III - Classes censitaires et participation politique*
p. 33-40
Texte intégral
1Le problème de la participation de la masse des citoyens aux prises de décision est, dans l’œuvre de Finley, au cœur de l’analyse du fonctionnement réel de la démocratie grecque1. C’est pour s’opposer aux tenants d’une démocratie élitiste supposant la passivité de la masse des citoyens qu’il écrivit son livre sur “Démocratie antique et démocratie moderne”, dans lequel il mettait en évidence la réalité de la participation populaire à la détermination de la politique de la cité dans l’Athènes démocratique des ve et ive siècles. Et c’est encore ce problème qui était de nouveau abordé dans L’Invention de la Politique, le modèle grec étant, dans ce dernier livre, confronté au modèle romain. C’est à propos de cette confrontation, et après avoir mis en valeur les caractères communs aux deux systèmes politiques, que Finley soulignait la nécessité d’expliquer “pourquoi, en dépit de ces ressemblances, l’une des deux (cités) maintint une forte participation populaire et même l’élargit, alors que l’autre restreignait constamment cette participation dans des limites étroites”2. Finley énumérait alors ce qui lui semblait susceptible de rendre compte de cette différence d’évolution : l’extension géographique des limites du territoire civique romain, l’absence de périodicité des assemblées et l’absence de discussion au sein de ces assemblées, le vote par groupe, la consultation nécessaire des auspices, le pouvoir beaucoup plus considérable des magistrats qui n’étaient pas tenus de rendre compte de leur gestion devant un jury populaire.
2L’une des manifestations les plus nettes de cette différence dans le degré de participation de la masse des citoyens à la prise de décision découlait de l’organisation censitaire. Alors qu’à Athènes, le classement censitaire laissait à tous les citoyens le droit de participer activement aux assemblées et aux tribunaux3, à Rome en revanche, la décision était acquise, au sein des comices centuriates, par le vote des centuries équestres et des centuries de la première classe, appelées à voter d’abord. C’est sur cette question apparemment simple des classes censitaires que je voudrais revenir dans les pages qui suivent, car elle me semble susceptible d’éclairer le problème de l’évolution différente de la cité athénienne et de la cité romaine, relativement au degré de participation des citoyens aux prises de décision.
3Il existe, pour Athènes et pour Rome, deux traditions parallèles concernant l’établissement d’un classement censitaire des citoyens. À Athènes, c’est Solon qui, aux dires de l’auteur de la Constitution d’Athènes (7.2), aurait divisé le corps civique en quatre classes d’après le timèma4. Cette répartition aurait pour principal objet de définir les conditions d’accès aux archai, réservées aux trois premières classes. À Rome, le classement censitaire était attribué au roi Servius Tullius. Nos deux principales sources, l’historien grec Denys d’Halicarnasse et Tite-Live, mettaient également cette répartition des citoyens romains en classes censitaires en relation avec un timèma/census5. Mais ici, il ne s’agissait pas de définir les conditions d’accès aux magistratures, mais les charges militaires. Toutefois, Tite-Live comme Denys ajoutaient que ce classement, du fait de la manière dont s’exprimaient les suffrages au sein des assemblées centuriates, avait des conséquences politiques : “Ils croyaient, écrit Denys d’Halicarnasse, qu’ils avaient tous une part égale au gouvernement parce que tous étaient sollicités de donner leur avis, chacun dans sa centurie ; mais ils étaient trompés en ceci que le système donnait un avantage certain aux riches. Ainsi ces derniers étaient-ils consolés d’être les seuls à porter le fardeau du service et de l’impôt, et les pauvres, exempts des deux charges, accepteraient mieux la diminution de leur influence politique”6. Tite-Live dit à peu près la même chose, soulignant en outre la nouveauté du mode d’expression des suffrages mis en place par Servius Tullius par rapport à un état antérieur : “Si jusque là, écrit-il, suivant l’exemple de Romulus et la tradition des rois ses successeurs, les suffrages avaient été recueillis par tête, sans distinction de valeur ni d’autorité, de quelque citoyen qu’ils vinssent, un nouveau système de gradation dans la manière d’aller aux voix concentra toute la puissance aux mains des premières classes, sans paraitre toutefois exclure qui que ce fût du droit de suffrage”.
