Chapitre VII. L’usage des titres de métropole et de première
p. 283-341
Texte intégral
1Dans le cas du titre de néocore, il a été possible de fixer assez précisément le moment de son apparition et d’étudier la manière dont cet usage nouveau prenait naissance et se développait. Les sources ne permettent pas de reproduire une étude aussi complète pour les titres de métropole et de première de la province. Elles nous apprennent seulement que ces deux titres sont utilisés en Bithynie dès le règne de Claude, alors que les premières occurrences du titre de métropole d’Asie datent du règne d’Hadrien, celles de première d’Asie, du début du règne d’Antonin1. Je tenterai, dans mes conclusions, d’expliquer les raisons de ce décalage2. Pour l’instant, je voudrais attirer l’attention, en guise de remarque introductive, sur une idée importante, qui sert de fil directeur aux réflexions qui suivent.
2Il faut en effet affirmer avec force que les titres de métropole et de première sont en général précisés par un complément – quand ils ne le sont pas, c’est que le complément à suppléer est évident pour tous3. Une cité est toujours métropole de quelque chose (le plus souvent, d’un ethnos, si l’on veut bien donner à ce mot toute la souplesse sémantique qui le caractérise à l’époque impériale). Elle est aussi – et cela mérite d’être souligné, car bien des commentateurs ne le remarquent pas – toujours première de quelque chose ou en quelque chose ; il n’y a pas de primauté absolue. Ces précisions dans l’expression de la qualité de métropole ou de première, trop souvent négligées, sont essentielles pour tenter de percer le sens et la fonction de ces titres4. Mais elles sont également source de confusion, car elles permettent de rattacher à un même vocable des réalités parfois disparates : une étude attentive des documents conduit à dégager différentes utilisations des mots “métropole” et “première”, dont certaines s’apparentent à un détournement du titre. De même qu’il a été possible de déceler, dans la province d’Asie, des exemples de dérapages et d’abus dans l’usage du titre de néocore, nous rencontrons des titulatures au sein desquelles les mots “métropole” ou “première” n’ont manifestement pu être introduits qu’au prix d’un glissement de sens par rapport à un usage établi. Le phénomène est beaucoup plus flagrant pour ces deux titres que pour celui de néocore, et il est possible de tenter un classement distribuant les occurrences entre un usage officiel et un usage abusif ou détourné.
I. Le jeu sur la polysémie du mot métropole
1) Mise en valeur du titre officiel
3Éphèse se définit avec constance, depuis les années 140 jusque sous les Sévères, comme “la première et très grande métropole d’Asie” (ἡ πρώτη καὶ μεγίστη μητρόπολις τῆς Ἀσίας), alors que Pergame, puis Smyrne quant elle obtient le titre, n’ont en général recours qu’à la formule simple, “la métropole d’Asie”. En distinguant, de manière quelque peu arbitraire mais utile à l’analyse, les deux adjectifs utilisés par Éphèse pour mettre en valeur sa qualité de métropole, on peut s’interroger sur les raisons susceptibles de justifier un tel usage. Il apparaît alors qu’Éphèse exploite la polysémie du terme de métropole, qui a une longue histoire, afin de revendiquer une position de supériorité par rapport aux autres détentrices du même statut. Cette démarche a pu inspirer d’autres variations autour du titre de métropole, y compris à un niveau beaucoup plus modeste de l’échelle provinciale.
La première métropole d’Asie
4On ne peut exclure que l’adjectif πρώτη traduise, dans la titulature d’Éphèse, la revendication d’une primauté chronologique, comme c’est le cas à Pergame avec le titre “première deux fois néocore”. Les dates respectives de l’obtention du statut de métropole par les deux cités ne sauraient être fixées avec certitude. Nous avons vu que l’interprétation traditionnelle qui place en 123/124, lors du voyage d’Hadrien en Orient, la promotion de Pergame au statut de métropole, bien que séduisante, n’est pas la seule possible. Une date plus haute reste envisageable, à condition de supposer un décalage entre l’obtention du statut et sa célébration, similaire à celui que l’on constate pour la néocorie. À l’inverse, j’ai tenté de prouver que l’hypothèse d’une datation plus basse, après 124 voire en 130/131, était défendable. Quant à Éphèse, le terminus ante quem de 132 repose sur une restitution, certes hautement probable, mais non pas garantie, comme on le souhaiterait, par des parallèles contemporains5. Un passage de Philostrate a pu être invoqué pour épaissir le dossier : celui où il est question du rôle de Polémon dans les succès de sa patrie adoptive. Il y est dit que le sophiste “a retourné Hadrien, acquis à Éphèse, en faveur de Smyrne”6. Ce changement dans les dispositions de l’empereur doit être daté au plus tard de 124 – année où Smyrne reçoit sa deuxième néocorie, précisément grâce à Polémon, comme l’atteste une inscription de la cité. Aussi a-t-on proposé de situer avant 124 la promotion d’Éphèse au rang de métropole, pour expliquer l’allusion à la faveur dont jouissait la capitale de la province dans les premières années du règne. Toutefois, cette interprétation n’a qu’une valeur hypothétique : les bienfaits que l’empereur pouvait accorder à une cité étaient nombreux et rien ne prouve que dans le cas d’Éphèse, ils n’aient pas pris la forme de dons d’argent et de matériaux précieux, similaires à ceux qu’obtint par la suite Polémon pour Smyrne.
5En résumé, si l’on doit admettre la possibilité qu’Éphèse ait été métropole avant Pergame et prenne soin de le rappeler dans sa titulature par la présence de l’adjectif “première”, on ne peut pas non plus l’affirmer avec certitude. Or, divers indices me semblent suggérer qu’il faut lire, dans la titulature d’Éphèse, une revendication de primauté hiérarchique et non pas chronologique.
6Tout d’abord, notons que dans deux documents, Pergame accole elle aussi, de manière exceptionnelle, l’adjectif “première” à son titre de métropole. L’un est une belle émission monétaire que j’ai déjà signalée et sur laquelle je reviendrai encore : frappée au droit à l’effigie de Caracalla, elle porte au revers, dans une couronne de laurier, la légende “la cité de Pergame, la première d’Asie, la première métropole et la première trois fois néocore des Augustes” (Η ΠΡΩΤΗ ΤΗ[Σ Α]ΣΙΑΣ ΚΑΙ Μ[ΗΤΡΟ]ΠΟΛΙΣ ΠΡΩ[ΤΗ ΚΑΙ] ΤΡΙΣ ΝΕΩΚΟΡΟΣ ΠΡΩΤΗ ΤΩΝ ΣΕΒΑΣΤΩΝ ΠΕΡΓΑΜΗΝΩΝ ΠΟΛΙΣ)7. Le deuxième est une inscription, datant de la fin du règne de Caracalla ou du début du règne d’Élagabal, où la cité porte les titres “la première métropole d’Asie et trois fois néocore des Augustes” (ἡ πρώτη μητρόπολις τῆς Ἀσίας καὶ τρὶς νεωκόρος τῶν Σεβαστῶν)8. Sur la monnaie, il semble y avoir eu une sorte de contamination entre les divers titres, qui intègrent tous l’adjectif “première”, avec des sens différents : à déterminer dans le cas du titre de métropole, le sens est nettement hiérarchique dans le titre “première d’Asie”, mais chronologique dans la référence aux néocories impériales.
7Les trois éléments de cette légende n’apparaissent pas avec la même fréquence dans les documents contemporains de Pergame. L’occurrence du titre “première d’Asie” est totalement isolée. L’expression “la première métropole” ne trouve de parallèle que dans l’inscription des années 210. En revanche, la formule “premiers trois fois néocores” revient régulièrement sur les monnaies de la cité à partir de Caracalla. Le fait d’avoir été distinguée par une troisième néocorie impériale avant toute autre9 est le privilège que Pergame choisit de mettre en avant sous les Sévères. C’est son arme principale dans la joute verbale qui l’oppose à Smyrne et Éphèse. Aussi peut-on avoir l’impression que c’est là ce qui a incité Pergame à donner une nouvelle forme à son titre de métropole : parce qu’elle peut se dire “première trois fois néocore des Augustes”, la cité en vient à se définir aussi comme “première métropole”. Le lien entre ces deux formules me semble confirmé, quelque peu paradoxalement, par l’inscription des années 210 : si, par exception, le titre “trois fois néocore” est ici affiché sans la revendication de la primauté chronologique, c’est peut-être précisément parce que celle-ci est sous-entendue dans la revendication du rang de “première métropole”.
8On constate un phénomène similaire à Éphèse, au moment où la cité peut se vanter de posséder quatre néocories (trois des empereurs et une d’Artémis) : l’accumulation des néocories conduit à renouveler la titulature, et en particulier à multiplier les adjectifs venant mettre en valeur le titre de métropole. Le conseil de la cité est désormais celui de “la première de toutes, très grande et très illustre métropole d’Asie, néocore d’Artémis et trois fois néocore des Augustes” (τῆς πρώτης πασῶν καὶ μεγίστης καὶ ἐνδοξοτάτης μητροπόλεως τῆς Ἀσίας καὶ νεωκόρου τῆς Ἀρτέμιδος καὶ τρὶς νεωκόρου τῶν Σεβαστῶν)10. Les titres de néocore et de métropole se développent de concert. La surenchère se joue à deux niveaux, en interne et en externe, pourrait-on dire : il faut surpasser sa propre titulature antérieure, l’enrichir en accord avec le nouveau statut atteint, mais il faut aussi répondre aux innovations parallèles de la rivale. Ainsi, Éphèse s’est longtemps définie comme “la première et très grande métropole d’Asie”, alors que Pergame se contentait du titre sans fioritures. Puis, une promotion inégalée donne à Pergame un avantage dans la compétition et la pousse à provoquer Éphèse en revendiquant elle aussi le droit de s’appeler “la première métropole”. À quoi Éphèse, une fois obtenue la quatrième néocorie qui la place sans équivoque au-dessus de toutes les cités, réplique en réaffirmant avec force sa position de métropole “hors-normes”, ce qu’elle exprime par les adjectifs “première de toutes, très grande et très illustre”.
9Si l’adjectif “première” avait dans toutes ces occurrences le sens d’une indication chronologique, on ne comprendrait pas comment les deux rivales pouvaient l’utiliser concurremment. Les dates de leurs promotions respectives au rang de métropole étaient connues des intéressées et ne pouvaient prêter à controverse. Nous avons vu que, pour la néocorie, les diverses variations autour du même titre formaient un tableau cohérent et, loin d’être dictées par la fantaisie, correspondaient à une réalité objective. Il doit en être de même avec le titre de métropole. Une solution serait d’admettre qu’Éphèse utilisait depuis le début l’adjectif “première” pour faire valoir une revendication d’ordre chronologique, mais que Pergame changea le sens du mot, en lui donnant une valeur hiérarchique, au moment de l’intégrer à sa propre titulature. Ce faisant, elle se serait livrée au même genre de manipulation que Smyrne, quand cette cité abrégeait sur ses monnaies les deux titres “premiers d’Asie, trois fois néocores” en une formule équivoque (“premiers, trois fois néocores”), ou qu’Éphèse quand elle opposait au “première trois fois néocore des Augustes” de Pergame un “première trois fois néocore” tout court. Les deux documents qualifiant Pergame de “première métropole” offriraient alors des exemples supplémentaires de l’obstination avec laquelle les trois grandes rivales tentaient de se définir par une même formule, au contenu différent dans chaque cas.
10Le mécanisme de la compétition verbale qui s’exprime dans les titulatures est donc double : il repose alternativement sur la différenciation et l’identification. Une cité se distingue de ses rivales en inventant une nouvelle formule qui traduise son statut exceptionnel, mais dès qu’elles en ont l’occasion, les rivales cherchent à s’approprier la même formule – quitte à en dénaturer le sens – pour réduire l’écart que celle-ci avait instauré. Rivales, égales – l’équivalence est particulièrement bienvenue pour penser le jeu subtil des variations autour des titulatures honorifiques, puisque la rivalité y prend la forme d’une course perpétuelle pour se maintenir à égalité avec les autres.
11Toutefois, une autre interprétation est possible, plus simple et, de ce fait, plus séduisante. Sans remettre en cause le principe essentiel qui vient d’être énoncé, elle ôte à l’initiative de Pergame son caractère de manipulation sémantique. Elle consiste à comprendre qu’Éphèse elle-même a, dès le règne d’Antonin, donné à l’adjectif “première” la même fonction qu’à ceux de “très grande” et, plus tard, “très illustre” : traduire une position dominante au sein d’une hiérarchie. Dans une inscription datant de 138, c’est-à-dire peu avant la généralisation de sa titulature-standard, Éphèse se définit comme la cité des “premiers d’Asie, deux fois néocores et philosébastes” (τῶν πρώ[των] τῆς Ἀσίας καὶ δὶ[ς] νεωκόρων καὶ φι[λοσε]βάστων)11. Après 138, le titre de “première d’Asie” n’apparaît plus dans les inscriptions, mais est frappé sur quelques monnaies isolées sous les Antonins, puis de manière régulière sous les Sévères. Dans le développement consacré plus loin à l’étude de ce titre, je montrerai que, selon toute probabilité, Éphèse ne cessa pas de le posséder entre Antonin et Septime Sévère12.
12Dès lors, il paraît logique de supposer que la présence de l’adjectif πρώτη dans sa titulature est une façon indirecte de rappeler son rang de “première de la province”. Il faut insister ici sur une nuance importante : je ne crois pas qu’il faille lire, comme on le fait parfois, la formule ἡ πρώτη καὶ μεγίστη μητρόπολις τῆς Ἀσίας comme l’addition de deux titres, “la première (d’Asie) et la très grande métropole d’Asie” ; la syntaxe de cette formule, ainsi que son développement ultérieur (“la première de toutes, très grande et très illustre métropole d’Asie”), imposent de donner au mot “première” la valeur d’un adjectif qualifiant “métropole”. Mais cela n’empêche pas que cet adjectif, dans cette fonction, puisse évoquer en même temps un autre usage, qui fait de lui le noyau dur d’un autre titre. Ainsi, Éphèse s’appuierait sur un privilège distinct du statut de métropole pour se présenter comme une métropole supérieure aux autres – première hiérarchiquement. Cette initiative, si elle s’inspire du titre de première d’Asie, qui la justifie, n’en est pas moins une libre variation autour de la forme neutre traduisant de manière strictement officielle le statut de métropole.
13Sous Caracalla, Pergame tente de remettre en cause la hiérarchie établie par Éphèse, revendiquant désormais pour elle-même le premier rang parmi les métropoles. Or, elle se proclame en même temps “première d’Asie”, sur la monnaie que j’ai citée. Le fait que le titre n’apparaisse qu’une seule fois dans la documentation de Pergame donne à penser qu’il n’a pas été possédé longtemps. Mais la revendication du rang de “première métropole” est elle aussi très peu attestée.
14Pour résumer, s’il me paraît intéressant de retenir la coïncidence observée, à deux reprises au iiie s., entre l’obtention d’une nouvelle néocorie et le renouvellement de l’expression de la qualité de métropole, le lien avec le titre de première d’Asie est tout aussi notable. Le titre de métropole, rehaussé de la manière convenable, permet ainsi d’exprimer bien plus que le statut qu’il traduit : à travers lui, d’autres titres et d’autres privilèges peuvent être évoqués. La formule adoptée durablement par Éphèse pour exprimer son statut de métropole fut même conçue, selon moi, pour intégrer le plus grand nombre possible d’éléments divers – non seulement ses autres statuts privilégiés, mais tout ce qui faisait d’elle une cité exceptionnelle au sein de la province, y compris son double rôle de capitale administrative et de grande plaque tournante commerciale.
La très grande métropole d’Asie
15On connaît l’importance du port d’Éphèse et sa situation, au débouché d’un des grands axes traversant l’Anatolie d’est en ouest, qui facilitait les échanges avec l’intérieur. On sait aussi que la ville accueillait les sièges des sociétés de publicains et le personnel administratif entourant le gouverneur, dont elle était le lieu de résidence principal13. Tout cela avait pour conséquence d’en faire une ville plus populeuse, plus étendue et dotée de plus imposantes infrastructures que nulle autre dans la province. Il paraît naturel qu’Éphèse ait voulu exploiter ces atouts, d’une façon ou d’une autre, dans sa titulature. La langue grecque n’offrant pas, pour traduire la qualité de capitale administrative – qui impliquait généralement celle de capitale économique –, d’expression consacrée équivalente au caput provinciae latin et susceptible de devenir un titre à part entière, l’aménagement du titre de métropole, par l’ajout de qualificatifs appropriés, pouvait sembler une solution satisfaisante. Et cela d’autant plus qu’il était possible de jouer sur la polysémie du mot métropole : outre le sens “officiel”, spécifique de l’époque impériale, le mot peut évidemment avoir son sens premier, celui de cité fondatrice de colonies, mais aussi un sens plus général, que l’on trouve dans les textes littéraires dès l’époque classique et encore chez Strabon. Une cité peut être appelée “métropole de telle région ou de tel peuple” simplement parce qu’elle représente l’agglomération la plus importante à l’échelle de cette région ou de ce peuple. Le sens, assez vague pour traduire une réalité multiforme, est celui de “cité principale”.
16La possibilité d’établir un lien informel, fondé sur des glissements de sens, entre le statut de métropole et la qualité de très grande ville – qui conduit Éphèse à se définir comme une “très grande métropole” – me paraît confirmée par d’autres sources. Citons d’abord un passage du “Second Tarsique” où Dion opère un brouillage entre titres officiels et expressions courantes quand il entreprend de vanter la position privilégiée de Tarse dans la province. Ses citoyens ont le bonheur d’être “les premiers de l’ethnos”, formule qui renvoie probablement au titre de première, mais a aussi une valeur plus générale. Cette primauté s’explique en partie, selon le sophiste, par “le fait que la cité est la plus grande de celles de Cilicie (μεγίστην τὴν πόλιν τῶν ἐν τῇ Κιλικίᾳ et métropole depuis l’origine” (ἐξ ἀρχῆς)14. Le mot métropole a ici son sens officiel, puisque les monnaies de Tarse affichent effectivement le titre depuis Auguste15. Mais le rapprochement avec la qualité de “plus grande” cité de la province évoque en filigrane le sens moins spécialisé que pouvait prendre le mot. Ainsi sont évoqués ensemble, mis sur le même plan, voire assimilés un statut octroyé par les autorités romaines et la réalité beaucoup plus diffuse que traduit l’expression μεγίστη πόλις.
17L’assimilation est poussée à son terme par le juriste Modestin, qui, en glosant un édit impérial, définit les “très grandes cités” comme les “métropoles provinciales”16. Cette interprétation témoigne de la codification grandissante des rapports de force entre cités, désormais pensés en référence à des statuts liés à l’organisation de la province, mais elle reflète également la reconnaissance accordée par Rome à la notion toute grecque de “grandeur”. Dans le cas d’Éphèse, une inscription du iie s. permet d’entrevoir les effets concrets de cette reconnaissance des valeurs grecques par le pouvoir romain.
18Il s’agit d’un fragment de lettre impériale accordant à la capitale de l’Asie la faveur d’importer du blé d’Égypte, en priorité après Rome (ὑμ[ε]ῖς ἐν πρώτοις μετὰ τὴν πατρί[δα...], l. 17-18) – à la condition expresse que celle-ci soit déjà suffisamment approvisionnée17. La faveur est justifiée “par la grandeur de votre (très brillante ?) cité et le nombre de vos habitants” ([διὰ τò] μέγεθ[ος τῆς λαμπροτάτης ?] ὑμῶν πό[λεω]ς καὶ τò πλ[ῆθος] τῶν οἰκούντων παρ’ ὑμεῖ[ν], l. 1-4). Les réalités économiques, administratives et démographiques qui font d’Éphèse une des plus grandes villes de l’Empire obligent le pouvoir romain à prendre des mesures afin d’éviter d’éventuelles difficultés d’approvisionnement. Le monopole exercé par Rome sur le blé d’Égypte souffre des exceptions, soumises à un strict contrôle et motivées par le souci d’assurer la paix sociale dans les provinces. Mais au-delà de ces considérations pratiques, le privilège concédé vaut aussi pour sa forte charge symbolique : la place d’Éphèse dans le monde romain se situe juste après celle de Rome18. Cette situation exceptionnelle est exprimée, par l’empereur lui-même, dans les termes consacrés par la tradition grecque. En intégrant la notion de “grandeur” à sa titulature, Éphèse ne se livre donc pas à une auto-glorification complaisante et creuse ; au contraire, elle fait référence à une réalité objective pleinement reconnue par le pouvoir romain et qui représente pour elle une source supplémentaire de gloire et de privilèges.
19Ainsi, la formule développée qu’emploie Éphèse pour mettre en valeur son titre de métropole apparaît comme une manière de célébrer, en permettant une lecture à plusieurs niveaux, à la fois son statut officiel de centre religieux, son monopole, disputé mais jamais durablement remis en cause, du titre de première d’Asie, et sa qualité plus complexe de capitale provinciale et de grand centre économique. Il me paraît du moins certain que la formule “la première et très grande métropole d’Asie” n’est pas justifiée par l’existence d’un statut de “super-métropole”, caractérisé par des avantages précis que possèderait Éphèse à l’exclusion des autres métropoles de la province. Cette formule intègre au contraire des critères hétérogènes – statuts privilégiés, rôle de capitale, caractère de très grande ville – pour définir une supériorité non fondée juridiquement. Le procédé s’apparente alors à un détournement partiel du titre de métropole – celui-ci étant possédé légitimement, mais célébré de manière à suggérer plus qu’il ne recouvre en toute rigueur.
20Si la position exceptionnelle d’Éphèse au sein de la province explique qu’elle ne se soit pas contentée de la forme neutre du titre, un exemple prouve que des cités beaucoup plus modestes pouvaient elles aussi être tentées de recourir à la rhétorique pour prendre l’avantage sur une rivale. La surenchère dans l’expression de la qualité de métropole n’était pas l’apanage des plus grandes et des plus puissantes cités d’Asie.
Aphrodisias et Stratonicée
21Les occurrences isolées du titre à Aphrodisias et Stratonicée suffisent en effet pour révéler la mise en place d’une rhétorique concurrente, aussi réduite soit-elle : alors que Stratonicée se définit, dans un unique décret du conseil et du peuple, comme “autochtone et métropole de Carie”, Aphrodisias, dans une inscription inédite de Claros fixant le souvenir d’une consultation de l’oracle d’Apollon par la cité, prétend être “la première métropole de Carie” (τῆς πρώτης μητροπόλεως τῆς Καρίας)19. On retrouve ici la revendication d’une primauté dont on ne saurait dire, faute d’éléments de réflexion, si elle était pensée comme chronologique ou hiérarchique. Il est tout aussi difficile de savoir si le statut de métropole a été conféré officiellement aux deux cités. Le fait qu’il ne soit plus jamais célébré ailleurs indiquerait plutôt un usage abusif du titre, mais d’autres explications ne sont pas à exclure : le statut a pu être accordé en bonne et due forme, mais retiré rapidement – soit parce qu’il avait déclenché une rivalité trop aiguë entre les deux cités, soit parce que les métropoles plus puissantes protestaient contre la diffusion et, par suite, la banalisation du privilège. L’essentiel est que, de toute évidence, la revendication d’Aphrodisias est dirigée contre Stratonicée : les deux inscriptions sont très certainement contemporaines20 et l’usage du titre dans l’une a entraîné un usage plus emphatique dans l’autre.
