X - La femme dans la société homérique1
p. 95-104
Texte intégral
1Pénélope, Hélène, Nausicaa, mais aussi Clytemnestre, Andromaque, Hécube. Ce sont d’abord des reines ou des princesses, les épouses de ces héros qui vont se heurter dans cette guerre farouche qui dure dix ans. Que nous apprennent-elles sur la place de la femme dans la société homérique ? Laissons de côté la querelle qui opposent ceux qui croient à l’historicité de la société décrite par le poète, et ceux qui la rejettent dans l’imaginaire. S’adressant à une société aristocratique, le barde qui va de “maison” en “maison” réciter les hauts faits des héros, les fait vivre comme lui et ses auditeurs s’imaginent qu’on vivait en ces temps lointains où Agamemnon était le “roi des rois”. Mais si tout ce qui a trait aux héros est frappé d’un signe majorant – abondance de l’or, magnificence des palais, splendeur des festins – dès qu’on passe aux scènes de la vie quotidienne, dès qu’on entre dans la maison, celle-ci fût-elle baptisée palais, on retrouve une réalité concrète, qui pour l’historien est éminemment précieuse. Et cette réalité, c’est d’abord celle des femmes.
2De ces femmes, nous ne connaissons que deux groupes socialement différenciés : les épouses ou les filles des héros d’une part, les servantes de l’autre. Il faut cependant mettre à part ce groupe ambigu que constituent les captives. Elles sont généralement d’origine royale, à tout le moins de sang noble. Mais les hasards de la guerre les ont fait tomber aux mains des ennemis de leurs époux et de leurs pères. Devenues part du butin, elles sont condamnées le plus souvent à partager la couche de celui auquel elles échoient, vouées par là même à l’humiliation, sauf si les unit à leur vainqueur un sentiment d’affection ou d’amour. Des femmes du peuple, aucune mention, comme si les Thersite et autres hommes du vulgaire qui constituent le gros de l’armée en étaient dépourvus. Il est bien évident que ni le poète, ni ses auditeurs n’en avaient cure. Et d’ailleurs, royauté mise à part, elles ne devaient pas dans leur rôle au sein de l’oikos et de la société différer sensiblement des épouses de héros. Mais ces dernières seules remplissaient une triple fonction : elles étaient épouses, reines, et maîtresses de maison.
3Elles étaient épouses d’abord, ou futures épouses quand il s’agit de la jeune fille Nausicaa, et cela implique que soient éclairés deux aspects du mariage : l’aspect social et ce qu’on pourrait appeler l’aspect affectif. Une première constatation s’impose : dans le monde des poèmes, le mariage est déjà une réalité sociale affirmée. Cependant dans une société pré-juridique comme celle d’Homère, cette réalité prend des formes diverses qui ont été soulignées par tous ceux qui ont tenté de la définir. Comme le remarque J. -P. Vernant, on y trouve “des pratiques matrimoniales diverses, qui peuvent coexister les unes avec les autres parce qu’elles répondent à des finalités et à des objectifs multiples, le jeu des échanges matrimoniaux obéissant à des règles très simples et très libres, dans le cadre d’un commerce social entre grandes familles nobles, commerce au sein duquel l’échange des femmes apparaît comme un moyen de créer des liens de solidarité ou de dépendance, d’acquérir du prestige, de confirmer une vassalité ; commerce où les femmes jouent un rôle de biens précieux, comparables à ces agalmata dont Louis Gernet a montré l’importance dans la pratique sociale et dans les mentalités des Grecs de l’époque archaïque”1.
4La pratique la plus répandue s’inscrit dans le système d’échanges que les anthropologues définissent comme celui du don - contre-don. C’est dire que si l’époux “achète” son épouse au père de celle-ci, cet “achat” ne se peut réduire à une transaction du type “une femme contre tant de têtes de bétail”. Le père de la jeune fille peut choisir son futur gendre pour des raisons autres que purement matérielles, et s’il est vrai qu’entre plusieurs prétendants il choisira celui dont les hedna ont la plus grande valeur, il peut aussi être tenté de donner sa fille sans hedna à un homme dont le prestige et l’honneur rejailliront sur sa lignée. L’exemple le plus souvent cité d’une fille promise sans hedna est celui d’Agamemnon offrant à Achille pour le ramener au combat non seulement trépieds, objets d’or resplendissants, chevaux, captives, mais aussi l’une des trois filles que lui avait données Clytemnestre : “qu’il emmène celle qu’il voudra dans la demeure de Pélée, et sans m’offrir de présents”2.
