XXVIII - Le rôle de l’armée dans la révolution de 411 à Athènes1
p. 241-248
Texte intégral
1La révolution de 411 est l’un des épisodes les plus complexes, mais aussi les plus révélateurs de l’histoire d’Athènes au ve siècle. On en connaît les circonstances et le déroulement, ou du moins les grandes lignes de ce déroulement, grâce d’une part au récit de Thucydide, d’autre part à l’analyse d’Aristote dans l’Athenaiôn Politeia1. À ces deux textes fondamentaux qui parfois se contredisent, il faut ajouter les nombreuses allusions aux événements dont Athènes et Samos furent alors le théâtre, qu’on trouve dans des plaidoyers prononcés dans les années qui suivirent la révolution, et dans certains discours politiques du ive siècle2.
2Rappelons brièvement les faits : en 411, à la suite de l’émotion provoquée par la désastreuse expédition de Sicile, les adversaires de la démocratie à Athènes relèvent la tête et s’organisent avec pour objectif le renversement du régime. Ils entrent en relation avec certains des chefs militaires qui commandent l’escadre athénienne à Samos, et qui eux-mêmes, inquiets des difficultés toujours plus grandes auxquelles ils se heurtent, en particulier pour assurer la solde des marins, sont tentés par les propositions que leur fait tenir Alcibiade, devenu l’hôte du satrape Tissapherne, et qui se fait fort d’obtenir de lui les subsides nécessaires si Athènes accepte d’établir un gouvernement oligarchique. On décide donc d’agir à la fois à Athènes et à Samos. Mais si à Athènes le peuple – ou ce qu’il en reste, on y reviendra – accepte de remettre l’autorité entre les mains d’une Boulè de quatre cents membres, à Samos, l’opération échoue à la suite de l’appui que reçoivent les démocrates samiens de certains Athéniens. Et lorsque, la révolution étant faite à Athènes, on décide d’avertir la flotte cantonnée à Samos avec une partie de l’armée, celle-ci se révolte, prononce la déchéance des stratèges complices des oligarques et procède à l’élection de nouveaux stratèges. La révolte de la flotte prélude à l’échec de la révolution des Quatre Cents à Athènes. Tandis qu’Alcibiade incapable de tenir ses promesses, et par là même en rupture avec les oligarques, est rappelé par les démocrates et prend à Samos la tête de la flotte, à Athènes, les Quatre Cents doivent remettre le pouvoir à l’Assemblée des Cinq Mille. Et, sans qu’on sache très bien comment, ce régime des Cinq Mille à son tour s’effondre devant la démocratie radicale restaurée.
3Dans ce très bref résumé, nous avons délibérément laissé de côté les nombreux problèmes que pose chaque moment de la révolution, et l’attitude de ses différents acteurs, Alcibiade en tout premier lieu, mais aussi Phrynichos, Théramène, Thrasyboulos, etc. Ces problèmes ont déjà fait l’objet de nombreuses discussions3. Nous voudrions ici mettre l’accent sur un des aspects les plus révélateurs de ce qu’était la cité grecque antique, c’est-à-dire sur le rôle de l’armée pendant la révolution, et sur ses diverses interventions tant à Athènes qu’à Samos au cours des événements.
4D’abord, qu’entend-on par le rôle de l’armée, ou plutôt de quelle armée s’agit-il ? En fait, dans le déroulement de la révolution de 411, nous voyons intervenir successivement deux armées athéniennes, d’abord l’armée de Samos qui refuse d’accepter les ordres des Quatre Cents et proclame son attachement à la démocratie, puis l’armée qui est en garnison en Attique et qui contraint les Quatre Cents à remettre le pouvoir aux Cinq Mille. Or il est clair que ces deux armées n’ont pas la même composition, et que de leur composition découle étroitement leur attitude politique.
