XXIII – Le procès de Phocion*
p. 203-207
Texte intégral
1Le 19 du mois de Mounichion (avril/mai), sous l’archontat d’Archippos (318/317), le stratège athénien Phocion, condamné à mort pour trahison par le peuple athénien, but la ciguë dans sa prison, Ses derniers instants, le fait qu’il dut lui-même payer la dose de poison nécessaire (12 drachmes) donnent à cette mort une coloration héroïque et permettent à Plutarque, son biographe, de le comparer à Socrate, lui aussi victime de l’incompréhension de la foule ignorante1. La Vie de Phocion de Plutarque est de toutes les biographies rassemblées dans les Vies parallèles la plus nettement apologétique. Plutarque réussit le tour de force de placer dans sa galerie de portraits des grands hommes de l’Antiquité un personnage médiocre, sur lequel on ne sait que fort peu de choses, du moins jusqu’à ce que la défaite de Chéronée, subie par les Athéniens face à Philippe de Macédoine, et plus encore celle de Crannon en 322 infligée par Antipatros, le stratège auquel Alexandre avait confié son royaume et le contrôle de la Grèce, mettent Athènes à la merci des vainqueurs, et fassent de Phocion, alors octogénaire, le maître d’une cité asservie aux Macédoniens. Il accepta en effet toutes les conditions imposées par le vainqueur, en particulier l’exclusion de la pleine citoyenneté de plus de la moitié des Athéniens, les plus pauvres, et l’installation d’une garnison macédonienne dans la forteresse de Mounychia qui gardait l’entrée du Pirée2.
2Alexandre, qui avait en quelques années conquis l’ancien empire achéménide, était mort un an auparavant à Babylone, et c’est l’annonce de sa mort qui avait provoqué l’ultime sursaut des Athéniens, ce qu’on appelle la guerre lamiaque, à l’initiative de ceux des orateurs qui avaient inlassablement combattu contre la présence macédonienne en Grèce, au premier rang desquels Hypéride et Démosthène qui furent livrés aux hommes d’Antipatros après la victoire de celui-ci3. La mort d’Alexandre, qui ne laissait pas d’héritier direct, hormis un demi-frère débile, au moins jusqu’à la naissance d’un fils posthume qu’attendait son épouse iranienne Roxane, allait ouvrir une période de troubles et de rivalités entre ses compagnons, chacun s’efforçant de s’assurer la régence du ou des rois, et de mettre la main sur les morceaux de l’empire qui s’était aussitôt désagrégé. Parmi ces ambitieux, il y avait Antipatros, maître de la Macédoine, et son fils Cassandre, et en Orient, Antigone, Ptolémée, Lysimaque, Perdiccas, Eumène, d’autres encore. Dans ce contexte, les cités grecques constituaient de précieux auxiliaires, surtout lorsqu’elles disposaient de ports et de navires. La défaite des Athéniens et de leurs alliés à Crannon avait renforcé la position d’Antipatros qui tenait sous sa coupe le roi Philippe Arrhidée. Mais sa mort en 319 allait bouleverser le jeu politique en Europe4. C’est en effet à Polyperchon, un vieux compagnon de Philippe, qu’il confia la régence, et non à son fils Cassandre. Celui-ci s’empressa aussitôt d’assurer ses positions en Grèce, et singulièrement à Athènes où il envoya un de ses lieutenants, Nicanor, prendre possession de la garnison de Mounychia et s’emparer du Pirée. C’est alors que, pour le contrer, Polyperchon fit proclamer par un diagramma dans toute la Grèce qu’il était prêt à rendre aux cités leur indépendance et à favoriser le rétablissement des régimes politiques traditionnels. Pour Athènes, cela signifiait non seulement le départ de la garnison macédonienne, mais plus encore la restauration de la démocratie5. C’est du moins ainsi que l’entendirent les orateurs démocrates.