4Le rappel de ces deux traditions définit bien le problème, tel que les Anciens eux-mêmes le posaient. À Athènes, le dèmos était écarté des archai, mais demeurait présent au sein des assemblées et des tribunaux. De ce fait, l’ensemble des citoyens répondaient à la définition donnée par Aristote au livre III de la Politique : le citoyen au sens strict (ἀπλῶς) est défini par le fait de μετεχεῖν κρίσεως καὶ ἀρχῆς, la notion d’archè étant étendue aux fonctions de dicaste et d’ecclèsiaste, qualifiées d’archai sans limitation de durée7. À Rome au contraire, du fait de la manière dont s’exprimaient les votes, si la masse des citoyens, ceux que Denys appelait les pauvres, possédait en théorie le droit de suffrage, en fait elle ne l’exerçait pas.
5Mais la tradition rapportée par Tite-Live et Denys d’Halicarnasse comportait une autre dimension : la justification de cette quasi-exclusion de la prise de décision par le fait que les plus riches étaient aussi ceux qui supportaient les plus lourdes charges, et qu’ainsi se trouvait compensée l’apparente inégalité entre pauvres et riches. Comme l’écrit Cl. Nicolet : “C’est là exactement ce que disait déjà Platon”8. Platon n’était pas seul à le dire. Isocrate, dans l’Aréopagitique, évoquait avec nostalgie la patrios dèmokratia, lorsque les archai étaient réservées aux plus riches, qui, en contrepartie, fournissaient aux pauvres les moyens de vivre9. Aristote, analysant dans la Politique les différents moyens de préserver les régimes existants, recommandait également un système censitaire qui laisserait à tous les citoyens “la nomination aux fonctions, la vérification des comptes et l’administration de la justice”, mais réserverait aux seuls plus riches l’accès aux magistratures... en somme le système solonien10. Dans le débat sur l’égalité qui tient une place essentielle dans le discours politique et philosophique du ive siècle, l’établissement d’un système censitaire était présenté comme le moyen d’établir la véritable égalité, non pas l’égalité par le nombre qui était le fondement du régime démocratique d’Athènes, mais l’égalité “géométrique”, qui pour chaque citoyen proportionnait devoirs et droits11.
6Une telle préoccupation était-elle déjà présente chez ceux auxquels la tradition attribuait l’établissement d’un système censitaire, Solon à Athènes et Servius Tullius à Rome ? C’est à cette question que je voudrais m’efforcer de répondre, en soumettant à la critique l’une et l’autre tradition. La description donnée par la Constitution d’Athènes des quatre classes soloniennes ne laisse pas de soulever de nombreuses questions. Il y a d’abord le nom des classes elles-mêmes, qui déjà gênait Aristote. Dans son souci de logique, il préférait définir les hippeis par un cens plutôt que par la possession d’un cheval12. Seul par ailleurs le nom des pentacosiomédimnes évoquait une indication chiffrée, les cinq cents mesures de grains qui, aux dires de l’auteur de la Constitution d’Athènes, représentaient le revenu minimum exigé pour faire partie de cette classe. Les zeugites étaient peut-être ceux qui possédaient un attelage, ou, comme on l’a supposé avec une certaine vraisemblance, ceux qui servaient dans la phalange13. Mais, par ailleurs, le nom n’évoquait aucune unité de mesure précise. Quant au terme de thète, il désignait depuis Homère celui qui ne possédait rien et était contraint de se louer pour vivre. Cette diversité dans l’origine des noms exclut l’idée d’un classement systématique qui aurait été élaboré par Solon dans une intention précise. N’oublions pas d’ailleurs que l’auteur de la Constitution d’Athènes dit que Solon divisa le corps civique en