5L’armée de Samos comprenait essentiellement la flotte et quelques corps d’hoplites. Nous savons par un passage de Thucydide (8.24.2) que les epibatai des 25 navires commandés par Léon et Diomédon qui, de Lesbos où ils avaient leur port d’attache, avaient lancé des offensives l’été précédent contre la flotte péloponnésienne et les gens de Chios, étaient des hoplites du Catalogue (εἶχον δ’ ἐπιβάτας τῶν ὁπλιτῶν ἐξ καταλόγου ἀναγκαστούς). À la fin du même été, mille autres hoplites athéniens avaient été envoyés, à Samos d’abord, puis à Milet (8.25.1), avant de revenir prendre leur quartier d’hiver à Samos, où se trouvèrent bientôt réunis 104 navires de guerre athéniens (8.30) avec leurs équipages. Est-ce à ces hoplites que Thucydide fait allusion (8.47.2) lorsqu’il parle de ceux qui, pendant l’hiver 412-411, accueillirent favorablement les propositions d’Alcibiade ? On peut en douter : les δυνατώτατοι qui, avec les triérarques, étaient prêts à comploter contre la démocratie, devaient plutôt comme ces derniers appartenir à l’aristocratie ou aux milieux aisés d’Athènes. Il est significatif en tout cas que ce sont les δυνατώτατοι qui prirent l’initiative d’envoyer à Athènes Peisandros, porteur des propositions d’Alcibiade. Et ce sont ces mêmes Athéniens qui, après que les négociations avec Tissapherne eurent échoué (8.56), chargèrent Peisandros et ses amis d’établir l’oligarchie dans toutes les cités sujettes d’Athènes, puis de se rendre à Athènes pour mettre leur projet à exécution, sans recourir aux prétextes qui avaient justifié la première ambassade. L’affaire réussit au-delà de leurs espérances, à Athènes au moins, puisque le Conseil “élu par la fève” céda sans résistance le pouvoir aux Quatre Cents4. Ailleurs, si l’oligarchie fut établie, ce fut, comme le prouve l’exemple de Thasos, aux dépens de l’unité de l’Empire que – le fait vaut d’être signalé – les oligarques ne songeaient pas à mettre en cause.
6Mais si la conjuration partie de certains éléments de l’armée de Samos avait réussi à Athènes, il fallait en retour la faire admettre à cette même armée dans son ensemble : “πέμπουσι δὲ καὶ ἐς τὴν Σάμον δέκα ἄνδρας, παραμυθησομένους τὸ στρατόπεδον καὶ διδάξοντας ὡς οὐκ ἐπὶ βλάβῃ τῆς πόλεως καὶ τῶν πολιτῶν ἡ ὁλιγαρχία κατέστη, ἀλλ’, ἐπὶ σωτηρίᾳ τῶν ξυμπάντων πραγμάτων” (8.72.1). II s’agit donc de rassurer l’armée (τὸ στρατόπεδον), et l’on notera déjà que celle-ci, dès à présent, est identifiée à la cité elle-même et à la communauté des citoyens. Cependant quelques lignes plus bas, Thucydide précise bien quels étaient les éléments de l’armée dont les oligarques redoutaient les réactions : “δείσαντες μή, ὅπερ ἐγένετο, ὁ ναυτικὸς ὄχλος οὔτ’ αὐτὸς μένειν ἐν τῷ ὀλιγαρχικῷ κόσμῶ ἐθέλῃ”. C’est donc du nautikos ochlos que risquait de venir l’opposition. Quels éléments le composaient alors ? Assurément, il n’y avait pas parmi les marins que des citoyens. Mais on peut cependant supposer que leur nombre était suffisant pour expliquer que la marine ait eu son mot à dire en cette affaire5. II est évident qu’ils appartenaient tous à la dernière classe des citoyens, à ceux qui, par conséquent, se trouvaient automatiquement écartés de la vie politique de la cité, donc nécessairement hostiles. On peut d’ailleurs supposer que c’est à ceux-là que s’adressait l’étonnant argument, en faveur de la révolution, des députés venus d’Athènes, à savoir que “les Athéniens distraits par les guerres et les occupations lointaines, n’avaient jamais dans aucune assemblée atteint le nombre de cinq mille quelle que fût l’importance de la délibération” (8.72). Comme, au ve siècle, la guerre pour Athènes était essentiellement une guerre maritime, c’était en effet aux citoyens servant sur la flotte qu’un tel propos pouvait s’appliquer. Notons encore que, par un paradoxe qui caractérise bien la période de bouleversement que fut la guerre du Péloponnèse, les hommes qui prétendaient réserver le pouvoir “à ceux qui sont à même de servir l’État de leur personne et de leur fortune” n’hésitaient pas à en écarter ceux-là mêmes qui passaient la plus grande partie de leur temps sur la flotte athénienne, et à justifier par cet absentéisme sur quoi reposait la puissance militaire de la cité une mesure discriminatoire à leur égard.
