciennes d’entre elles, se sont chacune constituées à proximité d’un des habitats primitifs qui, en se regroupant, allaient finir par donner naissance à Véies, chaque hameau ayant son propre lieu de sépultures.
3Notons qu’à Véies, contrairement à ce qu’on observe dans la plupart des autres cités du Sud de l’Étrurie, les tumuli sont rares. On n’en dénombre en effet que dix : cinq dans les “nécropoles” entourant la cité (Grotta Gramiccia, Monte Michele, Vaccareccia, Oliveto Grande), et cinq éparpillés dans la campagne environnante (Pisciacavallo, Monte Aguzzo, Monte Oliviero, Via Veientana, Monticchio-Olgiata).
4Pour être complet sur la question des “nécropoles” véiennes, il me faut encore ajouter un mot sur l’ager veientanus, autrement dit sur le domaine de Véies. À partir du viiie siècle, on assiste à Véies, comme dans le reste de l’Étrurie méridionale, à un repeuplement des campagnes autrefois délaissées3, repeuplement se manifestant par l’occupation de nombreux petits établissements agricoles ou stratégiques dans toute la zone comprise entre l’Arrone et le Tibre. Cette restructuration territoriale dont Véies semble clairement avoir été le point de référence politique et économique s’accompagne d’une densification croissante de l’habitat, qui se traduit notamment par la multiplication de petites “nécropoles” rurales. Cette colonisation du territoire voit également l’émergence d’une aristocratie foncière, qui n’hésite pas à étaler ses richesses dans ses tombes, comme par exemple dans la somptueuse “nécropole” de Pantano di Grano4. On a ainsi recensé dans la région de Véies une bonne vingtaine d’établissements ruraux, dont beaucoup étaient pourvus de petites “nécropoles”.
5L’étude épigraphique que nous nous proposons de faire ici concerne donc toutes les “nécropoles” véiennes, aussi bien urbaines que rurales. Sans plus tarder, voici les résultats auxquels nous avons abouti. Sur les seize “nécropoles” urbaines, seules six ont fourni des inscriptions : Riserva del Bagno, Casale del Fosso, Picazzano, Quattro Fontanili, Isola Farnese et Monte Campanile. À cette liste de “nécropoles”, il convient d’ajouter le tumulus périurbain de Monte Aguzzo. Au total, le nombre de documents inscrits retrouvés dans un contexte funéraire à Véies même est de dix-sept. Pour ce qui est des “nécropoles” rurales, les seules à présenter des inscriptions sont celle de Volusia, sise à mi-chemin entre Véies et le Tibre, celle de Procoio Nuovo, qui jouxte la voie Tibérine, et enfin celle d’Olivetello, située plus au Nord, non loin du lac de Bracciano. De ces trois lieux proviennent, en tout, cinq inscriptions. Selon le CIE, enfin, trois ou quatre objets inscrits d’origine incertaine, dont une belle ampoule léoniforme d’impasto, pourraient avoir été tirés de tombes véiennes. En faisant le compte de nos documents, qu’ils soient d’origine connue ou incertaine, on arrive ainsi à une petite trentaine ; ce qui est bien peu, il faut le reconnaître. Avant d’essayer de comprendre pourquoi une ville aussi puissante que Véies a pu être si avare en inscriptions funéraires, nous allons d’abord procéder à la description et à l’analyse du matériel épigraphique qui est actuellement à notre disposition.
6À une exception près, toutes les inscriptions que nous avons pu recenser ont été tracées sur des objets en céramique. On trouve dans le lot cinq calices (6668, 6705-6, 6708-9)5, deux amphores globulaires (6673-4), deux aryballes (6672, 6703), deux œnochoés (6675, 6710), deux canthares (6712-3), une amphorette (6669), un amphorisque (6671), une ampoule léoniforme (6711), une phiale (6671ter), ainsi que sept bobines d’impasto (6662-7 et 6671bis) ; mis à part l’aryballe étrusco-corinthien, tous ces objets sont faits en impasto ou en bucchero.