3Pour suivre les événements qui se déroulèrent alors à Athènes, nous disposons essentiellement de deux sources, le récit de l’historien Diodore de Sicile et la Vie de Phocion de Plutarque6. On a pu démontrer que tous deux dérivaient d’une même source, sans doute d’origine péripatéticienne et favorable à Phocion, en l’occurrence le philosophe et historien Douris de Samos. Il y a cependant quelques nuances entre les deux textes, concernant en particulier la manière dont se déroula le procès de Phocion et les événements qui le précédèrent.
4Dans la Vie de Phocion, Plutarque montre celui-ci prêt à accueillir l’envoyé de Cassandre, Nicanor, même après que ce dernier eut montré qu’il entendait aggraver la sujétion d’Athènes en se rendant maître du Pirée. Puis, à l’annonce de l’arrivée d’une flotte conduite par le fils de Polyperchon Alexandre, se décidant à se rendre auprès du régent pour plaider sa cause devant le roi Philippe Arrhidée. Empêché de s’expliquer, Phocion fut arrêté sur ordre de Polyperchon et ramené à Athènes pour être jugé, une lettre du roi l’ayant par avance convaincu de trahison. Là, devant une assemblée hétéroclite, où se trouvaient mêlés aux citoyens esclaves, étrangers et atimoi, Phocion ne put prononcer que quelques mots. Le décret, préparé d’avance fut soumis à la foule, et la condamnation à mort fut votée, associant à Phocion ceux qui l’avaient soutenu dans sa politique. Dans le récit de Plutarque, le procès apparaît donc comme une mascarade. Le verdict était décidé à l’avance et les accusés n’avaient bénéficié d’aucune garantie légale. Enfin l’assemblée elle-même n’avait aucune valeur, puisque des étrangers et des esclaves avaient participé au vote7.
5Or le récit de Diodore, en dépit d’une même tonalité favorable à Phocion n’en présente pas moins une relation un peu différente du déroulement de la procédure. D’abord, dès l’arrivée de Nicanor, et avant même qu’il s’empare du Pirée, les Athéniens se réunissent à plusieurs reprises en assemblée, et c’est un vote de l’assemblée qui décide l’envoi d’une ambassade auprès de Polyperchon. On est donc là dans le fonctionnement normal du système politique athénien. Avec l’annonce de l’arrivée d’Alexandre, le fils de Polyperchon, une nouvelle assemblée est convoquée. Ceux qui avaient été écartés de la politeia du fait de leur pauvreté, étaient-ils présents ? On sait, par le témoignage même de Plutarque qu’Antipatros avait proposé des terres en Thrace à ceux d’entre eux qui voulaient quitter Athènes. On ne peut préciser le nombre de ceux qui, parmi les 12 000 exclus, répondirent à cette offre8. Une autre indication de Plutarque permet de penser que ceux qui étaient propriétaires d’un bien-fonds demeurèrent en Attique, malgré la perte de leurs droits politiques : Phocion en effet les aurait invités à cultiver leurs terres et à ne pas susciter de troubles9. On peut donc à bon droit supposer qu’ils se rendirent à l’assemblée, puisque Polyperchon avait promis le rétablissement de la démocratie. Aux dires de Diodore (18.65.6) le dèmos, usant de son droit, démit les magistrats en fonction et “condamna ceux qui avaient exercé le pouvoir sous l’oligarchie, les uns à mort, les autres à l’exil avec confiscation de leurs biens : parmi eux se trouvait Phocion qui, sous Antipatros, avait détenu tous les pouvoirs”. Plutarque fait bien allusion à cette assemblée, mais il la présente comme “hétéroclite et tumultueuse”, et si elle démit effectivement les magistrats en charge, elle ne prononça aucune condamnation, ce qui permit à Phocion d’aller plaider sa cause auprès de Polyperchon10. Cette version paraît plus vraisemblable, du moins pour ce qui est des résolutions de l’assemblée, car on imagine mal que s’il avait été déjà condamné, Phocion ait pu se rendre librement auprès de Polyperchon.