22Cela conduit à une observation intéressante : la cité qui affirme ainsi sa prééminence face à une autre, pourtant détentrice du même statut qu’elle, est celle-là même qui, à la fin des années 80, avait déjà recours à des subtilités rhétoriques pour se différencier de ses égales – ou plus exactement, dans l’état actuel de nos connaissances, de son égale Stratonicée. Dans les dédicaces à Domitien que les cités d’Asie firent graver dans le sanctuaire commun d’Éphèse, deux cités libres adoptèrent une formule identique dans un effort inédit pour définir leur position au sein – ou plus exactement à l’extérieur – de la province. Aphrodisias et Stratonicée utilisèrent les mêmes mots pour célébrer leur statut privilégié, à un détail près. Aphrodisias est seule à faire figurer le titre de philokaisar, que j’ai analysé comme un moyen de rappeler les liens très particuliers qui la lient au pouvoir romain21. Ainsi, à deux reprises, et à plusieurs décennies d’intervalle, Aphrodisias et Stratonicée célèbrent des statuts identiques, mais la première, en ajoutant certains mots au fort pouvoir évocateur, introduit une différence artificielle dans leurs positions respectives. C’est le même phénomène qui a conduit Éphèse et Pergame, à statut égal (toutes deux étant métropoles d’Asie et deux fois néocores), à développer des titulatures-standard différentes et concurrentes. L’accession de deux ou plusieurs cités à un même échelon de la hiérarchie provinciale semble les inciter à se lancer dans une surenchère rhétorique, dans le but d’imposer par les mots une supériorité temporairement inaccessible par un autre moyen – le statut qui les caractérise étant précisément partagé. Créer des rapports de force entre cités égales, voilà sans doute une des fonctions des titulatures.
2) Le cas particulier de la Bithynie
23Nicomédie, la plus puissante des cités de Bithynie, qui cumule au fil du temps de nombreux privilèges – dont le statut de métropole – et éclipse peu à peu sa rivale Nicée, n’en vient pourtant pas à se définir régulièrement, ainsi que le fait Éphèse, comme une métropole exceptionnelle. Elle utilise presque toujours le titre sous sa forme simple (“la métropole” sans autre précision ou “la métropole de Bithynie-Pont”, si l’on comprend que le complément est mis en facteur commun dans l’expression ἡ μητρόπολις καὶ πρώτη Βειθυνίας (καὶ) Πόντου22). La raison en est assez évidente : elle n’avait pas besoin de se proclamer supérieure à d’autres métropoles, puisqu’elle était, durant presque tout le Haut-Empire, la seule métropole de sa province – non seulement en Bithynie, mais dans toute la double province de Pont-Bithynie23. Les sources témoignent en effet qu’elle a obtenu ce privilège très tôt et ne l’a partagé avec Nicée qu’un court laps de temps, contrairement à une opinion établie.
Le monopole de Nicomédie sur le titre de métropole et les ruses de Nicée pour le lui contester
24La première occurrence certaine du titre de métropole à Nicomédie figure sur une série de monnaies frappées à l’effigie de Claude et portant le nom du proconsul L. Mindius Balbus, que l’on situe c. 48/4924. Une hypothèse reprise par divers savants fait remonter l’obtention du privilège au règne de Tibère : Germanicus aurait pris l’initiative d’ôter le statut de métropole à Nicée, qui le possédait depuis Auguste, pour le donner à Nicomédie25. Cette hypothèse repose sur la confrontation de plusieurs témoignages. Une monnaie de Nicomédie porte au droit le portrait de Germanicus, au revers la lettre M frappée au-dessus de l’ethnique, et en bordure le nom du proconsul, P. Vitellius. Un passage de Tacite, rapportant l’itinéraire que suivit Germanicus lors de son voyage en Orient en 18 p.C., suggère que le prince héritier marqua un arrêt à Nicomédie. Or Strabon, décrivant une situation antérieure à l’année 18/1926, qualifie Nicée de métropole de la Bithynie, alors qu’il désigne Nicomédie par son simple nom. Enfin, Dion Cassius, dans son récit de la naissance du culte impérial, suggère lui aussi que sous Octave-Auguste, c’était Nicée et non Nicomédie qui avait la prédominance dans la province27. Si tentant qu’il soit de reconstituer, à partir de ces diverses indications, le tableau cohérent que j’ai résumé, il n’en faut pas moins signaler que la reconstitution comporte plusieurs points faibles.
25Avant tout, le terme de métropole chez Strabon n’a pas encore le sens officiel qui se généralise par la suite. L’écrivain qualifie de cette manière de nombreuses cités pour lesquelles le titre n’est jamais attesté par ailleurs28. Si le mot avait sous sa plume un autre sens que celui de “cité principale”, il faudrait admettre l’existence, sous Auguste, d’une foule de métropoles qui auraient perdu leur statut presque immédiatement. Le témoignage de Strabon concorde avec celui de Dion pour prouver que Nicée, au début de l’époque impériale, est considérée comme une cité plus importante ou plus prestigieuse que Nicomédie, mais il ne nous apprend rien de certain sur le statut de métropole, qui n’était peut-être encore possédé par aucune des deux rivales à ce moment-là. Par ailleurs, l’interprétation de la monnaie à l’effigie de Germanicus paraît assez hasardeuse : lire la lettre M comme une abréviation pour “métropole” a le mérite de donner un sens à une légende qui resterait autrement mystérieuse, mais une telle abréviation ne se retrouve pas à l’époque où le titre est régulièrement frappé par Nicomédie, et elle étonne à une époque où le phénomène des titulatures honorifiques est embryonnaire voire inexistant. Aussi semble-t-il prudent de ne rien affirmer sur la question du statut de métropole en Bithynie avant Claude.
26Une autre hypothèse concernant la possession de ce statut par Nicée demande à être reconsidérée. Il est indéniable que dans les dédicaces à Hadrien ornant les portes orientale et septentrionale de la ville, le titre de métropole se laisse déchiffrer sous un martelage29. L. Robert, dans sa célèbre étude des titulatures respectives de Nicée et de Nicomédie, proposait de placer le martelage sous Septime Sévère : Nicée, en châtiment de son soutien à Pescennius Niger, se serait vu retirer ses privilèges les plus précieux, dont le statut de métropole30. Mais il y a de grandes difficultés à supposer que ce statut a été continûment possédé par Nicée depuis Hadrien jusqu’à Septime Sévère. Le monnayage de la cité, interrompu à la fin du règne de Domitien, reprend sous Antonin et redevient alors le plus abondant de Bithynie jusqu’à la fin du Haut-Empire. Or, le titre de métropole n’est pas frappé une seule fois durant toute cette période.
27Plus exactement, les deux émissions qui le font figurer l’attribuent non pas à Nicée, mais à Rome. La première se situe sous Domitien, alors que Nicée et Nicomédie se disputent ardemment le titre de première de la province, qu’elles affichent toutes deux avec insistance. Plusieurs monnaies de Nicée s’ornent, au revers, d’une légende originale accompagnant un type de la déesse Rome : “les Nicéens premiers de Bithynie et du Pont (honorent) Rome métropole” (ΡΩΜΗΝ ΜΗΤΡΟΠΟΛΙΝ ΝΕΙΚ ΠΡΩ(Τ) ΒΙΘ ΚΑΙ Π)31. L. Robert comprenait cette légende comme une façon de dénier le titre à Nicomédie en ne reconnaissant la qualité de véritable métropole qu’à Rome. C’est certainement juste, et l’on constate que cette pique à l’encontre d’une rivale se fait une fois de plus à l’aide d’un jeu sur le sens des mots. Rome ne possède pas le statut juridique qui permet à une cité de se qualifier de métropole en Orient. Mais elle est la capitale de l’Empire et à ce titre est la “cité-mère” de toutes les autres, la plus grande et la plus puissante. Le sens technique, officiel, est ici clairement occulté au profit du sens général qu’employait Strabon. Chez cet auteur, le mot servait à désigner les cités principales de chaque région. Dans la formule adoptée par Nicée, l’échelle n’est plus celle de la région, ni de la province – au sein de laquelle Nicomédie a incontestablement le rang de métropole –, mais celle du monde. Ce changement d’optique, allié au glissement de sens que j’ai souligné, est le subtil procédé que Nicée invente pour se battre contre cette évidence : elle-même n’est pas métropole, sa rivale l’est.
28Or, on retrouve une émission très proche sous le règne de Commode : de nouveau un type représentant Rome divinisée, avec la légende “les Nicéens (honorent) Rome métropole (de la terre ?)” (ΡΩΜΗΝ ΜΗΤΡΟΠΟΛΙΝ ΤΗ[ς οἰκουμένης ?] ΝΙΚΑΙΕΙΣ)32. Si Nicée était métropole à ce moment-là, pourquoi ne pas afficher son titre au lieu de défier sa rivale par la même formule détournée que sous Domitien ? D’autant plus que sous Commode, la tension est loin d’être apaisée entre les deux cités : c’est alors que Nicée célèbre sur une de ses monnaies le bonheur du monde (ΚΟΜΟΔΟΥ ΒΑΣΙΛΕΥΟΝΤΟΣ Ο ΚΟΣΜΟΣ ΕΥΤΥΧΕΙ), se réjouissant probablement de ce que Nicomédie vient de perdre son éphémère deuxième néocorie. L’allusion est si cruellement ressentie par les Nicomédiens qu’ils reprennent la légende, en l’adaptant, lorsqu’au règne suivant ils regagnent un deuxième temple commun (pl. I, 1-2)33. Ainsi, alors que sous Commode la rivalité est toujours intense entre les deux cités et que Nicomédie continue d’arborer son titre de métropole34, Nicée aurait omis de faire frapper le sien, se contentant de reprendre un ancien jeu de mots datant de l’époque où elle ne possédait pas le statut. C’est très invraisemblable et il vaut mieux admettre que Nicée a déjà perdu le statut à ce moment-là. Une inscription d’Éphèse, relevée par B. Puech dans sa discussion du cas de Nicée, le confirme sans laisser place au doute : datant elle aussi du règne de Commode, elle honore un personnage qui a été curator de trois cités en Bithynie, “la très brillante métropole Nicomédie, Nicée, Pruse” (τῆς λαμπρότατης μητροπόλεως Νεικομηδείας, Νεικέας, Προύσης) ; la seule des trois à porter le titre est bien Nicomédie35.
29En l’absence de tout document désignant Nicée comme métropole après le règne d’Hadrien, on est tenté d’attribuer à cet unique empereur à la fois l’octroi et la suppression du statut pour la cité – à moins qu’Antonin ne se soit chargé, peu de temps après son avènement, d’annuler le bienfait de son prédécesseur. Deux raisons peuvent expliquer le caractère éphémère de la promotion de Nicée. Il semble d’une part qu’Hadrien se soit montré particulièrement généreux avec les cités durant ses voyages en Orient : un nombre considérable de métropoles (et aussi de cités néocores) sont attestées pour la première fois sous son règne. Dans certains cas, ce laxisme a pu créer des difficultés et obliger l’empereur à faire machine arrière. Un privilège accordé inconsidérément était susceptible de provoquer des protestations de la part des cités rivales et de devenir une véritable pomme de discorde, qu’il était alors plus simple de supprimer le plus vite possible. D’autre part, l’absence de toute métropole légitime et durable du Pont, qui revient à faire de Nicomédie l’unique métropole de la double province de Bithynie-Pont, indique une intransigeance peu commune de la part de cette cité. Nicomédie dut réagir avec violence à la promotion de Nicée et manifester avec acharnement, de toutes les façons possibles, son désaccord. Peut-être un autre élément entra-t-il en ligne de compte, une maladresse voire une faute grave de la part de Nicée – mais nous n’avons pas de moyen de le savoir.
30Le résultat fut que Nicomédie réussit à se réserver, dans sa province, l’exclusivité du statut/titre de métropole pendant presque toute notre période, alors que dans la province d’Asie deux métropoles “provinciales” coexistent depuis Hadrien et que leur nombre monte jusqu’à huit sous les Sévères. Cette situation explique que le titre de métropole soit très régulièrement frappé sur les monnaies de Nicomédie, alors qu’il n’apparaît jamais sur celles d’Éphèse, Pergame ou Smyrne, qui préfèrent célébrer, sur ce petit espace, leurs néocories ou leur titre de première de la province. Nicomédie, elle, va jusqu’à redoubler la mention de son rang de métropole sur une même monnaie : une série d’émissions fait apparaître le titre à la fois en lien avec celui de première de Bithynie-Pont, sur le pourtour ou en exergue, et dans le champ sous la forme d’une très courte abréviation (NK MH, MHTR ou NKO MH)36. Ce procédé insistant est utilisé sous le règne de Domitien, au plus fort de la querelle entre Nicée et Nicomédie, qui expriment abondamment leurs revendications concurrentes par le biais de leur monnayage.
31La mise en valeur du titre de métropole par les plus grandes cités d’Asie et de Bithynie ne prend donc pas la même forme dans les deux provinces, qui ont connu une diffusion inégale du statut correspondant. Toutefois, un passage du discours tenu par Dion de Pruse à Nicomédie suggère que l’assimilation entre le titre de métropole et la qualité de capitale économique, que nous avons constatée en Asie, était également pratiquée en Bithynie, sans qu’il soit besoin pour cela de rehausser le titre par des adjectifs qui en infléchissaient le sens.
La vocation maritime de Nicomédie
32Dans son discours “Aux Nicomédiens, sur la concorde avec Nicée”, qu’il faut sans doute situer au début du règne de Domitien, donc au plus fort de la rivalité entre les deux cités37, Dion veut convaincre ses auditeurs de l’inanité d’un titre pour lequel ils se disputent avec Nicée – celui de première de la province. Il distingue entre un premier rang factice (conféré par le titre) et un premier rang réel, qu’il propose de concevoir ainsi : “Essayez donc d’occuper le premier rang parmi les cités tout d’abord par votre sollicitude (τῆς ἐπιμελείας) envers elles ; c’est une tâche qui vous revient particulièrement, dans la mesure où vous êtes métropole.” Suivent des recommandations d’ordre général (il leur faut se montrer justes et modérés, ne pas profiter de leur supériorité pour commettre des abus envers les plus petites cités, qui en concevraient de la haine pour eux), puis un conseil beaucoup plus concret : “Vous êtes à même de combler les cités de plus grands et plus nombreux bienfaits que Nicée, tout d’abord et surtout grâce à la mer.”38
33Il ressort de la suite du texte que Dion suggère à Nicomédie de libéraliser sa politique commerciale en permettant d’exporter plus facilement vers l’intérieur – et donc vers les autres cités – les produits qui arrivent chez elle par voie maritime39. Le texte semble donc établir une sorte d’équation entre le statut officiel de métropole, les notions abstraites de sollicitude et de justice, et une générosité plus concrète qui présuppose une position économique dominante (un accès privilégié à la mer). Tous ces éléments ont pour point commun d’être spécifiques à Nicomédie ; ils représentent pour elle des avantages face à Nicée, dans la nouvelle compétition que Dion leur propose et qui aurait pour prix, au lieu du vain titre de première, la profonde gratitude de la province entière. Certes, la référence au statut de métropole a, dans ce contexte, une fonction essentiellement métaphorique : Dion joue sur l’étymologie du mot pour inviter Nicomédie à adopter, envers les cités plus modestes qu’elle, les sentiments et l’attitude d’une mère envers ses enfants. Mais les rapprochements qu’opère ce passage me paraissent aller plus loin et exploiter une polysémie plus riche.
34L’activité portuaire de Nicomédie contribue à sa prospérité économique, mais est aussi un élément essentiel de son identité : sur son monnayage, la cité fait régulièrement figurer des types évoquant la mer, tels qu’une galère ou une proue40. De même, le statut de métropole, sans cesse rappelé sur les monnaies, fait partie intégrante de l’image que Nicomédie se construit d’elle-même et renvoie aux autres. Ces deux aspects de son identité, à l’origine sans rapport entre eux, ont pu finir par être associés dans la conscience de soi qu’avait la cité – parce qu’ils la distinguaient tous deux du commun, lui donnaient une forme de supériorité dans la province, mais aussi parce qu’ils étaient susceptibles d’être exprimés par le même mot. Dion se serait alors approprié cette association d’idées entre statut de centre religieux (métropole au sens officiel) et statut de grande ville portuaire (métropole au sens général) pour en faire l’argument d’une politique de concorde.
Une occurrence isolée du titre “très grande métropole”
35Pour clore l’étude du cas de Nicomédie et de Nicée, il reste à commenter rapidement une exception à la règle suivant laquelle Nicomédie ne rehausse pas son titre de métropole par l’ajout d’adjectifs superlatifs. Il s’agit d’une inscription datant du règne de Septime Sévère. La période correspond indéniablement à une revanche de Nicomédie sur sa rivale : même si ce n’est pas alors que Nicée a perdu ses titres de métropole et de première de la province, elle n’en a pas moins dû passer un moment difficile après la défaite de Pescennius Niger. Nicomédie, quant à elle, venait de retrouver une deuxième néocorie et jouissait de la faveur impériale. Aussi pouvait-elle fièrement se présenter comme “la très grande métropole et première de Bithynie et du Pont, Hadrianè, Sévérianè, deux fois néocore, Nicomédie, sacrée et inviolable, amie, fidèle et alliée depuis longtemps au peuple romain” (ἡ με[γίστη] μητρόπολις καὶ πρώτη Βειθυνίας τε καὶ Πόντου Ἁδριανὴ Σεουηριανὴ δὶς νεωκόρος Ν[ει]κομήδεια, ἱερὰ καὶ ἄσυλος, φίλη, πιστὴ καὶ σύμμαχος ἄνωθε τῷ δήμω τῷ Ῥωμαίων )41. La présence inhabituelle de l’adjectif μεγίστη frappe d’autant plus que sous Commode, la cité affiche une titulature identique presque mot pour mot, mais sans cet adjectif (les deux autres différences étant logiquement l’absence du nom dynastique Sévérianè et la mention d’une seule néocorie au lieu de deux)42. Il me semble que la mise en parallèle avec une inscription de Nicée, sans doute à dater du début de l’année 202, peut fournir un élément d’explication. La rivale malchanceuse de Nicomédie se qualifie par un chapelet de titres tout aussi long, mais infiniment plus pauvre en privilèges concrets : “la très brillante et très grande, amie et alliée, fidèle au peuple romain et liée à la maison des empereurs par des liens ancestraux, Aurelianè, Antoninianè, la très pieuse cité de Nicée” ἡ λαμπρότάτη καὶ μεγίστη, φίλη καὶ σύμμαχος, πιστὴ τῷ δήμῳ τῷ Ῥωμαίων καὶ ἐκ προγόνων οἰκεία τῷ οἵκῳ τῶν αὐτοκρατόρων, Αὐρηλιανὴ Ἀντωνινιανὴ εὐσεβεστάτη Νικαιέων πόλις)43.
36On constate un parallélisme assez étroit entre ces titulatures plus ou moins contemporaines de Nicée et Nicomédie : toutes deux font figurer à la suite deux noms dynastiques, qui les lient à la dynastie régnante44, et toutes deux utilisent les trois notions d’amitié, de fidélité et d’alliance pour décrire leurs relations avec le peuple romain. Ces titulatures semblent se répondre à travers les variations mêmes qu’elles comportent, Nicée essayant, avec une fierté quelque peu pathétique, de concurrencer Nicomédie sans en avoir réellement les moyens. Dans ce contexte, les formules “la très brillante et très grande” et “la très grande métropole” entrent en résonance ; elles font partie de ce jeu de répliques, sans qu’il soit possible de déterminer laquelle fait suite à l’autre chronologiquement. L’inscription de Nicomédie n’étant pas datée avec précision, on ne peut savoir si cette cité, exaltée par ses succès auprès de l’empereur, prit l’initiative de se définir, de façon inédite, comme “la très grande métropole”, ce qui conduisit Nicée à lui opposer, faute de mieux, un simple “très grande”, ou si, à l’inverse, ce furent les tentatives de Nicée pour masquer, derrière des superlatifs, sa position d’infériorité qui exaspérèrent Nicomédie et lui firent ajouter un superlatif identique à son titre de métropole. Dans les deux cas, la formule isolée de Nicomédie est le résultat de la rivalité qui continue de l’opposer à Nicée, malgré l’abaissement de celle-ci.
37Dans les exemples étudiés jusque-là, les connotations du mot métropole étaient utilisées pour exploiter le plus complètement possible un titre détenu officiellement et correspondant à un statut clairement défini, lié aux activités d’un koinon provincial ou régional. Dans les deux cas que je me propose d’examiner à présent, le titre est véritablement détourné de son sens officiel. Le jeu, cette fois tout à fait explicite, sur la polysémie du mot permet alors de faire entrer dans la compétition que traduit l’usage des titulatures une revendication nouvelle : celle d’un rôle historique important.
3) Détournement du titre officiel
38Ce n’est certainement pas un hasard si les exemples d’un tel usage détourné du titre de métropole se situent après la création du Panhellénion sous Hadrien et, dans les deux cas qui vont me retenir, concernent des cités attestées comme membres de cette institution45. L’exigence d’eugeneia affichée par la ligue créée à Athènes en l’honneur de l’empereur divinisé est relayée par celui-ci, qui inclut officiellement dans les critères d’admission une origine purement grecque et s’instaure juge du degré d’hellénisme des cités candidates46. Cette nouvelle valorisation des origines et du passé grecs par le pouvoir romain n’a pu qu’encourager le développement de titulatures exaltant ces notions47.
Milet
39La titulature originale adoptée par Milet sous le règne d’Antonin et encore attestée sous Septime Sévère a été remarquée depuis longtemps. L. Robert l’a brièvement commentée en la rapprochant de celle que se donne Héraclée du Pont à la même époque48. Cette dernière cité, dans une dédicace à Antonin, se présente comme “la mère (ou la métropole) des cités fondées par elle” ([ἁ μάτηρ οu ματρόπολις τᾶν κτ]ισθεισᾶν ὐπò αὐτᾶς πολίων), puis, au iiie s., fait alterner sur son monnayage le titre “métropole” et la formule plus explicite “mère de cités coloniales” (ματρòς ἀποίκων πολίων). Milet développe, sur le même modèle, une titulature beaucoup plus emphatique : elle se proclame “la première à avoir été fondée en Ionie et la métropole de nombreuses et grandes cités dans le Pont, en Égypte et partout dans le monde, la cité de Milet ἡ πρώτη τῆς Ἰωνίας ῷκισμένη καὶ μητρόπολις πολλῶν καὶ μεγάλων πόλεων ἐν τε τῷ Πόντω καὶ τῇ Αἰγύπτου καὶ πολλαχοῦ τῆς οἰκουμένης Μιλησίων πόλις )49. Dans les deux cas, le titre de métropole n’a pas son sens officiel, “impérial”. Héraclée et Milet ne célèbrent pas, dans ces documents, un statut accordé par les autorités romaines, mais la part qu’elles ont prise au phénomène de la colonisation, témoignant à la fois de leur grandeur passée et de leur influence présente50. Néanmoins, les connotations contemporaines du mot auquel elles ont rendu son sens primitif motivent de façon essentielle l’usage qu’elles en font. La référence à leurs nombreuses colonies, parce qu’elle prend la forme, fallacieuse, d’un statut/titre accordé officiellement, devient pour ces cités un instrument de promotion au sein de la hiérarchie provinciale.
40Il est notable que, dans le cas de Milet tout au moins, la mise en valeur du rôle historique de métropole s’inscrit dans une tradition. Déjà à l’époque de Strabon, cet élément du passé pourtant très riche de la cité était perçu comme l’un de ses principaux titres de gloire : “les exploits de cette cité sont nombreux, mais le plus grand est le nombre de ses colonies ; en effet, les Milésiens ont colonisé le Pont-Euxin tout entier, la Propontide et plusieurs autres endroits” (ἄλλοι πλείους τόποι)51. Le parallélisme entre ce passage de Strabon et la titulature des époques antonine et sévérienne est frappant : le Pont est explicitement mentionné ici et là, tandis qu’à l’évasive expression “plusieurs autres endroits” fait pendant la formule plus emphatique “partout dans le monde”. Voilà qui prouve que le système des titulatures honorifiques ne fait que fixer des thèmes d’éloge plus anciens, qui sont en partie “individualisés” dans la mesure où ils prennent en compte l’histoire et les caractéristiques particulières de chaque cité. Reste à expliquer pourquoi, dans certains cas – et ici dans celui de Milet – ils se trouvent ainsi formalisés.