5Mais l’on voit bien qu’ici le caractère exceptionnel d’Achille, joint aux circonstances non moins exceptionnelles du combat, explique le don sans contre-partie de sa fille par Agammemnon. Et dans un contexte différent, c’est aussi le caractère un peu exceptionnel du royaume d’Alkinoos, isolé entre le monde réel et le monde sauvage des “récits”, qui explique qu’il puisse envisager de donner sa fille Nausicaa au héros, dépouillé de tout, échoué sur son rivage3. À la fois la grandeur et la renommée d’Ulysse d’une part et peut-être la difficulté de trouver sur place un époux digne de la fille du roi rendent compte de cette anomalie. Toutefois, s’il est juste de souligner comme l’a fait M. I. Finley et également J. -P. Vernant que le mariage ne relève pas d’un achat pur et simple et “s’inscrit dans un circuit de prestations réciproques entre les deux familles”, ces prestations, sous la forme des hedna offerts par le futur gendre à son futur beau-père, n’en constituent pas moins la forme “normale” que revêtent les pratiques matrimoniales. À cet égard, et bien que sur un autre plan il présente un caractère un peu particulier sur lequel nous reviendrons, on peut retenir l’exemple de Pénélope : si, la mort d’Ulysse étant confirmée, Télémaque entre en possession de son patrimoine, et si Pénélope accepte de retourner chez son père, c’est de celui-ci que les prétendants essaieront de l’obtenir “... par l’offre de présents. Ensuite, Pénélope épousera celui qui en aura donné le plus”4.
6L’échange de dons, le versement des hedna, constituent donc non pas l’unique, mais la façon la plus répandue de se procurer une femme pour un noble. La femme devient alors l’épouse légitime, alochos, la compagne de lit de laquelle on attend qu’elle procrée des enfants. Il faut noter que là encore les pratiques matrimoniales présentent des variantes révélatrices d’un état encore mal établi des relations sociales. Normalement en effet, l’épouse vient s’installer dans la demeure de son époux ou du père de celui-ci, s’il est encore vivant : ainsi, lorsque Agamemnon tente de ramener Achille dans le camp achéen, il lui propose d’emmener celle de ses filles qui lui conviendra “dans la demeure de Pelée”. De même, Pénélope a quitté la demeure de son père pour vivre avec Ulysse dans la maison de celui-ci. C’est vrai également d’Andromaque, l’épouse d’Hector qui vit dans le palais de Priam. Mais précisément, dans ce palais de Priam vivent non seulement les fils du roi avec leurs épouses, mais aussi les filles du roi avec leurs époux. Ulysse, s’il avait épousé Nausicaa, aurait habité le palais d’Alkinoos. Mais il s’agit là d’un cas un peu particulier qui relève de ces situations un peu exceptionnelles évoquées plus haut. Faut-il aller plus loin, et, reprenant les terminologies des ethnologues, parler d’union patrilocale et d’union matrilocale ? En fait, il semble bien que, sauf cas particuliers, la femme venait normalement habiter la demeure de son mari ou du père de celui-ci, et c’est cette cohabitation qui, autant que l’échange des hedna et que la cérémonie des noces, fondait la légitimité du mariage.
7Ceci nous conduit à évoquer le problème de la monogamie : normalement, une fois encore, c’est la pratique qui domine dans les poèmes. Les héros ont une épouse et une seule, qu’ils soient grecs (Agamemnon, Ulysse, Ménélas) ou troyens (Pâris, Hector). Mais il y a des cas aberrants : celui de Priam est le plus éloquent, car si Hécube est bien l’épouse en premier, les autres “épouses” du roi lui ont donné des enfants tout aussi légitimes et ne sauraient être tenues pour de simples concubines. Mais peut-être plus remarquable encore, parce qu’il est révélateur du caractère encore mal défini des pratiques matrimoniales, est l’exemple d’Hélène. Celle-ci apparaît comme le type même de la femme adultère qui a déserté le logis de son époux, et comme telle elle est par les autres et par elle-même condamnée. Mais en même temps, elle jouit dans le logis de Priam du statut d’épouse légitime de Pâris. La conversation qu’elle a avec son beau-père au livre III de l’Iliade est à cet égard significatif : il la traite comme sa fille et elle témoigne envers lui du respect et de la crainte qu’on doit à un père. Ce double statut est d’autant plus surprenant qu’Hélène reste aussi l’épouse de Ménélas et aspire à rentrer dans la maison de son époux.