7Il est juste de remarquer cependant que l’initiative de la résistance ne vint pas d’abord des seuls marins : deux des stratèges, Léon et Diomédon, l’un des triérarques, Thrasyboulos, Thrasylos enfin qui servait dans les hoplites, avertis par les démocrates de Samos du complot qui se préparait, entreprirent d’en informer l’armée et de susciter son hostilité. Mais, Thucydide prend bien soin de le souligner, ces démocrates, chefs militaires dotés de la confiance populaire, ou hommes politiques appartenant aux milieux aisés d’Athènes, songèrent d’abord à s’adresser aux marins de la Paralienne “tous Athéniens et hommes libres”. Mais après que ceux-ci eurent réussi à faire échouer le complot des oligarques samiens, c’est l’armée tout entière (οἱ στρατιῶται) qui décida d’envoyer la Paralienne à Athènes pour informer la cité de l’attitude de l’armée et des récents événements de Samos. Il est significatif qu’à ce moment, les éléments hostiles à la démocratie ont été provisoirement réduits au silence et que l’armée, derrière quelques-uns de ses chefs, a pris position contre les intrigues des oligarques. Mais l’armée n’est pas encore en état de rébellion, puisqu’elle ignore les événements qui se sont produits à Athènes (8.74.1). C’est seulement après le retour de Chéréas, l’un des soldats de la Paralienne qui a réussi à s’échapper, tandis que ses camarades se faisaient arrêter par les Quatre Cents, que les choses vont s’envenimer. Chéréas rapporte en effet les horreurs, réelles ou imaginaires, qui se déroulent à Athènes et dont seraient victimes les parents et les familles des soldats présents à Samos. “À ce récit, écrit Thucydide, les soldats faillirent lapider les tenants de l’oligarchie et ceux qui les soutenaient”. Certains chefs s’interposèrent pour rétablir l’ordre et firent prêter serment aux soldats de demeurer fidèles à la démocratie. Thucydide précise : “καὶ αὐτοὺς τοὺς ἐκ τῆς ὀλιγαρχίας μάλιστα”. II s’agit de ceux dont il a été dit plus haut qu’ils étaient favorables au changement de régime, de ceux qui avaient trempé dans le complot de Peisandros. Un moment réduits au silence, ils ont repris courage à l’annonce du triomphe de leurs partisans à Athènes, et tandis que les soldats parlent d’aller rétablir la démocratie dans la cité, eux voudraient instaurer l’oligarchie dans l’armée (8.76.1). Le récit de Thucydide ici est très bref, puisqu’il se borne à indiquer quels étaient les deux groupes en présence et leurs objectifs. Mais on peut supposer que le camp de Samos fut alors le théâtre d’intrigues multiples, et que c’est la crainte de voir les oligarques l’emporter qui suscita la réaction des soldats.