41Pour Héraclée, la revendication du titre de métropole est visiblement un moyen de compenser l’absence du statut que l’usage impérial traduit habituellement par ce mot. Bien qu’elle n’ait pas obtenu ou ait perdu le privilège lui donnant le droit de se désigner comme la métropole du Pont52, Héraclée trouve une astuce pour s’approprier le titre malgré tout et donner ainsi l’illusion de jouir d’une incontestable position de supériorité. Le procédé s’apparenterait à une usurpation pure et simple, s’il n’était pas dévoilé et donc assumé par le recours alterné à deux formules différentes – dont l’une (“mère de nombreuses colonies”) semble gloser et justifier l’autre (“métropole”). Mais si Héraclée, d’un côté, prétend veiller à éviter la confusion avec le statut/titre reconnu par Rome, de l’autre elle fait jouer à plein, et pour son plus grand profit, la possibilité de cette confusion. Les intentions de Milet, quant à elle, sont moins évidentes. Il semble bien en effet que cette cité ait continué de posséder le statut officiel de métropole d’Ionie alors même qu’elle faisait un usage détourné du titre, dans la formule développée que j’ai citée. Sur les trois inscriptions désignant Milet comme “métropole d’Ionie”, deux sont datées du deuxième quart du iie s. : une dédicace gravée à l’occasion de l’inauguration de l’Olympieion d’Athènes et un décret de la cité en l’honneur d’une hydrophore, retrouvé à Didymes53. Mais la troisième, où le titre, bien qu’assez largement restitué, ne fait guère de doute, date de la fin du iie s. ou du début du iiie et est donc contemporaine ou postérieure aux occurrences de la titulature développée54. Si ce n’est pas pour combler la frustration provoquée par la perte de son statut officiel de métropole, pourquoi donc Milet abandonna-t-elle la formule “métropole d’Ionie” au profit de celle qui est attestée à partir d’Antonin ?
42La réponse me semble à chercher du côté d’un sentiment d’infériorité de Milet face aux plus grandes cités de la province : ce qui chez elle provoque une frustration et l’incite à innover, ce n’est pas l’absence du statut de métropole, qu’elle possède, mais celle du statut de métropole d’Asie, qui lui permettrait d’atteindre aux plus hautes sphères de la compétition provinciale. Sa distinction purement régionale, au départ fièrement affichée, a pu finir par lui paraître insuffisante, voire quelque peu humiliante. Car Milet a connu des jours meilleurs, où elle pouvait se réjouir des témoignages de la faveur impériale et apparaître comme l’une des cités les mieux placées dans la hiérarchie de la province d’Asie : Auguste lui a accordé des bienfaits de toute sorte, le koinon d’Asie l’a présentée, sous Tibère, parmi les onze candidates susceptibles de recevoir un nouveau temple commun du culte impérial, et Caligula l’a choisie comme centre de son propre culte55. Encore sous Trajan, elle peut être définie comme “l’une des plus illustres cités d’Asie”. C’est ainsi que Dion de Pruse fait allusion à elle, nous apprenant en même temps que la cité jouissait d’un crédit exceptionnel auprès de l’empereur : l’oracle du sanctuaire qu’elle contrôlait, celui de Didymes, avait prédit le pouvoir suprême à Trajan. D’autres sources confirment que celui-ci était bien disposé envers la cité, qu’il contribua à embellir56.
43À partir d’Hadrien cependant, l’étoile de Milet paraît décliner. C’est sans doute cet empereur qui la reconnaît comme métropole de l’Ionie, mais le privilège est assez mince comparé aux néocories et autres statuts provinciaux que d’autres cités gagnent au même moment. Éphèse et Pergame deviennent néocores pour la deuxième fois et probablement métropoles d’Asie. Les premières néocories de Sardes et de Cyzique pourraient également dater de ce règne. Milet semble désormais cantonnée à un rôle plus modeste, alors que la triade rivale d’Éphèse, Pergame et Smyrne occupe de plus en plus le devant de la scène provinciale. Or, c’est précisément à ce moment-là qu’intervient l’adoption d’une titulature-standard évoquant curieusement un décalque déformé, voire un pastiche de celles qu’affichent Pergame ou Éphèse. Les éléments du titre officiel “métropole d’Ionie” sont présents, mais dissociés, chacun ayant été intégré à une formule autonome qui ouvre des perspectives nouvelles. La prétention à être “la première cité fondée en Ionie” (ἡ πρώτη τῆς Ἰωνίας ῷκισμένη) exploite le thème très important, à l’époque impériale, de l’antiquité des origines, mais permet surtout de reproduire la structure formelle des titulatures les plus enviées : l’exemple du titre “première d’Asie” (ἡ πρώτη τῆς Ἀσίας) a sans nul doute inspiré Milet57, ainsi que, plus généralement, l’usage que font Pergame et Éphèse de l’adjectif πρώτη pour célébrer leur place dans la province (δὶς νεωκόρος πρώτη, ἡ πρώτη καὶ μεγίστη μητρόπολις…).
44De la même façon, la nouvelle forme donnée par Milet au titre de métropole se comprend comme une manière de concurrencer les cités qui peuvent se dire “métropole d’Asie”. Face à ce titre prestigieux, celui de métropole d’Ionie ne fait pas le poids, alors que sa version détournée et développée a plus de chances de soutenir la comparaison. Outre l’avantage d’occuper visuellement un espace considérable, elle offre celui, essentiel, d’inciter à dépasser le cadre de la province pour se projeter aux dimensions de l’Empire. Afin d’occulter la position décevante qu’elle occupe en Asie, Milet revendique un rôle d’exception à l’échelle de l’oikouménè tout entière (πολλαχοῦ τῆς οἰκουμένης). On retrouve là, mutatis mutandis, la démarche adoptée par Nicée pour nier le statut privilégié de sa rivale, quand elle reconnaissait pour seule métropole véritable celle de l’oikouménè, c’est-à-dire Rome.
45Cette interprétation me paraît confirmée par l’inscription de Didymes où réapparaît, après une assez longue éclipse, la forme officielle du titre de métropole : Milet y est qualifiée de “très sacrée métropole d’Ionie, néocore des Augustes et jouissant de la dignité de la noble origine attique” ([τῆς] ἱε[ρωτάτης μητροπ]όλεως τ[ῆς Ἰωνίας καὶ] νεωκόρο[υ τῶ]ν Σεβαστῶν καὶ τοῦ [τ]ῆς Ἀττικῆς εὐγενεία[ς ά]ξιώματος ἡ βουλὴ καὶ ὁ δῆμος). Ici, Milet a trouvé acceptable de revenir à la forme neutre du titre – certes rehaussée, au passage, d’un superlatif –, parce qu’elle a enfin reçu le privilège convoité entre tous, qui la rapproche des plus grandes cités de la province, celui de néocore. Ce titre suffit à lui donner le rang qu’elle souhaite tenir, elle peut donc omettre de développer celui qui ne la satisfaisait pas.
46Elle en ajoute toutefois un autre, suffisamment curieux pour avoir posé problème aux commentateurs. L. Robert a permis de le comprendre en mettant en lumière la valeur absolue du génitif dans l’expression “de la dignité de la noble origine attique”58. Ce complément à la syntaxe un peu difficile doit certes se lire comme une variante du titre εὐγενεῖς (“de noble origine”), attesté par ailleurs59. Mais quand on a en tête la titulature-standard de Milet, il apparaît surtout comme un substitut à la formule “la première cité fondée en Ionie”. Tout comme elle, il renvoie à l’époque lointaine où le site de Milet fut occupé par une communauté d’hommes grecs. Il fait porter l’accent sur les liens que les circonstances de sa fondation tissent entre la cité et Athènes, là où l’autre formule insistait sur l’ancienneté de cette fondation, mais la fonction est la même – transformer la tradition relative aux premiers temps de la cité en un titre susceptible de lui donner une place plus éminente dans la province. Le prestige de ses origines est un atout que Milet a appris à exploiter en développant une titulature-standard. La cité ne renonce pas à l’utiliser au moment où la promotion au statut de néocore la conduit à remodeler cette titulature. En revanche, le rappel de son rôle historique de métropole lui paraît désormais inutile : c’est bien la preuve qu’il servait avant tout à masquer l’absence d’un statut privilégié à l’échelle provinciale.
Sardes
47L’exemple de Sardes permet d’étudier un dernier cas illustrant les multiples usages et fonctions du titre de métropole. Cette cité adopte elle aussi, mais assez tardivement, une titulature développée qui exalte à la fois ses liens avec la dynastie des Sévères et sa place dans la province, mais aussi dans le monde grec en général. Connue par des inscriptions fragmentaires dont le recoupement permet d’établir un texte assez fiable, cette titulature se lisait vraisemblablement comme suit : “autochtone et consacrée aux dieux, première d’Hellade et métropole d’Asie et de la Lydie entière, deux fois néocore des Augustes conformément aux décrets du sacré Sénat, amie et alliée des Romains, proche de notre seigneur l’empereur, la cité de Sardes” (τῆς αὐτόχθονος καὶ ἱερᾶς τῶν θεῶν, πρώτης Ἐλλάδος καὶ μητροπόλεως τῆς Ἀσίας καὶ Λυδίας ἁπάσης καὶ δὶς νεωκόρου τῶν Σεβαστῶν κατὰ τὰ δόγματα τῆς ἱερᾶς συνκλήτου, φίλης καὶ συμμάχου Ῥωμαίων καὶ οἰκείας τοῦ κυρίου ἡμῶν αὐτοκράτορος Σαρδιανῶν πόλεως )60. Les premiers éditeurs dataient l’occurrence la plus lisible de cette titulature de peu après 212, mais supposaient qu’elle avait été adoptée plus tôt, dès le règne de Septime Sévère, en vertu d’un fragment où le nom de cet empereur, décliné au génitif et accompagné de l’adjectif κυρίος précède l’ethnique de la cité61. Si ce fragment indique en effet qu’un lien privilégié avec la maison impériale a vraisemblablement été revendiqué par Sardes dès le début de la dynastie des Sévères, on ne saurait toutefois en conclure avec certitude que l’ensemble de la titulature était déjà fixé au même moment. Au contraire, des découvertes récentes suggèrent plusieurs états successifs de la titulature.
48Sous Caracalla et Géta, c’est-à-dire en 211, la loyauté envers Rome et les liens avec les empereurs régnants sont exprimés dans les termes déjà cités, mais le début de la titulature est plus sec, réduit aux statuts officiels de Sardes, “la métropole d’Asie et deux fois néocore des Augustes conformément aux décrets du sacré Sénat, amie et alliée…” (ἡ μητρόπολις τῆς Ἀσίας καὶ δὶς νεωκόρος τῶν Σεβαστῶν κατὰ τὰ δόγματα τῆς ἱερᾶς συγκλήτου, φίλη καὶ σύμμαχος [Ῥωμαίων] καὶ οἰκεία τῶν κυρίων ἡμῶν αὐτοκ[ρατόρ]ων Σαρδιανῶν πόλις)62. Une inscription contemporaine ou postérieure, dédiée au seul Caracalla, présente une version déjà plus développée : “prôtochtone (qui apparaît comme une variante d’autochtone)63, métropole d’Asie et de la Lydie entière, deux fois néocore (…), la très brillante cité de Sardes” (ἡ πρωτόχθων καὶ μητρόπολις τῆς Ἀσ[ί]ας καὶ Λυδίας ἁπάσης κα[ὶ] δὶς νεωκόρος τῶν Σεβαστῶν κατὰ τὰ δόγματα τῆς ἱερᾶς συγκλήτου, φίλη καὶ σύμμαχος Ῥωμαίων κ(αὶ) οἰκεία τοῦ κυρίου αὐτοκράτορος ἡ λαμπρoτὰτη Σαρδιανῶν πόλις)64. Enfin, une inscription honorifique datée du règne de Sévère Alexandre, bien que fragmentaire, permet de retrouver tous les éléments de la titulature la plus riche, avec une petite variation – le titre “première d’Hellade”, au lieu de précéder celui de “métropole d’Asie et de la Lydie entière”, lui fait suite (([τῆς πρωτόχθονος καὶ ἱερᾶς] τῶν [θεῶν καὶ μητροπόλεως τῆς Ἀσία]ς καὶ Λ[υδίας ἁπάσης καὶ πρώτης Ἐλλά]δος καὶ πολλάκις [νεωκόρου τῶ]ν Σεβαστῶν κατὰ τὰ [δόγμα]τα τῆς ἱερᾶς συνκλήτου, φίλης καὶ συμμάχου Ῥωμαίων καὶ οἰκείας τοῦ Σεβαστοῦ τῆς λαμπροτάτης Σαρδιανῶν πόλεως)65.
49Ces différentes versions s’ordonnent assez logiquement dansle sens d’un enrichissement progressif de la titulature. Aussi me paraît-il au moins possible que l’inscription située par W. Buckler et D. Robinson peu après 212 soit en réalité postérieure d’une dizaine d’années à la constitution antonine et que toutes les occurrences de la titulature la plus développée de Sardes datent du règne des derniers Sévères plutôt que des premiers66. La version abrégée de cette longue titulature, attestée sur quelques monnaies et peut-être dans une inscription, semble en tout cas tardive : Sardes se décrit comme “la première métropole d’Asie, de Lydie et d’Hellade” (ΑΣΙΑΣ ΛΥΔΙΑΣ ΕΛΛΑΔΟΣ Α ΜΗΤΡΟΠΟΛΙΣ ΣΑΡΔΙΣ) sur une belle monnaie pseudo-autonome qui a été datée du règne de Gordien III ; cette légende apparaît au droit, autour d’un buste de femme tourelée représentant la cité, tandis qu’au revers le titre “deux fois néocores” accompagne un type traditionnel, celui de l’enlèvement de Perséphone par Hadès67. La lecture imposée ici par la syntaxe – “première métropole d’Hellade” – éclaire le sens de l’expression “première d’Hellade”, que l’on restitue dans les versions les plus riches de la titulature gravée de Sardes et qui a une autonomie visuelle, à défaut de syntaxique, dans la légende monétaire (ΕΛΛΑΔΟΣ A). Les deux formules sont visiblement équivalentes68 et toutes deux évoquent, selon toute vraisemblance, les liens que la région de Sardes prétend entretenir avec la Grèce continentale, à travers la figure de Pélops. Ce héros, qui quitta l’Asie pour donner son nom au Péloponnèse, est, dans la tradition littéraire, tantôt qualifié de phrygien, tantôt de lydien ; des monnaies de Sardes, qui le représentent notamment au revers du portrait de Sévère Alexandre, prouvent que la cité se faisait gloire d’être sa patrie69. Dès le règne de Tibère, la tradition faisant de la Lydie le berceau originel des Grecs du Péloponnèse était exploitée dans le cadre d’une ambassade à Rome, pour tenter de prouver la supériorité de Sardes sur d’autres candidates à la faveur impériale. Et dès ce moment, le lien établi par la légende était pensé sur le modèle de la colonisation : “les Lydiens avaient encore accru leur puissance en envoyant peupler la partie de la Grèce qui prit ensuite le nom de Pélops” (auctamque adhuc Lydorum opulentiam, missis in Graeciam populis, cui mox a Pelope nomen)70. Au iiie s., c’est le terme de métropole qui, détourné de son usage officiel et ramené à son sens primitif de “cité-mère”, pourra servir à exalter le rôle fondateur de la Lydie aux premiers temps de l’hellénisme.
50Il faut en revanche donner au mot son sens plus vague de “cité principale” pour comprendre la formule “métropole de la Lydie (entière)”. Un bon parallèle est offert par Plutarque, qui utilise une expression très proche pour dire que Sardes était la capitale de l’ancien royaume de Lydie (Λυδῶν δὲ μητρóπλις αἱ Σάρδεις)71. C’est ce lointain rôle de capitale que Sardes veut mettre en valeur dans sa titulature de l’époque des Sévères. Il me paraît hors de doute que l’expression ne recouvre pas ici, comme le fait le titre “métropole d’Ionie” pour Milet, un statut défini et reconnu par Rome, mais exalte le rôle historique de Sardes au sein d’un royaume disparu72. L. Robert a identifié, au revers d’une monnaie frappée sous Sévère Alexandre, le personnage de Masdnès, premier roi de Lydie, fils de Zeus et de Gè73. Ce type monétaire forme un tableau cohérent avec les titres affichés au même moment par la cité dans les inscriptions : représenter le fondateur mythique du royaume dont la puissance culmina et s’éteignit sous Crésus, se proclamer “métropole de Lydie”, mais aussi “autochtone” ou “prôtochtone”, sont autant de façons, pour Sardes, de revendiquer une continuité entre sa propre existence et le passé pré-hellénique de la région. Lydie et Hellade, racines anatoliennes et liens avec le foyer de l’hellénisme : ces deux aspects de l’identité de Sardes peuvent être célébrés dans un même mouvement sans contradiction, car ils contribuent tous deux à rappeler l’antiquité de la cité et la grandeur de son histoire74.
51La revendication de l’autochtonie (peut-être justifiée par le héros Masdnès, né de la Terre) invite à faire le parallèle avec l’inscription de Stratonicée, datant du règne de Marc Aurèle, dans laquelle la cité se proclame “autochtone et métropole de Carie”75. J’ai tenté de montrer que le titre de métropole renvoyait dans ce cas au rayonnement régional d’un sanctuaire de la cité – rayonnement qui s’appuyait autrefois sur une structure fédérale, alors qu’il se manifeste de manière plus diffuse à l’époque impériale. Si cette hypothèse est juste, la définition de soi affichée par Stratonicée présente des points communs avec celle de Sardes. Elle constitue tout d’abord une forme de détournement du titre de métropole, qui est certes employé dans son sens officiel (cité centre d’un ethnos ou d’un koinon, abritant un sanctuaire commun), mais en référence à une situation passée (Stratonicée ayant occupé cette position au sein d’une voire deux ligues hellénistiques désormais disparues). De plus, ce rappel de l’ancien rôle de Stratonicée au sein de l’ethnos carien va de pair avec l’affirmation explicite d’une identité “indigène” ; chez Hérodote déjà, l’autochtonie apparaît comme une revendication des Cariens et est rapprochée de leur organisation fédérale autour d’un sanctuaire commun76. Ainsi, à Stratonicée comme à Sardes, un usage aménagé voire détourné du titre de métropole permet de mettre en valeur un rôle historique passé (capitale du lointain royaume lydien, siège de confédérations cariennes à l’époque hellénistique) qui nourrit la forte conscience d’une spécificité ethnique non-grecque (lydienne ou carienne), elle aussi exaltée77.
52Pour en revenir à la titulature de Sardes, il reste à commenter le titre “métropole d’Asie”, que j’interprète sans hésiter comme la traduction du statut officiellement accordé par Rome. Il paraît inutilement compliqué de comprendre, comme le propose P. Herrmann, que le nom Asie est ici employé dans un sens restreint pour qualifier la seule région de Sardes ; en-dehors de ce qu’un tel emploi aurait d’abusif voire de provocateur, il impliquerait que les titres “métropole d’Asie” et “métropole de Lydie” étaient synonymes et que Sardes affichait avec une lourdeur particulière la même revendication deux fois de suite. Au contraire, c’est sans doute la possibilité d’user légitimement du premier titre – d’abord gravé seul, sur le même plan que celui de néocore – qui poussa la cité à adopter le deuxième, afin de diversifier et d’amplifier sa titulature78. D’autres éléments viennent encore enrichir la définition de soi que se forge Sardes. Celui qui exprime ses relations avec l’Hellade est visiblement inspiré, lui aussi, par les connotations du mot métropole. Aussi ce mot devient-il central dans la légende monétaire qui condense la titulature progressivement développée par la cité : “première métropole d’Asie, de Lydie et d’Hellade”. Le titre de métropole fonctionne comme le pivot d’une construction sémantique complexe, où chaque complément modifie le sens du mot qu’il complète. Il permet d’évoquer simultanément un statut officiel contemporain, un rôle passé de capitale et une identité plus lointaine encore de cité-mère, colonisatrice et civilisatrice. La polysémie du mot est ainsi exploitée à plein, pour la plus grande gloire de la cité.
53En conclusion, il apparaît que le titre de métropole fonctionnait souvent comme un “fourre-tout”, dans lequel on pouvait ranger et mettre en valeur différents pans de réalité, différentes époques : statuts privilégiés et rôle économique contemporains, rôle historique et grandeur passée, identité grecque et liens avec le sol anatolien. Cette souplesse d’utilisation s’explique par la richesse sémantique du mot, qui semble avoir été redécouverte sous l’effet de la compétition entre cités. Pour le titre de métropole comme pour celui de néocore, mais de façon plus spectaculaire, on assiste à un intéressant mouvement de retour vers les anciens usages sémantiques, d’abord supplantés par la fonction nouvelle du mot. Celui-ci semble avoir acquis une valeur en soi, indépendamment du statut qu’il traduit. Réussir à l’intégrer dans sa titulature devient un gage de réussite dans la lutte incessante qui se livre pour la reconnaissance d’une place de choix dans la hiérarchie provinciale. C’est un phénomène similaire qui explique les multiples usages de l’adjectif prôtos dans les titulatures.
II. Le règne de la notion de primauté
54Le titre de première cité de la province, attesté en Asie et en Bithynie, peut apparaître comme un symbole de la “déchéance” de la cité-État : reconnaissance purement formelle d’un premier rang creux et néanmoins vivement disputé, il illustrerait de manière éclatante la fuite irrémédiable du temps des hégémonies ; le véritable pouvoir étant aux mains de Rome, les cités en seraient réduites à s’épuiser en querelles inutiles, sans enjeu ni conséquence concrets. Cette analyse doit beaucoup aux sources mêmes de l’époque impériale : Dion de Pruse et Aelius Aristide ont chacun leur tour entrepris de démontrer la vanité des conflits contemporains. Mais si le discours de Dion aux Nicomédiens traite indubitablement du titre de première de la province, sans cesse opposé à un premier rang réel, celui qu’Aristide prononce devant l’assemblée provinciale d’Asie pour calmer la rivalité entre Pergame, Éphèse et Smyrne soulève des questions plus vastes. On considère trop souvent que tout ce qui y est dit concerne le titre “première d’Asie”. Il me semble au contraire nécessaire de s’interroger sur le sens de l’expression to prôteion ou ta prôteia, qu’il est imprudent de comprendre toujours et partout comme un équivalent du titre de première de la province.
55De la même façon, il faut distinguer les multiples usages de l’adjectif prôtos dans les titulatures. Celui qu’en fait Pergame, en se déclarant “première deux fois néocore” (δὶς νεωκόρος πρώτη Περγαμηνῶν πόλις), est parfois compris à tort comme une revendication du titre “première d’Asie” ; une lecture rapide isole le mot “première”, alors que dans ce cas précis, il doit être rattaché à ce qui précède et ne fait qu’étoffer le titre de néocore. Smyrne, quant à elle, affiche bien le titre “première d’Asie”, mais en ajoutant sur certains documents la précision “en beauté et en grandeur”, ce qui soulève des problèmes d’interprétation. De plus, la chronologie des titulatures est souvent mal connue ou négligée par les commentateurs, qui ont tendance à projeter sur une longue période un titre attesté ponctuellement ou tardivement. Un examen exhaustif des sources s’impose pour réviser l’opinion, très répandue, selon laquelle Pergame, Éphèse et Smyrne auraient partagé le titre de première d’Asie – partage qui rendrait le privilège quelque peu douteux79. Notre effort consistera donc à faire la part entre un titre précis, celui de première de la province, et les nombreuses occurrences où la notion de primauté sert de manière plus générale à l’expression d’ambitions concurrentes.
1) Le contenu du titre de première de la province
56La question du contenu du titre de première de la province fait l’objet d’un consensus établi de longue date et jamais remis en cause. Tous les ouvrages qui traitent de cette question reprennent systématiquement la même définition : la cité portant ce titre aurait le droit de faire marcher ses délégués en tête de la procession qui a lieu au moment des fêtes impériales communes. En lien avec cette définition s’est imposée l’idée qu’il existait, au sein du koinon, une hiérarchie stricte attribuant à chaque cité un numéro de rang et, corrélativement, une place au sein de la même procession80. En analysant rapidement les principaux éléments du dossier, je voudrais montrer que cette vulgate, bien qu’acceptable dans ses grandes lignes, doit toutefois inspirer plus de réserve qu’elle ne le fait d’ordinaire, car les documents sur lesquels elle se fonde sont loin d’être tous évidents à interpréter.
