XX - Lycurgue l’Athénien : homme du passé ou précurseur de l’avenir ?*
p. 181-187
Texte intégral
1L’Athénien Lycurgue est une des figures les plus énigmatiques des dernières décennies du ive siècle. On se plait à voir en lui le restaurateur de l’équilibre financier d’Athènes au lendemain de la défaite de Chéronée. On met l’accent sur sa piété, son souci de rendre aux fêtes religieuses leur éclat d’antan. Dirigeant la politique athénienne en un moment où, privée de son empire, affaiblie par la défaite, la cité ne peut que contempler de loin l’aventure prodigieuse d’Alexandre et la naissance d’un monde nouveau, il représenterait l’ultime tentative d’un réveil de la grandeur passée d’Athènes, que symboliserait la politique de constructions publiques dont il fut l’initiateur, politique qui ne se pouvait comparer qu’à celle qu’avait autrefois entreprise Périclès. Enfin, par son attitude face au pouvoir macédonien, il symboliserait mieux encore que ses contemporains Démosthène ou Hypéride le patriotisme athénien1.
2On peut cependant se demander si cette image d’un Lycurgue nouveau Périclès et dernier représentant de ces aristocrates2 qui avaient au siècle précédent su donner à la démocratie athénienne son prestige moral et ses lettres de noblesse, n’occulte pas un autre aspect du personnage : celui d’un homme qui, par la manière dont il géra les finances de la cité et par la nature même de l’autorité dont il était investi, annonce les “administrateurs” grecs des futurs états hellénistiques.
3C’est en 337/336 que Lycurgue accède à la fonction qui allait lui permettre de diriger les affaires de la cité pendant une douzaine d’années3. L’année précédente, les armées grecques rassemblées autour d’Athènes par la politique active de Démosthène avaient été battues à Chéronée par Philippe. Cette défaite marquait le terme d’une lutte qui durait depuis vingt ans, et au cours de laquelle le Macédonien avait peu à peu sapé les bases de l’hégémonie qu’Athènes exerçait encore sur une partie du monde égéen. Cependant, en dépit des prévisions apocalyptiques de Démosthène, la défaite n’entraîna pour Athènes aucun dommage irréparable. La cité dut seulement renoncer à la Confédération maritime qu’elle avait reconstituée autour d’elle en 378 et adhérer à l’alliance dont Philippe allait jeter les bases à Corinthe en 337, alliance dont le but avoué était la conquête de l’Asie – entendons l’Asie mineure et plus précisément sa frange côtière – afin de libérer les cités grecques de la domination perse4. L’assassinat de Philippe, l’avènement d’Alexandre provoquèrent bien un vague frisson de revanche. Mais Athènes se résigna finalement à renouveler l’alliance avec le Macédonien5. La carrière politique de Lycurgue se déroule donc pendant ces années où Alexandre part à la conquête de l’Asie, et où à Athènes la vie politique suit son chemin habituel, marquée par de retentissants procès, dont le procès sur la Couronne où s’opposent Eschine et Démosthène, et les habituels règlements de comptes entre politiciens.
4Lycurgue était l’un de ces politiciens, habiles orateurs, qui tenaient le devant de la scène politique. Nous savons par l’auteur d’une Vie de Lycurgue qui figure au nombre des Vies des Dix Orateurs transmises sous le nom de Plutarque, qu’il intenta de nombreux procès à ses adversaires, et si un seul de ses plaidoyers, le Contre Léocratès, nous est parvenu intégralement, on possède de nombreux fragments d’autres plaidoyers, cependant que son nom figure également sur un certain nombre de décrets dont il fut le rapporteur devant l’assemblée.
5Mais le texte qui nous renseigne avec plus de précisions sur Lycurgue est un décret honorifique qui fut voté en 307, sur proposition d’un certain Stratoclès, alors qu’Athènes venait d’être “libérée” par Démétrios Poliorcète de Cassandre et de son protégé, le philosophe Démétrios de Phalère, qui avait pendant dix ans gouverné Athènes. Nous possédons d’importants fragments de ce décret, dont on a pu reconstituer le texte grâce à l’auteur de la Vie de Lycurgue qui en donne une version très proche6. Le décret rappelle d’abord que Lycurgue a hérité de ses ancêtres une longue tradition de dévouement envers le dèmos, puis il évoque les kaloi nomoi qu’il fit voter pour la cité, et surtout sa politique financière qui lui permit d’accroître sensiblement les revenus de la cité. Grâce à ces revenus, il put restaurer le mobilier des temples, reconstituer la puissance militaire de la cité, entreprendre une politique de constructions publiques. Enfin, le décret met l’accent sur le patriotisme de Lycurgue et sur son intégrité, qualités qui justifient les honneurs exceptionnels réclamés pour lui et ses descendants par Stratoclès. Lycurgue était mort depuis dix-sept ans, et c’est à la demande de son fils Lycophron que Stratoclès avait proposé ce décret. Il s’agissait, au lendemain de la restauration démocratique promise par le Poliorcète, de glorifier un des derniers grands orateurs de l’Athènes indépendante.