8Cette réaction mérite d’être étudiée de façon attentive : les soldats se réunirent en assemblée (ἐποίησαν δὲ καὶ ἐκκλησίαν εὐθὺς οἱ στρατιῶται), déposèrent ceux des stratèges et des triérarques qui leur paraissaient suspects de sympathie pour l’oligarchie, et en élirent d’autres parmi lesquels Thrasyboulos et Thrasylos, les deux chefs démocrates les plus sûrs. C’était là un acte de rébellion caractérisée, l’armée se substituant à la cité défaillante et agissant en tant que corps souverain. II ne faudrait pas cependant se laisser abuser par des exemples plus proches de nous, parler de “soviet” ou de “putsch”. Il est intéressant à cet égard d’examiner les arguments des soldats, tels que les rapporte, en les résumant, Thucydide. Le premier de ces arguments fonde d’abord la légitimité du mouvement : c’est une minorité qui, à Athènes, a décidé de modifier le régime. La majorité, dont les décisions en régime démocratique sont souveraines, ce sont eux, les soldats, qui la constituent (τοὺς γὰρ ἐλάσσους ἀπὸ σφῶν τῶν πλεόνων καὶ ἐς πάντα ποριμωτέρων μεθεστάναι). S’ils avaient été à Athènes, s’ils avaient pu y exercer leurs droits de citoyens, les choses se seraient passées autrement. Et plus loin, un second argument vient renforcer cette première démonstration : “C’était à eux de se plaindre de la cité qui abrogeait les lois de la patrie, tandis qu’eux-mêmes les maintenaient et s’efforçaient de les rétablir”. II est intéressant de voir ici les soldats rebelles faire appel à ces mêmes patrioi nomoi qu’évoquaient de leur côté les oligarques d’Athènes pour justifier leur coup d’État. Mais pour les uns, les patrioi nomoi s’identifiaient à la constitution démocratique, pour les autres aux hypothétiques constitutions de Solon ou de Dracon. Bien entendu, mais cela n’est pas très original, les soldats faisaient aussi allusion aux moyens qu’ils avaient de bloquer le ravitaillement de la cité et de la réduire à leur merci. Toutefois, il est un dernier argument sur lequel nous avons déjà ailleurs attiré l’attention et qui mérite d’être relevé, car il donne au mouvement toute sa signification. Les soldats justifiaient leur rupture avec la cité en affirmant qu’ils n’avaient rien à attendre d’elle : “On n’avait pas perdu grand-chose [par cette rupture], puisqu’elle n’avait à leur envoyer ni argent – les soldats s’en procuraient eux-mêmes – ni conseil utile (βούλευμα χρηστόν), seul point sur lequel une cité soit supérieure aux armées (οὗπερ ἕνεκα πόλις στρατοπέδον κρατεῖ)”. Cette mise sur le même plan de la cité et de l’armée n’a rien de commun avec le sentiment d’avoir à accomplir une quelconque “mission” ou d’incarner la patrie. Elle tient seulement au fait qu’entre la κοινωνία des citoyens et la communauté des soldats qu’est l’armée il n’y a pas de différence. Les mêmes hommes constituent l’une et l’autre. C’est pourquoi, en tenant une ekklèsia, en désignant de nouveaux stratèges, les soldats de Samos n’ont fait que remplir leurs devoirs de citoyens. Et qu’il leur ait fallu tenir une telle assemblée sur le territoire d’une cité étrangère n’enlève rien à la légitimité de leur action. On sait bien que le territoire n’a jamais été le fondement de l’État grec : Salamine avait été en 480 choisie comme lieu de refuge par les Athéniens contraints d’abandonner l’Attique envahie. Et l’on ne s’étonne pas de trouver comme dernier argument avancé par les soldats rebelles que “quand bien même tout viendrait à leur faire défaut, une flotte aussi nombreuse que la leur saurait bien trouver des retraites, où les champs et les villes ne leur manqueraient pas”6.
9L’armée s’identifie donc avec la cité, et puisqu’à Samos cette armée c’est d’abord la flotte et ses équipages, on ne s’étonne pas de la voir rester fidèle à la démocratie, cette démocratie qui a fait des thètes des citoyens de plein droit.