8Mais là encore c’est un cas limite, et normalement l’homme n’a qu’une seule épouse, même s’il partage la couche d’autres femmes. Quant à la femme qui, telle Hélène ou Clytemnestre, trahit son époux légitime, elle est condamnée. L’adultère de la femme est sans excuse, dans la mesure où il s’agit de préserver la légitimité des enfants. Mais c’est là coutume plus que juridiction, à la différence de ce que sera le droit grec ultérieur5. Car la notion de légitimité est encore très vague. Et si l’adultère de la femme est condamné, celui de l’homme en revanche n’est même pas envisagé. Tout naturellement, l’homme a des concubines, servantes ou captives, qui vivent dans sa maison, et dont les enfants sont intégrés à l’oikos, parfois à peine distingués des enfants légitimes. C’est du moins le cas de Mégapenthès, le fils que Ménélas a eu d’une concubine esclave, et qu’il unit à la fille d’un noble Spartiate. Il est plus que vraisemblable que Mégapenthès sera l’héritier de son père puisque le poète précise que d’Hélène Ménélas n’avait eu qu’une fille et que “les dieux ne donneraient plus à Hélène l’espoir d’une descendance depuis qu’elle avait mis au monde l’enfant charmante qui avait la beauté d’Aphrodite aux joyaux d’or”6. Cette fille, Hermione, avait quitté la demeure de son père pour devenir l’épouse du fils d’Achille, Néoptolème. Si la quasi-légitimité de Mégapenthès pouvait s’expliquer par l’absence d’héritier mâle, ce n’était pas le cas du personnage pour lequel Ulysse se fait passer à son retour à Ithaque : le fils illégitime d’un noble crétois qui avait de son épouse de nombreux fils. “Et pourtant, il me mettait au même rang que les purs descendants de sa race”, dit le Pseudo-Crétois, qui raconte comment son père mort, il fut dépouillé par ses demi-frères qui ne lui laissèrent qu’une maison7. Ces deux exemples attestent le caractère encore mal défini du mariage en tant qu’institution sociale. Mais cette constatation ne doit pas conduire à la conception d’un monde où la femme n’aurait été qu’objet d’échange ou signe de prestige. La richesse des poèmes nous permet de mesurer la place que tenait ce que faute de mieux nous appellerons l’affection dans les relations entre époux. On pourrait multiplier les citations où les héros affirment leur désir de revoir leur foyer et leur épouse. C’est Ulysse qui au chant II de l’Iliade proclame : “Celui qui demeure un seul mois loin de sa femme, avec sa nef à robuste ossature, maugrée de se voir retenu par les bourrasques de l’hiver et par la mer qu’elles soulèvent”8, à quoi répondent les lamentations d’Achille au chant IX : “Les Atrides sont-ils les seuls des mortels à aimer leur femme ? Tout homme de cœur et de sens aime la sienne et la protège. Et celle-là, je l’aimais moi du fond du cœur, toute captive qu’elle était”9. Mais le couple modèle de l’Iliade, c’est incontestablement le couple Hector-Andromaque, et si le poète se plait à souligner face à la grandeur d’âme et au courage d’Hector la faiblesse d’Andromaque, l’amour que le héros porte à son épouse transparaît cependant lorsqu’il évoque le sort qui sera le sien si Troie tombe aux mains des ennemis : “J’ai moins de souci de la douleur qui attend les Troyens ou Hécube même, ou sire Priam, ou ceux de mes frères qui, nombreux et fiers, pourront tomber dans la poussière sous les coups de nos ennemis, que la tienne, alors qu’un Achéen à la cotte de bronze t’emmènera pleurante, t’enlevant le jour de la liberté”10. Au couple Hector-Andromaque répond le couple Priam-Hécube. Les infidélités de Priam, le fait qu’il ait dans sa maison ses concubines et leurs enfants ne l’empêche pas, lorsqu’il lui faut prendre la décision d’aller reprendre à Achille le cadavre d’Hector de demander conseil à sa vieille épouse, un conseil que d’ailleurs il ne suit pas !