6Ce qui ressort du texte voté à l’initiative de Stratoclès, c’est que l’œuvre considérable attribuée à Lycurgue était liée à la fonction qu’il occupa pendant douze ans (trois pentétérides), celle de ταμίας τῆς κοινῆς προσόδου, c’est-à-dire trésorier des revenus communs. La fonction de trésorier n’était pas une fonction nouvelle : il y avait de nombreux collèges de tamiai. Ce qui était nouveau en revanche, ce n’était pas tant la durée exceptionnelle de cette fonction (déjà Eubule, en tant que préposé au theorikon avait pu pendant une durée comparable exercer sur la cité une autorité au moins aussi importante), c’était plutôt le fait que Lycurgue n’était pas trésorier d’une caisse particulière, mais qu’il gérait toutes les ressources de la cité. De fait, deux fragments de discours de son contemporain Hypéride confirment l’étendue de ses responsabilités, en même temps qu’ils permettent de préciser le caractère exceptionnel de la fonction exercée par lui7. Dans le discours Contre Démosthène, Hypéride souligne que Lycurgue avait été élu par le peuple trésorier ἐπὶ τὴν διοίκησαν τῶν αὐτοῦ ἅπασαν, chargé de toute l’administration des affaires publiques. Dans un second fragment, tiré du discours Pour les enfants de Lycurgue, la fonction est désignée de façon un peu plus restrictive par la formule τῇ διοικήσει τῶν χρημάτων. Parce qu’il s’agit d’Hypéride, il y a quelque chance que le terme dioikèsis, employé deux fois par l’orateur pour définir le domaine sur lequel s’exerçait l’autorité de Lycurgue, ait été, implicitement ou explicitement, contenu dans la fonction exceptionnelle qui lui avait été confiée. Si en effet, le terme de dioikèsis ne figure pas dans la version du décret de Stratoclès transmise par le Pseudo-Plutarque, il est en revanche présent dans le récit de la Vie de Lycurgue, où se retrouve la formule même employée par Hypéride (Lycurgue, 3).
7Nous ne nous arrêterons pas sur le débat que cette incertitude quant au titre exact de la fonction exercée par Lycurgue a suscité parmi les modernes8. L’incertitude du vocabulaire atteste bien, me semble-t-il, le caractère nouveau et exceptionnel de cette magistrature. Mais l’emploi répété du terme dioikèsis dans nos sources n’est pas indifférent. Il met l’accent sur l’aspect administratif, nous dirions aujourd’hui gestionnaire, de cette fonction. Et c’est là ce qui me paraît donner à l’œuvre et à la personne de Lycurgue un intérêt particulier.