quatre classes καθάπερ διῄρηετo καὶ πρóτερoν. Je n’entends pas entrer ici dans les discussions qu’a suscitées le souci de concilier cette remarque avec les autres prétendues répartitions au sein du corps des citoyens (par exemple en Eupatrides, georgoi et demiourgoi14). Je remarque seulement que si les occurrences de deux des quatre termes indiqués par Aristote, à savoir hippeis d’une part et thète de l’autre, sont nombreuses et témoignent de l’ancienneté de leur emploi, elles ne sont que très exceptionnellement liées à la définition d’une classe censitaire. Le thète, c’est encore une fois celui qui ne possède rien et doit louer ses services pour subsister. Quant à l’hippeus, c’est d’abord le cavalier, celui qui combat à cheval, figure dans les processions et concourt dans les grands jeux panhelléniques, celui qui, tel le Mantithéos du plaidoyer de Lysias, porte les cheveux longs et a conscience d’appartenir à l’aristocratie15. Les deux autres termes qui dans le classement solonien désignent la première et la troisième classe sont en revanche d’un emploi beaucoup plus limité, et on ne les rencontre guère avant le milieu du ve siècle. Il faut remarquer que dans les quelques textes où sont mentionnés pentacosiomédimnes et zeugites, il s’agit bien évidemment de la désignation d’une classe censitaire. Ainsi, lorsque Thucydide en 3.16.1 mentionne, à propos de l’expédition contre Mytilène, le fait que tous les Athéniens embarquèrent sur les navires, “à l’exception des hippeis et des pentacosiomédimnes”, ou encore dans le décret de Bréa où il est précisé (lignes 40-41) que les colons seront pris “parmi les thètes et les zeugites”16. On remarquera que dans les deux exemples cités, hippeis d’un côté et thètes de l’autre, ont bien ici le sens de classe censitaire. Autrement dit, il n’est pas douteux que le classement décrit par l’auteur de la Constitution d’Athènes a fonctionné à Athènes, mais le caractère relativement tardif des occurrences de deux des quatre termes désignant les classes censitaires et le caractère très général de l’emploi des deux autres incitent à penser que ce classement n’a pas été le résultat d’une construction logique, mais s’est imposé à un certain moment et pour répondre à une nécessité circonstancielle. D’où l’aspect de “bricolage” qu’il présente. Ce moment peut-il avoir été celui de Solon ? J’en doute, et pour trois raisons. La première tient à la finalité même du classement, donnée par Aristote : définir les conditions d’accès aux archai. Peut-on imaginer qu’au début du vie siècle, d’autres que les gnôrimoi, que les notables, aient pu accéder à des fonctions dont le nombre était encore fort limité, et qui resteront le privilège des grandes familles jusqu’au moins le milieu du ve siècle ?17. La seconde découle de la cohérence entre ce classement et l’image de Solon élaborée à la fin du ve siècle : le démocrate modéré qui avait donné à la cité une constitution, cette patrios politeia, citée en modèle par les écrivains politiques18. La troisième enfin, c’est qu’on imagine mal comment, concrètement, on aurait pu établir un tel classement sur l’estimation des revenus, dans un contexte de luttes politiques tel que nous le rapporte la Constitution d’Athènes. Ces réserves, bien entendu, n’excluent pas la possibilité d’un classement des citoyens en fonction de leur capacité à servir dans la phalange hoplitique, récemment organisée. Mais il me semble que le classement tel qu’il est décrit dans la Constitution d’Athènes n’a pu être fixé que plus tard. Et c’est ici que je reviendrai sur ce nom de pentacosiomédimnes, incontestablement en relation avec l’évaluation d’un timèma, qui