9Mais c’est évidemment dans l’Odyssée, autour de la personne de Pénélope, que la réalité de l’amour entre époux est affirmée avec le plus de force. Non qu’Ulysse soit un époux modèle : il a certainement goûté le charme de Calypso, avant que, comme le dit si joliment le poète, “ses désirs ne répondent plus aux siens”11. Mais désormais, il veut rentrer chez lui, et revoir cette épouse pour qui la nymphe lui reproche “de soupirer sans cesse au long des jours”12. Et sur le point de quitter l’île des Phéaciens, il formule, en époux modèle, l’espoir de trouver au retour “sains et saufs ma femme vertueuse et ceux qui me sont chers”. Cependant qu’il souhaite à ses hôtes de pouvoir “rendre heureux leurs épouses et leurs enfants”13. Mais c’est évidemment dans la scène de reconnaissance des époux que s’exprime le plus fortement la réalité des sentiments qui unissent Ulysse à Pénélope. Il n’est pas douteux qu’ici le poète a voulu rendre compte de la force d’un sentiment que toute l’histoire de Pénélope et de ses mille ruses pour échapper aux prétendants justifiaient.
10Les épouses des héros dans les poèmes n’étaient donc pas seulement le signe tangible d’une alliance entre deux familles. Elles pouvaient aussi être objet de désir : qu’on songe seulement à la scène de séduction d’Héra, qui, pour être une déesse n’en met pas moins en œuvre tous ses charmes pour séduire Zeus ; qu’on songe également aux retrouvailles d’Ulysse et de Pénélope à la fin de l’Odyssée, et à l’intervention d’Athéna pour prolonger la nuit d’amour entre les deux époux. Elles jouissaient de l’affection de leurs époux, et, dans une certaine mesure, lorsque ceux-ci détenaient le pouvoir royal, elles participaient à cette royauté.
11Nous abordons là un difficile problème. Difficile d’abord parce que la royauté “homérique” ne se laisse pas facilement cerner, et qu’on retombe sur la question de la dimension historique des poèmes14. Les “rois” de l’Iliade et de l’Odyssée sont-ils les descendants des souverains mycéniens dont l’archéologie et la lecture des tablettes trouvées dans les ruines des palais ont révélé la puissance, ou les “roitelets”, dont l’autorité dépasse à peine les limites de leur oikos et qui se doivent de tenir compte des conseils de leurs pairs, des débuts obscurs de la cité ? Le livre, aujourd’hui classique, de M. I. Finley a apporté à cette dernière thèse des arguments convaincants et historiquement fondés, qui ont rallié de nombreux savants, même si certains demeurent encore réticents. Mais si les rois de l’Iliade et de l’Odyssée, en dépit de leur richesse affirmée par le poète, sont d’abord des guerriers, maîtres d’un vaste oikos, ils n’en détiennent pas moins par rapport à la masse des combattants, mais aussi à certains héros, un pouvoir de nature essentiellement religieux que symbolise le sceptre. Or, ce pouvoir, il semble bien que leur épouse légitime y participe dans une certaine mesure. Nous retiendrons quatre exemples : Hécube dans l’Iliade, Hélène, Arétè et bien entendu Pénélope dans l’Odyssée.
12Prenons d’abord Hécube : au chant VI, alors que les Achéens sont passés à l’attaque et menacent d’enfoncer les rangs des Troyens, Hélènos, l’un des fils de Priam, qui est aussi devin, invite Hector son frère à intervenir auprès de leur mère : “Prends le chemin de la ville et va parler à notre mère à tous deux. Qu’elle convoque les Anciennes dans le temple consacré à Athénè aux yeux pers sur l’acropole, qu’elle se fasse avec les clés ouvrir les portes de la demeure sainte ; puis, prenant le voile qui lui paraîtra le plus beau, le plus grand en son palais, le voile auquel elle tiendra le plus, qu’elle s’en aille le déposer sur les genoux d’Athénè aux beaux cheveux. Et qu’en même temps elle fasse vœu de lui immoler dans son temple douze génisses d’un an, ignorant encore l’aiguillon, si elle prend en pitié notre ville, et les épouses des Troyens et leurs fils encore tout enfants”15. Ainsi, Hécube, parce qu’elle est l’épouse du roi, a pouvoir de convoquer les femmes de Troie, et c’est elle qui offrira à la déesse un sacrifice pour la sauvegarde de la ville, des femmes et des enfants. Il s’agit donc bien non seulement de la femme du roi, mais de la reine. Reine aussi apparemment Hélène dans l’Odyssée, au chant IV, lorsqu’elle reçoit Télémaque venu s’informer auprès de Ménélas du sort de son père. Hélène est revenue vivre auprès de son époux et a retrouvé tous ses droits. Son entrée dans la salle du banquet où Ménélas traite ses hôtes est bien celle d’une reine, tant par la majesté de son attitude que par la richesse des objets qui l’entourent, objets, le fait mérite d’être noté, qui lui ont été donnés par la femme du prince qui régnait à Thèbes d’Égypte, dans le cadre d’un échange de dons où s’inscrit le double parallèle Ménélas/Polybe, Hélène/Alcandre. Fait plus remarquable encore, Hélène n’hésite pas à prendre la parole, et c’est elle qui reconnaît en Télémaque le fils d’Ulysse. Certes, ses attributs sont ceux d’une femme, la quenouille, la corbeille de laine, mais cette femme est admise à siéger au milieu des hommes, à s’entretenir avec eux, comme il sied à une reine.