8Qu’un homme politique en effet fût d’abord un gestionnaire des ressources communes était un phénomène relativement nouveau. Longtemps, ç’avait été la stratégie qui conduisait à la direction de la cité. Depuis le milieu du ive siècle, depuis qu’Athènes avait dû renoncer à exercer son hégémonie sur le monde égéen, les choses avaient commencé à changer9. Il y avait eu le précédent d’Eubule, sur lequel malheureusement nous ne savons pas grand-chose, et qui, encore une fois, n’avait été chargé que de l’administration du theorikon. On sait les liens qui selon une tradition bien établie existaient entre Eubule et Xénophon. On sait aussi en quelle piètre estime est ordinairement tenu ce dernier, qui comme historien est inférieur à Thucydide, et comme disciple de Socrate, à Platon. Et pourtant l’œuvre de Xénophon est peut-être la plus révélatrice des préoccupations nouvelles de son époque. C’est là en particulier qu’on trouve l’affirmation la plus nette de l’importance d’une bonne gestion, qu’il s’agisse d’un domaine privé, ou de la cité tout entière. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les propos tenus à Socrate par Ischomaque dans l’Économique et les réflexions qui soutiennent les propositions, si utopiques soient-elles, avancées dans les Poroi. Dans ce dernier ouvrage, Xénophon étendait les principes de la bonne gestion à l’activité marchande de la cité et à l’exploitation des mines. En cela, il annonçait cet autre Économique, œuvre de l’école d’Aristote, publiée sans doute dans les dernières années du ive siècle. Le premier livre de ce court traité reprenait pour l’essentiel les conseils développés par Xénophon dans l’Économique pour assurer la bonne gestion d’un oikos. Mais le second livre, en fait un recueil d’exempla relevant davantage du stratagème que de la gestion proprement dite, avait néanmoins l’intérêt d’appliquer la notion d’oikonomia à d’autres structures que l’oikos. Il y a, disait l’auteur de ce second livre, quatre oikonomiai qu’il nommait respectivement basilikè, satrapikè, politikè, idiôtikè. De l’oikonomia politikè, la seule qui nous intéresse ici, il précisait qu’elle concernait essentiellement les revenus qu’on tirait ἀπὸ τῶν ἰδίων ἐν τῇ χώρᾳ, ἀπὸ τῶν ἐμπορίων καὶ διαγωγῶν, ἀπὸ τῶν ἐγκυκλίων, autrement dit, des prélèvements sur la fortune privée, des taxes commerciales et portuaires et des autres ressources régulières10. On retrouve bien là l’esprit des propositions avancées par Xénophon dans les Revenus. Il n’est pas douteux que cela traduisait la nécessité toujours plus pressante, depuis que la cité ne disposait plus des revenus prélevés sur les alliés, de se procurer les moyens d’assurer le ravitaillement de la population, c’est-à-dire de maintenir une flotte suffisante pour qu’Athènes demeurât maîtresse des voies maritimes, et de faire fonctionner le régime, nécessité qui a certainement contribué à placer au premier plan des préoccupations des hommes politiques ce souci d’une bonne gestion administrative. Nous ignorons par quels moyens Lycurgue réussit à accroître les revenus d’Athènes au cours de ces trois pentétérides. Le texte du décret de Stratoclès dit seulement qu’il aurait rassemblé beaucoup d’argent provenant des particuliers (τῶν ἰδίωτων), du fait de la confiance qu’il leur inspirait11. Contrairement à ce que l’on a pu soutenir récemment, il est douteux qu’il ait eu une politique “économique” au sens propre12. Bien plutôt, ce que nous savons de son intransigeance à l’encontre de certains concessionnaires de mines laisse penser qu’il s’agissait de revenus obtenus plus par des prélèvements de nature fiscale ou pénale que par un encouragement aux investissements productifs. Il n’est pas sans intérêt à cet égard que l’argent provenant de la confiscation de la mine de Diphilos fut distribué entre les citoyens qui auraient reçu chacun cinquante drachmes. Il faut certes utiliser avec précaution les indications chiffrées fournies par les sources anciennes. Il y a là néanmoins l’indication d’une continuité avec la politique d’Eubule. Et l’on sait les critiques que suscitaient de telles pratiques tant chez certains hommes politiques que chez les théoriciens13.
9Mais alors se pose la question suivante : comment se traduisait concrètement ce souci d’une bonne gestion administrative des revenus ? Abandonnons un instant Lycurgue pour revenir au modèle dont incontestablement s’inspiraient les gestionnaires des finances de la cité, celui de l’oikos, et à la description qu’en donne Xénophon dans l’Économique. On a le sentiment que l’activité du bon gestionnaire fait appel à une double exigence. D’une part, le maître de l’oikos, comme son épouse, doivent posséder cette qualité indispensable : une bonne mémoire (7.26 ; 8.21 ; 9.9). Mais lorsqu’il s’agit d’attribuer une place à chaque objet, il importe préalablement de faire l’inventaire de tous les objets contenus dans la maison, et d’en dresser la liste par écrit14. L’écriture relaie donc la mémoire et s’avère également indispensable.
10Or, nous avons d’autres exemples qui témoignent de ce recours à l’écrit dans la gestion des intérêts privés. Un plaidoyer démosthénien, le Contre Spoudias, nous apprend que la femme d’un certain Polyeucte tenait des registres (grammata) où elle inscrivait en particulier les sommes d’argent qu’elle prêtait à ses gendres15. On peut supposer qu’elle y inscrivait aussi l’argent qui rentrait dans la maison. Nombreux sont aussi les témoignages de l’usage grandissant du contrat écrit dans les affaires commerciales16. On sait que la seconde moitié du ive siècle est une période de reprise de l’activité économique à Athènes17. Il n’est pas surprenant qu’elle coïncide avec un usage de plus en plus répandu de l’écriture.