distinguerait, parmi les gnôrimoi, sans doute confondus avec ceux qui pouvaient entretenir un cheval, les plus riches, ceux des “cinq cents médimnes”. Le problème est de savoir si ces cinq cents médimnes représentent un revenu (qui serait alors relativement modeste par rapport au revenu d’un zeugite), ou, comme je suis plutôt tentée de le penser, un prélèvement. Et ce prélèvement pourrait être la fameuse dîme de Pisistrate, à laquelle furent astreints les Athéniens les plus riches, afin de fournir au tyran les moyens d’une politique de prestige, et peut-être d’aide aux plus pauvres19. Je n’ai pas de preuve directe à avancer pour justifier mon hypothèse, sinon une indication du premier discours Contre Aphobos de Démosthène. Celui-ci rapporte en effet que ses tuteurs l’inscrivirent dans sa symmorie pour une taxe de cinq cents drachmes, c’est-à-dire une eisphora égale à celle que payaient les plus riches parmi les Athéniens20. Si l’on songe à l’équivalence posée plus tard entre drachme et médimne, on peut se demander si la somme indiquée dans le Contre Aphobos ne correspond pas à l’impôt qui était exigé des pentacosiomédimnes lorsque la cité décidait la levée d’une eisphora. Il est frappant que ce même chiffre de cinq cents drachmes se retrouve dans une loi citée dans le discours démosthénien Contre Macartatos, 54 : c’est le montant de la dot que devra consentir à la fille épiclère qu’il refuse d’épouser l’ayant droit appartenant à la classe des pentacosiomédimnes21. Ici encore, il ne s’agit pas d’un revenu, mais d’une somme représentant une sorte de contribution exigée par la cité, laquelle, on le sait, veillait au mariage des épiclères22. Que le nom de pentacosiomédimne ait été forgé en relation avec le prélèvement d’un impôt me paraît donc vraisemblable. Et que cet impôt soit la dîme de Pisistrate me semble tout aussi vraisemblable : on sait en effet quel discrédit frappait l’idée même d’un impôt dans la Grèce d’avant la guerre du Péloponnèse. Et même après, l’eisphora demeura longtemps un impôt exceptionnel. Par ailleurs, la dîme de Pisistrate était un prélèvement sur les récoltes, d’où le nom en relation avec une mesure de grains donné à ceux qui y étaient astreints23. Je ne méconnais pas le caractère fragile de cette hypothèse. Mais elle me paraît propre à rendre compte des difficultés que soulève le système censitaire décrit dans la Constitution d’Athènes et des problèmes liés à son établissement et à sa finalité. Car j’y reviens une fois encore : les études qui ont été faites ces dernières années sur la composition de la Boulè ou sur l’origine des magistrats témoignent que, jusqu’au milieu du ve siècle et souvent même encore après, les fonctions, électives ou tirées au sort, sont entre les mains d’une relative minorité de gens de condition aisée24. C’est seulement au ive siècle que l’on peut trouver des archontes pauvres, tel l’époux de la fille de Nééra : encore était-il d’une famille ancienne et appartenait-il à un genos25. La nostalgie de la patrios politeia et d’un temps où les magistratures étaient réservées aux euporoi traduisait l’inquiétude de certains milieux devant une évolution qui permettait à des “hommes nouveaux” d’émerger et d’occuper des fonctions importantes26. Les autres, la masse du dèmos conservaient effectivement le pouvoir au sein des assemblées et des tribunaux, et l’exerçaient de façon plus ou moins réelle selon les moments de l’histoire d’Athènes. Mais cela n’avait que peu de rapport avec le système censitaire “solonien”, que je suis tentée de rattacher à ce mythe de la patrios politeia élaboré dans certains milieux athéniens à la fin du ve siècle.