Rôle du koinon et propompeia
57La source principale pour tenter de cerner ce que recouvre le titre de première est le discours tenu par Dion de Pruse à Nicomédie, à propos de la concorde avec Nicée81. L’objet du conflit entre les deux cités est clairement indiqué à plusieurs reprises : il s’agit d’une lutte “pour le premier rang” (ὑπὲρ πρωτείων) et “pour un nom” (περὶ ὀνόματος) ; les Nicomédiens veulent “(être) qualifiés de premiers dans une inscription” (ἐὰν ἐπιγραφῶμεν που πρῶτοι) et “être appelés premiers” (πρῶτοι καλεῖσθαι)82. Il ne fait pas de doute que Dion fait ici référence au titre de première de la province, gravé sur ses murs par la cité qui le détenait et utilisé par les autres dans leurs échanges diplomatiques avec elle. Pourtant, son discours n’est guère explicite sur les prérogatives que devait logiquement entraîner la possession d’un tel titre : il s’attache bien plus à démontrer ce que le titre n’est pas, ou ce qu’il n’apporte pas, qu’à définir ce qu’il est. Seuls deux passages livrent des informations, plus ou moins directes, sur ce point. Le premier mérite d’être cité dans son contexte. Dion avance l’idée que la concorde entre les deux plus grandes cités de Bithynie les rendra plus fortes et leur permettra de dominer toutes les autres, comme cela devrait être naturel.
“Pour le moment, au contraire, votre querelle transporte d’aise les autres cités, car vous semblez avoir besoin d’elles et vous en avez réellement besoin du fait de la lutte qui vous oppose ; il vous arrive ce qui se produit lorsque deux hommes de distinction égale deviennent rivaux en politique : ils sont forcés de courtiser tout le monde, y compris ceux qui leur sont infiniment inférieurs. Ainsi, pendant que vous vous battez pour le premier rang, ce premier rang risque d’être entre les mains de ceux que vous courtisez. En effet, il n’est pas possible de penser que les gens ne possèdent pas ce que vous demandez à recevoir d’eux (οὐδὲ γὰρ ἔνεσην οὐκ ἔχειν τοῦτο δοκεῖν τινας, ὃ παρ’ αὐτῶν ἐκείνων ὑμεῖς λαμβάνειν ἀξιοῦτε).” (38.34-35)
58C’est la dernière phrase qui donne la clé de l’interprétation : si l’obtention du “premier rang” – qui correspond, ici, au titre de première – dépend des autres cités de la province, ce ne peut être que parce qu’elle est conditionnée par un vote du koinon83. La comparaison avec les hommes politiques rivaux prend alors tout son sens : Nicée et Nicomédie doivent “courtiser” les représentants des autres cités comme un orateur flatte le peuple lorsqu’il a besoin d’une majorité de voix pour faire adopter une de ses propositions. On devine, à travers ce texte, l’existence d’une véritable vie politique à l’échelle de la province. Lors des réunions du koinon, les délégués de Nicée et de Nicomédie devaient régulièrement prononcer des discours pour convaincre l’assemblée de voter en faveur de leurs patries respectives et de reconnaître à l’une, au détriment de l’autre, le titre de première. Plus généralement, il semble que les deux rivales aient cherché à se créer des réseaux de soutien, et l’on peut supposer qu’elles développaient des échanges diplomatiques amicaux avec les cités qu’elles pensaient pouvoir faire entrer dans leur “camp”. Ces échanges devaient s’intensifier à l’approche des réunions du koinon, si bien que la rivalité qui se jouait au sommet de la hiérarchie provinciale avait des répercussions sur l’ensemble des cités, invitées à prendre position dans la lutte que se livraient les deux plus grandes pour la première place. Il est probable que la décision du koinon demandait à être confirmée par l’empereur, et même que celui-ci, s’il le voulait, pouvait s’y opposer ou la court-circuiter pour favoriser la cité de son choix. Mais le texte de Dion rappelle l’importance qu’avaient, en amont de l’intervention impériale, les débats au sein de la province pour désigner la cité qui méritait de porter le titre de première.
59Le simple fait que l’octroi de ce titre, comme celui du statut de cité néocore dans certains cas, soit soumis à une approbation du koinon suggère que les prérogatives auxquelles il donnait droit s’exerçaient dans le cadre des activités communes de la province. Un autre passage du discours de Dion confirme et précise cette hypothèse, mais il faut souligner le caractère très indirect et allusif de l’information qu’il donne, sur laquelle s’est pourtant presque entièrement édifiée la vulgate moderne résumée plus haut. Dion reprend rapidement, à ce moment du discours, un topos rhétorique qu’il a déjà développé auparavant, celui qui consiste à opposer la lutte pour l’hégémonie à l’époque classique et les vaines rivalités de l’époque impériale. Les Athéniens et les Lacédémoniens, eux, étaient engagés dans “un combat pour une véritable domination” (ὑπὲρ ἀρχής ἀληθοῦς ἀγών) ; “à moins, ajoute le sophiste avec ironie, que vous ne pensiez maintenant qu’ils combattaient bravement pour le droit de conduire une procession, comme ceux qui, dans un mystère, jouent à se battre pour quelque chose qui ne leur appartient pas” (εἰ μή τι νῦν δοκεῖτε αὐτοὺς ὑπὲρ τῆς προπομπείας καλῶς ἀγωνίζεσθαι, καθάπερ ἐν μυστηρίῳ τινὶ παίζοντας ὑπὲρ ἀλλοτρίου πράγματος, 38.38). C’est à ce passage que renvoient tous les ouvrages modernes pour justifier l’idée que le titre de première de la province se traduisait par la propompeia lors des fêtes communes du culte impérial. Le raisonnement qui permet d’aboutir à cette conclusion n’est jamais détaillé, mais il mérite qu’on s’y arrête un instant, car il est assez complexe. Il implique en effet de comprendre la phrase de Dion comme une allusion “à double détente”.
60À un premier niveau, l’allusion renvoie à une réalité contemporaine attestée par ailleurs et devenue un topos littéraire : la compétition que se livraient Athènes et Sparte pour obtenir le droit de conduire la procession des Éleuthéria de Platées, fête commune pentétérique commémorant la célèbre victoire qui mit fin aux guerres médiques. Cette compétition, dont l’acte de naissance ne remonte pas plus haut que la fin du iiie s. a.C. et doit plutôt se situer vers le milieu du iie s., prenait la forme d’une joute oratoire opposant les représentants des deux cités devant le conseil commun des Grecs, qui décidait, par son vote, laquelle des deux aurait la propompeia pour la prochaine célébration des Éleuthéria84. La phrase de Dion est donc d’abord construite autour de l’exemple d’Athènes et de Sparte, qui permet de mesurer la distance séparant le temps de l’indépendance et celui de la soumission à Rome : ces deux cités, qui luttaient pour un empire à l’époque classique, se trouvent désormais réduites à rivaliser pour une première place purement honorifique. Dion envisage ironiquement la possibilité que ses auditeurs soient tellement imprégnés des nouvelles conditions d’existence de la cité qu’ils aient oublié les enjeux des guerres du ve s. et s’imaginent que le prix de la lutte entre Athènes et Sparte n’était, déjà alors, rien d’autre qu’une question d’étiquette. C’est là le sens littéral de l’allusion à la propompeia.
61On peut toutefois lui donner un sens plus riche, en considérant qu’elle fonctionne à un double niveau : faisant référence, de manière directe, à la forme contemporaine de la séculaire opposition entre Athènes et Sparte, elle renverrait également, de manière indirecte, à l’enjeu du conflit entre Nicée et Nicomédie. Le soupçon que prétend nourrir l’orateur – “à moins que vous ne pensiez maintenant qu’ils combattaient bravement pour le droit de conduire une procession” – s’expliquerait alors autant par les préoccupations des Nicomédiens, en lutte pour le titre de première, que par la célébrité dont jouissait l’agôn périodiquement tenu à Platées entre Athènes et Sparte. C’est parce que le titre de première de la province impliquait lui aussi le droit de conduire une procession que les Nicomédiens, obnubilés par leur ambition présente, pourraient être tentés de placer absurdement cette prérogative au centre des conflits de l’ancien temps.
62Deux arguments me paraissent pouvoir soutenir cette interprétation. D’une part, les métaphores, comparaisons et autres procédés rhétoriques abondamment utilisés par Dion dans ses discours aux cités visent toujours à établir des liens précis avec la situation à laquelle il entend remédier. Le sophiste a à sa disposition un certain nombre de topoi littéraires, dans lesquels il ne puise pas au hasard, mais en prenant soin de choisir ceux qui servent le mieux son propos, parce qu’ils peuvent s’appliquer aux questions concrètes qui occupent ses auditeurs. D’autre part, la comparaison qui suit la référence à la propompeia, si elle reste en partie obscure du fait de notre ignorance des rites propres aux cultes à mystère, exploite un thème courant, dont le but est toujours de dénoncer les rivalités qui ont rendu nécessaire l’intervention du sophiste en faveur de la concorde. L’image des initiés qui “jouent à se battre pour quelque chose qui ne leur appartient pas” – exécutant sans doute une forme de drame sacré dont le contenu et la signification nous échappent – est très proche de celle que développe Dion un peu plus loin, en évoquant les acteurs qui jouent le rôle de rois et de dieux et, une fois sortis de scène, ne sont plus rien (38.39-40). Or, cette dernière comparaison est très clairement destinée à illustrer la vanité du titre de première. Dès lors, on peut conclure que le passage qui mêle les références à la propompeia et à une cérémonie de culte à mystère doit être inspiré, en quelque façon, par le même souci de déprécier ce titre – et peut donc être utilisé pour en déduire le contenu.
63Certains commentateurs ont cherché à confimer par d’autre sources l’information fournie indirectement par Dion sur le rôle de la propompeia. Dans un article très souvent cité, R. Merkelbach établissait ainsi un rapprochement avec le discours d’Aelius Aristide sur la concorde, visant à réconcilier Éphèse, Pergame et Smyrne85. Selon lui, l’usage constant que fait Aristide de l’adjectif κοινός tout au long du discours, et en particulier le passage où il désigne les temples et les concours communs comme principaux objets de rivalité, témoignent de ce que la querelle entre les trois cités avait un lien avec les fêtes provinciales (koina Asias) et portait précisément sur les questions d’étiquette telles que le droit de conduire la procession. Mais, comme nous le verrons, il faut remettre en cause l’idée que le discours d’Aristide a pour seul et unique thème le titre de première de la province, qui serait partagé par les trois rivales. Sa phrase sur les temples et les concours communs peut et, à mon avis, doit se comprendre dans un sens très large, comme une référence aux multiples occasions de conflit que fournit aux cités l’existence de statuts privilégiés liés au culte impérial provincial86. S’il est possible qu’Aristide pense entre autres, dans ce passage, à la dispute pour le titre de première d’Asie, l’expression qu’il emploie évoque au moins autant la compétition que se livrèrent les trois cités pour obtenir des statuts tels que siège de koina Asias, cité néocore, métropole. En résumé, il me semble que vouloir utiliser le discours d’Aristide pour confirmer le témoignage de Dion revient à forcer le texte. L’unique fondement à la théorie d’un lien entre titre de première et propompeia est bien le passage du discours aux Nicomédiens qui vient d’être commenté.
Une hiérarchie plus complète ?
64De même, l’hypothèse d’une hiérarchie attribuant un rang précis à chaque cité au sein du koinon repose sur des témoignages isolés, qui demandent à être maniés avec encore plus de prudence que le texte de Dion. Ces témoignages se résument à quelques monnaies de Magnésie du Méandre et de Nysa, connues depuis longtemps et commentées en détail par L. Robert87. La première de ces deux cités frappe, en toutes lettres ou sous forme abrégée, le titre “septième d’Asie” (ΕΒΔΟΜΗ ΤΗΣ ΑΣΙΑΣ ou Ζ ΤΗΣ ΑΣΙΑΣ) sur des monnaies de l’époque de Sévère Alexandre et de Gordien. Sur l’une d’elles, à l’effigie de Julia Mamaea (la mère de Sévère Alexandre), ce titre est mis en valeur au milieu d’une couronne, tandis que celui de “néocore d’Artémis” orne le pourtour. L. Robert en a déduit avec vraisemblance que les deux titres avaient été accordés à la cité en même temps, par le dernier des Sévères. C’est le parallèle avec ces monnaies de Magnésie qui permet d’interpréter une légende frappée par sa voisine Nysa plus tardivement, sous les règnes de Valérien et Gallien : trois émissions monétaires font figurer le chiffre 6, sous forme abrégée, au milieu d’une couronne. La référence à l’Asie n’apparaît pas, mais il semble hors de doute qu’elle est ici sous-entendue et que la sixième place revendiquée par Nysa représente une victoire de cette cité sur Magnésie, qui doit se contenter de la septième. Faut-il pour autant en conclure qu’il existait en Asie une hiérarchie complète, comptant sept échelons voire davantage, qui se traduisaient physiquement par l’ordre de procession adopté lors des fêtes communes ?88 Cela ne me paraît nullement assuré, pour différentes raisons.
65Tout d’abord, les revendications de Magnésie et de Nysa sont très tardives : elles se situent à la limite de la période que j’ai choisi d’étudier, entre les années 220-230 et 260. Avant cette date, le seul autre rang hiérarchique attesté avec certitude pour une cité est celui de première89. S’il existait un système de classement plus complet, qui ne s’arrêtait pas à la première place, on s’attendrait à ce qu’il ait laissé des traces dans les sources. Certes, une très grande cité qui aurait échoué à gagner le premier rang et devrait se contenter du deuxième ou du troisième aurait sans doute tendance à passer sous silence cette position décevante à ses yeux, ce qui pourrait expliquer notre ignorance à ce sujet. Mais pour les cités qui, tout en ayant de l’ambition, ne pouvaient se mesurer aux trois plus grandes d’Asie, une quatrième ou cinquième place devrait paraître tout à fait honorable et digne d’être mentionnée. À défaut d’inscriptions ou de monnaies allant dans ce sens, il faut peut-être verser au dossier un passage du quatrième discours sacré d’Aelius Aristide, qui retrace les étapes de la longue lutte du sophiste pour faire reconnaître son immunité. L’épisode se situe au début de l’année 148. Lors d’une réunion du koinon, les délégués de Smyrne proposent le nom d’Aristide pour la charge de grand-prêtre d’Asie, bien que le sophiste ait clairement fait savoir qu’il ne désirait pas candidater. Il se retrouve alors “élu à la troisième ou quatrième place” (γίγνομαι τρίτος ἢ τέταρτος τῇ χειροτονίᾳ), mais fait appel au gouverneur et, après avoir comparu, se trouve “libéré de tous soucis”90.
66L’interprétation de ce passage a divisé les commentateurs. Tous sont d’accord pour le rapprocher de l’ouverture du discours de Dion à Apamée de Phrygie, qui dénonce ironiquement l’importance accordée aux signes extérieurs de sagesse, tels que les cheveux longs ostensiblement arborés par ceux qui se piquent d’être des sophistes – “trois ou quatre chevelus, comme les prêtres de vos cultes – je veux dire les bienheureux, ceux qui commandent à tous les prêtres, éponymes de l’un des deux continents dans son entier”91. L’allusion vise sans nul doute les grands-prêtres d’Asie92 et la convergence avec l’information fournie par Aristide est frappante. Mais pour certains, il faut comprendre que les trois ou quatre grands-prêtres élus en même temps devaient servir à tour de rôle pour les trois ou quatre années à venir, étant entendu qu’il n’y avait qu’une seule grande-prêtrise provinciale par an93. D’autres au contraire – et je me range à leur avis – pensent que les trois ou quatre grands-prêtres servaient la même année, dans les différents centres du culte impérial provincial94.
67Si l’on se tient à cette théorie, qui me paraît la plus convaincante, il est légitime de se demander à quoi correspond “la troisième ou quatrième place” dévolue à Aristide. Implique-t-elle que les différentes cités auxquelles étaient affectés des grands-prêtres provinciaux étaient classées selon un ordre hiérarchique, le grand-prêtre élu avec le plus de voix devant servir dans la première cité, le suivant dans la deuxième, etc. ? Cela n’est pas exclu et viendrait alors conforter l’hypothèse d’une hiérarchie clairement fixée (bien que sans doute susceptible de changements) et applicable en diverses occasions lors des activités du koinon. Toutefois, on peut envisager d’autres explications, au moins aussi probables, pour rendre compte du texte d’Aristide. Ainsi, M. D. Campanile pense que l’ordre d’affectation des grands-prêtres pourrait être déterminé par l’ordre chronologique de création des centres du culte impérial provincial : le grand-prêtre arrivé en tête serait affecté à la plus ancienne cité néocore (c’est-à-dire Pergame), et ainsi de suite. Une autre solution lui semble être de supposer tout simplement que le candidat le mieux élu avait le privilège de choisir la cité où il effectuerait sa charge, tandis que le dernier était forcé de servir dans la cité que les autres avaient dédaignée95.
68Par ailleurs, même si l’on admet que l’allusion d’Aristide reflète l’existence d’un ordre hiérarchique des cités au sein du koinon, ce témoignage s’accorde mal avec celui des monnaies de Nysa et de Magnésie. Il implique en effet que les cités les mieux placées dans la hiérarchie sont aussi celles qui possèdent des temples du culte impérial provincial auxquels sont affectés annuellement des grands-prêtres. Or, ces cités sont au nombre de cinq : Éphèse, Pergame, Smyrne, Cyzique, Sardes96. Comment expliquer alors que Nysa, qui n’a jamais été néocore, puisse se situer juste après elles ? Pourquoi aurait-elle devancé Magnésie, qui venait pourtant de recevoir le titre de néocore d’Artémis ? Tout cela ne fait pas grand sens, et il me semble que la seule solution cohérente serait de supposer l’existence de deux systèmes de classement différents, celui que décrirait Aristide et celui dont témoignent les monnaies de Nysa et Magnésie.
69Les sixième et septième rangs que revendiquent ces deux cités sont de toute façon surprenants, même en-dehors du rapprochement avec le texte d’Aristide. Cela laisse bien peu de place pour les nombreuses autres cités dont l’importance économique et le prestige égalent voire dépassent ceux de Nysa et de Magnésie. L. Robert voyait là “une aporie”. Il émettait malgré tout une suggestion, qui me paraît indiquer la voie à suivre pour résoudre le problème que posent ces monnaies. La hiérarchie dans laquelle s’inscrivaient les deux voisines aurait d’emblée exclu les grandes cités, c’est-à-dire, selon L. Robert, “les chefs-lieux de conventus, les métropoles et peut-être aussi les cités néocores”. Le procédé s’apparenterait alors à une ruse, inventée pour satisfaire le plus grand nombre de cités possible dans l’incessante course au prestige qui marquait la vie de la province97. Cette hypothèse me semble d’autant plus séduisante que le début du iiie s. correspond à une intensification de ces rivalités “honorifiques” : c’est alors que des cités modestes commencent à faire confirmer par l’empereur des titres qui, auparavant, ne faisaient pas l’objet d’autorisations officielles ; c’est aussi à cette époque que se multiplient les détournements de titres officiels et les abus de langage destinés à intégrer de force un mot prestigieux à une titulature. Les tardifs témoignages d’un sixième et d’un septième rangs dans la province me paraissent se rattacher à ce phénomène général et renseigner davantage sur la diffusion des valeurs agonistiques dans les relations entre cités que sur l’organisation réelle du koinon durant le Haut-Empire.
Un titre honorifique
70Au terme de ces analyses, la seule certitude que nous possédons est que les koina de Bithynie et d’Asie désignaient officiellement, par un vote, la cité qui était digne de porter le titre de première de la province. L’hypothèse selon laquelle ce titre donnait le droit de conduire les processions communes, bien que reposant sur l’interprétation non assurée d’un unique témoignage, reste très vraisemblable. Il paraît clair en tout cas que le titre de première ne comportait pas d’avantages concrets comparables à ceux des titres de néocore ou de métropole. Dion ne cesse, dans son discours aux Nicomédiens, de souligner l’absence de tout gain matériel en cas de victoire dans la lutte pour la première place. On peut le soupçonner d’exagération, voire de mauvaise foi, mais des contre-vérités trop flagrantes ne pourraient que desservir son propos. Aussi est-on tenté de le croire lorsqu’il oppose le premier rang purement nominal que donne le titre aux avantages du statut de capitale de conventus ou qu’il déclare qu’être premiers ne rendra pas les Nicomédiens “plus riches, plus grands ou plus puissants” (38.26 et 29). Le titre de première semble bien avoir été un titre “honorifique” dans le sens plein du terme : il ne se traduisait pas autrement que par une préséance dans l’étiquette qui réglait les réunions du koinon. Pourtant, il était vivement recherché et pouvait susciter de fortes passions. Dion indique d’ailleurs, au tout début de son discours, qu’il a choisi de conseiller ses auditeurs sur “l’affaire la plus importante” (περὶ τοῦ μεγίστου πράγματος), au risque de ne pas être écouté (38.3). Les précautions oratoires qu’il prend pour introduire le nom des Nicéens, qui semble déclencher à lui seul un tollé dans l’assistance98, le long exorde qu’il consacre à vanter les vertus de la concorde en général avant d’entrer véritablement dans le vif du sujet, tout cela prouve à quel point la question du titre de première, qui se trouvait au centre de la rivalité entre Nicée et Nicomédie, était sensible.
71Bien que Dion construise tout son discours sur l’opposition entre les mots et les faits, il semble que dans l’esprit des contemporains, ces deux pans de la réalité aient eu tendance à se confondre – et c’est là l’un des effets les plus intéressants des nouvelles formes de conflit qui se sont développées sous l’Empire. “Les noms ne garantissent pas les faits, ce sont les faits qui garantissent les noms” (οὐ τὰ ὀνόματα πίστεις τῶν πραγμάτων εἰσί, τὰ δὲ πράγματα καὶ τῶν ὀνομάτων), déclare le sophiste dans son effort pour convaincre les Nicomédiens que l’objet de leur querelle avec Nicée est vain (38.40). La compétition acharnée à laquelle donnait lieu la quête et la mise en valeur du titre de première atteste au contraire que les noms – les titres – avaient, pour les Grecs de l’époque impériale, une véritable valeur performative. Alors que ce titre n’augmentait en rien, concrètement, les moyens de domination d’une cité sur les autres et n’était en quelque sorte que la reconnaissance formelle d’une supériorité fondée sur l’accumulation d’autres privilèges, il n’en était pas moins perçu comme la preuve la plus efficace et la plus incontestable de l’existence de cette supériorité. Etre qualifiés de premiers et l’être, c’était bien, contrairement à ce que voudrait faire admettre Dion, une seule et même chose.
2) La dispute du titre de première de la province entre Nicée et Nicomédie
Le partage du titre à partir du règne de Domitien
72Commençons par le cas de la Bithynie, où le titre est attesté beaucoup plus tôt qu’en Asie. Si l’on s’en tient aux témoignages sûrs99, c’est d’abord Nicée qui se présente comme “première cité de la province” (ΠΡΩΤΗ ΠΟΛΙΣ ΤΗΣ ΕΠΑΡΧΕΙΑΣ) sur une émission monétaire datant du règne de Claude100. La même formule se laisse déchiffrer au datif, sous un martelage, dans une inscription de l’époque de Vespasien, tandis que les monnaies du même règne portent, à côté de l’ethnique, l’abréviation ΠΡ ΒΙ, qui doit se développer en “premiers de Bithynie”101. Pendant ce temps, Nicomédie ne fait frapper que le titre de métropole. Mais sous Domitien, le titre de première devient commun aux deux cités, qui le revendiquent alors sans retenue et le font apparaître sur un nombre impressionnant d’émissions monétaires. Nicée fait alterner la légende “premiers (ou première) de la province” avec celle de “premiers de Bithynie et du Pont” ou, plus souvent “du Pont et de Bithynie”, les noms de la double province étant donnés sous une forme abrégée (ΝΕΙΚΑΙΕΙΣ ΠΡΩΤΟΙ ΠΟΝ(Τ) ΚΑΙ ΒΙΘ)102. Nicomédie, elle, se désigne de façon récurrente par la formule suivante, diversement abrégée et plus ou moins complète : “la métropole et première de Bithynie (et du Pont)” (H Η ΜΗΤΡΟΠΟΛΙΣ ΚΑΙ ΠΡΩΤΗ ΒΙΘΥΝΙΑΣ (ΚΑΙ ΠΟΝ)) (pl. III, 9)103. Le fait que le Pont soit parfois mentionné et parfois non pose problème : quel était le titre officiel ?