13Reine encore Arétè, l’épouse d’Alkinoos. On a souvent remarqué le conseil donné à Ulysse par Nausicaa de s’adresser d’abord à sa mère, comme si d’elle dépendait l’accueil qui lui serait fait. Arétè, comme Hélène, est assise dans la grande salle du palais, où siègent les chefs des Phéaciens, au côté du trône de son époux. Elle assiste au banquet au milieu des hommes, comme le faisait Hélène à Lacédémone.
14Mais de ces reines, la plus complexe est assurément Pénélope. L’ambiguïté de son cas est évidemment lié au fait qu’à Ithaque on ignore le sort d’Ulysse et que le statut de Télémaque n’est pas encore précisé. Si la mort d’Ulysse était certaine, si son cadavre avait été ramené dans son île pour y recevoir une sépulture décente, la situation aurait été plus claire. Pénélope serait rentrée dans la demeure de son père qui lui aurait cherché un nouvel époux, à moins que Télémaque devenu adulte n’ait pris soin lui-même de trouver à sa mère un nouveau foyer. Mais cette ambiguïté n’explique pas seule l’attitude des prétendants. S’ils recherchent Pénélope et l’invitent à choisir parmi eux un époux, c’est que celui-ci, en partageant la couche de la reine, serait de ce fait aussi le maître d’Ithaque, de la même façon qu’après le meurtre d’Agamemnon Égisthe était devenu celui de Mycènes en devenant l’époux de Clytemnestre. La reine, et le poète emploie ce terme sans hésiter, possède donc en sa personne une part de ce pouvoir qui distingue le roi des autres nobles, et peut ainsi le transmettre. Ce pouvoir on l’a vu est essentiellement de nature religieuse. Mais dans l’Odyssée surtout, il est aussi de bon gouvernement. Or, le gouvernement de la femme, c’est de veiller sur les biens que renferme l’oikos. Comme le dit Ulysse à Pénélope après leurs retrouvailles, fixant les rôles respectifs de l’époux et de l’épouse : “Maintenant que tous les deux nous nous sommes retrouvés dans ce lit cher à nos cœurs, il te faudra veiller sur les biens que j’ai dans cette demeure, et comme nos troupeaux ont été décimés par les iniques prétendants, je ferai moi un grand rapt de moutons et les Achéens m’en donneront d’autres assez nombreux pour remplir mes étables”16.