7Je suis moins au fait des débats concernant l’histoire primitive de Rome, je ne me livrerai donc pas à une analyse comparable du système servien. Je suis cependant tentée de partager l’opinion de ceux qui doutent de l’authenticité de la version qui nous est donnée par nos deux principales sources27. J’ajoute qu’elle offre de telles analogies avec la tradition aristotélicienne concernant les débuts de l’histoire constitutionnelle d’Athènes, qu’il me semble qu’il y a là comme une “lecture grecque” de l’histoire primitive de Rome28. Cela dit, on peut admettre que se soit conservé le souvenir d’un classement en relation avec un certain mode de combat peut-être emprunté aux Étrusques, classement qui aurait établi comme à Athènes une distinction entre ceux qui faisaient partie de la classis et participaient de ce fait à l’assemblée du Champ de Mars, et ceux que leur pauvreté plaçait infra classem. Que ce classement ait été ensuite affiné pour des raisons à la fois militaires et fiscales est également vraisemblable. Mais ce qui ici m’intéresse, c’est, une fois encore, l’aspect de “participation politique” en relation avec ce classement. Or, dans le cas de Rome, le problème est beaucoup plus compliqué que dans le cas d’Athènes, du fait de la coexistence de plusieurs assemblées et de la dualité patriciat/plèbe29. À quel moment le mode de scrutin qui excluait de fait du vote aux comices centuriates les plus pauvres a-t-il été mis en place ? Il est significatif que Denys et Tite-Live le présentent comme une réaction contre une situation antérieure où l’on votait par tête “sans distinction de valeur ni d’autorité”, comme dit Tite-Live, et comme amenant les pauvres, parmi ceux qui faisaient pourtant partie de la classis, à “accepter la diminution de leur influence politique”. L’établissement de ce classement et du système mis en place pour l’expression des suffrages serait donc le moyen d’arrêter une évolution qui risquait de donner un pouvoir trop étendu à la masse des citoyens, au moment où s’affirmait le rôle des comices centuriates. Y avait-il par ailleurs relation entre ce classement censitaire et les conditions d’accès aux magistratures ? Rien ne permet vraiment de l’affirmer, sinon pour une époque relativement tardive. Et là encore, il importe de tenir compte d’une réalité de fait : l’existence, encore plus nette qu’à Athènes et beaucoup plus tôt d’une classe dirigeante plus ou moins héréditaire. Là aussi, ce que Nicolet appelle des “restrictions légales”30 à l’accès aux magistratures, en particulier l’établissement d’un cens et la réglementation du cursus, a pu être mis en place par cette classe dirigeante face à une évolution qui tendait à la déposséder du pouvoir politique.
8Par là, l’oligarchie romaine a réussi ce que l’oligarchie athénienne avait vainement tenté : à savoir l’exclusion des couches les plus pauvres du corps civique, non seulement, cela va de soi, de l’accès aux magistratures, mais aussi de la prise de décision. Et le système censitaire a été l’instrument de cette exclusion. À Athènes, le système censitaire n’a été perçu comme tel qu’à une date relativement tardive et essentiellement pour limiter l’accès aux magistratures. Il est significatif que lorsqu’en 411 et 404 les oligarques furent par deux fois maîtres de la cité, ils ne définirent pas par un cens le critère d’exclusion de la politeia. Ni les Cinq Mille, ni les Trois Mille n’avaient été choisis en relation avec le classement censitaire solonien31. Et par ailleurs, ceux qui se trouvaient “privés de la politeia” n’avaient plus aucune activité politique32. Les oligarques athéniens n’eurent donc pas l’habileté des oligarques romains qui surent maintenir la fiction d’une participation aux assemblées des plus pauvres, tout en les excluant de fait de la prise de décision. D’où leur double échec. En 322, lorsqu’Antipatros imposa aux Athéniens ce que nos sources appellent le retour à la constitution des ancêtres, ce fut cette fois par la fixation d’un cens que furent écartés de la politeia les citoyens les plus pauvres, ceux dont les biens n’atteignaient pas la valeur de deux mille drachmes33. Mais, là encore, il s’agissait d’exclusion pure et simple, et non de restriction liée à un classement comme dans le système solonien ou servien. Ceux dont la fortune était supérieure au cens exigé conservaient le droit de participer aux assemblées, les autres étaient privés de ce droit et devenaient des citoyens “passifs”, ou, pour reprendre la formule d’Aristote, des archomenoi politai34.