10La seconde intervention de l’armée athénienne dans la révolution, celle qui devait avoir pour cadre Athènes et le Pirée, bien qu’elle se situe dans une tout autre optique politique, vient encore confirmer, s’il en était besoin, cette identification entre l’armée et la cité. Il importe ici de rappeler quels avaient été les premiers objectifs de la révolution oligarchique : “ils avaient déclaré dans un discours longuement préparé que seuls devaient être rétribués les emplois militaires et que la gestion des affaires publiques devait n’appartenir qu’à 5 000 citoyens, les plus capables de servir l’État de leur fortune et de leur personne” (8.65). Assurément, cela ne se pouvait interpréter comme un retour pur et simple à la “démocratie des ancêtres”, lorsque seuls les hoplites, c’est-à-dire le dèmos en armes, pouvaient constituer l’assemblée. Quelque élevées qu’aient pu être les pertes dans les rangs des citoyens des trois premières classes au cours de la guerre, il est difficile de croire que leur nombre n’excédait pas cinq mille. Toutefois, il est intéressant de remarquer qu’à plusieurs reprises les oligarques avaient fait valoir que ce nombre de cinq mille n’était pas restrictif7. Et l’on sait qu’en 404 Théramène affirmera n’avoir souhaité exclure de la cité que les misérables. Pour une partie de ceux qui avaient soutenu la révolution, le régime des Cinq Mille s’identifiait avec la démocratie des hoplites, celle qui avait existé à Athènes avant que l’Empire ne donne la première place à la flotte et au nautikos ochlos. Aussi ne doit-on pas s’étonner de voir les hoplites demeurés en Attique intervenir quand il parut évident que les Quatre Cents souhaitaient d’abord et à n’importe quel prix se maintenir au pouvoir, et n’envisageaient nullement de réunir l’Assemblée des Cinq Mille. C’est lorsque des bruits commencèrent à circuler sur les tractations engagées avec Sparte, et sur la trahison que les Quatre Cents se préparaient à commettre en livrant la cité à l’ennemi, que les hoplites du Pirée, qui travaillaient aux fortifications d’Eetionea, se décidèrent à intervenir, en se saisissant de la personne d’un des stratèges dont les sentiments oligarchiques étaient connus. Thucydide qui relate les faits ajoute : “Ils furent activement secondés par Hermon, chef des peripoloi de garde à Mounychia, et ce qui était plus grave, la masse des hoplites les soutenaient” (8.92). Assurément, tous les hoplites n’étaient pas en Attique, puisque nous avons vu qu’il y en avait à Samos, mais le plus grand nombre, et surtout les plus âgés, ne servait pas outre-mer. Et ils avaient à ce point conscience eux aussi d’incarner la cité qu’après avoir rasé les fortifications : “ils se rendirent au théâtre de Dionysos près de Mounychia, mirent les armes à terre et se formèrent en assemblée” (ἐξεκλ ησίασαν) (8.93).
11Néanmoins, le récit de Thucydide pose ici un certain nombre de problèmes. L’historien rapporte, en effet, que lorsque les hoplites du Pirée se soulevèrent et commencèrent à raser les fortifications construites sur l’ordre des oligarques, ils reçurent l’appui de la population du Pirée (καὶ πολλοὶ τῶν ἐκ τοῦ Πειραιῶς ἀνθρώπων). L’expression est volontairement vague. Mais on peut penser que parmi les “hommes du Pirée”, il y avait des citoyens pauvres qui appuyaient la révolte des hoplites, bien qu’elle fût en principe destinée à faire prévaloir le régime des Cinq Mille dont ils seraient exclus. Thucydide le laisse entendre lorsqu’il dit qu’en réclamant le régime des Cinq Mille, bon nombre pensaient en fait à la démocratie (ἐπεκρύπτοντο γὰρ ὅμως ἔτι τῶν πεντακισχιλίων τῷ ὀνόματι, μὴ ἄντικρυς δῆμον ὅστις βούλεται ἄρχειν ὀνομάζειν). Mais d’autres, dont Théramène, auraient préféré un accord avec les Quatre Cents. L’affaire d’Eubée fit échouer la réconciliation prévue, et précipita le renversement de l’oligarchie. “Les Athéniens, dit Thucydide, convoquèrent immédiatement, pour la première fois depuis la révolution, une assemblée à la Pnyx, lieu ordinaire des séances. Là, ils déposèrent les Quatre Cents, ils décidèrent que “le pouvoir serait remis aux Cinq Mille dont feraient partie ceux qui étaient à même de s’équiper militairement (εἶναι δὲ αὐτῶν ὁπόσοι καὶ ὅπλα παρέχονται) et qu’aucun emploi ne serait rétribué sous peine de malédiction” (8.97).