7La seule inscription qui ne provient pas d’un mobilier funéraire est une épitaphe, à moitié effacée, gravée sur une paroi sépulcrale de la tombe n ° 5 de Riserva del Bagno (6661).
8Toutes ces inscriptions s’étagent sur un arc chronologique allant de la fin du viiie siècle à la fin du vie siècle. Les premières inscriptions, celles du viiie siècle, sont parmi plus anciennes d’Étrurie. À dire vrai, il ne s’agit pas à proprement parler d’inscriptions mais plutôt de marquages : de simples lettres (six alphas ainsi qu’un signe à chevron, sans doute un upsilon) incisées sur les sept bobines d’impasto dont nous avons parlé plus haut. La plus récente des inscriptions se présente, elle aussi, comme un marquage : un signe ressemblant à un f étrusque grossièrement tracé au dos d’une phiale de bucchero. Le hasard a ainsi voulu que les documents les plus courts de l’épigraphie funéraire véienne se retrouvent aux deux bouts de son histoire. Mieux encore, comme par une ironie du sort, l’épigraphie funéraire de Véies s’ouvre sur un a la première lettre, et s’achève sur un f, la dernière lettre de l’alphabet étrusque. Tout un symbole !
9Pour revenir à ces bobines inscrites, il est à noter qu’elles ont des correspondants en dehors de Véies, notamment près de Bologne, mais aussi à Marsilia d’Albegna et à Vulci6. Selon G. Colonna, ces lettres isolées annonceraient et, pour ainsi dire, prépareraient le terrain à l’écriture tout récemment importée en Étrurie7. G. Bagnasco Gianni, quant à elle, a une opinion très personnelle sur la question8. Pour elle, ce n’est pas un hasard si c’est dans des tombes de femmes et sur des objets spécifiquement féminins que les premiers témoignages de l’alphabet étrusque font leur apparition. Comme elle le fait très justement remarquer, les lettres, sur les bobines de Véies, ont été incisées avant cuisson, ce qui signifie que ces bobines ont été conçues pour porter ces signes alphabétiques ; de là à penser qu’il existait une relation, obscure pour nous mais évidente aux yeux du créateur de l’objet, entre écriture et tissage, il y a un pas que G. Bagnasco Gianni franchit hardiment. Les conclusions qu’elle en tire sont intéressantes mais discutables. Son idée est qu’au départ les deux techniques étaient unies par un lien métaphorique, l’écriture apparaissant dans cette société découvrant l’alphabet comme une sorte de tissage verbal ; qui plus est, ces bobines prouveraient que, comme le tissage, la grammaire au sens étymologique (c’est-à-dire l’art des grammata) aurait d’abord été réservée aux femmes. Fonder toute une théorie sur la base de quelques modestes bobines trouvées dans un contexte funéraire féminin n’est, selon nous, pas vraiment nécessaire. En Étrurie comme ailleurs en Italie et dans tout le bassin méditerranéen, bobines et pesons sont régulièrement ornés de traits, de croix, de signes numériques et alphabétiques voire de symboles. Plusieurs hypothèses ont été avancées quant à leur fonction, sans que la question ait pu être résolue9. Sans doute les artisans qui au viiie siècle modelèrent les bobines véiennes ne voyaient-ils dans ces caractères alphabétiques que des symboles prestigieux et nouveaux, propres à enrichir leur stock de marques techniques.
10Trois autres objets portent des lettres isolées, incisées après cuisson. Il s’agit de trois calices de bucchero, datés de la première moitié du vie siècle : un calice caréné de Procoio Nuovo arborant sur son pied une croix, peut-être un ksi (6706), et deux calices jumeaux a tromba, trouvés dans la “nécropole” d’Olivetello au fond marqué d’un san (6708-9).