9On voit donc que le système des classes censitaires a fonctionné de manière différente à Athènes et à Rome pour définir le degré de participation politique. Répondant vraisemblablement au départ, dans l’une et l’autre cité, à des exigences militaires, puis à Rome certainement, à Athènes sans doute, fiscales, il a permis à l’oligarchie romaine de maintenir la fiction de l’égalité entre les citoyens et de la participation de tous à la prise de décision. À Athènes, il a pu seulement justifier a posteriori le fait que les archai, les magistratures, avaient été longtemps entre les mains des citoyens de condition aisée, et fournir des arguments à ceux qu’inquiétait l’élargissement à la fin du ve siècle de la classe politique. Quand le principe même de la souveraineté populaire se trouva mis en question, ce ne fut pas le classement solonien qui lui fournit le modèle permettant d’exclure les plus pauvres de la prise de décision, mais d’autres critères35. Et c’est seulement après la défaite de 322 que la participation à la vie politique fut déterminée apo timèmata, la fixation d’un cens séparant de façon radicale les citoyens actifs des archomenoi politai. Un cens de même nature ne devait apparaître à Rome qu’assez tard, dans un système qui n’était plus de “classes” mais d’ordres.
10Voir en dernier lieu le chapitre de J. Ouhlen, “La société athénienne” dans Le monde grec aux Temps classiques. T. II : le ive siècle (P. Brulé – R. Descat éd.), Paris 2004, 251-352, en particulier, 320-322.
Notes de bas de page
1 Voir en particulier Finley 1976 et 1985. Le problème de la participation est au cœur de deux ouvrages récents, celui de Carter 1986 et celui de Sinclair 1988.
2 Finley 1985.
3 C’est ce qui ressort du texte de la Constitution d’Athènes, 7.2-3. Il existe sur Solon une importante bibliographie qui s’enrichit chaque année. Voir pour les années soixante, Will 1969, et plus récemment, Oliva 1988.
4 Je m’abstiens de traduire le terme grec, car son sens précis n’est pas toujours clair. Tantôt il désigne, comme apparemment ici, le revenu, tantôt le capital, voire une fraction de celui-ci. Voir, à propos du passage du Contre Aphobos cité infra note 20 la discussion dans Thomsen 1964, 24-37 ; 52-82.
5 Liv. 1.4.3 ; Den. Hal., Antiquités romaines, 4.19-21 ; cf. également Cic., De Republica, 2.40. Sur le système servien, je renvoie à l’analyse qu’en donne Cl. Nicolet (Nicolet 1976, 72-85).
6 Den. Hal. 4.21.1 : on notera l’emploi par Denys de la terminologie habituelle dans le monde grec, où le couple riches/pauvres définit la société civique.
7 Cf. Arist., Pol., 3.1275 a 22-23 : faute de terme pour désigner ce qui est commun au juge et au membre de l’assemblée, Aristote emploie l’expression aoristos archè.
8 Nicolet 1976, 83 n. 5 : Nicolet fait référence au passage des Lois de Platon où le philosophe justifie l’établissement de classes censitaires dans la future colonie cnossienne (5.744b).
9 Isocr., Aréopagitique, 26-27 ; 32.
10 Arist., Pol., 6.1318 b 26.
11 Je renvoie sur ce point à mon article Mossé 1987a.
12 Const. Ath., 7.4.
13 Sur la phalange, je renvoie à l’article de Detienne 1968, 119-142 ; sur le sens du terme “zeugite” comme se rapportant à un statut militaire, voir les remarques de Rhodes 1981, 138.