11Bien entendu, sur le plan qui ici nous intéresse, celui de la gestion administrative des finances publiques, l’usage de l’écriture est ancien. Il semble toutefois que Lycurgue l’ait systématisé et généralisé. Dans le discours Contre Léocratès, le seul qui nous soit parvenu intégralement, Lycurgue, soucieux que les juges se prononcent en connaissance de cause, ne s’est pas contenté de faire appel à des témoignages oraux, mais a adressé aux témoins une sommation écrite (πρόκλησιν ὑπέρ τούτων ἁπάὲντων γράψας). Dans le décret IG, II2, 333 sur la réorganisation des cultes et la restauration du matériel sacré, Lycurgue a prévu qu’on inscrira sur chaque objet sacré le nom de la divinité à laquelle il appartient (1. 22 : ἐπιγράψαι). Fait plus significatif encore, Lycurgue aurait rédigé (ἀναγραφὴν ποιησάμενος) un exposé général de toute son administration, qu’il fit graver sur une stèle exposée devant la palestre du Lycée (Vit. X. Orat. Lycurgue, 50). C’était là une manière de rendre ses comptes qui tranchait avec l’habituelle reddition de comptes faite oralement devant le Conseil ou une commission d’euthynes, et qui témoigne de manière évidente du lien qui existait entre dioikèsis et anagraphè.
12Mais le signe peut-être le plus révélateur de ce souci de gestion, lié au support de l’écriture, se trouve dans cette mesure célébre, rappelée également par l’auteur de la Vie de Lycurgue : la loi “qui ordonnait d’exécuter en bronze les effigies des poètes Eschyle, Sophocle et Euripide, de transcrire leurs tragédies pour en conserver aux archives la copie” (καὶ τὰς τραγῳδίας αὐτῶν ἐν κοινῷ γραψαμένους φυλάττειν). Nous sommes très mal informés sur la façon dont les acteurs apprenaient leurs rôles, et s’ils disposaient pour ce faire d’un texte écrit18. Désormais en tout cas, il y aurait une version officielle du texte des tragiques, et c’est un magistrat, le γραμματεὺς τῆς πόλεως, qui le communiquerait oralement aux acteurs, interdiction leur étant faite de la modifier19. Plus que l’écriture elle-même du texte, c’est le souci de mettre cette écriture au service d’une version officielle sous le contrôle du grammateus qui me semble s’inscrire dans ces pratiques de gestion administrative auxquelles je faisais allusion plus haut. Cette mesure se rattachait à l’œuvre de restauration de la vie religieuse de la cité. Le décret de Stratoclès, le récit du Pseudo-Plutarque insistent sur cet aspect de la politique de Lycurgue que confirment les quelques décrets qui nous sont parvenus ; décret, déjà mentionné, sur la réorganisation des cultes et la restauration du matériel sacré, décret réglementant les Petites Panathénées, décret autorisant les gens de Kittion à élever au Pirée un temple en l’honneur de l’Aphrodite chypriote20. Le souci de conserver une version écrite officielle de l’œuvre des trois grands tragiques répondait à cette même préoccupation de redonner aux manifestations de la vie religieuse leur éclat d’autrefois. Les représentations dramatiques, qui faisaient partie du culte rendu à Dionysos, étaient une manifestation de la vie civique : l’institution du theorikon en témoigne, et l’on n’oubliera pas que c’est en tant que préposé au theorikon qu’Eubule a précédé Lycurgue dans le rôle de gestionnaire des finances publiques. Encore une fois, il n’est évidemment pas question, étant donné l’état fragmentaire de nos connaissances, de faire de Lycurgue un homme tout d’une pièce, qui aurait mis en pratique un programme précis de gestion administrative englobant aussi la vie religieuse et culturelle. Il me semble néanmoins que par certains aspects de son œuvre et par les fonctions mêmes dont il fut investi par la cité, il se montre un précurseur de ces “dioicètes” grecs que connaîtra l’époque hellénistique. Soucieux de restaurer le prestige d’Athènes, homme pieux et conservateur21, Lycurgue n’en est pas moins un homme de son temps. Il rêvait peut-être de faire renaître l’Athènes de Périclès. En fait, il annonce les temps hellénistiques, et plus précisément certains aspects de la politique des premiers Lagides. Il reste donc, pour conclure, à s’interroger sur les voies par lesquelles ce nouvel état d’esprit est parvenu à Alexandrie. Or, il me semble que l’intermédiaire s’impose de lui-même : l’Athénien Démétrios de Phalère qui, après que la victoire du Poliorcète l’avait contraint à quitter Athènes, se réfugia à Alexandrie et joua un rôle de conseiller auprès de Ptolémée Sôter.