15La maîtresse de maison, tel est en effet le troisième aspect sous lequel apparaissent les épouses des héros dans les poèmes. On vient de voir comment Ulysse prêt à de nouvelles aventures pour reconstituer son patrimoine dilapidé par les prétendants, confiait la garde de sa maison à Pénélope. Les poèmes mettent à plusieurs reprises en scène des femmes dans l’accomplissement de leurs tâches domestiques. C’est Hélène à Troie, tissant “une large pièce, un manteau de pourpre. Elle y trace les épreuves des Troyens dompteurs de cavales et des Achéens à cottes de bronze”17. C’est Andromaque à qui son époux conseille : “Rentre au logis, songe à tes travaux, au métier, à la quenouille et donne ordre à tes servantes de vaquer à leur ouvrage”18. Filer la laine, tisser des étoffes, diriger le travail des servantes, tel apparaît l’essentiel de l’activité domestique de la femme. C’est elle aussi qui accueille les visiteurs étrangers et s’occupe de leur bien-être. Ainsi Hélène quand Télémaque arrive à Lacédémone “ordonna aux servantes de dresser des lits sous le portique, d’y mettre de belles couvertures, d’étendre par dessus des tapis et de poser sur le tout des vêtements de laine bien épais”19. La formule se retrouve presqu’identique quand Arétè accueille Ulysse à Schérie. Mais l’épisode chez les Phéaciens ajoute une touche nouvelle à la description des activités domestiques de la maîtresse de maison : c’est en l’occurrence la fille du roi qui assure, aidée de ses servantes, le blanchissage du linge de toute la maison. Enfin, l’une des tâches de la maîtresse de maison est aussi de fournir à son ou ses hôtes un bain : ainsi Polycaste, la fille de Nestor, prépare-telle un bain pour Télémaque : “Lorsqu’elle l’eut baigné et frotté d’huile fluide, elle jeta sur lui une tunique et un beau vêtement flottant”20. C’est aussi un bain que prépare Arétè pour Ulysse lorsqu’il quitte l’île des Phéaciens. Et la scène se renouvelle chaque fois qu’un hôte étranger arrive dans le manoir d’un héros.
16Mais la maîtresse de maison par excellence, c’est Pénélope, qui tout au long du poème en offre l’image accomplie. Gardienne du foyer et de la maison d’Ulysse, elle se refuse à abandonner ce qui lui a été confié par son époux aux prétendants. Comme Hélène, comme Arétè, elle passe ses journées à filer la laine, à tisser de précieuses étoffes. Et l’on sait comment, partageant la mètis, la ruse de son époux, elle utilise cette activité spécifiquement féminine pour berner les prétendants, en défaisant la nuit le travail accompli le jour. C’est elle aussi qui a charge de recevoir les hôtes illustres, de leur faire préparer un bain et un lit pour la nuit. Mais surtout, c’est elle qui garde le trésor où sont entassés les biens de l’oikos. Ainsi, lorsque, lasse de toujours lutter, elle se décide à proposer aux prétendants un agôn, une lutte dont le vainqueur deviendra son époux, “elle gagna l’escalier élevé de sa demeure, prit dans sa main la clé massive bien recourbée, bien faite, en bronze, dont la poignée était d’ivoire. Puis, elle se dirigea avec ses suivantes vers la chambre la plus reculée : là étaient réunis les trésors du roi, le bronze, le fer bien travaillé ; il s’y trouvait aussi l’arc que l’on tire à soi et le carquois qui contenait un grand nombre de flèches sifflantes [...] Lorsque donc la noble femme fut arrivée à cette chambre et eut touché le seuil de chêne que l’artisan avait jadis poli savamment et aligné au cordeau, y ajustant ensuite les montants et y plaçant une porte brillante, elle s’empressa de détacher la courroie de l’anneau, introduisit la clé, fit jouer les battants du verrou d’une main ferme et sûre : la porte, comme un taureau puissant dans une prairie, mugit sous la pression de la clé et tourna aussitôt. Pénélope monta sur le plancher élevé où les coffres étaient placés, de vêtements parfumés. Puis, tendant la main, elle décrocha l’arc de son clou, avec l’étui brillant qui le contenait”21.
17Gardienne de la maison, Pénélope est aussi la maîtresse des servantes et des serviteurs. La relation avec les servantes, compagnes normales de la maîtresse de maison, est évidente. Mais en l’absence d’Ulysse, Pénélope devait aussi semble-t-il s’occuper de la bonne marche du domaine. C’est du moins ce qui ressort d’une réflexion d’Eumée le porcher qui se plaint auprès d’Ulysse qu’il n’a pas encore reconnu, de ce que Pénélope, toute à son chagrin, se désintéresse de ses serviteurs : “Pourtant les serviteurs ont grand besoin de s’entretenir face à face avec leur maîtresse, de l’interroger surtout, de manger et de boire chez elle, puis d’emporter aux champs un de ces cadeaux qui leur dilatent le cœur”22.