14 La division des citoyens en Eupatrides, georgoi et demiourgoi est donnée par Platon dans le Critias (112b). Dans Const. Ath., 13.2, les georgoi sont devenus des agroikoi dans le fameux “compromis” qui aurait mis fin à la période de troubles qui suivit le départ de Solon. Plutarque attribue à Thésée cette répartition (Thésée, 25.2) et emploie, lui, le terme de géomores. Il y a donc là le souvenir d’une tradition ancienne ; voir sur ce point les remarques de Descat 1986, 162-168.
15 Voir le discours 16 de Lysias, Pour Mantithéos. Sur les cavaliers athéniens, je renvoie au livre déjà ancien de Martin 1887 et au long article de Helbig 1904, 107-264. Voir également le livre récent de Bugh 1988, et ma communication dans les Actes du Colloque d’Histoire du droit grec et hellénistique (Sienne 1988), article VI de ce volume.
16 IG, I2, 45 = Meiggs-Lewis n. 49 [IG, I3, 46] : ἐχ θετõν καὶ ζευγιτõν.
17 Je renvoie sur ce point au livre de Davies 1984, qui est la réimpression de la première partie de son Ph. D (Oxford 1965) dont la seconde partie a été publiée sous le titre Athenian Propertied Families, Oxford 1971.
18 Sur le mythe solonien à la fin du ve et au ive siècle, voir article XXX de ce volume ; sur la patrios politeia, voir l’étude de Finley 1981, 209-251).
19 Arist., Const. Ath., 16.3-4.
20 Dém. 27.7 : c’est ainsi que pour ma part je comprends le passage qui a fait l’objet de nombreux commentaires sur lesquels voir Thomsen 1964, 55, n. 4 : sur les vingt-cinq mines exigées de la symmorie, Démosthène a payé la somme la plus forte, soit cinq cents drachmes.
21 [Dém.] 43.54. Cette loi, insérée dans le plaidoyer démosthénien, et que L. Gernet pense être authentique, bien qu’elle n’ait que peu de rapport avec le sujet du plaidoyer (voir notice dans Démosthène, Plaidoyers civils, II, 94) n’a pas manqué de poser des problèmes aux commentateurs. En effet si la dot exigée des pentacosiomédimnes et des hippeis correspond aux indications chiffrées du classement solonien, celle que doit verser le zeugite qui refuse la fille épiclère n’est que de 150 drachmes. Pour la discussion, voir Thomsen 1964, 17-19.
22 Sur ce point, voir Const. Ath., 56.6, à propos des pouvoirs de l’archonte. Sur le statut de la fille épiclère à Athènes, voir Harrison 1968, 132-137 ; MacDowell 1978, 95-97.
23 Const. Ath., 16.4 : ἀπò τῶν γιγνoμέν δεκάτην.
24 Davies 1971.
25 [Dém.] 59.72 : Θεoγένην Koιρωνίδην... ἄνθρωπoν εὐγενῆ μὲν, πένητα δέ.
26 Voir sur ce point le livre de Connor 1971, 87 sq. Encore Connor souligne-t-il que les nouveaux politiciens, s’ils introduisent un style nouveau dans la vie politique, n’en sont pas moins des hommes de condition aisée. C’est peut-être seulement après la révolution de 411, et en réaction contre elle, qu’on trouve à la tête de la cité des hommes d’origine modeste comme Cléophon.
27 Nicolet 1976, 76 n. 5 : “En fait, on peut douter que la forme dans laquelle cette fondation nous est transmise reflète effectivement une réalité de ce temps”.
28 Servius Tullius est à la fois l’équivalent de Solon et de Clisthène, puisqu’il établit un classement des citoyens d’après le cens, et qu’il crée également de nouvelles tribus sur une base territoriale. Si l’on se rappelle que la tradition place son règne entre 579 et 534, c’est-à-dire peu après les réformes de Solon et peu avant celles de Clisthène, on ne peut qu’être frappé de la concordance.