13Il y a entre la carrière de Lycurgue et celle de Démétrios de frappantes coïncidences, bien que le premier ait été franchement hostile à la Macédoine, alors que ce second fut installé au pouvoir sous la protection armée du Macédonien Cassandre22. À tous deux, on attribuait la rédaction de “bonnes lois” (kaloi nomoi)23. Certes, Démétrios ne semble pas avoir occupé une fonction financière comparable à celle de Lycurgue. Toutefois, un décret, fort mutilé il est vrai, lui donne le titre d’épimélète, titre qu’il aurait obtenu ὑπὸ τοῦ δήμου (Syll.3, 318) et qui s’inscrit bien dans une perspective d’administration des affaires publiques. Le fameux recensement, dont nous devons l’indication à Ctésiclès (dans Athénée, 6.272b) va dans le même sens. Car il ne s’agit pas d’une diapsèphisis, comme celle de 346, dont l’objet était de recenser les citoyens, mais d’une évaluation globale, incluant le nombre des métèques et des esclaves24. Enfin, une tradition attribuait aussi à Démétrios le mérite d’avoir élevé les revenus de la cité à 1200 talents par an25. Il y a donc, en dépit des différences liées à la nécessité de s’adapter à une situation nouvelle créée par l’occupation macédonienne, une certaine continuité de Lycurgue à Démétrios de Phalère. L’un comme l’autre se présentent comme des gestionnaires soucieux d’introduire une certaine rationalité administrative dans la conduite des affaires publiques, en un moment où Athènes a cessé de jouer un rôle politique dans le monde égéen et ne peut plus compter sur l’exploitation de ses alliés. Et l’un comme l’autre ont manifesté le souci d’appliquer ces pratiques gestionnaires à la vie culturelle. À cet égard, l’établissement du texte officiel de l’œuvre des trois grands tragiques annonce l’œuvre beaucoup plus considérable que Démétrios mettra en chantier à Alexandrie si, comme le rapporte la tradition, il fut auprès de Sôter l’initiateur de la fameuse bibliothèque.
14Lycurgue n’avait ni les moyens ni même peut-être l’intention d’aller aussi loin, et Démétrios, homme de culture dont l’œuvre semble avoir été très variée, ne songea pas à créer à Athènes une bibliothèque. Pour ce faire, il fallait les ressources considérables de l’Égypte des premiers Lagides, ressources dont l’administration était, rappelons-le, confiée à un dioicète. Il n’en reste pas moins qu’Athènes une fois de plus avait fait preuve “d’invention”, même si la perte de son indépendance ne lui permit pas de tirer de cette “invention” d’une forme nouvelle de gestion administrative le profit qui lui eût permis de surmonter sa défaite.
15Pour une image contrastée de Lycurgue et la mise en question des témoignages le concernant, voir P. Brun, L’orateur Démade. Essai d’histoire et d’historiographie, Bordeaux 2000.
Notes de bas de page
1 On consultera sur Lycurgue l’Introduction de Durrbach 1956 ; cf. également l’article de Colin 1928 et le petit ouvrage de Mitchel 1970.
2 Lycurgue appartenait à la famille des Étéoboutades qui possédait le double privilège de la prêtrise de Poséidon Érechthée et d’Athéna Polias. On pense généralement que le Lycurgue, chef des Pédiens au vie siècle, était l’un de ses ancêtres. Son arrière grand-père et son grand-père avaient été honorés par la cité. En revanche son père Lycophron semble n’avoir joué aucun rôle politique, ce qui s’explique peut-être par le déclin de la fortune familiale. C’est un riche mariage, avec la sœur de Callias de Batè, qui lui permit sans doute de commencer à jouer un rôle important à partir de Chéronée. Sur ce dernier point, je renvoie à la notice de Davies 1971, 348-353.