73L. Robert comprenait le recours au nom complet de la province comme un phénomène de surenchère, dont il attribuait la responsabilité à Nicomédie. Il est vrai que quand Nicée est seule détentrice du titre, la référence à la seule Bithynie lui suffit. C’est très certainement le partage du titre qui incita l’une des deux rivales à inclure la mention du Pont pour se donner une apparence de supériorité. Mais il est difficile de savoir laquelle fut à l’origine de cette innovation, vite adoptée par l’autre. À ce jeu-là, Nicomédie semble plutôt moins assidue que Nicée, puisqu’elle laisse subsister, sur quelques émissions, la forme simple du titre (n’évoquant que la Bithynie), et ce encore sous Trajan104. Toutefois, le nom complet de la double province est accolé au titre de première dans plusieurs inscriptions plus tardives : à Nicée sous Hadrien, à Nicomédie sous Commode et sous Septime Sévère105. L’usage paraît s’être imposé et avoir revêtu un caractère officiel. Cela étonne, étant donné que le privilège d’être qualifiée de “première cité” dépendait du koinon auquel cette cité appartenait et avait une application pratique lors des activités du même koinon. Or, les deux parties de la province de Bithynie-Pont ont chacune un koinon indépendant106. Bien plus, celui du Pont – qui déborde parfois les frontières de la province – semble avoir désigné, du moins sous Antonin, sa propre “première cité” : Héraclée107.
74Plutôt que d’imaginer des réunions rassemblant les deux koina et permettant l’élection d’une cité qui serait à la tête de la Bithynie et du Pont au sens strict, je préfère penser que la formule adoptée par Nicée et Nicomédie à partir de Domitien relève de l’amplification rhétorique : bien que choisies pour être premières au sein du koinon de Bithynie, les deux cités exaltent leur position à l’échelle de la province entière. Ce qui est remarquable, si cette hypothèse est juste, c’est qu’une telle inexactitude ait pris valeur de désignation officielle, avec l’accord probable des autorités romaines. La recherche agonistique de la gloire, proprement grecque, aurait alors eu raison de la rigueur juridique chère aux Romains.
75Quoi qu’il en soit, il est certain que les émissions de Nicée et de Nicomédie sous Domitien sont dictées par un fort esprit de compétition. Retenons un exemple particulièrement clair. Dans les deux cités, on trouve des monnaies frappées au droit à l’effigie de Domitien, tandis qu’au revers est représenté Arès marchant de profil, portant une lance et un trophée ; dans le champ, à une place identique, on peut lire les abréviations ΝΚΑ ΠΡ à Nicée, et ΝΚΟΠΡ à Nicomédie – c’est-à-dire sans nul doute l’ethnique suivi du titre de première. Ces monnaies ont le même module et se répondent très nettement, dans un jeu de répliques qui semble annoncer celui auquel se livrera Nicomédie plus tard, en reprenant, sous Septime Sévère, une légende adoptée par Nicée sous Commode (“le monde est heureux…”)108. Mais ici, c’est sous le même règne, sans doute à très peu de temps d’intervalle, que fusent les répliques109. Encore une fois, on a l’impression que les rivales veillent à empêcher tout écart de se creuser entre elles : quand l’une prend l’initiative d’une émission sortant de l’ordinaire, où est célébré un titre que les deux peuvent revendiquer, l’autre s’empresse de faire frapper des monnaies identiques, s’appropriant l’image et les mots dont elle ne tolèrerait pas de laisser l’exclusivité à celle qui partage sa position privilégiée.
76Le règne de Domitien est donc marqué par une vive compétition entre les deux cités dans la mise en valeur du titre de première, auquel elles peuvent désormais prétendre toutes deux. Par la suite, la compétition peut paraître s’apaiser, mais c’est surtout l’interruption du monnayage de Nicée qui donne cette impression : sous Trajan et Hadrien, la cité ne frappe plus monnaie, sans que l’on puisse trouver à ce fait d’explication apparente. De rares inscriptions nous apprennent toutefois que sous ces deux règnes, Nicée peut encore se dire première de la province110. Nicomédie, de son côté, célèbre tantôt ce même titre, tantôt celui de métropole, tantôt les deux combinés111. On aimerait avoir des informations sur la mise en œuvre concrète de la position ex æquo reconnue par le koinon aux deux rivales. Les délégués qui les représentaient ouvraient-ils côte à côte la procession menée lors des fêtes communes du culte impérial ? La parfaite égalité des deux “premières” pouvait-elle être respectée dans toutes les occasions où l’étiquette marquait les activités du koinon – ces occasions ne devant pas se réduire à la seule cérémonie de la pompè ? Il est probable que des difficultés surgissaient parfois, donnant lieu à des débats devant le koinon, amené à faire preuve d’inventivité et de tact pour trancher ces délicates questions de préséance112.
77Ainsi, au vu des monnaies et des inscriptions, il apparaît que le titre de première cité de la province, d’abord réservé à Nicée, est ensuite partagé entre Nicée et Nicomédie, de Domitien jusqu’à Hadrien au moins. Cette évolution traduit l’ascension progressive de Nicomédie, qui concurrence et bientôt supplante Nicée, dont la domination était pourtant bien établie à l’époque d’Auguste. Avant d’examiner la documentation qui témoigne de l’abaissement de Nicée, il convient de faire une place au célèbre discours de Dion aux Nicomédiens, dont la datation pose problème.
La date du discours de Dion
78La question de savoir si ce discours a été tenu avant ou après l’exil du sophiste – entamé dès le début du règne de Domitien et achevé sous Nerva – est en partie liée à celle du partage du titre : les savants n’ont pas tous interprété de la même façon les indications fournies par Dion à ce propos. Pour les uns, il faut comprendre que le titre est commun aux deux cités au moment du discours (ce qui situerait celui-ci sous le règne de Trajan, après le retour d’exil), pour les autres, le texte suggère que Nicomédie convoite le titre sans le posséder encore (ce qui implique que Dion a tenté de régler la querelle avant d’être banni par Domitien). M. Cuvigny a résumé, dans la notice qui précède sa traduction du discours 38, les principaux éléments du débat et a conclu, à la suite de A. Sheppard, en faveur de la deuxième solution113. Tout en reconnaissant que les particularités du style, les images choisies, les thèmes évoqués rapprochent le discours aux Nicomédiens des œuvres de la dernière période de Dion, celle qui suit l’exil, Cuvigny relativise, à juste titre selon moi, la valeur des seuls critères littéraires pour dater un discours. Il souligne notamment le caractère contestable de l’opposition systématique, longtemps pratiquée, entre un Dion sophiste avant l’exil et un Dion philosophe après les années d’errance. Surtout, l’interprétation qu’il retient des passages relatifs à la question du partage ou du non-partage du titre de première me semble entièrement convaincante.
79À plusieurs reprises, en effet, Dion utilise le futur pour évoquer les avantages (ou plutôt, selon lui, l’absence d’avantages) qu’impliquerait pour les Nicomédiens la possession du titre. “Si nous recouvrons le premier rang parce que les Nicéens nous l’auront remis sans combat – interroge-t-il –, percevrons-nous les tributs qu’ils perçoivent actuellement ?” (ἡμεῖς δὲ ἂν ἀπολάβωμεν τὸ πρωτεῖον ἀμαχεὶ παραδόντων αὐτὸ τῶν Νικαέων, πότερα ληψόμεθα τοὺς φόρους οὓς νῦν ἐκεῖνοι λαμβάνουσιν, 38.26)114. On pourrait encore comprendre ici que le titre étant partagé entre les deux rivales, Nicomédie luttait pour le faire enlever à Nicée, considérant que seul l’usage exclusif du titre garantissait une véritable primauté. Mais ailleurs, le texte n’a de sens que si Nicomédie ne possède pas le premier rang qu’elle réclame : “nous imaginons-nous que si nous somme qualifiés de premiers dans une inscription, nous détiendrons le premier rang ?” (ἠμεῖς δὲ οἰόμεθα, ἐὰν ἐπιγραφῶμέν που πρῶτοι, τὸ πρωτεῖον ἕξειν ;), et plus loin, “nous rendra-t-il plus riches, plus grands ou plus puissants ?” (ἀφ’ οὗ πότερον πλουσιώτεροι γενησόμεθα ἢ μείζονες ἢ δυνατώτεροι, 38.28-29)115. Visiblement, le droit d’user du titre n’est encore, pour Nicomédie, qu’une possibilité envisagée avec enthousiasme, mais qui reste à réaliser.
80Une remarque de Dion semble même prouver que l’idée du partage du titre entre les deux rivales était dans l’air, que cette solution avait été évoquée, peut-être lors des dernières réunions du koinon, qu’elle suscitait des débats et des résistances – et donc, logiquement, qu’elle n’était pas encore en vigueur. Le sophiste interpelle ainsi son auditoire : “si le titre de métropole vous est réservé et celui de première mis en commun, qu’y perdez-vous ?” (ἂν δὲ τὸ μὲν τῆς μητροπόλεως ὑμῖν ὄνομα ἐξαίρετον ᾖ, τὸ δὲ τῶν πρωτείων κοινὸν ᾖ, τί κατὰ τοῦτο ἐλαττοῦσθε, 38.39). L’emploi de l’éventuel dans la première proposition ne laisse pas de doute : la situation que décrit Dion n’est pas celle qui a cours au moment où il parle, mais celle qu’il incite les Nicomédiens à accepter dans un avenir proche. Son conseil sera suivi, et le discours ne peut donc que se situer avant son départ en exil, précédant de peu et annonçant la solution de compromis mise en place sous Domitien, lorsque Nicomédie obtiendra le titre de première sans réussir encore à le faire ôter à Nicée.
81Reste à expliquer un passage qui pourrait paraître contredire cette conclusion. Dion fait valoir que la discorde entre Nicée et Nicomédie donne “un pouvoir tyrannique” (ἠτυραννίς) au gouverneur. Les divisions au sein du koinon permettent à celui-ci de commettre des abus en toute impunité : “ou bien il rejoint le parti des Nicéens et reçoit l’aide de leur groupe, ou bien, ayant opté pour Nicomédie, il est tiré d’affaire par vous” (38.36). Le koinon est en effet habilité à poursuivre un promagistrat romain devant le Sénat – notamment en vertu de la loi de repetundis. Mais s’il n’est pas capable de présenter un front uni et de faire parvenir des accusations cohérentes à Rome, le gouverneur corrompu ou abusif a toutes les chances d’échapper à la justice116. Dion accentue alors sa double critique de l’attitude des gouverneurs et des cités, en comparant celles-ci à des enfants qui, ignorants de la vraie valeur des objets, se réjouissent lorsqu’on leur offre des babioles. Et il poursuit : “De la même façon, au lieu de vous offrir la justice, de vous épargner le pillage des cités, la spoliation des particuliers, les outrages, les exactions (ἀντὶ δικαιοσύνης, ἀντὶ τοῦ μὴ συλᾶσθαι τὰς πόλεις μηδὲ ἀφαιρεῖσθαι τοὺς ἀνθρώπους τῶν ἰδίων, ἀντὶ τοῦ μὴ ὑβρίζειν αὐτοὺς εἰς ὑμᾶς, ἀντὶ τοῦ μὴ παροινεῖν), (les gouverneurs) vous offrent des mots et déclarent et écrivent que vous êtes les premiers. Ensuite et pour le reste du temps, ils peuvent sans risque aucun vous traiter comme les derniers des derniers” (38.37).
82La charge est violente et oblige à nuancer l’idée reçue selon laquelle sous le Haut-Empire, le pouvoir romain était universellement accepté et ne suscitait chez les provinciaux que reconnaissance et admiration117. Pour notre propos, il convient surtout de relever que Dion accuse les gouverneurs d’user du titre de première, dans leurs relations avec les cités, pour gagner à bon compte le soutien d’une partie du koinon. Comme tout le passage est construit sur l’idée que l’opposition entre Nicée et Nicomédie constitue un utile instrument de domination aux mains des représentants de Rome, la phrase implique que ceux-ci accordaient le titre de première en alternance à Nicée et à Nicomédie. Dès lors, on peut considérer qu’elle fait obstacle à l’interprétation que j’ai retenue et oblige à admettre que le titre était déjà partagé entre les deux cités, les gouverneurs choisissant de l’utiliser ou non en fonction de leurs intérêts immédiats. Mais une autre solution est envisageable, qui permet de réconcilier les différentes indications fournies au long du discours.
83Nous avons étudié quelques exemples de la manière dont les cités pouvaient jouer avec les mots pour s’attribuer des titres qu’elles ne possèdaient pas officiellement. Nous verrons un peu plus loin que l’adjectif πρῶτος était fréquemment intégré à des titulatures et qu’à défaut de pouvoir revendiquer le premier rang au sein du koinon, de nombreuses cités s’inventaient un premier rang dans quelque autre domaine. Ce qui était d’un usage courant pour les autorités civiques peut très bien avoir été pratiqué également par les autorités romaines. Dans leur correspondance ou leurs discours aux cités, des gouverneurs peu scrupuleux introduisaient peut-être, à la faveur d’une expression ambiguë, la notion de primauté si chère aux Grecs, ce qui laissait espérer une reconnaissance plus formelle de ce premier rang dans l’avenir. Peut-être même certains allaient-ils plus loin et usaient-ils du titre de première de la province en-dehors du cadre légal qui en garantissait le caractère officiel118. De telles initiatives ne pouvaient alors qu’exacerber la rivalité entre Nicée et Nicomédie et renforcer cette dernière dans sa résolution d’obtenir elle aussi le titre.
84La situation décrite par Dion tend à présenter les querelles de titulatures comme une arme au service de la domination romaine. Toutefois, s’il est probable que certains gouverneurs jouaient des oppositions au sein du koinon et attisaient les querelles dans leur intérêt, il faut bien souligner qu’ils ne les provoquaient pas. Ces rivalités préexistent à l’intervention des gouverneurs, qui ne font qu’exploiter à leur avantage la division régnant au sein de la province. Dans le cas de la Bithynie, le courant des “pro-Nicomédiens” tire son épingle du jeu et s’impose de plus en plus clairement, faisant perdre à Nicée les avantages qu’elle possédait jusque-là.
La perte du titre par Nicée
85À partir d’Antonin, le monnayage de Nicée reprend et il faut alors réitérer la constatation qui m’a conduite à remettre en cause l’interprétation de L. Robert, selon laquelle la cité aurait perdu ses titres les plus brillants en conséquence de son soutien à Pescennius Niger. En effet, le titre de première ne réapparaît plus jamais, à partir d’Antonin, sur les monnaies de Nicée, pas plus que dans ses inscriptions. À Nicomédie, en revanche, il est encore frappé de temps à autre, non plus aussi systématiquement que sous Domitien, mais avec une régularité suffisante pour permettre de conclure que la cité le détint continûment119. Il est souvent affiché sous une forme abrégée et se trouve, de manière générale, quelque peu délaissé sur le petit espace des monnaies, où il est désormais concurrencé par le titre de néocore – que Nicomédie commence à utiliser à l’époque d’Antonin, sans doute sous l’influence des cités d’Asie120. La forme complète du titre, “première de Bithynie et du Pont (ou du Pont et de Bithynie)”, est toutefois encore à l’honneur dans les inscriptions, tandis qu’une émission du règne de Sévère Alexandre l’adopte à nouveau comme unique légende (ΠΡΩΤ ΠΟΝ KAI ΒΙΘΥ ΝΙΚΟΜΗΔΕ)121.
86Aussi est-il difficile de croire que, pendant plusieurs décennies, Nicée ait continué de détenir le titre de première sans en faire usage dans ses documents officiels. Sous Sévère Alexandre, alors que la perte de ses privilèges les plus importants ne fait plus de doute, elle ne peut opposer à Nicomédie que les qualificatifs “pieux et de noble origine” (ΕΥΣΕΒΩΝ ΕΥΓΕΝΩΝ ΝΙΚΑΙΕΩΝ), qu’elle fait figurer sur une de ses émissions monétaires, entourés d’une couronne de laurier122. Si l’on compare cette légende à la titulature portée par la cité dans la dédicace à Hadrien, “la très pieuse néocore des Augustes, descendante de Dionysos et d’Héraclès, première de Bithynie et du Pont, la métropole” (ἡ εὐσεβεστάτη [[νεωκόρος τῶν Σεβαστῶν]], ἀπὸ Διονύσου καὶ Ἡρακλέους, [[πρώτη Βιθυνίας καὶ Πόντου, ἡ μητρόπολις...]]123), on constate une évolution parfaitement logique : sur les cinq éléments initiaux fondant le prestige de Nicée – piété, néocorie, filiation divine, qualité de première de la province et statut de métropole –, seuls subsistent ceux qui n’ont pas fait l’objet d’un martelage – piété et noble origine. Or, ces deux éléments sont aussi les seuls, parmi les cinq retenus sous le règne d’Hadrien, à être exploités de façon directe ou indirecte à partir d’Antonin.
87En effet, quand le monnayage de Nicée reprend, il semble y avoir une intensification et une diversification de la thématique relative aux origines de la cité124. Héraclès et Dionysos, évoqués dans l’inscription de la porte de Lefke, sont représentés en alternance sur d’assez nombreuses monnaies, avec une légende qui les désigne comme “fondateur” (κτίστης, diversement abrégé et décliné)125. Cette revendication n’est pas nouvelle : sous Domitien déjà, la cité avait frappé des types similaires et sous Trajan, Dion de Pruse s’appuyait sur les mêmes traditions pour appeler le dieu de la vigne “l’ancêtre” (πρωπάτωρ) de Nicée et Héraclès son fondateur126. Mais à partir d’Antonin, de nouveaux types enrichissent le répertoire d’images destiné à glorifier le passé de la cité. La nymphe Nicée est un personnage légendaire sans doute assez tardif, qui justifie la prétention de la cité à descendre de Dionysos : cette nymphe éponyme, fille d’un fleuve situé à proximité de la ville, aurait été séduite par le dieu. Sous Antonin et ses successeurs, elle apparaît, munie d’un arc et d’un carquois, sur quelques émissions monétaires127. Parallèlement sont adoptés des types représentant Alexandre le Grand et Thésée. Là encore, le discours de Dion prononcé à Nicée fait écho au témoignage des monnaies : le sophiste, dans son exorde, loue la cité pour “la noblesse de sa race” (γένους γενναιότητι), puisqu’elle se compose “des premiers des Grecs et des Macédoniens”128. Nicée, fondation macédonienne, pouvait se rattacher à la figure illustre d’Alexandre, mais revendiquait aussi des liens avec l’Attique, qui restait l’une des régions les plus appréciées, sinon la plus appréciée, en matière de pedigree hellène129. Filiation divine, origines antiques et prestigieuses – le titre eugeneis affiché sous Sévère Alexandre ne fait que condenser une riche tradition exploitée depuis des décennies dans les types et légendes monétaires.
88De la même façon, on peut trouver des précédents à l’autre titre affiché sur la même monnaie, celui d’eusebeis. J’ai rappelé la référence à la très grande piété des Nicéens dans la dédicace à Hadrien (ἡ εὐσεβεστάτη [[νεωκόρος τῶν Σεβαστῶν]]). On voit que dans ce cas, l’adjectif ne constitue pas un titre indépendant mais vient rehausser celui de néocore. Plus tard, la publicité donnée aux concours des Commodeia, puis des Severeia, dont le nom accompagne parfois les nombreux types agonistiques frappés à la fin du iie et au début du iiie s.130, peut apparaître comme une variation autour du même thème : à cette époque, le culte impérial – sous ses diverses formes, locales et provinciales – constitue le moyen d’expression privilégié de l’eusebeia. Les monnaies du règne de Commode attribuent donc, de manière indirecte, cette qualité à Nicée. Pourquoi alors ne pas frapper également le titre de néocore, sinon parce que le statut qui y correspond a déjà été perdu ? Le même raisonnement vaut pour les autres titres officiels détenus par Nicée sous Hadrien : si la cité continue par la suite d’exalter, d’une part, ses origines, et de l’autre, son respect scrupuleux des honneurs dus aux dieux et aux empereurs divinisés, pourquoi ne pas continuer aussi à mentionner les autres fondements possibles de son prestige, qui seraient autrement plus efficaces pour concurrencer la place occupée par Nicomédie dans la province ? Le parallèle entre les types et légendes monétaires récurrents à partir d’Antonin et la légende isolée du règne de Sévère Alexandre me paraît concluant. On doit faire remonter les mêmes effets aux mêmes causes et admettre que durant toute cette période, eusebeia et eugeneia sont exaltées au détriment d’autres titres, parce que ces titres ne sont plus possédés par la cité.
89Ainsi, ces deux notions sont désormais les faibles armes laissées à Nicée pour rivaliser avec Nicomédie. Elles lui suffisent parfois, comme lorsque Nicomédie perd, sans doute à la suite de la disgrâce de Saôteros, la récente deuxième néocorie qu’elle devait à Commode : Nicée a beau jeu, alors, de multiplier les émissions célébrant un concours des Commodeia et de proclamer que “sous le règne de Commode, le monde est heureux” (ΚΟΜΟΔΟΥ ΒΑΣΙΛΕΥΟΝΤΟΣ Ο ΚΟΣΜΟΣ ΕΥΤΥΧΕΙ), face à sa rivale déçue131. Mais il reste que celle-ci peut encore, au même moment, aligner les titres les plus prestigieux – métropole, néocore et première. Et quand elle retrouve, sous Septime Sévère, une deuxième néocorie, elle exprime avec force et ironie l’incontestable supériorité de sa position, en reprenant à son compte la légende sur le bonheur du monde, tout en y ajoutant la précision qui rend la réplique si cinglante : alors que sur la monnaie de Nicée, la signature ne comportait que l’ethnique de la cité, les Nicomédiens se présentent, eux, comme “bienheureux, deux fois néocores” (ΣΕΥΟΥΗΡΟΥ ΒΑΣΙΛΕΥΟΝΤΟΣ Ο ΚΟΣΜΟΣ ΕΥΤΥΧΙ ΜΑΚΑΡΙΟΙ ΝΙΚΟΜΗΔΕΙΣ ΔΙΣ ΝΕΩΚΟΡΟΙ)132.
90Dans ce contexte, il faut remarquer un rapprochement très intéressant, qui a été relevé et rapidement commenté par L. Robert dans son célèbre article133. La légende vantant le bonheur du monde se trouve, sous le même règne, reprise également par Kios. Frappée sur une monnaie de module similaire, elle est identique mot pour mot à celle qu’adopte Nicomédie, le titre de néocore en moins (ΣΕΥΗΡΟΥ ΒΑΣΙΛΕΥΟΝΤΟΣ Ο ΚΟΣΜΟΣ ΕΥΤΥΧΕΙ ΜΑΚΑΡΙΟΙ ΚΙΑΝΟΙ)134. On pourrait tirer argument de cette occurrence supplémentaire pour dénier à la légende sa charge corrosive et en faire une simple formule de circonstance, destinée à traduire le loyalisme des sujets envers leur nouvel empereur et susceptible d’être adoptée par diverses cités sans autre intention. Mais il me semble au contraire que la monnaie de Kios renforce la thèse d’un affrontement entre Nicée et Nicomédie à travers ces émissions jumelles, tout en compliquant quelque peu le tableau.
91La documentation numismatique de Kios révèle en effet que cette cité, tout comme Nicée, se donnait Héraclès pour fondateur : dès le règne de Claude et continûment jusque sous les Sévères, de nombreux types représentent ce héros et la légende le qualifie parfois explicitement de ktistès135. Héraclès en vient ainsi à supplanter les deux autres figures traditionnellement revendiquées par Kios comme fondateurs, un héros éponyme et Polyphème. Or, dans certains cas, les types offrent de grandes similitudes avec ceux que frappe Nicée à peu près à la même époque136. Aussi est-on fortement tenté d’expliquer la mise en valeur de la figure d’Héraclès sur les monnaies de Kios par l’existence d’une rivalité avec Nicée137. C’est d’autant plus vraisemblable que les deux cités sont voisines, tout comme Nicée et Nicomédie. Leurs territoires se touchent, un lac les sépare, qu’elles peuvent toutes deux prétendre exploiter ; de plus, Kios coupe à Nicée l’accès à la mer. Il serait étonnant que cette situation, si naturellement propice aux conflits dans le monde des cités grecques, n’ait pas provoqué à quelque moment des litiges et des frictions. La revendication d’un même héros fondateur ne serait alors qu’une expression parmi d’autres d’une rivalité multiforme138.