29 Sur ce problème, voir en dernier lieu le livre de Richard 1978. Contrairement à une partie de la critique, Richard ne pense pas que le dualisme patricio-plébéien soit un fait originel et de nature ethnique, non plus que le résultat d’une différenciation socio-professionnelle (agriculteurs contre éleveurs). Il interprète la formation de la plèbe comme le résultat d’un processus lié à la constitution d’une aristocratie héréditaire, que les rois étrusques auraient tenté de ralentir. C’est la “contre-réaction” républicaine qui aurait donné naissance à la plèbe en tant que groupe structuré, doté d’une organisation autonome.
30 Nicolet 1976, 427 n. 5.
31 Nos principales sources pour la révolution de 411 sont Thc. 8.65.2 sq. et Arist., Const. Ath., 29-32. Thucydide rapporte que le programme des oligarques prévoyait que “cinq mille hommes au plus participeraient aux affaires, ceux qui seraient les plus aptes à servir de leur fortune et de leur personne” (oἱ ἄν μαλίστα τoῖς τε χρήμασι καὶ τoῖς σώμασιν ὡφελεῖν oἰoί τε ὦσιν). On retrouve à peu près la même formule dans Const. Ath., 29.5 : τoῖς δυνατωτάτoις καὶ χρήμασιν λῃτoυργεῖν). Pour la révolution de 404, Aristote (36.2) ne donne aucune indication précise lorsqu’il évoque les protestations de Théramène se refusant à penser que les honnêtes gens (τoῖς ἐπιεικέσι) n’étaient que trois mille. Quant à Xénophon (Hell., 2.3.19), il rappelle lui aussi les réserves de Théramène, jugeant qu’il était absurde de limiter à trois mille le nombre des kaloikagathoi. L’incertitude du vocabulaire utilisé par nos sources est révélatrice de l’absence d’une définition censitaire.
32 Sur le sens de l’exclusion et les termes utilisés pour la définir, je renvoie à mes remarques dans Mossé 1962, 140-143, et dans Mossé 1982, 157-160.
33 Plut., Phocion, 27.5 : τὴν πάτριoν ἀπò τιμήματoς πoλιτείαν. Dans son édition de la Vie de Phocion, R. Flacelière commente en note : “l’antique constitution censitaire du temps de Solon”. Mais on a vu que dans l’organisation solonienne, telle qu’elle est décrite dans la Constitution d’Athènes, les thètes n’étaient pas exclus des assemblées et des tribunaux.
34 Plut., Phocion, 29.5 signale le désarroi de ceux qui se trouvaient ainsi exclus de toute activité politique. Il précise que Phocion apprit à ceux qui ne supportaient plus, τῷ μὴ ἄρχειν à se contenter de cultiver leurs champs : c’est bien signifier qu’ils étaient privés de leurs droits politiques, même s’ils demeuraient citoyens athéniens, et qu’ἄρχειν a bien ici le sens que lui donne Aristote dans la Politique (cf. supra note 7), c’est-à-dire participer à l’archè aoristos qu’est la présence aux assemblées.
35 Il importe peu en effet qu’il ait pu y avoir, lors de la première révolution oligarchique, coïncidence de fait entre le nombre de “ceux qui participaient à la politeia” et l’ensemble des citoyens des trois premières classes, si comme le suggère Aristote, ce nombre de cinq mille était un minimum et s’il y aurait eu en fait neuf mille inscrits sur le catalogue (cf. Lysias 20.13). Il demeure qu’en 404 cette coïncidence disparaît, et que, de toute façon, ni en 411, ni en 404, le système censitaire solonien ne fut évoqué.
Notes de fin
* Opus 6-8, 1987-1989, 165-174.
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Enjeux culturels et politiques du paysage urbain dans l’Asie gréco-romaine
Anne-Valérie Pont
2010