12Ce texte appelle deux remarques : la première, c’est que l’échec de l’expédition envoyée en Eubée n’incita pas les “hoplites” à tenter un rapprochement avec la flotte de Samos dont le concours eût été pourtant fort utile – mais aussi dangereux, comme le remarque Thucydide. Leur programme est en fait celui des hétairies oligarchiques, dont les Quatre Cents avaient différé l’application. La seconde remarque, c’est que Thucydide ne précise pas si cette ekklèsia, la première qui se tienne à la Pnyx depuis la révolution, était une assemblée réelle de tout le dèmos, ou si seuls y participaient les Cinq Mille. On voit l’intérêt qu’aurait eu une telle précision : elle aurait permis de mieux comprendre quelle aurait été dans la cité la situation de ceux qui se trouvaient exclus des “affaires” (τὰ πράγματα) et d’éclairer aussi un aspect particulièrement complexe du droit grec8. En effet, ou bien seuls les Cinq Mille participaient à l’assemblée, ce qui signifiait que les autres étaient purement et simplement exclus du corps civique ; ou bien l’ekklèsia demeurait le rassemblement de tous les citoyens athéniens, mais renonçait à contrôler la direction des affaires publiques, apanage des seuls ὅπλα παρεχόμενοι. Rien ne permet de trancher ici de façon catégorique, et si l’on doit penser que l’assemblée de la Pnyx qui établit le régime des Cinq Mille, et les (ἄλλαι ὕστερον ἐν Πνυκνὶ ἐκκλησίαι qui complétèrent l’élaboration de la nouvelle politeia étaient dominées, dans les circonstances du moment, par les hoplites, rien encore une fois dans le texte de Thucydide ne permet de dire que les citoyens de la dernière classe, présents à Athènes, en avaient été exclus.
13La fin du récit de Thucydide est fort vague, et les autres sources ne nous permettent pas de suivre exactement le déroulement des événements qui amenèrent le rétablissement de la démocratie intégrale, et la disparition du régime des Cinq Mille. Thucydide rapporte seulement qu’après que, grâce à la modération du régime, Athènes eut recouvré sa puissance, les Athéniens rappelèrent Alcibiade et ceux qui étaient avec lui. Et il conclut : “καὶ παρά τε ἐκεῖνον καὶ παρά τὸ ἐν Σάμῳ στρατόπεδον πέμψαντες διεκελεύοντο ἀνθάπτεσθαι τῶν πραγμάτων”. On rapporte généralement le dernier membre de phrase au seul Alcibiade. Mais une telle traduction justifie-t-elle le terme de μεταβολή, par lequel Thucydide désigne au début du paragraphe suivant le rétablissement de la démocratie ? En fait, ce n’est pas au seul Alcibiade, mais à Alcibiade et à l’armée de Samos que les Athéniens dépêchèrent des ambassadeurs pour leur demander d’ἀνθάπτεσθαι τῶν πραγμάτων9.
14Au terme de ces quelques réflexions, nous voyons donc encore une fois l’armée apparaître comme un corps politique, comme une des formes que prend la communauté civique, la κοινωνία τῶν πολίτων. Les deux armées qui sont intervenues successivement dans la révolution de 411 ne sont pas des corps spécialisés, attachés à la défense de tels ou tels intérêts. L’armée de Samos, c’est le dèmos en donnant à ce mot le sens restrictif qu’il a parfois pour désigner la masse des citoyens pauvres. Et lorsqu’elle agit, c’est en tant que dépositaire légitime de la démocratie majoritaire. Les hoplites du Pirée, les peripoloi de Mounychia, ce sont les ὅπλα παρεχόμενοι, ceux auxquels certains hommes politiques entendent réserver la conduite des affaires de la cité, par un retour plus ou moins fidèle au passé lointain d’Athènes, quand seuls avaient le droit de participer à l’ekklèsia ceux qui assuraient par leurs armes la défense de la cité. Il est possible que les incertitudes mêmes du droit grec, entretenues par une terminologie vague, ne fassent que refléter une contradiction inhérente à la cité démocratique : à l’origine, le dèmos, ce sont les hoplites, c’est-à-dire la masse des paysans capables de s’armer eux-mêmes et de défendre le sol de la patrie. Mais avec les transformations économiques et sociales, ce dèmos initial s’agrandit de tout un peuple d’artisans, de marchands, de marins, auxquels se joignent tous ceux que la crise agraire éloigne de la terre. Ceux-là forment les thètes, qui n’ayant rien à défendre, ne sont pas soldats. Mais jouant leur rôle dans les troubles qui opposent, au vie siècle, les factions nobles et qui ont souvent pour prétexte la crise agraire, ils finissent par imposer leur reconnaissance en tant que citoyens à la fin du siècle (Clisthène). Peu après, l’essor maritime et les guerres médiques allaient en faire aussi des soldats, différents des hoplites certes, mais dont le rôle militaire n’était pas moindre. D’où le triomphe de la démocratie radicale, d’où aussi l’échec des tentatives oligarchiques de la fin du ve siècle, incapables de faire renaître une cité de type archaïque dans un monde où la guerre maritime devenait essentielle, même pour Sparte.