11À l’exception de ces onze inscriptions monolittères, toutes les autres contiennent au minimum trois lettres. Certaines sont bien mystérieuses comme la séquence vka gravée après cuisson sur un superbe calice “à palmettes phéniciennes”, provenant d’une luxueuse tombe de la “nécropole” urbaine de Casale del Fosso du début du viie siècle (n ° 809). Cette séquence a été interprétée comme la notation approximative de l’anthroponyme * auka, dont serait dérivé le gentilice aukanas attesté dans une autre inscription funéraire véienne10. D’autres inscriptions sont trop mutilées pour qu’on en puisse tirer quoi que ce soit. C’est le cas notamment de l’épitaphe pariétale de Riserva del Bagno (6661) ou bien du texte lacunaire incisé sur un autre calice de Procoio Nuovo (6705).
12Pas moins de quatre vases (trois amphores et un aryballe) présentent sur leur panse un abécédaire partiel ou complet (6669, 6670, 6673, 6674). Ces vases datent tous du milieu ou de la fin du viie siècle, une époque où l’alphabet s’était désormais bien acclimaté en Étrurie, Tous ces abécédaires sont de type ancien, c’est-à-dire qu’ils continuent de noter certaines lettres grecques étrangères à la langue étrusque (comme le béta, le delta ou l’omicron). L’aryballe 6670 trouvé dans une tombe a camera (n ° 863) de la “nécropole” de Casale del Fosso est particulièrement intéressant, d’abord parce que les lettres ont été non pas gravées après cuisson par le propriétaire, mais peintes en rouge par le potier ; ensuite parce que les lettres figurent non pas dans l’ordre habituel, mais dans un ordre lié à la forme même des lettres (d’abord signes “ogivaux” puis signes à segments croisés, signes arrondis, signes carrés et signes à chevrons), ce qui témoigne d’un souci méthodologique assez étonnant11. Ce bel aryballe, avec ses véritables “décorations alphabétiques”, prouve en tout cas le prestige qui entourait l’écriture en Étrurie quelques décennies après son introduction. Notons encore que sur deux amphores (6673, 6674), les abécédaires sont associés à d’autres inscriptions plus ou moins lisibles, les unes étant des marques de fabrique (velθur zinace), les autres, des marques de don (mi atianaia aχapri alice venelusi12), d’autres enfin, des sortes d’incantations magiques13 (azaruazauazauras).
13Les huit inscriptions restantes peuvent se répartir de la façon suivante : cinq marques de propriété (6671, 6672, 6710, 6711, 6712), deux marques de don (6703, 6713) et une marque de fabrique (6675). Une autre marque de fabrique (à moins qu’elle ne soit de propriété) est peut-être également à signaler, en plus de la marque de don, dans l’inscription de Volusia (6703)14. Les deux inscriptions ont visiblement été apposées sur le même objet, un aryballe de bucchero de la fin du viie siècle, par deux mains différentes. La chose est d’autant plus manifeste que la première des deux inscriptions a été tracée avant cuisson, alors que l’autre l’a été après cuisson. La plus ancienne des deux a été gravée avec des caractères de type sabin15. Le CIE propose de lire ụθuẓteθś vụvze. Or dans cette inscription, les lettres offrent presque toutes de gros problèmes d’interprétation. Ainsi, la quatrième lettre est particulièrement troublante. Le CIE a fait le choix de l’interpréter comme un zéta, à l’évidence pour faire coïncider ce mot avec le nom étrusque d’Ulysse, uθuze. L’inconvénient est qu’il y a dans notre inscription un autre zéta (avant-dernière lettre) dont la forme est nettement différente, ce qui pose un problème de cohérence graphique. En fait, cette quatrième lettre ressemble bien plus à un digamma qu’à un zéta. Nous proposons donc de lire ụθuvteθś vụvze. Moyennant quelques retouches, on pourrait avancer une autre lecture, peut-être un peu forcée, de cette inscription : ụθavịeíś vụvze. La troisième lettre serait dans ce cas un alpha auquel il manquerait la jambe droite, et la cinquième, un iota pourvu d’un tiret parasite ; quant au septième signe, lu comme un théta bien qu’il soit paléographiquement très différent du premier théta (deuxième lettre), on pourrait l’interpréter, comme nous l’a judicieusement suggéré E. Benelli, comme un de ces signes “a finestrella” propres aux alphabets sabins et sud-picéniens, servant à noter le i ouvert. On pourra objecter que cette leçon est une lectio difficilior puisqu’elle suppose deux erreurs d’écriture contre une dans la leçon du CIE. Et on aura raison. Toutefois cette leçon présente l’avantage d’offrir une séquence nom + prénom ethniquement cohérente renvoyant ensemble à un individu – peut-être le potier ou plus vraisemblablement le commanditaire de l’objet – d’ascendance sabine. En effet, le prénom vuvze et le gentilice uθavie peuvent tous deux être ramenés à des noms clairement sabelliques. Le prénom vuvze dispose d’un excellent modèle en ombrien, vuvçis, et le gentilice uθavie possède un correspondant tout trouvé en osque, úhtavis. Le traitement du groupe consonantique sabellique-ht- par θ en étrusque est régulier16. Notons enfin que la forme ụθavịeíś contient une désinence de génitif sabellique-eís. En gravant avant cuisson cette inscription, le scribe aurait donc incorporé des signes sabins dans un alphabet pour le reste étrusque, mais aussi des formes grammaticales proprement sabines. Si la lecture ụθavịeíś est loin d’être certaine, on peut du moins tabler sur un nom bâti sur la racine sabellique du numéral “huit”, oht-.
14“Mouvements et trajectoires dans les nécropoles d’Italie” : tel est l’intitulé de notre table ronde. Or voici qu’au détour d’une inscription funéraire, nous avons peut-être retrouvé la trace d’un immigré sabin installé en pays toscan. La présence dans la population véienne d’éléments de souche italique n’a rien de surprenant, quand on sait la proximité géographique entre Véies, la Sabine et le Latium. Si l’existence au viie siècle à Véies d’un Sabin prénommé vuvze est condamnée à ne rester qu’une pure hypothèse, nous avons en revanche la quasi-certitude qu’au moins un Latin y a vécu et y est mort. C’est en tout cas ce que l’on peut déduire d’une inscription retrouvée dans la “nécropole” de Picazzano : mi tites latines. Tout porte à croire que l’amphorisque de bucchero sur lequel a été gravée cette inscription, à l’extrême fin du viie siècle, appartenait à un certain tite latine, c’est-à-dire, selon toute vraisemblance, à un Latin prénommé Titus, qui avait choisi d’habiter puis de se faire enterrer dans la ville étrusque de Véies.
15Peut-être est-il temps, maintenant que nous avons fait le tour de nos vingt-six inscriptions funéraires véiennes, de reposer la question qui nous taraudait au début de notre intervention : pourquoi si peu ? D’après nous, il y a à cela deux grandes raisons.
16La première, la plus évidente, est d’ordre historique. Comme on le sait, le destin de Véies s’est brusquement interrompu un beau jour de l’année 396, après la destruction de la ville par les troupes de Camille. Or en ce tout début de ive siècle, l’épigraphie funéraire était encore loin d’être développée en Étrurie. Les épitaphes, en dehors de Volsinies, étaient rarissimes. Si Volsinies semble avoir très tôt, dès la fin du vie siècle, institué une réglementation visant à graver le nom des défunts sur l’architrave des tombes ou sur des cippes, ailleurs, que ce soit à Caeré, Vulci ou Tarquinia, le nombre d’épitaphes à la même période est ridiculement bas17. Et ce n’est qu’à partir de l’époque hellénistique que la coutume des épitaphes se généralisa18. Mais à cette date, Véies avait depuis longtemps cessé d’exister.