6La suite du récit de Diodore coïncide avec celui de Plutarque. Mais de nouveau les deux textes divergent quand il s’agit du procès proprement dit. On assiste en effet chez Diodore à la mise en place d’une procédure d’eisangélie, procédure élaborée dès la fin du ve siècle et qui peut être décidée par un vote préalable du dèmos contre quiconque est accusé de trahison11. C’est évidemment sur le recours à cette procédure que portait le décret d’Hagnonidès dont il est question dans la Vie de Phocion, et qui fut adopté lors de l’assemblée qui se réunit après le retour de Phocion. Sans doute les termes de l’accusation étaient-ils ceux que rapporte Diodore (18.66.5) : Phocion et ses amis “avaient été complices, après la guerre lamiaque, de l’asservissement de la patrie ainsi que du renversement de la démocratie et des lois”.
7Dans un cas semblable, l’assemblée pouvait s’ériger en haute cour de justice. Les accusés avaient le droit de présenter leur défense, et c’est ce que tentèrent de faire Phocion et ses amis. On imagine facilement que la masse de ceux qui avaient été privés de leurs droits n’entendaient pas le laisser parler. Mais on remarquera que Diodore ne mentionne pas la présence d’étrangers et d’esclaves, ce qu’il n’aurait pas manqué de signaler s’il en avait trouvé l’indication dans sa source. Et il explique les clameurs hostiles qui accueillirent la défense de Phocion par le fait que “la masse des démocrates écartés de la vie politique avait obtenu contre toute attente de regagner Athènes” (18.66.5).
8Phocion et ses complices furent donc condamnés à mort. Et si Diodore se borne à dire que le vote fut unanime, Plutarque, qui avait jusque là présenté l’affaire comme une procédure illégale, précise qu’au moment de voter “personne ne resta assis ; tout le monde se leva et la majorité des présents, une couronne sur la tête, vota la mort” (35.5). On a donc là, en un moment particulièrement troublé et alors que deux armées macédoniennes sont présentes, celle de Nicanor et celle d’Alexandre, des indications retenues par l’un ou l’autre de nos auteurs révélant le recours à une procédure qui semble respecter les règles traditionnelles, y compris le port de la couronne au moment du vote.
9De la confrontation de ces deux récits parallèles et également favorables à Phocion, il ressort donc que les pratiques institutionnelles de la démocratie n’avaient pas été modifiées après quatre années de régime censitaire, ce que confirment d’ailleurs les décrets contemporains émanant de l’assemblée. Le rétablissement des droits de la masse du dèmos serait de courte durée, puisque quelques mois plus tard Cassandre, maître d’Athènes, imposera à la tête de la cité Démétrios de Phalère et un régime censitaire moins restrictif que celui qu’avait établi Antipatros, puisque, pour faire partie du politeuma, du corps politique, il suffisait d’être possesseur d’un bien de seulement mille drachmes12.
10Pour en revenir à Phocion, il semble donc que le procès qui lui fut intenté respecta, au moins formellement, une procédure légale. Mais c’est l’image laissée par Plutarque d’une victime de la foule, une foule où se mêlaient esclaves, étrangers et citoyens déchus, que gardera la postérité. Et la réhabilitation de Phocion ne fut pas seulement l’œuvre de Démétrios de Phalère, son compagnon d’infortune qui, s’étant exilé à temps, put revenir et gouverner Athènes pendant dix ans. Elle alimente encore aujourd’hui les débats des historiens, entre ceux qui dénoncent en Phocion le “collaborateur” de l’ennemi macédonien et le fossoyeur de la démocratie athénienne, et ceux qui cherchent à le justifier d’avoir, pour préserver la paix, cédé aux exigences d’Antipatros13.
11Plusieurs ouvrages ont repris depuis la vie de Phocion, avec des interprétations variées du personnage : C. Bearzot, Focione tra storia e trasfigurazione ideale, Milan 1985 ; J. M. Williams, Athens without democracy : the oligarchy of Phocion and the tyranny of Demetrius of Phalerum, 322-307 B.C., Ann Arbor 1986 ; L. A. Tritle, Phocion the Good, Londres 1988.
Notes de bas de page
1 La comparaison est explicite dans le dernier chapitre de la vie de Phocion. Plutarque écrit en effet : “La façon dont périt Phocion rappela aux Grecs la mort de Socrate : ce fut pour la cité une faute et un malheur tout à fait semblables” (38.5).