18Si les poèmes nous offrent ainsi une image riche et complexe des épouses de héros, de ces femmes exceptionnelles que sont à des titres divers Andromaque et Clytemnestre, Pénélope et Arétè, et même Hélène qui joint à sa beauté la connaissance des pratiques magiques, en revanche de la foule des servantes nous ne savons pas grand-chose. Elles apparaissent le plus souvent anonymement dans l’ombre de la maîtresse de maison, préparant la laine ou portant la quenouille, apportant l’eau pour les ablutions des hôtes, dont elles prenaient soin comme dans la scène décrite au début du chant IV, lorsque Télémaque et ses compagnons arrivent à Lacédémone “ils se rendirent aux baignoires bien polies pour y prendre le bain, et lorsque des servantes les eurent baignés et frottés d’huile, elles jetèrent sur leurs épaules des tuniques et des manteaux de laine ; ils vinrent alors s’asseoir près de l’Atride Ménélas. Une autre servante apportant de l’eau pour les mains dans une belle aiguière d’or, la leur versa au-dessus d’un plateau d’argent et déploya devant eux une table polie. Alors, la respectable intendante leur apporta et présenta le pain, puis leur servit de nombreux mets, leur faisant les honneurs de ses provisions”23.
19Au-dessus des servantes en effet, la “respectable intendante” apparaît comme un personnage essentiel. On la retrouve dans le palais d’Alkinoos, on la retrouve même chez Circé et bien entendu à Ithaque, dans la maison d’Ulysse. Mais, alors que les autres servantes semblent surtout se livrer, outre le travail des étoffes, à des activités purement domestiques, dresser les lits, préparer le bain des hôtes et leurs ablutions, l’intendante, gardienne des réserves, paraît davantage avoir dans ses fonctions les activités culinaires et le service à table.
20Une autre des servantes joue un rôle important, c’est la nourrice. Et cette importance s’affirme dans la place que tient Euryclée dans l’Odyssée. Il faut remarquer d’abord qu’elle sort de l’anonymat : elle est même désignée par le nom de son père et de son grand-père. Et qu’elle participe directement à l’action. Ses fonctions sont celles d’une intendante, affectée à la garde du trésor. Mais elle a été la nourrice de Télémaque et avant lui d’Ulysse, Laerte l’ayant achetée “le prix de vingt bœufs”. Le poète précise que le père d’Ulysse l’honorait “à l’égal de sa noble épouse”, bien qu’il n’eut jamais partagé sa couche. C’est elle qui la première reconnaît Ulysse, et elle garde avec lui le secret de cette reconnaissance. Après le massacre des prétendants, c’est elle qui désigne à Ulysse celles des servantes qui ont trahi leur maître. Et ce lui est une occasion de rappeler ce que fut son rôle dans la maison : apprendre aux servantes à travailler, à carder la laine, à remplir patiemment les obligations de la servitude, un rôle qui appelait de la part de ces dernières un respect pour l’intendante comparable à celui qui était dû à la maîtresse de maison.
21Une autre nourrice apparaît dans le poème, Eurynomè, la nourrice de Pénélope, qui semble bien remplir elle aussi les fonctions d’intendante, mais aussi de confidente de Pénélope. Y avait-il un partage entre les attributions d’Euryclée et celles d’Eurynomè ? Il est difficile de se prononcer sur ce point. Mais l’une comme l’autre paraissent s’élever nettement au-dessus des cinquante servantes de la maison d’Ulysse.
22Ces servantes ne sont cependant pas toutes anonymes. L’une d’elles, Mélanthô, intervient même dans l’action, âme damnée des prétendants et qui subira avec onze de ses compagnes leur sort funeste. Ce dernier épisode est significatif du rôle que les servantes pouvaient jouer dans la maison : attachées aux travaux domestiques, elles étaient aussi appelées à partager le lit du maître ou de ses hôtes. D’où le châtiment infligé par Ulysse à celles qui s’étaient unies aux prétendants.