17Si la destruction précoce de la cité explique aisément pourquoi les épitaphes n’ont pu s’y développer, cet argument historique est toutefois incapable de rendre compte d’un autre fait frappant : la maigreur du mobilier funéraire inscrit récolté dans les tombes véiennes. Dès le viie siècle pourtant, l’usage s’était répandu dans l’ensemble de l’Étrurie de déposer dans les sépultures de la céramique voire des bijoux au nom du mort. À Volsinies, par exemple, on a retrouvé en contexte funéraire pour la période comprise entre le viie et le ve siècles une cinquantaine de vases et autres objets inscrits ; à Tarquinia, une soixantaine ; à Vulci, une centaine ; à Caeré enfin, plus de cent cinquante19. Pourquoi alors ne recense-t-on pour la même période que vingt-cinq vases inscrits dans les tombes véiennes ? La raison, à notre avis, est à chercher dans les rapports étroits que Véies entretenait avec les cités latines voisines.
18On constate en effet, à partir du vie siècle, dans le Latium uetus, un appauvrissement très net du mobilier funéraire, appauvrissement sûrement consécutif à une loi somptuaire. Or le même phénomène se retrouve à Véies à l’exclusion de toutes les autres métropoles étrusques. Certains ont voulu voir dans ce changement d’habitude une nouvelle trace de l’influence culturelle que les Latins semblent avoir exercée sur cette cité étrusque20. Et sans doute ont-ils raison. Parallèlement et pour le même motif, les tombes peintes, bien représentées au viie siècle à Véies21, disparaissent complètement à partir du vie siècle. Or, comme l’a montré C. Cousin22, un nombre non négligeable d’inscriptions funéraires, surtout à Tarquinies, provient des didascalies peintes sur certaines parois sépulcrales. En refusant d’orner ses tombes, Véies s’est ainsi privée d’une importante source épigraphique.
19Selon toute vraisemblance, c’est donc à cause d’une réforme culturelle que les tombes véiennes, faute de mobilier funéraire et de peintures sépulcrales, ont fini par sombrer dans le néant épigraphique. Pour notre malheur, le phénomène est intervenu au début du vie siècle, c’est-à-dire au moment même où dans les autres cités étrusques l’épigraphie funéraire prenait son essor.
20Avant de conclure, nous souhaiterions encore revenir sur une question qui nous intéresse tous ici au plus haut point : comment définir ce qu’est une nécropole ? et question corollaire : est-ce que les “nécropoles” de Véies méritent ce nom ? On peut certes, comme c’est souvent le cas, donner à ce terme une acception assez lâche et estimer que n’importe quel lieu regroupant plus d’une sépulture, quelle que soit la forme ou la dimension de ces tombes, peut être qualifié de “nécropole”. Mais personnellement nous ne saurions nous contenter d’une définition aussi vague. Nous pensons en effet que, pour mériter le nom de “nécropole”, un complexe tombal devrait remplir deux conditions : la monumentalité et la taille. N’oublions pas qu’une nécropole, c’est proprement une “cité des morts”. Comme dans n’importe quelle ville, il faut donc qu’il y ait des bâtiments alignés et des rues ; c’est ce que nous appelons la monumentalité. Par ailleurs, une ville, par opposition à un hameau, se caractérise par un fort peuplement. Une nécropole digne de ce nom doit donc avoir une taille conséquente et comporter un nombre minimum de tombes, au moins plusieurs dizaines voire quelques centaines. Or aucune “nécropole” véienne ne répond en même temps à ces deux critères. Certains complexes funéraires urbains sont certes très vastes, notamment celui de Quattro Fontanili (8 000 m2), qui contient près de deux mille tombes identifiées, dont 648 ont seulement ont pu être fouillées ; c’est aussi le cas de Grotta Gramiccia (7 000 m2) qui a livré 799 tombes23, ou bien encore de Casale del Fosso, qui s’étend sur 16 000 m224. Toutefois, dans tous ces sites, les tombes a camera ne sont pas très nombreuses, la plupart des sépultures étant de simples fosses à inhumation ou de petits puits à incinération. On n’y retrouve jamais la monumentalité de la Banditaccia, à Caeré, ou l’extraordinaire urbanisme de Crocifisso del Tufo, à Volsinies. S’agissant donc des grands complexes funéraires de Véies, avec leurs tombes a pozzo ou a fossa, le terme de “cimetières” (coemeteria), que leur donne d’ailleurs le CIE, me paraît beaucoup plus approprié.