92Au moment de la guerre entre Septime Sévère et Pescennius Niger, Kios prit naturellement le parti opposé à celui de Nicée. C’est dans les Défilés séparant les territoires de ces deux cités qu’eut lieu une bataille décisive ; les troupes de Sévère, venant de Cyzique, partirent de Kios pour attaquer Nicée, où se trouvait retranché l’autre prétendant à l’Empire. Or, une fois la victoire de Sévère acquise, Kios se félicite du nouvel ordre des choses dans les mêmes termes que Nicomédie : la coïncidence est troublante et je donnerais volontiers à la monnaie de Kios la valeur d’une prise de position dans le conflit récurrent entre les deux grandes cités de Bithynie. Il lui était d’autant plus facile de choisir ainsi le camp de Nicomédie, favorite incontestable du nouveau pouvoir, qu’elle-même entretenait depuis longtemps des rapports de concurrence avec Nicée.
93Ce qui m’intéresse dans cette reconstitution des relations triangulaires entre Nicée, Kios et Nicomédie, c’est de constater l’incidence qu’eut sur ces relations la perte du titre de première par Nicée. Alors que sous Domitien, la possession de ce titre permettait à cette cité de dominer complètement la moins puissante de ses deux voisines et de se placer sur un pied d’égalité avec la capitale officielle de la province, à partir d’Antonin son monnayage trahit sa relative déchéance. Bien qu’elle tente toujours, comme nous l’avons vu, de défier sa grande rivale, elle le fait désormais depuis une position nettement inférieure. Les atouts qu’elle peut faire valoir pour trouver une place dans la hiérarchie provinciale la rapprochent bien plus de Kios que de Nicomédie. Aussi la légende reprise par Kios sous Septime Sévère prend-elle encore un sens supplémentaire : elle ne sert plus seulement à traduire la revanche de la principale rivale de Nicée, qui vient de s’attacher si efficacement le nouvel empereur qu’elle ne craint plus de revers de fortune, mais traduit aussi celle d’une rivale plus modeste, longtemps reléguée à l’arrière-plan, qui saisit avec plaisir l’occasion de fêter le dernier coup de malchance rendant irréversible la chute de Nicée.
94Un examen systématique de la documentation aboutit à remettre en cause l’idée que le titre de première de Bithynie (et du Pont) avait été détenu simultanément par Nicée et Nicomédie depuis Domitien jusqu’à Septime Sévère. Il paraît plus probable de supposer la perte de ce titre par Nicée dès la fin du règne d’Hadrien ou au début de celui d’Antonin. De façon similaire, mon étude me pousse à questionner, voire rejeter, la thèse d’un partage du titre de première d’Asie entre Pergame, Éphèse et Smyrne sous les Antonins et les Sévères.
3) La situation dans la province d’Asie
Éphèse
95Des trois rivales, la seule pour laquelle la possession durable et continue du titre de première ne fait pas de doute est Éphèse. Rappelons que selon moi, il ne faut pas tenir compte, dans une recherche des attestations du titre “première d’Asie”, des nombreuses occurrences de la titulature-standard de la cité : la formule “la première et très grande métropole d’Asie” (ἡ πρώτη καὶ μεγίστη μητρόπολις τῆς Ἀσίας) doit se lire d’un bloc, l’adjectif πρώτη qualifiant le titre de métropole. Il est possible, et même probable, que l’usage de cet adjectif soit en partie justifié par la possession du titre “première d’Asie”. Mais cela reste une interprétation, fondée sur la confrontation avec d’autres témoignages. En toute rigueur, les occurrences de la titulature-standard ne doivent pas être présentées comme des occurrences du titre de première. Je considère comme telles uniquement les inscriptions ou monnaies comportant la formule complète “la première d’Asie” ou “les premiers d’Asie”.
96Cela posé, le dépouillement effectué conduit aux constatations suivantes. Le titre est attesté pour la première fois dans une inscription datée de 138, qui se trouve aussi être le premier exemple sûr d’une titulature développée à Éphèse : dans ce décret, instituant une fête annuelle en l’honneur d’Antonin peu après son avènement, les Éphésiens se proclament “premiers d’Asie”139. Par la suite, le titre disparaît de leur titulature-standard, mais se trouve ponctuellement frappé sur des monnaies, lors d’émissions isolées sous les règnes d’Antonin, de Lucius Verus, de Septime Sévère, de Géta140. Les monnaies à l’effigie de Macrin, d’Élagabal et de Sévère Alexandre sont plus nombreuses à le faire figurer au revers141. Ainsi, bien qu’une perte momentanée du titre ne soit pas à exclure, la documentation suggère plutôt une remarquable continuité, au moins depuis Antonin, dans la reconnaissance de la qualité de première cité d’Asie à Éphèse. Et cela d’autant plus que les témoignages sont beaucoup moins nombreux à Pergame et à Smyrne.
Pergame
97L’erreur de lecture dont j’ai signalé la possibilité à propos de la titulature-standard d’Éphèse trouve son pendant dans les inscriptions de Pergame. La formule récurrente adoptée par cette cité au iie s. – “la métropole d’Asie et première deux fois néocore, la cité de Pergame” (ἡ μητρόπολις τῆς Ἀσίας καὶ δὶς νεωκόρος πρώτη Περγαμηνῶν πόλις) – ne contient pas le titre de première d’Asie. En suivant les étapes qui aboutissent à cette titulature, on s’aperçoit que la cité fait un usage spécifique de l’adjectif prôtos, auquel elle donne le sens d’une indication chronologique, en lien avec le titre de néocore. En se définissant d’abord comme “les premiers néocores”, puis “les premiers et deux fois néocores”, enfin “la première cité deux fois néocore”, les Pergaméniens rappellent qu’à deux reprises, en 29 a.C. et en 114 p.C., ils eurent le bonheur d’obtenir une faveur tout à fait inédite, qui, avant de se répandre, les plaça pendant un temps au plus haut de la hiérarchie142. La légende monétaire “premiers trois fois néocores”, récurrente à partir de Caracalla, doit se lire selon le même modèle : elle n’est pas l’addition de deux titres distincts – “premiers d’Asie”, dont la fin serait sous-entendue, et “trois fois néocores” –, mais bien un seul titre, célébrant la gloire d’avoir, pour la troisième fois, reçu avant les autres la permission de fonder un nouveau sanctuaire du culte impérial provincial143. Reste une occurrence unique, mais indubitable, du titre “première d’Asie” à Pergame : celle qui figure sur la monnaie à l’effigie de Caracalla, aux côtés des titres “première métropole” et “première trois fois néocore des Augustes”144. Plusieurs hypothèses sont envisageables pour rendre compte de cette exception.
98Tout d’abord, on ne peut exclure qu’il s’agisse là d’un usage abusif du titre : dans cette légende, le recours systématique à la notion de primauté pour célébrer la position de Pergame dans la province évoque un procédé rhétorique, dont l’efficacité reposait peut-être sur une erreur délibérée. Pergame se serait proclamée première d’Asie sans avoir été investie de cette qualité par un vote du koinon, ôtant à l’expression son sens technique pour lui donner une valeur laudative générale. La recherche d’une formule frappante aurait ainsi conduit les Pergaméniens à négliger la réalité officielle pour s’approprier exceptionnellement un titre auquel ils n’avaient pas droit. Cela paraît cependant peu probable : la provocation serait de taille, beaucoup plus flagrante que dans les autres cas de “détournement” que nous avons observés. Dans ceux-ci, il y avait toujours une justification assez évidente au glissement de sens. Pour le titre de métropole, revendiqué par quelques cités dépourvues du statut qui en permettait légalement l’usage, c’est à la fois la polysémie du mot et la réalité d’un rôle historique reconnu par tous qui rendaient acceptable le détournement. Dans le cas du titre “néocore d’Artémis”, probablement utilisé par Éphèse sur quelques monnaies avant toute confirmation officielle, le rayonnement incontestable du culte de la déesse, ainsi que les origines du mot néocore, issu du vocabulaire religieux traditionnel, peuvent de même expliquer ce qui apparaît de prime abord comme une audace incroyable. Or, à Pergame, je ne vois pas d’explication comparable, qui viendrait étayer l’hypothèse d’un emploi illégitime du titre “première d’Asie”.
99Une deuxième hypothèse me paraît encore moins probable : Pergame aurait été officiellement première d’Asie durant une longue période – impossible à déterminer avec précision faute de témoignages –, mais elle se serait abstenue de graver ou frapper ce titre (sauf sur une unique monnaie), préférant mettre en valeur ceux de métropole et de néocore. Un telle attitude s’accorde mal avec ce qui a été observé du mécanisme des titulatures. Habituellement, des cités rivales recherchent les mêmes privilèges et, une fois qu’elles les ont obtenus, ont tendance à les célébrer avec les mêmes mots. Elles ont parfois recours à des méthodes contestables pour pouvoir se reconnaître dans une même formule, ce qui, à leurs yeux, garantit que le rapport de force est équilibré, qu’aucune n’a cédé le pas à l’autre. Dans ces conditions, pourquoi Pergame ne ferait-elle pas usage de son titre de première d’Asie face à Éphèse, qui revendique le sien ponctuellement depuis Antonin, de plus en plus régulièrement sous les Sévères ? Pourquoi n’exploiterait-elle qu’exceptionnellement un avantage aussi précieux, détenu de façon parfaitement légitime, alors qu’Éphèse n’hésite pas à jouer sur de subtils distinguos pour pouvoir se dire, ainsi que sa rivale, “première trois fois néocore” (sans la précision “des Augustes”, qui fait toute la différence) ?
100En l’état actuel de la documentation, il me semble préférable de conclure que si Pergame n’affiche le titre de première d’Asie qu’une seule fois, c’est parce qu’elle ne le posséda que très peu de temps. A-t-elle, de façon éphémère, détrôné Éphèse, qui est encore attestée comme première d’Asie sous le règne conjoint de Caracalla et Géta, puis de nouveau dès le règne de Macrin145, mais pas, à ma connaissance, sous celui du seul Caracalla ? Ou bien les deux cités furent-elles premières en même temps, assumant brièvement cette position ex æquo que la plupart des chercheurs projettent sur toute l’époque antonine et sévérienne ? Quelques documents méritent d’être versés au dossier, bien qu’ils ne permettent pas de trancher cette question de manière certaine.
101Tout d’abord, il faut invoquer le témoignage d’une inscription de Pergame, honorant le philosophe L. Flavius Hermocratès, originaire de Phocée. Ce personnage a été “grand-prêtre d’Asie des temples de Pergame” et est remercié pour avoir “plaidé avec ardeur et dévouement la cause de la cité et lutté avec succès ( ?) pour le premier rang” (Λ. Φλάουιον Ἑρμοκράτη φι[λό]σοφον, ἀρχιερέα Ἀσίας να[ῶν] τῶν ἐν Περγάμωι, μετὰ π[άσης] προθυμίας καὶ εὐνοίας [συνδική]σαντα καὶ προαγωνισάμ[ενον ----] τῶν πρω[τείων καὶ νεικήσαντα ?]])146. Philostrate inclut la biographie d’Hermocratès dans ses Vies de sophistes et nous apprend, d’une part, que celui-ci a fait montre de son talent devant Septime Sévère et, d’autre part, qu’il est mort fort jeune, à 25 ou 28 ans147. Chr. Habicht, dans son commentaire, situe la mort d’Hermocratès dans les dix premières années du iiie s. Si l’on accepte les restitutions proposées148, on peut comprendre que “le premier rang” renvoie ici au titre de première et qu’Hermocratès a contribué à faire reconnaître ce titre à Pergame149.
102Par ailleurs, une inscription d’Éphèse rappelle les nombreuses ambassades d’un notable anonyme, dont la dernière a été menée avec succès auprès de Macrin et de Diaduménien (dont les noms sont martelés) “au sujet du premier rang et des autres droits” (περὶ τῶν πρωτείων καὶ τῶν λο[ι]πῶν δικαίων καὶ νεικήσαντα)150. Le rapprochement s’impose avec un passage de Dion Cassius, qui témoigne des mauvaises relations entre Pergame et Macrin : “les Pergaméniens, dépouillés des privilèges qu’ils avaient auparavant reçus de Tarautas [= Caracalla], outragèrent (Macrin) de nombreuses fois et de façon extraordinaire, conduite qui leur valut d’être publiquement frappés d’atimie par lui”151. Le même règne marque donc une victoire d’Éphèse et un abaissement brutal de Pergame. Dès lors, on peut être tenté de reconstituer les événements de la manière suivante. Au début du règne conjoint de Caracalla et de Géta, Éphèse est encore “première d’Asie”, comme l’attestent les monnaies. Mais peu de temps après, Pergame réussit à lui faire retirer ce privilège et à l’obtenir pour elle-même. Son succès est toutefois éphémère, puisque Macrin reproduit le transfert du titre en sens inverse et rétablit la situation ayant durablement existé sous les Antonins. Pour que cette hypothèse soit valable, il faut admettre qu’Hermocratès, l’artisan de la victoire ponctuelle de Pergame sur Éphèse, a vécu au moins jusqu’en 211 et mené son ambassade devant Caracalla et Géta, et non devant Septime Sévère.
103Si l’on pense, au contraire, que Pergame a remporté “le premier rang” à la fin du règne de ce dernier empereur, cela pourrait impliquer qu’elle a alors obtenu le droit de partager le titre de première avec la capitale de l’Asie, qui en avait jusque-là l’exclusivité. L’inscription d’Éphèse rappelant une ambassade victorieuse “au sujet du premier rang et des autres droits” auprès de Macrin et de Diaduménien ne s’oppose pas formellement à cette deuxième hypothèse. En effet, la victoire, dans ce cas, ne signifie pas forcément qu’Éphèse a retrouvé un titre qu’elle avait perdu, mais peut-être simplement qu’elle a réussi à conserver tous ses privilèges (y compris le titre de première) en des temps incertains, qui valurent à Pergame d’être durement traitée par le nouveau pouvoir152.
104Enfin, il faut signaler une curieuse formule datée par J. et L. Robert de la fin du règne de Caracalla, qui ne permet pas plus que les autres documents de déterminer si l’obtention probable du titre de première d’Asie par Pergame s’est accompagnée d’une perte du titre pour Éphèse. Dans une inscription honorifique, les institutions éphésiennes sont décrites comme “l’excellent conseil et le très sacré peuple des Éphésiens, premiers en tout” (ἡ κρατίστη βουλὴ καὶ ὁ ἱερώτατος τῶν πάντα πρώτων Ἐφεσίων δῆμος)153. J. et L. Robert soulignaient au passage la rareté de l’expression t « τῶν πάντα πρώτων, qu’ils comprenaient comme une forme peu usuelle de superlatif. Or, cette bizarrerie s’explique assez bien dans le contexte d’une récente promotion de Pergame au titre de première d’Asie : se dire “premiers en tout” a pu être, pour les Éphésiens, une manière de sauver la face s’ils venaient eux-mêmes de perdre le titre ou, dans le cas d’un partage momentané, de se placer au-dessus des Pergaméniens en sortant brusquement du système de référence habituel.
105Le point essentiel de ma démonstration reste que, contrairement à une opinion répandue, Pergame n’a probablement pas été première d’Asie sous les Antonins et, si elle l’a été sous les Sévères, ce ne fut sans doute que très ponctuellement.
Smyrne
106Le cas de Smyrne est plus complexe. Les témoignages de la première moitié du iiie s. sont solides, même si leur interprétation exacte pose problème – j’y viendrai dans un moment. Pour toute la période précédente, en revanche, on ne peut invoquer que trois inscriptions pour prouver que Smyrne détenait le titre de première, et encore le caractère de preuve est-il discutable, puisque dans les trois cas le titre est très largement restitué. La première inscription consiste en un fragment où l’on reconnaît ce qu’il reste d’une titulature de la cité154. Le fac-similé publié par J. Franz dans le Corpus inscriptionum graecarum donne sur une ligne les lettres ΩΠΓ et à la ligne suivante une mention complète de l’Asie, au génitif – d’où sa restitution du titre “première d’Asie”, [ἐν τῇ πρ]ώ[τῃ τῆς] Ἀσίας. À la suite on lit, de façon beaucoup plus assurée, le titre “deux fois néocore des Augustes”. À partir de cette information, mais aussi sans doute de l’écriture, Franz datait ce fragment de l’époque d’Hadrien. Le dernier éditeur, G. Petzl, donne de façon plus prudente une fourchette chronologique couvrant l’époque de la deuxième néocorie (qu’il faut corriger en 124-213/214, plutôt que 123-214/215), mais propose une restitution légèrement différente et plus complète : “la très brillante cité de Smyrne, première des cités d’Asie et deux fois néocore des Augustes” ([Ἐν τῇ λαμπρότατῃ καὶ πρ]ώτῃ π[όλεων τῆς] Ἀσίας καὶ δὶ[ς νε]ωκόρῳ νacat ? τῶν [Σ]εβαστῶν Σμυ[ρν]αίων πόλει). Cette restitution reprend en réalité celle à laquelle le même éditeur aboutit dans les deux autres inscriptions qui nous intéressent, toutes deux datées de 201/202 par le nom du proconsul Lollianus Gentianus155. Sur ces bornes milliaires, la titulature de la cité est elle aussi fragmentaire : si la présence du titre “très brillante” et la mention de l’Asie sont indubitables, on peut discuter sur la restitution de l’expression “première des cités d’Asie”, qui reste, à ma connaissance, sans parallèle comme équivalent du titre “première d’Asie”156.
107En résumé, beaucoup d’incertitudes pour la longue période durant laquelle Smyrne célébra systématiquement ses deux néocories dans les inscriptions : s’il reste possible que la cité se soit en outre définie comme première de la province sous Septime Sévère (alors que sous ce règne le titre est également attesté à Éphèse157), il faut souligner le caractère isolé et surtout hypothétique des témoignages. Ce caractère est encore plus flagrant pour l’inscription datée par Franz du règne d’Hadrien. Ici comme là, la seule donnée certaine est que l’on trouve, dans la titulature de Smyrne, une référence à l’Asie, déclinée au génitif, et qu’il semble difficile, au vu de la taille des lacunes et des quelques lettres restantes, de rattacher cette mention au titre de métropole. La seule autre solution est-elle pour autant de rétablir le titre de première ? Je n’en suis pas persuadée et, à défaut de documents complets, je tiendrais que la question est encore ouverte.
108À partir du règne de Caracalla, les sources se font plus explicites et plus nombreuses pour nous renseigner sur la position de Smyrne au sein du koinon d’Asie. C’est sous ce règne qu’apparaît pour la première fois la légende monétaire “premiers d’Asie en beauté et grandeur” (ΠΡΩΤΩΝ ΑΣΙΑΣ ΚΑΛΑΕΙ ΚΑΙ ΜΕΓΕΘΙ), frappée en alternance avec le titre “premiers d’Asie” (ΠΡΩΤΩΝ ΑΣΙΑΣ)158. Par la suite, ces deux formules continuent d’alterner sur les monnaies, souvent accompagnées du titre “trois fois néocores (des Augustes)”. La question est de savoir laquelle des deux formules a donné naissance à l’autre. Si Smyrne détenait officiellement le titre “première d’Asie”, elle a pu à la longue le trouver insatisfaisant, parce que partagé avec Éphèse, et tenter de lui redonner du lustre en y ajoutant la mention de la beauté et de la grandeur. Dans ce cas, la légende monétaire “premiers d’Asie” est tout aussi légitime à Smyrne qu’à Éphèse, et il faut conclure que les deux cités ont partagé la première place au sein du koinon durant toute la dynastie des Sévères.
109Mais il est aussi possible que Smyrne, n’ayant jamais possédé le titre de première ou l’ayant perdu dans les premières années du iiie s., ait reçu comme lot de consolation le droit de pouvoir se dire, sinon première d’Asie, du moins “première d’Asie en beauté et en grandeur”. La formule doit alors se lire comme un équivalent des titres purement honorifiques “très belle” et “très grande” (καλλίστη, μεγίστη), qui se répandent beaucoup en Asie Mineure à la même époque et font parfois l’objet d’une reconnaissance officielle159. Toute la subtilité et l’intérêt de la variante résident dans le fait qu’elle contient, tout en le détournant, le titre “première d’Asie”, ce qui permet aux Smyrniens de concurrencer les Éphésiens en jouant d’un privilège qu’ils ne possèdent pas. Le jeu est poussé à son comble dans la légende monétaire “premiers d’Asie”, qui serait dans ce cas une version abrégée du titre officiellement reconnu à Smyrne : rien ne distingue plus, en apparence, les positions de Smyrne et d’Éphèse, alors que dans les faits seule Éphèse jouit du statut de première de la province. Par la seule force des mots, une rivale déçue efface son échec.
110Deux arguments de poids me semblent plaider en faveur de l’hypothèse selon laquelle Smyrne n’est pas (ou plus) première à partir de Caracalla, mais réussit à se ménager une solution de rechange honorable. C’est d’abord la comparaison des légendes monétaires avec la titulature affichée dans les inscriptions de la cité à partir de l’obtention d’une troisième néocorie. Ces inscriptions, assez nombreuses, sont parfois fragmentaires, mais livrent suffisamment d’éléments pour aboutir à un texte assuré. Si les seules à pouvoir être précisément datées sont tardives (après 245 p.C.), il est très probable que certaines remontent à la première moitié du iiie s. La titulature qui s’y trouve développée de manière plus ou moins complète est la suivante : “la première d’Asie en beauté et grandeur, très brillante, métropole (d’Asie), trois fois néocore des Augustes conformément aux décrets du très sacré Sénat, (ornement de l’Ionie), la cité de Smyrne” ἡ πρώτη τῆς Ἀσίας κάλλει καὶ μεγέθει καὶ λαμπρότατη καὶ μητρόπολις (τῆς Ἀσίας) καὶ τρὶς νεωκόρος τῶν Σεβαστῶν κατὰ τὰ δόγματα τῆς ἱερωτάτης συγκλήτου (καὶ κόσμος τῆς Ἰωνίας) Σμυρναίων πόλις )160. Nulle part n’est attestée une forme courte du titre de première, sans la précision “en beauté et en grandeur”. Cela s’explique si l’on considère qu’à Smyrne, cette forme courte dérive de la version longue, la seule véritablement légitime : tout ce que l’abréviation avait d’abusif aurait sauté aux yeux sur une stèle que l’on pouvait tailler aux dimensions voulues, alors que, sur le support réduit des monnaies, le procédé trouvait un semblant de justification.
111L’autre argument en faveur de mon hypothèse est donné par deux monnaies d’Éphèse, frappées respectivement sous Macrin et sous Sévère Alexandre (pl. III, 10). Au revers, la légende désigne les Éphésiens comme les “seuls premiers d’Asie” (ΜΟΝΩΝ ΠΡΩΤΩΝ ΑΣΙΑΣ)161. Pourquoi cette affirmation, sinon pour contrer la manœuvre malhonnête de Smyrne qui s’approprie le titre “premiers d’Asie” alors que celui qu’elle possède est autre ? Si l’on reste persuadé que la formule ΠΡΩΤΩΝ ΑΣΙΑΣ est frappée en toute légitimité aussi bien à Smyrne qu’à Éphèse, la légende isolée que je viens de citer apparaît comme la vaine revendication d’une supériorité rêvée. Mais si l’on accepte l’idée d’un détournement répété du titre “premiers d’Asie” par Smyrne, elle sonne alors comme un cri d’exaspération rappelant le véritable état du rapport de force : les seuls à pouvoir se dire premiers d’Asie, en toute rigueur et dans le respect des appellations fixées par un long usage officiel, ce sont bien les Éphésiens.
112Ainsi, les titres possédés par Smyrne à partir de Caracalla pourraient être répartis en deux catégories : ceux qui traduisent un statut privilégié – métropole d’Asie, trois fois néocore des Augustes – et ceux qui ne correspondent à aucun avantage concret, mais n’en ont pas moins une fonction essentielle dans la compétition entre cités – très brillante, première d’Asie en beauté et grandeur, ornement de l’Ionie. Si le titre “très brillante” était devenu banal, les deux autres étaient propres à Smyrne et avaient le mérite de souligner la place à laquelle elle pouvait prétendre à l’échelle de la province : la mention de l’Asie, mais aussi celle de l’Ionie, région dont le prestige restait immense et dont le nom pouvait servir à désigner, par métonymie, la province entière, traduisaient le rayonnement de Smyrne et l’étendue de ses ambitions. Par ailleurs, il faut souligner que le thème de la beauté de Smyrne s’inscrit dans une longue tradition. De même qu’il est apparu que la titulature de Milet fixait un sujet d’éloge ancien, considéré comme l’un des traits les plus marquants de son identité (le nombre de ses colonies), la beauté de la ville de Smyrne a été vantée par de nombreux auteurs bien avant d’être intégrée à un titre honorifique162. Celui qui a donné à ce thème son expression la plus aboutie est Aristide, dans ses “Discours smyrniotes”163.