23Il reste à évoquer un dernier problème, celui du statut juridique de ces servantes. Nombre d’entre elles étaient sans doute des captives, conquises au combat ou razziées. Mais il ne faut pas oublier que les femmes figuraient parmi les dons que les grands se faisaient entre eux : ainsi Agamemnon offre-t-il à Achille “sept femmes habiles aux travaux impeccables” qu’il a capturées à Lesbos. Toutefois, au moins dans l’Odyssée, aux côtés des femmes part de butin ou cadeaux échangés, il y a aussi les femmes achetées, et d’abord Euryclée elle-même, achetée par Laerte pour le prix de vingt bœufs. Euryclée avait-elle été préalablement capturée par des pirates qui se livraient à ce trafic ? Nous n’en savons rien ; mais qu’un tel trafic existât est révélé par le célèbre récit du porcher Eumée, lequel rapporte comment il fut livré à des marins phéniciens par une servante de son père, une Phénicienne de Sidon, qui avait été enlevée par des Taphiens et vendue par eux un bon prix au père d’Eumée. Sans qu’on puisse encore parler de commerce d’esclaves, il y avait donc déjà d’autres moyens que la guerre ou les expéditions de pillage pour se procurer les femmes, et il n’est pas surprenant de trouver des Phéniciens et des insulaires parmi les artisans de ce trafic.
24Les poèmes homériques nous offrent donc une image assez précise de ce que fut la condition de la femme grecque à l’aube du premier millénaire. Maîtresse de l’oikos, épouse et “reine”, elle gouvernait les servantes et partageait avec son époux le soin de veiller à la sauvegarde de ses biens. Mais ses fonctions étaient strictement délimitées, et si elle pouvait assister au banquet, c’est le plus souvent dans sa chambre, entourée de ses servantes, qu’elle se tenait, filant et tissant. Et si ces “reines” pourtant honorées s’avisaient de faire entendre leur voix ou de gémir sur leur sort, elles étaient bien vite renvoyées à leurs activités normales. C’est Hector s’adressant à Andromaque et lui conseillant de rentrer au logis, c’est Télémaque affirmant sa toute jeune virilité et disant à sa mère : “Va dans ta chambre, veille aux travaux de ton sexe, métier et quenouille, ordonne à tes servantes d’aller à leur besogne ; la parole est l’affaire des hommes, la mienne surtout, car c’est moi qui suis le maître dans la maison”. Et si le poète remarque qu’à ces mots Pénélope fut saisie d’étonnement, c’est parce qu’ils venaient de son fils en qui elle voyait encore un enfant. D’Ulysse elle les eut admis.
25J’ai repris la question dans La femme dans la Grèce antique, Paris 1983 [rééd. Bruxelles 1991], 18-38. Voir également Cl. Leduc, “Comment la donner en mariage”, Histoire des femmes en Occident (G. Duby – M. Perrot éds.) T. 1, sous la direction de P. Schmitt-Pantel, Paris 2002, 316-335. Sur Pénélope, voir le livre récent d’E. Cantarella, Ithaque, Paris 2003 (trad. fr.), 85-104.
Notes de bas de page
1 Vernant 1974a, 62.
2 Il., 9.146, 288-290. Les traductions de l’Iliade sont données d’après le texte de l’édition Paul Mazon, celles de l’Odyssée sont empruntées à la traduction de M. Dufour et J. Raison.
3 Sur le caractère particulier du royaume d’Alkinoos, lieu de passage entre le monde réel et le monde mythique des récits, cf. Segal 1962 et Vidal-Naquet 1973, 285 sq. À propos du cas de Nausicaa, J.-P. Vernant pense qu’il révèle une crise du système “normal”, qui peut se résoudre dans la pratique de l’endogamie : or c’est bien le cas à Schérie, puisque Alkinoos lui-même a pour épouse sa nièce Arétè. Vernant 1974a, 74, donne d’autres exemples empruntés au mythe et à la légende et y voit le modèle mythique de ce que sera à l’époque classique l’épiclérat.
4 Cf. Od., 16.385 sq. ; Vernant 1974a, 70 ; cf. également Finley 1955.
5 Sur le droit matrimonial à l’époque classique, cf. Vernant 1974a, 55 sq. et Harrison 1968, 1-60.
6 Od., 4.12-15.
7 Od., 14.203.
8 Il., 2.296-297.
9 Il., 9.338 sq.
10 Il., 6.450-455.
11 Od., 5.153-154.
12 Od., 5.209-210.
13 Od., 13.42-45.
14 Sur ce problème, il faut relire le livre de Finley 1977 et plus particulièrement p. 100 sq.
15 Il., 6.85-91.
16 Od., 23.353-360.
17 Il., 3.125 sq.
18 Il., 6.490 sq.
19 Od., 3.297 sq.
20 Od., 3.465 sq.
21 Od., 21.5 sq.
22 Od., 15.376 sq.
23 Od., 4.50 sq.
Notes de fin
1 Klio, 63, 1981, 149-157.
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