21Les complexes funéraires ruraux de Véies, quant à eux, sont de dimensions très réduites, et bien que certains possèdent des tombes a camera comme c’est le cas à Volusia25 ou à Pantano di Grano, le terme de “nécropole” les concernant me semble bien pompeux. Il existe en italien un joli mot qui, selon nous, traduit bien mieux la réalité de ces petits regroupements de tombes : il s’agit du mot sepolcreto, qu’on pourrait traduire par “tomberaie”. N’est-ce pas là un beau néologisme propre à enrichir notre lexique archéologique ?
22Si Véies est d’abord connue pour ses sanctuaires, et notamment le temple de Portonaccio, elle est aussi réputée pour ses “nécropoles”. Mais alors que ses sanctuaires nous ont offert une belle moisson épigraphique, puisque plusieurs centaines d’inscriptions, pour la plupart votives, y ont été découvertes, ses “nécropoles” – si du moins on peut les appeler ainsi – se sont révélées bien moins loquaces. Quelques caractères alphabétiques gravés ou griffonnés, quelques abécédaires, quelques marques de propriété ou de don, quelques marques de fabrique où on lit parfois le nom d’immigrés d’origine italique : voilà tout ce que les tombes urbaines et rurales de Véies ont consenti à nous livrer. Par son double éclairage historique et culturel, nous espérons que notre intervention aura permis d’élucider au moins partiellement le mystère du silence des cimetières véiens.
CIE | support | date | nécropole | Texte |
6661 | paroi sepul. | 7:s | Riserva del Bagno | a) na b) mi aṛan muḷạ[---]ṣ c) ç ? d) ạṭi ? |
6662-7 | hobine imp | 8:f | Casale del Fosso | a |
6668 | calice imp. | 7:p | Casale del Fosso | vka |
6669 | amphor110 imp. | 7:2 | Casale del Fosso | ab / d |
6670 | aryballe arg. | 7:f | Casale del Fosso | abdevχṡrọqohθśśp |
6671 | amphoris.bucc | 7f-6i | Picazzano | mi titeṥ latineṥ |
6671 bis | bobine imp. | 8:f | Quattro Fontanili | u (ou symbole ?) |
6671 ter | phiale bucc. | 6f-5i | Quattro Fontanili | f |
6672 | arybal.dtr-cor. | 7f-6i | Tum.Monte Aguzzo | u.na. uras pẹpụnaṡ |
6673 | amph. bucc. | 7:3 | Tum.Monte Aguzzo | a) urur |
6674 | amph. imp. | 7:4 | Monte Campanile | a) [---]ṃnoupśqrstuχφ[?] b [---]lana d) θumlana e) [---]ḷ aciḷa f) [---]m]lakaṣs[---] |
6675 | oenoch. imp. | 7:3 | Isola Farnese | mi mamarce zinace |
6703 | arybal. bucc. | 7:4 | Volusiṛa | a) ụθuẓteθś vụvze |
6705 | calice bucc. | 6:i | Procoio Nuovo | [---]ịiene[---] |
6706 | calice bucc. | 6:i | Procoio Nuovo | ṡ (ou simple croix ?) |
6708 | calice bucc. | 6:i | Olivetello | ś |
6709 | calice bucc. | 6:i | Olivetello | ś |
6710 | oenoch. imp. | 7:2 | ? | qutumuza / mi avile aukana |
6711 | ampoule imp. | 7:f | ? | velθur haθi nas |
6712 | canth.bucc. | 7:4 | ? | int) θanak.vilu.ṡ. sucisn.aịa. ext) a. ṡu |
6713 | canth.bucc. | 7:4 | ? | mini muluvanice tetana ve.l.ka.S.na.S. veleliiaSi |
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Pandolfini, M. (1990): “Gli alfabetari etruschi”, in: Pandolfini-Prosdocimi 1990, 3-94.
Paribeni, Em. éd. (1990): Etruscorum ante quam Ligurum. La Versilia tra VII e III sec. a.C., catalogo della mostra, Pietrasanta, Chiostro di S. Agostino - ottobre-dicembre 1989, Pontedera.