113Deux de ces discours furent prononcés à l’occasion de la visite d’un gouverneur. Les autres ont été dictés à Aristide par une circonstance dramatique : le tremblement de terre qui détruisit en grande partie la cité, en 177 ou 178. Juste après cet événement, Aristide rédigea dans les termes les plus poignants un appel à l’aide en direction des empereurs, Marc Aurèle et Commode. Cet appel fut entendu, puisque la cité fut restaurée, quelque temps plus tard, grâce aux dons impériaux164. Aristide indique également, dans un discours lu devant le koinon, que les cités d’Asie apportèrent leur aide morale et matérielle165. Dans tous ces textes, le sophiste célèbre abondamment, en des descriptions imagées, la beauté présente, évanouie ou retrouvée de Smyrne. Cette notion est donc utilisée comme un moyen d’obtenir, de la part du pouvoir romain comme des autres Grecs, une reconnaissance qui peut prendre une expression très concrète. Dans le contexte du séisme de la fin des années 170, l’enjeu était vital et exceptionnel. Les discours d’accueil au gouverneur, qui représentaient un genre d’éloquence épidictique assez répandu, visaient sans doute plus banalement à gagner l’estime et la faveur du nouveau proconsul, avec l’espoir d’en faire usage, entre autres, pour supplanter les cités rivales.
114Ainsi, les titres que s’inventent les cités pour compenser l’absence d’un statut qu’elles n’arrivent pas à obtenir ne sortent pas du néant. Ils reprennent en général une tradition mettant en valeur les particularismes de la cité qui les emploie, tout en étant tournés de manière à se rapprocher le plus possible des formules traduisant des privilèges octroyés officiellement. Si ces titres ne correspondent, quant à eux, à aucun privilège précis, ils n’en jouent pas moins un rôle important dans la compétition provinciale, car ils contribuent à déterminer le prestige d’une cité, y compris aux yeux des autorités romaines, et donc ses chances d’être distinguée dans l’avenir.
Le discours d’Aristide : première approche
115Après examen des sources épigraphiques et numismatiques témoignant des titres portés par Éphèse, Pergame et Smyrne aux iie et iiie s., il semble donc qu’il faille renoncer à l’idée d’un partage durable du titre de première d’Asie entre les trois rivales. Outre les mauvaises lectures qui isolaient à tort le mot “première” ou “premiers” au sein d’un titre plus développé, la principale cause de cette idée reçue est l’interprétation traditionnelle du célèbre discours tenu en 167 ou 168 par Aelius Aristide devant le koinon d’Asie, qui nous a été transmis sous le titre “De la concorde entre les cités” (Περὶ ὁμονοίας ταῖς πόλεσιν)166. Dans ce discours, Aristide entreprend de faire successivement l’éloge de Pergame, Smyrne et Éphèse, afin d’habituer chacune de ces cités à entendre louer les autres et changer ainsi leur rivalité en concorde. Or, il désigne à plusieurs reprises ces trois cités comme “celles qui luttent en ce moment pour le premier rang” (τὰς πόλεις τὰς περὶ τοῦ πρωτείου νῦν ἁμιλλωμένας) ou “celles qui se disputent le premier rang” (ταῖς πόλεσι ταῖς τοῦ πρωτείου ἀντιποιουμέναις et, plus loin, εἰ τοῦ πρωτεύειν ἀντιποιοῦνται)167. La comparaison, même tacite, avec le discours de Dion aux Nicomédiens, où les mots τὸ πρωτεῖον, τὰ πρωτεῖα renvoient visiblement au titre de première de la province, a sans doute fait beaucoup pour accréditer l’idée qu’il y avait trois premières cités en Asie.
116Mais, avant tout, une remarque de bon sens s’impose : le texte dit que les trois rivales luttent pour le premier rang, non qu’elles le partagent. Même si l’on comprend l’expression “le premier rang” comme un équivalent du titre de première, ces passages du discours d’Aristide ne contredisent pas les conclusions tirées à partir des autres sources : si Éphèse est bien, comme je le pense, la seule à posséder le titre, ils témoignent simplement des efforts fournis par Smyrne et Pergame pour le lui enlever. Aristide s’adresse directement aux délégués des cités d’Asie et il suggère constamment que la rivalité entre les trois plus grandes s’exerce dans le cadre du koinon. On peut imaginer qu’à chaque réunion revenait la question du “premier rang”, les délégués de Smyrne et de Pergame protestant contre le monopole exercé par Éphèse. L’intervention d’Aristide fait peut-être suite à une période de tension plus forte, durant laquelle les réunions furent particulièrement agitées. En faveur de cette hypothèse plaident notamment plusieurs passages où le sophiste suggère que l’une des causes de la querelle est la profonde réticence que manifestent certaines cités devant la perspective de partager avec d’autres leur position de supériorité.
117Apostrophant l’ensemble des délégués réunis devant lui, Aristide leur assure que si l’établissement de la concorde devait les contraindre à “abandonner ce dont ils tirent gloire aujourd’hui”, lui-même ne conseillerait pas “d’améliorer la situation de ses voisins au détriment de la sienne propre” (§ 28). Mais dans la mesure où, d’une part, chacun a suffisamment de sujets de fierté pour ne pas refuser d’en reconnaître aux autres et où, d’autre part, la discorde porte atteinte aux intérêts de tous, “ce serait la plus déraisonnable des choses que de ne pas supporter la bonne fortune d’autrui, tout en compromettant gravement la sienne, et d’être plus irrité si quelqu’un d’autre reçoit lui aussi les honneurs qu’il mérite, que si l’on n’obtient pas soi-même son dû avec l’approbation de tous” (ἀλογώτατον δ’ ἂν εἴη πάντων ἄχθεσθαι μὲν τοῖς ἑτέρων ἀγαθοῖς, λυμαίνεσθαι δὲ τοῖς ἑαυτῶν, καὶ μᾶλλον δυσχεραίνειν εἴ τις καὶ ἕτερος τὰ εἰκότα τιμήσεται ἢ εἰ τῶν προσηκόντων αὐτὸς παρὰ πάντων ἑκόντων μὴ τεύξεται § 29). Le propos est très rhétorique et prend la forme de sentences générales, destinées aux représentants de toutes les cités de la province. Malgré cela, il me semble possible d’y déceler une allusion à l’attitude des trois grandes rivales, et en particulier d’Éphèse, qui s’opposerait à ce que des privilèges jusque-là détenus par elle seule soient également accordés à Pergame et à Smyrne – au risque de “compromettre gravement sa bonne fortune”, c’est-à-dire de se priver des voix qui lui sont nécessaires, au sein du koinon, pour conserver ces mêmes privilèges.
118Remarquons que dans tout ce passage, Aristide emploie l’irréel du présent, le potentiel et le futur : le partage des honneurs, qu’il veut présenter comme une solution raisonnable et profitable pour tous, n’est pas encore réalisé, parce qu’il se heurte à la résistance de certaines cités (et avant tout d’Éphèse, selon mon interprétation). Un peu plus loin, une brève remarque va dans le même sens. Aristide exprime son étonnement devant le paradoxe suivant : s’il y avait une guerre, tout un chacun penserait qu’il gagne à s’adjoindre de nombreux et nobles alliés, mais, “alors qu’il est possible de jouir en toute tranquillité des biens que l’on possède, tout un chacun s’estimera lésé s’il les possède avec d’autres” (§ 35). Le sophiste cherche à démontrer l’absurdité des conflits contemporains, mais l’on sent qu’il plaide une cause difficile : l’idée qu’un privilège perd de sa valeur à partir du moment où il est partagé paraît solidement ancrée dans les esprits. Si l’on considère que l’enjeu de la lutte entre Éphèse, Pergame et Smyrne, telle que la décrit Aristide, est bien le titre de première d’Asie, il faut conclure, à mon sens, que le partage du titre n’est pas effectif au moment du discours, mais qu’il est peut-être réclamé par Pergame et Smyrne, certainement refusé par Éphèse et en tout cas prôné par Aristide comme une solution de compromis favorable à la concorde. Les deux contextes des discours de Dion et d’Aristide seraient alors identiques, les sophistes intervenant pour faire accepter une proposition qui suscitait alors un vif débat au sein du koinon : reconnaître une première place ex æquo à deux ou trois cités rivales.
119Toutefois, il me semble possible d’aller plus loin et de remettre en cause l’équivalence entre lutte pour le premier rang et lutte pour le titre de première d’Asie dans le discours d’Aristide. Si celui-ci a indubitablement été inspiré par le discours de Dion, il ne s’ensuit pas que le décalque soit parfait : la mimésis consiste à adapter et retravailler des modèles, non à les reproduire. Aristide a pu reprendre les mots utilisés par son prédécesseur et leur donner un sens différent. D’autant que ces mots – τὸ πρωτεῖον, τὰ πρωτεῖα – ont une histoire. Dion n’était pas le seul à offrir un exemple de leur usage en lien avec la question des rivalités entre cités. Une brève recherche sur cet usage paraît donc nécessaire pour mieux comprendre les enjeux du discours d’Aristide.
4) L’expression περὶ τῶν πρωτείων et la diffusion de l’adjectif πρῶτος dans les titulatures
La question de l’équivalence entre τὰ πρωτεῖα et ἡ πρώτη τῆς Ἀσίας / τῆς Βειθυνίας
120Dès l’époque classique, la référence au “premier rang” est un moyen d’évoquer l’ambition d’Athènes dans le contexte des luttes pour l’hégémonie. Démosthène y a recours pour déplorer la déchéance dans laquelle est tombée, selon lui, “la cité qui, jusqu’ici, était à la tête des autres et occupait le premier rang” (τὴν πόλιν, ἣ προειστήκει τῶν ἄλλων τέως καὶ τὸ πρωτεῖον εἶχεν). Ailleurs, rappelant la proposition qu’il fit au lendemain de la prise d’Élatée, il dit avoir été guidé par la conscience que “(sa) patrie avait, de tout temps, lutté pour le premier rang, l’honneur et la gloire” (ἀεὶ περὶ πρωτείων καὶ τιμῆς καὶ δόξης ἀγωνιζομένην τὴν πατρίδα)168. Par la suite, l’expression prend une valeur topique et on la trouve employée par les auteurs de l’époque augustéenne et impériale pour décrire diverses situations historiques de conflits entre cités. Ainsi, Strabon caractérise la politique spartiate durant l’époque hellénistique comme une “dispute pour le premier rang” (ἔριν εἶχον περὶ ρωτείων), qui opposait en toute occasion les Lacédémoniens aux autres Grecs et aux rois de Macédoine. Philon, par une amplification rhétorique destinée à exalter la grandeur d’Auguste, présente les guerres civiles auxquelles celui-ci a mis un terme comme une sorte de combat mythologique : en se rangeant aux côtés des généraux romains en lutte pour le pouvoir, “les îles rivalisaient pour le premier rang avec les continents, les continents avec les îles” (νῆσοι γὰρ πρὸς ἠπείρους καὶ ἤπειροι πρὸς νήσους περὶ πρωτείων ἀντεφιλονείκουν). Enfin, Aristide lui-même, dans son éloge de Rome, voit dans les “contestations pour l’empire et le premier rang” (ἀρχῆς τε καὶ πρωτείων) la cause de toutes les guerres du passé, avant que la domination romaine n’apporte la paix aux cités169.
121Dans son discours aux Nicomédiens, Dion a donc adapté aux réalités contemporaines une expression depuis longtemps utilisée en référence aux conflits de l’époque classique et hellénistique. Ce faisant, il lui a donné un sens “technique”, restreint : celui d’une lutte pour le titre particulier de première de la province. Mais ailleurs, même appliquée aux rivalités de l’époque impériale, cette expression peut reprendre un sens plus large et renvoyer à d’autres objets de conflit. C’est très certainement le cas dans un passage de Philostrate déjà commenté dans la deuxième partie. Alors que Smyrne se trouvait “engagée dans une dispute portant sur les temples et les droits qui s’y rattachent” (ἤριζεν ἡ Σμύρυα ὑπὲρ τῶν ναῶν καὶ τῶν ἐπ’ αὐτοῖς), le discours de Polémon présenté, à titre posthume, à l’empereur Antonin permet à la cité de “remporter le premier rang” (τὰ πρωτεῖα νικῶσα)170. Les analyses que j’ai proposées pour donner un contexte à cet épisode (qui se situe en 144/145), tout comme l’examen des sources épigraphiques et numismatiques relatives au titre de première d’Asie, empêchent de comprendre ici les mots τὰ πρωτεῖα comme un équivalent de ce titre (qui, après 144/145, n’est jamais attesté avec certitude à Smyrne, alors qu’il l’est à Éphèse). En utilisant la notion de primauté, Philostrate indique simplement que Smyrne est sortie victorieuse d’une épreuve de force ponctuelle, qui l’a mise aux prises avec une ou plusieurs rivales – dont très certainement Éphèse – et qui avait pour enjeu, selon toute vraisemblance, le statut des concours célébrés en lien avec le culte impérial provincial.
122Dans les inscriptions, on constate une même ambivalence de l’expression περὶ τῶν πρωτείων, que l’on trouve notamment employée pour décrire l’objet de certaines ambassades devant l’empereur. Nous avons vu que dans deux inscriptions du début du iiie s., provenant d’Éphèse et de Pergame, il était possible que les ambassades ainsi décrites aient été menées dans le but d’obtenir ou de recouvrer le titre de première d’Asie171. Mais dans un autre cas au moins, une telle interprétation est impossible. Il s’agit d’un fragment d’inscription retrouvé à Laodicée du Lycos, qui reproduit sans doute une lettre ou un décret impérial, sans qu’on puisse en préciser l’auteur ni la date172. On y déchiffre la mention de disputes “pour le premier rang” (περὶ πρωτίων), au milieu d’allusions à une “gloire nouvelle” (Καινῇ δόξη), certainement due à l’obtention d’un privilège, et à une “vaine rivalité”(ἡ ματαία φιλονικεία ) ; des individus ou des cités, désignés à la troisième personne, sont fermement invités à “mettre fin à une contestation” ((καταλυέτωσαν τὴν ἀμφισβήτη[σιν]), à “prendre l’initiative” (de la concorde ?, (προκαταρχέτωσαν) et à se rendre “plus dignes” (σεμνοτέρους γὰρ ἑαυτ[οὺς]) 173.
123Si ce texte concernait une dispute pour le titre de première, pourquoi aurait-il été gravé à Laodicée ? Celle-ci ne pouvait certes pas prétendre à rivaliser directement avec les trois plus grandes cités d’Asie. Il me semble que l’empereur (ou le représentant de Rome) exprime ici une recommandation d’ordre général, qui doit pouvoir s’appliquer à Laodicée et qui dénonce toutes les formes de rivalité entre cités, à tous les niveaux de l’échelle hiérarchique. Les sources nous apprennent par ailleurs que Laodicée accueille des concours communs (koina Asias) sous le règne de Néron, qu’elle a obtenu une néocorie de Commode, perdue après la damnatio memoriae de cet empereur, enfin qu’elle retrouve une néocorie sous Caracalla et se trouve promue, peut-être en même temps, peut-être plus tard, au statut de métropole d’Asie174. La lutte “pour le premier rang” à laquelle elle a participé doit avoir pour toile de fond la quête et l’obtention de l’un de ces divers privilèges – et nullement celles du titre de première d’Asie. Or, il se trouve que dans le discours d’Aristide, un passage peut se comprendre comme une allusion à ces mêmes privilèges (tous liés à l’organisation du culte impérial provincial), explicitement désignés comme la cause de la discorde entre cités.
Le discours d’Aristide : deuxième approche
124J’ai déjà exploité cette phrase pour établir, avec l’aide d’autres sources, que le droit d’accueillir les concours communs et celui d’accueillir un temple commun en étaient venus à former deux privilèges indépendants175. Redonnons ici le texte, pour le commenter plus en détail : “je m’étonne que, tout en ne tirant pas une mince fierté des temples et des concours que vous considérez communs, vous vous disputiez précisément à cause d’eux” (§ 65). R. Merkelbach invoquait cette phrase pour confirmer l’hypothèse selon laquelle le titre de première d’Asie donnait le droit de conduire la procession ouvrant les fêtes communes du culte impérial – hypothèse suggérée par une allusion de Dion de Pruse176. Mais d’une part, une telle interprétation fait un sort à la mention des temples, pourtant placés, en tant qu’objets de conflit, sur le même plan que les concours. D’autre part, il me semble qu’elle est sous-tendue par une démarche contestable. Merkelbach tient pour acquis que τὸ πρωτεῖον, dans le discours d’Aristide, renvoie au titre de première d’Asie. Partant de ce présupposé, il considère que tout ce qui est dit dans le discours éclaire le contenu de ce seul titre. Or, dans la mesure où la notion de “premier rang” peut avoir des applications multiples, il faut bien plutôt partir du texte pour définir le sens que prennent ces mots dans le discours d’Aristide.
125Dès lors, la phrase que j’ai citée se comprend naturellement comme une manière d’évoquer l’ensemble des privilèges liés à l’organisation du culte impérial provincial, qui généraient chacun leur lot de conflits et de rivalités, tant avant qu’après leur obtention. La multiplication progressive des sièges de koina Asias donne à penser que le pouvoir romain dut faire face à un nombre croissant de cités désireuses d’accéder à ce statut. Ces candidates étaient nécessairement en concurrence les unes avec les autres et devaient toutes convaincre l’empereur (et avant lui, peut-être le koinon) qu’elles méritaient d’être distinguées au détriment de leurs rivales. Par ailleurs, la célébration des concours communs en elle-même donnait aux susceptibilités et aux jalousies de toute sorte l’occasion de s’exprimer. Dans ce cadre, les délicates questions d’étiquette que soulevait le titre de première d’Asie devaient tenir une place importante, et il est très probable qu’Aristide pense aussi à cela (mais pas uniquement) lorsqu’il parle des disputes concernant les concours communs. Il peut encore faire allusion, selon moi, à la quête du statut de métropole provinciale. En effet, nous avons vu que la promotion à ce statut permettait sans doute de célébrer des fêtes communes plus fastueuses qu’auparavant, dans la mesure où elle donnait droit à des contributions supplémentaires de la part des autres cités du koinon177.
126Un argument en faveur de cette dernière interprétation me semble être que Smyrne devint métropole d’Asie beaucoup plus tardivement qu’Éphèse et Pergame : celles-ci durent tout mettre en œuvre pour empêcher leur commune rivale de rehausser le prestige de ses sanctuaires et des concours qui s’y déroulaient, tandis que Smyrne menait bataille pour faire accepter sa candidature et obtenir le privilège qui lui manquait. La phrase d’Aristide est peut-être un écho de cette longue lutte. Elle reflète enfin, à n’en pas douter, les rivalités qui s’exerçaient lors de la quête du statut de cité néocore (gardienne d’un “temple commun”) et que j’ai étudiées en détail dans le cas des deuxièmes et troisièmes néocories de Pergame, Smyrne et Éphèse.
127Lorsqu’il développe, à la suite de la phrase qui vient d’être commentée, l’idée du paradoxe que constitue une discorde causée par des biens communs, Aristide ajoute une troisième source de conflit aux deux qu’il a nommées précédemment : outre les temples et les concours, les “conseils communs” (κοινὰ τὰ βουλευτήρια, § 66) sont eux aussi l’occasion de disputes entre cités. On peut penser que ces disputes portaient sur le droit d’accueillir les assemblées électives et délibératives du koinon, dont le cycle de réunion ne correspondait pas forcément à celui des koina Asias178. Mais plus encore qu’un objet de conflit, les “conseils communs” étaient un lieu de conflit : une partie des débats qui s’y tenaient avaient des conséquences importantes sur la répartition des différents privilèges que j’ai énumérés et prenaient, de ce fait, un caractère passionné. Le discours de Dion aux Nicomédiens prouve que le titre de première de la province dépendait d’un vote du koinon. Celui-ci pouvait également, nous l’avons vu, soutenir et transmettre la demande d’une candidate au statut de cité néocore. On peut raisonnablement supposer que l’octroi du statut de métropole faisait suite, dans la plupart des cas, à une procédure semblable, la décision du koinon étant soumise à l’approbation de l’empereur. Les cités qui nourrissaient des ambitions rivales devaient donc présenter leurs revendications devant le koinon réuni et convaincre une majorité de délégués de leur donner leur voix. Dion nous a appris que la lutte de Nicée et de Nicomédie pour le titre de première avait donné naissance à deux “partis” opposés en Bithynie ; chacune des compétitrices devait veiller à mobiliser son réseau de soutien par des gestes diplomatiques amicaux, assimilés par Dion à des flatteries179. Aristide dépeint en Asie une situation assez semblable, à ceci près que les rivales sont au nombre de trois et que le titre de première n’est pas le seul, ni même le principal enjeu de leur rivalité.
128En effet, pour introduire l’éloge en règle qu’il va faire des trois plus grandes cités d’Asie et qui est conçu comme une incitation à la concorde, Aristide constate que ces cités “sont à l’origine de la plus grande part de discorde” dans la province (παρ’ ὧν ἡ πλείστη τῆς ἔριδος ἀρχὴ συμβαίνει), mais il précise : “elles-mêmes ne sont pas tant coupables, diraisje, que tous ceux qui sont en dissension à leur sujet” (οὐκ αὐτῶν, ὥς γ’ ἐγὼ φαίην, μᾶλλον ἀμαρταοουσῶν ἢ τῶν ἄλλων ὅσοι περὶ ταύτας διῄρηνται). Chacun cherche à “nuire” (κακίζειν) aux autres cités pour défendre les intérêts de “celle à laquelle il se trouve lié” (ᾗ ἂν οἰκείως ἕκαστος ἔχων τυγχάνη, § 12). Il me semble qu’il faut reconnaître dans ce passage une allusion à des “réseaux” comparables à ceux qui existaient en Bithynie. Dans les titulatures de cités, l’adjectif οἰκεῖος sert parfois à revendiquer des relations privilégiées avec la dynastie régnante180. L’adverbe correspondant est ici employé pour décrire des relations entre cités.
129On pourrait objecter que le masculin pluriel (“tous ceux qui sont en dissension à leur sujet”) interdit de comprendre que ces prises de position sont le fait de cités entières, et non d’individus. En particulier, on pourrait faire le rapprochement avec un précédent passage, où Aristide dénonce l’action néfaste de certains sophistes itinérants, qui ont pour habitude de louer abondamment la cité où ils se produisent, pour mieux la critiquer ensuite devant un autre auditoire, “surtout quand un différend oppose déjà les deux cités” (§ 5) : ce rapprochement peut donner à penser que les mêmes personnes sont, un peu plus loin, de nouveau jugées responsables de la discorde. Mais les sophistes qu’Aristide fustige se caractérisent par leur inconstance, alors que ceux qui se rangent aux côtés de l’une ou l’autre des trois grandes rivales d’Asie sont visiblement des partisans fidèles. La solution me paraît être livrée par une autre attaque d’Aristide, portée cette fois contre “les dirigeants et les hommes politiques de chaque cité” (τοῖς προεστηκόσι καὶ πολιτευομένοις παρ’ ἑκάστοις ὑμῶν), qui “s’appliquent actuellement à dire et à faire tout ce qui peut pousser à la rivalité” (§ 72). Parmi ces hommes politiques, certains sont nécessairement désignés comme délégués au koinon. S’ils représentent une cité puissante, ils tentent par tous les moyens d’améliorer sa position face aux cités rivales. Mais si leur patrie est plus modeste et ne peut espérer obtenir les honneurs de la province entière, on peut imaginer qu’ils choisissent de soutenir en toute occasion l’une des grandes cités en compétition, afin d’en retirer quelque avantage – à commencer par la gloire d’être dans les meilleurs termes avec une cité si haut placée dans la hiérarchie provinciale.