15Ainsi le rôle de l’armée de Samos dans l’échec de la révolution de 411 s’intègre-t-il dans une évolution d’ensemble des structures de la cité grecque classique. Mais au moment même où le dèmos triomphait de ses adversaires, il donnait déjà des preuves de sa ruine prochaine. Il n’est pas indifférent que Thucydide place sur le même plan Alcibiade et l’armée de Samos : ces farouches défenseurs de la démocratie allaient s’empresser de remettre leur sort entre les mains d’un homme dont les sentiments étaient pour le moins douteux, mais dont ils pensaient qu’il les mènerait à la victoire. Cette démission en annonçait d’autres : quelques années plus tard, quand la défaite aura été consommée, il faudra les payer pour qu’ils daignent s’occuper des affaires de la cité, tandis qu’eux-mêmes paieront des mercenaires pour les défendre.
16Je suis revenue sur les questions abordées dans ces trois articles dans l’ouvrage collectif dirigé par Vernant 1968, 221-229. Ici encore, la conclusion est trop rapide et trop schématique. Car, si le misthos ekklesiastikos visait en effet à faire revenir les citoyens à l’assemblée, il ne semble pas que son maintien ait signifié un accroissement de l’absentéisme. On comprendrait mal les critiques des adversaires de la démocratie contre la toute-puissance du dèmos. Pour ce qui est de la désaffection des citoyens pour les campagnes militaires et leur remplacement par des mercenaires, voir ce que je dis supra p. 235. Les soldes constituaient encore pour les plus pauvres un complément de ressources non négligeable et contribuaient au maintien de la paix sociale qui caractérise l’Athènes du ive siècle.
Notes de bas de page
1 Thc. 8.63 sq. ; Arist., Const. Ath., 29-32.
2 Cf. en particulier le discours de [Lysias] 20.13 et sq. ; cf. également Andoc. 2.13-16.
3 On en trouvera l’exposé critique dans Hignett 1952, 268 sq.
4 Thc. 8.69.3 ; Arist., Const. Ath., 32.1. Il est juste de remarquer que le décret établissant le régime des Quatre Cents fut préalablement soumis au “peuple” ὑπὸ τoῦ πλήθoυς, Arist., Const. Ath., 32.1). Mais ce peuple était amputé de ses membres les plus actifs qui servaient sur la flotte. Et les autres étaient paralysés par la terreur (cf. Thc. 8.66.2-3 : “Sa terreur était telle que, même en restant muet, il s’estimait heureux d’échapper à la violence. Les esprits étaient subjugués parce qu’on croyait les conjurés bien plus nombreux qu’ils ne l’étaient”).
5 Amit 1962, 157 sq., en particulier à propos de la flotte de Samos, 172 sq.
6 On peut remarquer qu’un argument analogue avait déjà été employé par Nicias en Sicile (Thc. 7.77.4-5).
7 Thc. 8.72 et surtout 8.86. Cf. également Lysias 20.13, qui affirme que son client avait porté 9 000 noms sur le catalogue. En 403, le décret de Phormisios, s’il avait été voté, n’aurait exclu des listes civiques que 5 000 citoyens.
8 J’ai abordé ce problème dans Mossé 1962, 141-142 et conclu, de l’examen d’un certain nombre de textes contemporains (cités 142, n. 2 et 3), à la privation pure et simple de la citoyenneté. Le texte de Thucydide incite à des conclusions plus prudentes : il est hors de doute qu’en cette fin du ve siècle, qui constitue le moment crucial dans l’évolution de la cité grecque, les formes juridiques commencent à peine à se fixer. L’effort d’Aristote au siècle suivant contribuera d’ailleurs en partie à les préciser.
9 On notera ici l’emploi de τὰ πράγματα, déjà utilisé au paragraphe précédent. À l’inverse de Lysias, Thucydide ne parle jamais de privation ou de restitution de la politeia, mais de participation aux affaires de la cité.
Notes de fin
1 RH 469, 1964, 1-10.
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