2 Diod. 18.18.4-5 ; Plut., Phocion, 27.5 ; 28.1 ; 7.
3 Plut., Phocion, 29.1 ; Dém. 28-30.
4 Sur l’ensemble de ces événements, voir Will 1979, 19-40.
5 Il importe ici de faire une remarque : la démocratie à proprement parler n’avait pas été abolie et les mêmes institutions demeuraient en place. Mais la composition du dèmos était différente, dans la mesure où avaient été exclus des assemblées ceux qui ne possédaient pas un bien d’une valeur de deux mille drachmes, soit 12 000 citoyens sur les 21 000 que comptait sans doute alors Athènes. C’est seulement en ce sens que l’on peut parler d’oligarchie.
6 Sur les sources du livre XVIII de Diodore, voir l’Introduction de Goukowsky1978, IX-XXIV ; sur celles de Plutarque dans la Vie de Phocion, voir en dernier lieu l’Introduction de Bearzot 1993, 100-106. La Vie de Phocion de Cornelius Népos s’inspire d’une tradition hostile à Phocion et présente de ce fait un intérêt non négligeable, mais n’apporte pas d’indications précises sur le déroulement du procès. Voir Bearzot 1993, 116-119.
7 Phocion, 31-35.
8 Il y a ici divergence entre Diodore et Plutarque. Du texte du premier, il ressort que tous les exclus quittèrent la cité (18.18.5), tandis que le second distingue ceux qui restèrent et menèrent une vie humiliante de ceux qui émigrèrent en Thrace (23.7).
9 Phocion, 29.5.
10 Phocion, 33.2. Selon Plutarque, seul Phocion aurait été démis de ses fonctions, mais il dit aussitôt après que furent élus de nouveaux stratèges.
11 Sur le nomos eisangeltikos, voir Hyp. 3.7-8.
12 En 322, le cens exigé pour participer à la politeia, c’est-à-dire à la vie politique, était de deux mille drachmes. On peut donc supposer qu’un nombre bien plus grand d’Athéniens conservèrent en 317 le droit de participer à la vie politique. Il est en particulier troublant de constater que le recensement qu’aurait alors fait faire Démétrios donnait pour le total des citoyens le chiffre même qu’on obtient en additionnant les 12 000 exclus de 322 aux 9 000 demeurés en possession de leurs droits (Diod. 18.18.4). J’avais autrefois tenté de concilier ces indications chiffrées (Mossé 1962, 137-145), mais je pense maintenant que c’est une démarche vaine tant ces indications sont peu fiables.
13 Sur ces débats, voir Gehrke 1976. Ce sont surtout les historiens allemands de la fin du xixe et du début du xxe siècle qui ont “réhabilité” Phocion. En France, si l’abbé Mably, à la veille de la Révolution, exposait son programme modéré, sous la forme d’un dialogue intitulé Entretiens de Phocion, le “dernier des grands Athéniens” est plutôt mal vu. Je ne résiste pas à l’envie de citer, au moment où à l’occasion d’un procès qui fait couler beaucoup d’encre, l’histoire de la France de Vichy est “revisitée”, la conclusion de Will 1979, 31 : “Athènes connaissait une nouvelle fois, mais cette fois de façon durable, l’oligarchie de la défaite, présidée par le stratège octogénaire et vertueux, Phocion, et par le politicien véreux qui avait fait carrière (avec conviction d’ailleurs, semble-t-il) au service de l’ennemi Démade, oligarchie protégée par les lances de l’occupant”.
Notes de fin
* Dike 1, 1998, 79-85.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Architecture romaine d’Asie Mineure
Les monuments de Xanthos et leur ornementation
Laurence Cavalier
2005
D’Homère à Plutarque. Itinéraires historiques
Recueil d'articles de Claude Mossé
Claude Mossé Patrice Brun (éd.)
2007
Pagus, castellum et civitas
Études d’épigraphie et d’histoire sur le village et la cité en Afrique romaine
Samir Aounallah
2010
Orner la cité
Enjeux culturels et politiques du paysage urbain dans l’Asie gréco-romaine
Anne-Valérie Pont
2010