3 Sur le problème de la date exacte où débute sa carrière de chargé de l’administration financière, voir la discussion dans Colin 1928, 191-194 ; Lewis 1955, 1 sq. et en dernier lieu, Davies 1971, 351. Lycurgue n’aurait en fait exercé cette charge que pendant deux périodes de quatre ans, séparées par une pentétéride où la charge aurait été confiée à l’un de ses philoi ([Plut.], Vit. X Orat. 841d).
4 Sur ces événements, je renvoie aux pages que j’ai écrites dans Will et al. 1976, 42-64.
5 Sur les troubles qui éclatèrent en Grèce pendant le règne d’Alexandre, voir Will et al. 1976, 253-256.
6 Voir les deux textes dans l’édition de Durrbach 1932, 7-10.
7 Hyp. 5, frg. VII (Jensen) ; frg. 118 (Jensen).
8 Voir la discussion dans Durrbach 1932, XX-XXIV.
9 J’ai longuement abordé cette question dans Mossé 1962, 303 sq.
10 [Arist.], Écon., 2.1345 b 7-15 ; 1346 a 5-8.
11 [Plut.], Vit. X Orat., 852 b.
12 C’est en particulier ce que soutient Mitchel 1970, n. 1.
13 On connait bien les critiques formulées par Démosthène à l’encontre du theorikon (cf. en particulier 3.31-33). On évoque moins souvent ce passage de la Politique dans lequel Aristote dénonce les manœuvres des démagogues qui distribuent les excédents de revenus sans profit pour personne, alors qu’il vaudrait mieux répartir le produit des recettes publiques entre les pauvres, afin de leur permettre d’acquérir un petit domaine ou de se livrer à l’activité marchande (Pol., 6. 1320 a 29 - 1320 b 1).
14 Xén., Écon., 9.10.
15 Dém. 41.9.
16 Sur la généralisation du contrat écrit dans les affaires commerciales, voir l’article de Gernet 1955, 194-200.
17 Je renvoie à mes remarques dans Mossé 1972.
18 C’est ce qu’affirme Segal dans son article 1988, 331-332 : “Dans la mesure où il produit également un manuscrit, qui était déposé dans les archives de la cité après l’exécution, le poète tragique est aussi un écrivain”. Qu’il y ait eu texte écrit n’est pas douteux, mais la mesure attribuée à Lycurgue laisse penser que les acteurs n’hésitaient pas à improviser et à modifier le texte original. Cf. les remarques de Lanza 1988, 359 sq.
19 Dans quelle mesure peut-on rapprocher ce souci de conserver une version fixée une fois pour toutes des tragédies du ve siècle du fait qu’au ive siècle les orateurs prennent soin de publier leurs discours ? L’art oratoire est en effet comme l’art du comédien une activité qui relève de l’oralité. Or, il y avait aussi des orateurs au ve siècle, mais nous ne connaissons leurs discours que recomposés par Thucydide ou Xénophon. Pourquoi, à partir d’Andocide, les orateurs éprouvent-ils le besoin de publier leurs discours comme s’ils voulaient en quelque sorte interdire aux historiens futurs de les réécrire ? Je n’ai pas de réponse à proposer, mais il me semble qu’il y a là un autre signe de ce nouvel état d’esprit propre au ive siècle dont l’œuvre de Lycurgue me parait être l’aboutissement.
20 IG, II2, 333, 334, 337.
21 Sur la piété de Lycurgue et son conservatisme, voir le discours Contre Léocratès. On rappellera en particulier le passage dans lequel Lycurgue évoque l’émotion de la cité à l’annonce du désastre de Chéronée et les mesures d’urgence proposées par Hypéride (Contre Léocratès, 37-42).
22 Diod. 18. 74.3.
23 [Plut.], Vit. X Orat., 852b ; IG, II2, 318.
24 On sait les débats que ce recensement a suscités chez les modernes. Si l’on accepte généralement le nombre des citoyens et des métèques transmis par Ctésiclès, en revanche le nombre des esclaves (400 000) a paru trop élevé à nombre de commentateurs. Mais ce qui ici me semble important, c’est précisément que les esclaves aient été recensés. Car, si, pour des raisons militaires ou fiscales, on a dû opérer auparavant des recensements de citoyens et de métèques, le fait de compter aussi les esclaves révèle des préoccupations différentes. Malheureusement, nous sommes trop mal informés pour faire plus que poser la question.
25 Douris, dans Athénée 12.542 c ; cf. également Pol. 12.13.9-10, qui rapporte que Démocharès qualifiait Démétrios de τελώνης βάναυσος.
Notes de fin
* QS, 30, 1989, 25-36.
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