Rix, H. (1981): “Rapporti onomastici fra il Panteon etrusco e quello romano”, in: Colonna 1981a, 104-126.
Notes de bas de page
1 L’identification traditionnelle du Crémère avec la Valchetta est toutefois discutée. Selon certains, le fosso dell’Acquatraversa a de meilleures chances de correspondre à l’antique Crémère ; cf. Carbonara et al. 1996, 15.
2 Nous employons ici des guillemets à dessein. Nous nous en expliquerons plus loin.
3 Cf. en particulier Pacciarelli 1994, 234-235 et De Santis 1997, 101.
4 Sur cette “nécropole”, voir notamment De Santis 1997.
5 Les numéros entre parenthèses correspondent au catalogue du CIE.
6 À vrai dire, dans ces trois sites, les lettres ont été gravées non pas sur bobines (rocchetti), mais sur des pesons et des fusaïoles. Mais il s’agit, dans tous les cas, d’objets proprement féminins, servant au tissage. Voir Bagnasco Gianni 2000, 68 sq.
7 Colonna 1988, 14 = Colonna 2005, 1705.
8 Bagnasco Gianni 2000, 66-82.
9 Certains signes (en part. numéraux) pourraient donner la valeur pondérale de l’objet ; d’autres servaient peut-être à orienter la position du poids sur le métier ou à indiquer l’appartenance des poids à tel ou tel métier. Cependant, dans la mesure où ces signes ont été réalisés avant cuisson, il est tentant de les considérer comme des marques d’atelier. Cf. Mingazzini 1974, 202 ; Paribeni 1990, 241 ; Moscati 1993 ; Arlegui Sánchez & Ballano Soriano 1995, 155.
10 Cf. Buranelli et al. 1997, 82-83.
11 Cf. Pandolfini 1990, 32-33 et Bagnasco Gianni 1996, 129-131.
12 Sur cette lecture que nous jugeons préférable à celle du CIE, cf. Pandolfini 1990, 26, note
13 Cf. à ce propos Buonamici 1932, 108.
14 Cf. Carbonara et al. 1996, 24 (Tombe n ° 1, n ° 11).
15 Peut-être même s’agit-il d’une inscription en langue sabine, comme l’a fait remarquer E. Benelli, lors de la discussion qui a suivi cette communication.
16 Sur la transcription du groupe consonantique-ht- par θ en étrusque, cf. ombr. *nehtuns (<ital. *neptūnos) qui a donné en étrusque neθuns. Voir à ce sujet Rix 1981, 123-126.
17 Alors qu’à Volsinies, entre le VIe et le Ve siècles, on dénombre près de 150 épitaphes (près de 120 dans la nécropole de Crocifisso del Tufo et une petite trentaine à la Cannicella), on en compte à la même époque que trois à Caeré (ET Cr 1. 79, 128, 129), trois à Vulci (ET Vc 1.78, 81, 83), et quatre à Tarquinia (ET Ta 1.1, 94, 199, 224)
18 Cf. Berrendonner 2002.
19 Précisons que ces estimations ont été établies sur la foi des Etruskische Texte, lesquels ne tiennent pas compte des inscriptions monolittères qui sont pourtant légion, surtout à l’époque orientalisante. Le nombre véritable de documents sur mobilier funéraire dans ces cités doit donc être encore plus important.
20 Cf. Colonna 1977, Colonna 1981, Ampolo 1984, Bartoloni 1987, Naso 1990, Bartoloni et al. 1994, 38-40.
21 Cf. la Tombz des canards à Riserva del Bagno, la Tomba Campana à Monte Michele et la Tombe des lions rugissants à Grotta Gramiccia.
22 Cf. l’article de Catherine Cousin dans ce même volume.
23 Berardinetti & Drago 1997.
24 Buranelli et al. 1997.
25 On dénombre ainsi seulement onze tombes dans la “nécropole” de Volusia ; cf. Carbonara et al. 1996.
Auteur
Université Lumière - Lyon 2
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