130En résumé, si le discours d’Aristide tisse indubitablement de nombreux liens avec celui de Dion – il confirme notamment l’importance des divisions que crée au sein du koinon la lutte entre les deux ou trois plus grandes cités –, il ne se limite pas, selon moi, à la question du titre de première de la province, mais dénonce plus largement les rivalités que font naître les différents statuts liés à l’organisation du culte impérial provincial. L’expression qu’il emploie pour décrire ces rivalités – une “lutte pour le premier rang” – est toutefois symptomatique du rôle joué par la notion de primauté dans la compétition entre cités. C’est ce que montrent clairement les multiples usages de l’adjectif prôtos dans les titulatures.
Des primautés multiples et relatives
131Nous n’avons cessé de rencontrer cet adjectif dans les diverses titulatures étudiées, en insistant sur le fait qu’il était loin de toujours correspondre au titre de première de la province. Pergame en a fait un usage constant en lien avec le titre de néocore, exploitant le privilège assez extraordinaire d’avoir été, à chaque nouvelle néocorie, distinguée avant ses deux rivales : aussi pouvait-elle légitimement afficher les titres de “premiers néocores”, puis “première deux fois néocore”, et enfin, “première trois fois néocore (des Augustes)”. Dans toutes ces occurrences, l’adjectif prôtos a un sens chronologique, mais l’insistance avec laquelle il est employé prouve qu’il connote également une position hiérarchique privilégiée : si Pergame a toujours été choisie en premier pour recevoir le culte d’un empereur récemment parvenu au pouvoir, c’est, sous-entend-elle, parce qu’elle méritait de la part de Rome une faveur particulière, justifiée par sa place d’exception dans la province. Une monnaie d’Éphèse, frappée à l’effigie d’Élagabal, permet de mesurer la valeur attachée à cette primauté chronologique. Le revers est occupé par un type agonistique assez complexe, mentionnant entre autres, au milieu de quatre couronnes, les noms de quatre concours éphésiens. La légende proclame fièrement que les Éphésiens sont “les seuls et les premiers de toutes les cités (à être) quatre fois néocores” (ΕΦΕΣΙΩΝ ΜΟΝΩΝ Α ΠΑΣΩΝ, en exergue : ΤΕΤΡΑΚΙ ΝΕΩΚΟΡΩΝ, pl. III, 11)181.
132Les deux adjectifs qui qualifient le titre “quatre fois néocores” sont quelque peu contradictoires : si les Éphésiens sont “les seuls” à posséder ce titre, pourquoi dire également qu’ils sont “les premiers”, c’est-à-dire ceux qui l’ont obtenu avant les autres ? L’indication chronologique n’a pas vraiment de sens, puisqu’elle ne permet pas de distinguer Éphèse de celles qui auraient reçu plus tardivement le même privilège. Il faut sans doute comprendre qu’Éphèse anticipe en quelque sorte un succès possible de ses rivales, qu’elle se prémunit contre les tentatives de concurrence future. En même temps, le fait qu’elle s’empresse d’intégrer dans sa titulature l’adjectif prôtos, au sens où l’a toujours utilisé Pergame, témoigne de la frustration qu’elle dut ressentir par le passé, lorsqu’elle ne pouvait en faire un usage identique182. La capitale de l’Asie avait cependant trouvé depuis longtemps une manière de concurrencer la revendication de Pergame : elle se définissait comme “la première et très grande métropole d’Asie”, donnant à l’adjectif prôtos une place parfaitement symétrique, formellement, à celle qu’il occupait dans la titulature de Pergame, mais un sens différent. Dans son cas, en effet, la revendication de la primauté, en lien avec le titre de métropole, se fondait certainement sur sa qualité de première de la province, ainsi que sur son rôle de grand centre économique183.
133La titulature adoptée par Smyrne au iiie s. révèle elle aussi l’importance accordée à la notion de primauté, tout en rappelant qu’il ne peut y avoir de primauté que relative : cette cité, à défaut d’être la première de la province, se contente d’exploiter l’admiration que lui a valu l’harmonie de son développement urbain pour être reconnue comme la première d’Asie en beauté et en grandeur. Sous Septime Sévère, elle avait trouvé un autre moyen de faire figurer l’adjectif prôtos dans ses documents officiels et de bénéficier ainsi du prestige qui y était attaché. Sur une monnaie représentant, au droit, l’empereur et ses deux fils associés au pouvoir, Smyrne a fait frapper au revers, au milieu d’une couronne, la légende “premiers concours communs d’Asie” (ΠΡΩΤΑ ΚΟΙΝΑ ΑΣΙΑΣ) (pl. III, 12)184. Le sens à donner à cette légende est loin d’être clair. L. Moretti proposait de comprendre que, si les premiers concours organisés par le koinon (premiers au sens chronologique) ont bien été célébrés à Pergame, ils étaient alors connus sous le nom de Rhômaia Sébasta ; les premiers à avoir été officiellement désignés comme des koina Asias auraient été ceux de Smyrne185. J.-Y. Strasser, dans une thèse récente, a remis en cause cette interprétation, car, selon lui, une inscription d’époque augustéenne donne déjà le nom de koina Asias pour les concours de Pergame. Il suggère une autre solution, en se fondant sur les dates et les cycles des différents concours qui formaient le circuit asiatique à l’époque impériale : dans ce circuit, tel qu’il l’a reconstitué, les koina Asias de Smyrne étaient vraisemblablement les premiers, dans l’ordre de succession chronologique, des koina Asias célébrés une même année186. Quelle que soit l’explication correcte, il me semble certain, d’une part, qu’il existait une justification à la légende affichée par Smyrne et, d’autre part, que cette justification reposait sur de subtils distinguos impliquant une certaine dose de mauvaise foi.
134Milet et Sardes, quant à elles, ont recours aux légendes concernant leurs origines pour intégrer à leurs titulatures la revendication d’une primauté187. Milet se dit “la première à avoir été fondée en Ionie”, Sardes “la première d’Hellade” – en référence au rôle civilisateur de Pélops – et même “prôtochtone”, qui apparaît en alternance avec le titre d’“autochtone”, mais présente l’avantage supplémentaire de contenir la notion de primauté188. Le contexte de l’institution du Panhellénion explique en partie cette valorisation des origines et l’on peut supposer que les titulatures de Milet et de Sardes condensent et formalisent les légendes utilisées par ces cités pour se faire admettre comme membres de la ligue. La prétention de Milet à être la plus ancienne fondation grecque en Ionie trouve en effet un parallèle frappant dans un décret des Panhellènes concernant Magnésie du Méandre, où les Magnètes sont présentés comme “les premiers des Grecs à faire la traversée vers l’Asie et à s’y installer”189. Magnésie n’a pas, à notre connaissance, développé de titulature qui célèbre de manière répétée l’antiquité de ses origines, mais cet unique décret suffit à confirmer l’usage récurrent de la notion de primauté pour fonder le prestige d’une cité.
135Au cours du iiie s., les usages de l’adjectif prôtos se multiplient : Tralles affiche à son tour le titre de “première d’Hellade”, Mytilène se définit, sous Valérien et Gallien, comme “la première de Lesbos”, et Samos comme la cité des “premiers d’Ionie”190. Plus d’une cité pouvait, en puisant dans le réservoir de mythes et de légendes locales qui ne cessait de s’enrichir depuis l’époque hellénistique, trouver une raison de se dire “première” de quelque chose ou en quelque chose. Les justifications variaient, mais le but était identique : affirmer sa supériorité sur les autres, dans un domaine particulier. La comparaison avec les palmarès d’athlètes donne toute la mesure de la conception profondément agonistique qu’avaient les Grecs des rapports entre cités.
136On peut ainsi invoquer une inscription d’époque augustéenne, où un coureur milésien est célébré pour de nombreuses victoires qu’il a été, respectivement, “le premier des Milésiens” (πρῶτος Μιλησίων), “le premier des Ioniens” (πρῶος τῶν Ἰώνων), “le premier et le seul des Grecs d’Asie” (πρῶτος καὶ μόνος τῶν ἀπὸ τῆς Ἀσίας), et même “le premier de tous les hommes” (πρῶτος πάντων) à remporter191. Il existait une multitude de primautés possibles, plus ou moins glorieuses mais toutes dignes d’être mentionnées. De même, toutes les cités qui trouvaient le moyen de faire figurer l’adjectif prôtos dans leur titulature ne se situaient pas sur le même échelon hiérarchique et ne revendiquaient pas toutes en même temps un premier rang absolu qu’aucune n’a jamais prétendu occuper. Mais elles cherchaient chacune à imposer, par la force des mots, une victoire relative qui les élevait au-dessus d’un cercle plus ou moins large d’autres cités et leur permettait d’exercer une forme de domination symbolique.
137Cette efficacité de la rhétorique comme instrument de promotion dans un monde hiérarchisé est l’un des traits les plus intéressants de l’évolution qui a marqué les relations conflictuelles entre cités depuis l’époque républicaine. Pour tenter de donner un sens à ce phénomène particulier, il convient de le mettre en perspective avec les autres traits distinctifs des conflits et des rivalités du Haut-Empire. Ce qui apparaît, de prime abord, comme un changement révélateur des nouvelles conditions d’existence de la cité peut alors être interprété comme le signe d’une continuité aussi profonde que paradoxale.
Notes de bas de page
1 Voir les tableaux no 3 et 4 en annexe.
2 Voir infra, p. 347-350.
3 C’est notamment le cas sur la plupart des monnaies portant le titre, qui est alors souvent abrégé et/ou privé de son complément, faute de place.
4 Pour le contenu du titre de métropole, voir supra, p. 197-209 ; pour celui du titre de première de la province, infra, p. 306-314.
5 Sur tous ces points, voir supra, p. 259-267.
6 Philostr., VS, 1.25 [531].
7 BMC Mysia, 318.
8 IPergamon, 525. L’inscription honore une femme qui a été prêtresse d’Athéna Nikèphoros et Polias durant quatre années consécutives et a été saluée personnellement par l’empereur Caracalla, ce qui implique que sa charge a couvert le séjour de ce dernier à Pergame fin 213. Fränkel, dans son commentaire, tirait argument du fait que Caracalla est qualifié de théos pour situer l’inscription après la mort de cet empereur. Mais Price 1984b, 79-85, a clairement établi que l’usage grec différait profondément de l’usage romain et que théos n’était nullement une traduction de divus. Le terminus post quem de l’inscription est donc fin 213. Pour fixer le terminus ante quem, il faut tenir compte du fait que sous Macrin, Pergame a été privée de ses privilèges, et en particulier de sa troisième néocorie (voir infra, p. 327 et n. 151) ; cette inscription ne peut donc se situer sous ce règne. On peut en revanche envisager de la situer peu après l’avènement d’Élagabal à la fin du printemps 218 : si la prêtresse a été en charge de fin 213 à fin 217, le délai de quelques mois entre sa sortie de charge et l’érection d’une statue en son honneur peut correspondre à la procédure de reddition de comptes.
9 La probable néocorie de Caracalla et Géta accordée à Éphèse n’entrait plus en ligne de compte, puisque la damnatio memoriae de Géta empêchait totalement de l’évoquer.
10 IK, 13-Ephesos, 647 et 740. Dans la première de ces deux inscriptions, un ka¤ supplémentaire sépare le dernier adjectif et le mot “métropole”, mais il s’agit certainement d’une erreur du graveur. La deuxième inscription donne le texte correct, qui correspond à un développement de la formule précédemment en vigueur, “la première et très grande métropole”.
11 IK, 11.1-Ephesos, 21.
12 Voir infra, p. 324.
13 Voir Haensch 1997, 298-321.
14 Dion Chr. 34.7.
15 Voir Puech 2004, 358-359.
16 Dig., 27.1.6.2.
17 IK, 12-Ephesos, 211. Commenté par Wörrle 1971.
18 Le privilège d’importer du blé d’Égypte pouvait être accordé à d’autres cités, de moindre importance : voir ainsi IK, 36.1-Tralleis, 80, qui atteste qu’Hadrien avait autorisé la cité de Tralles à en importer une quantité définie. Mais dans l’inscription d’Éphèse, la rhétorique employée (la référence à la grandeur et au nombre d’habitants, l’usage de la formule ἐν πρωτoις) renvoie à une conception hiérarchique du monde des cités et reconnaît un rang très élevé à Éphèse dans cette hiérarchie.
19 IK, 21-Stratonikeia, 15 et Robert 1957, 370 n. 4, repris par Bowersock 1995, 90-91, qui utilise des notes manuscrites de Robert.
20 Celle d’Aphrodisias a été datée par L. Robert de 171/172, et celle de Stratonicée doit sans doute être située dans les années 160-170. Voir Bowersock 1995, 92-93.
21 Voir supra, p. 251-253.
22 TAM, IV. 1, 34 (FD, III,. 6, 143) et RPC II, 654-664.
23 Voir Puech 2004, 359. Amastris et Héraclée, attestées par quelques monnaies comme métropoles sous le règne de Trajan, ont toutes les chances d’avoir usurpé le titre ou de se l’être fait retirer rapidement. Pour Héraclée, voir infra, p. 297-299.
24 RPC I, 2076-2079.
25 Robert 1977a, 2 n. 4 ; Bowersock 1985, 79-80.
26 Cette année est la date à laquelle on situe la révision générale que Strabon fit subir à son œuvre, rédigée par morceaux dans les années précédentes. Si le transfert du statut de métropole de Nicée à Nicomédie est bien une conséquence du voyage de Germanicus en Orient, Strabon n’a pas eu le temps de prendre en compte ce changement, qui intervenait au moment même où il mettait la dernière main à son œuvre.
27 Recueil, 12-13 (RPC I, 2064) ; Tacite, Ann., 2.54.1 ; Str. 12.4.1 et 7 ; D.C. 51.20.6, commenté supra, p. 212.
28 Ainsi, en 13.2.1 et 13.3.6, Lesbos et Kymè sont toutes deux présentées comme métropoles des cités d’Éolide.
29 IK, 9-Nikaia, 29-30.
30 Robert 1977a, 22-25.
31 RPC II, 640.
32 Recueil, 268.
33 Recueil, 321 pour Nicée et 191 pour Nicomédie. Voir supra, p. 177-178.
34 Voir notamment Recueil, 166.
35 IK, 13-Ephesos, 627, avec le commentaire de Puech 2004, 364-365.
36 RPC II, 654, 655, 658-660, 664.
37 Voir infra, p. 317-319.
38 Dion Chr. 38.31-32.
39 Voir supra, p. 102-104.
40 Pour des exemples de ces types monétaires et la vocation maritime de Nicomédie, voir Robert 1978, 419-428.
41 TAM, IV. 1, 25. La restitution µε[γίστη] me semble difficile à contester.
42 TAM, IV. 1, 34 (FD, III. 6, 143).
43 IK, 9-Nikaia, 59, commentée par Robert 1977a, 26-27. Pour la datation, voir Christol 1997, en particulier p. 138 (Plautilla est Augusta dès ses fiançailles avec Caracalla, au printemps 201). Pour le sens d’oικεȋoς, voir Robert 1946a, 145-146, ainsi que Jones 2001b, 180 et 183-184.
44 L. Robert, loc. cit., remarquait que le nom Aurelianè Antoninianè affiché par Nicée s’expliquait sans doute par une intervention du jeune Caracalla, qui a pu plaider la cause de la cité auprès de son père comme il le fit pour Antioche de Syrie, elle aussi coupable d’avoir soutenu Pescennius Niger.
45 Des panhellènes (délégués de la cité au Panhellénion) sont attestés à Milet et à Sardes. Voir Spawforth & Walker 1985, 80 et 84-86.
46 Voir l’inscription de Cyrène où Hadrien conseille d’admettre Ptolémaïs-Barca dans le Panhellénion, mais à des conditions moins favorables que Cyrène, dont l’origine est plus “purement” grecque, car non ternie par une refondation macédonienne : Reynolds 1978, repris avec des corrections par Jones 1996, 47-53.
47 Sur le thème des origines et son exploitation dans les titulatures, voir Heller à paraître b.
48 Robert 1937, 245-249.
49 Milet, VI.1, 234 (datée après 148, peut-être en 154/155), 235 (peut-être à la même date), 240 (sous Septime Sévère, voir un exemplaire plus complet dans Le Bas-Waddington, no 212), 260 et 262 (sans doute sous le règne d’Antonin). Je laisse de côté les inscriptions où la titulature a été entièrement restituée sur la seule foi de la date. Il n’est pas assuré que cette version de la titulature de Milet ait été utilisée systématiquement depuis Antonin jusqu’aux Sévères.
50 Robert 1937, 245-249 a bien montré, à travers l’exemple d’Héraclée, l’importance politique que pouvaient encore avoir, à l’époque impériale, les liens entre une métropole et ses colonies – qu’ils soient d’ailleurs fondés historiquement ou forgés a posteriori – ; des relations privilégiées continuent d’exister, qui sont toujours exprimées par le vocabulaire de la parenté. De plus, justement parce que le phénomène de la colonisation est pensé en termes de parenté, il est essentiel dans le renouveau du travail sur les mythes qui marque l’époque de la seconde sophistique et témoigne des efforts des cités pour se découvrir de “nobles origines”. Voir Curty 1995, 259-263 et Jones 1999a, 112-121.
51 Str. 14.1.16.
52 Quelques monnaies à l’effigie de Trajan désignent Héraclée comme métropole, sans qu’il soit possible de savoir avec certitude si le titre est alors “légitime” ou s’il a déjà le sens détourné qu’il aura par la suite.
53 IG II2, 3300 et IDidyma, 312.
54 IDidyma, 164. Le titre de néocore est également affiché dans cette inscription, ce qui pourrait la placer, selon E. Collas-Heddeland, sous le règne de Commode, durant lequel ce privilège a pu être accordé à Milet, avant d’être aboli en même temps que la mémoire de cet empereur. Mais l’écriture, caractérisée par de nombreuses ligatures, conduisait A. Rehm à dater l’inscription du règne de Caracalla, voire après. Burrell 2004, 57, retient cette datation basse et reste très prudente dans l’interprétation de cette néocorie. Sous Élagabal, Milet est en tout cas deux fois néocore – mais elle perd sa deuxième néocorie après la damnatio memoriae qui frappe l’avant-dernier des Sévères.
55 Voir supra, p. 33 et 214-215.
56 Dion Chr. 45.4, commenté par Jones 1975. Voir Ehrhardt & Weiss 1995, pour des bienfaits de Trajan qui auraient provoqué la jalousie d’autres cités.
57 Cette forme du titre (ou sa variante accordée à l’ethnique de la cité, au génitif pluriel) n’est fréquemment attestée qu’à partir du iiie s., mais une occurrence isolée à Éphèse, datée de 138 (IK, 11.1-Ephesos, 21), prouve qu’elle existait déjà alors ; encore peu exploitée dans les titulatures gravées ou frappées, elle devait néanmoins être utilisée en certaines occasions, telles que les réunions du koinon. La similitude formelle et phonique avec le titre affiché par Milet est en tout cas frappante.
58 Bull. ép., 1961, 582, contre L. Moretti, RFIC, 87, 1959, p. 202-203.
59 Pour une liste des occurrences, relativement peu nombreuses, voir Strubbe 1984-1986, 257 n. 19.
60 ISardis, 63, et divers fragments no 64-70. La restitution oικείας au lieu ίδίας τoῦ κυρίoυ ήµων ὰῦτoκρὰτoρoς, proposée par Robert 1940b, est désormais assurée par la découverte de nouvelles inscriptions, publiées en appendice dans Yegül 1986 (SEG, 36, 1986, no 1094 et 1096) et commentées par Herrmann 1993. L’adjectif exprime des relations de familiarité et d’intimité, plutôt que de parenté éloignée : voir Robert 1946a, 145-146 et Jones 2001b, 180 et 183-184.
61 ISardis, 77.
62 Herrmann 1993, 233-248.
63 Sur l’intérêt de cette variante, voir infra, p. 340.
64 SEG, 36, 1986, no 1096.
65 Herrmann 1993, 248-263. Sur l’expression πολλάκις [νεωκόρου τῶ]ν Σεβαστῶν, voir supra, p. 279.
66 La datation soon after 212 A.D. pour ISardis, 63 repose sur l’identification du personnage honoré, Aelius Théodoros, avec un magistrat attesté sur une émission du règne de Caracalla. Mais le personnage a pu rester actif quelques années après la mort de cet empereur. Les autres fragments où l’on peut reconstituer la titulature la plus complète ne comportent pas d’éléments de datation.
67 BMC Lydia, 89, rapidement commentée par Weiss 1984, 188 et n. 79. S’inspirant de cette monnaie, Buckler et Robinson ont proposé de restituer une formule semblable (“première métropole d’Asie, de la Lydie entière et de l’Hellade”) dans ISardis, 77, où il semble y avoir trop peu de place entre la mention de la Lydie et celle de l’Hellade pour le titre “première d’Hellade” restitué habituellement. Mais les fragments sont si ténus que cette occurrence reste très hypothétique.
68 Peut-être faut-il comprendre que dans la deuxième (πρώτη Ελλάδος), la référence au titre de métropole est sous-entendue, à moins qu’il ne s’agisse d’un titre indépendant, formé sur des modèles tels que “première d’Asie” ou “première d’Ionie…” et fondu par la suite dans une version compacte de la titulature développée (πρώτη Ἑλλάδος καὶ μητρόπολις τῆς Ἀσίας καὶ Λυδίας ἁπάσης devenant, en une abréviation croisée, τῆς Ἀσίας καὶ Λυδίας καί Ἐλλάδος πρώτη μητρόπολις).
69 BMC Lydia, 175. Voir aussi le no 132, le même type déjà frappé sous Trajan.
70 Tacite, Ann., 4.55.3. La légende de Pélops est invoquée par les délégués de Sardes lors de la compétition pour l’accueil du temple que la province d’Asie veut élever à Tibère, à Livie et au Sénat.
71 Plut., Moralia, 277 D.
72 Bowersock 1995, 96-97, utilise la titulature de Sardes pour prouver un redécoupage administratif de l’Asie sous Marc Aurèle, la cité devenant, selon lui, la capitale d’un district de Lydie relativement autonome. Mais pour ce faire, il doit remonter aux années 160-170 l’inscription ISardis, 63. Or, si la deuxième néocorie de Sardes est certes déjà attestée à l’époque de Lucius Verus, la mention d’une relation privilégiée avec “notre seigneur l’empereur” n’est connue qu’à partir des Sévères. De plus, l’ajout de l’adjectif ὰπὰσης (“la Lydie entière”) plaide en faveur d’une formule rhétorique et non d’un titre officiel : Sardes veut rappeler l’étendue du royaume de Lydie, qui dépassait les frontières de la région appelée Lydie à l’époque romaine. C’est ce que comprend spontanément Puech 2004, 379.
73 Robert 1937, 155-158.
74 Sur l’antiquité de Sardes et sa revendication d’autochtonie, voir Heller à paraître b.
75 IK, 21-Stratonikeia, 15. Voir supra, p. 206-208 et 290.
76 Hdt. 1.171, avec le commentaire de Debord 2001b sur la localisation de ce sanctuaire commun de Zeus Carios (à Panamara plutôt qu’à Mylasa). Debord 2001a, 157 fait remarquer que le titre autochtone à Stratonicée n’est pas si étonnant qu’il a semblé aux précédents commentateurs : la cité est certes une fondation macédonienne, mais elle résulte surtout du regroupement de plusieurs communautés cariennes préexistantes.
77 Dans ces inscriptions, les termes “Lydie” et “Carie” ne renvoient donc nullement à des régions administratives, comme le pensent Bowersock 1995, 85-98 et à sa suite Potter 1998, 270, mais à une réalité à la fois géographique, historique et ethnique.
78 Même interprétation chez Puech 2004, 379-380.
79 Pour cette opinion, voir par exemple Collas-Heddeland 1995, 414-415, qui pense que “Pergame, Smyrne et Éphèse sont toutes les trois premières”, sans préciser la chronologie des témoignages, et Kampmann 1998, 378-379, qui attribue à Antonin l’initiative d’un partage du titre “première d’Asie” entre les trois rivales, citant à l’appui de cette hypothèse le titre “première d’Asie en beauté” pour Smyrne, qui n’est pourtant jamais attesté avant le règne de Caracalla.
80 Voir surtout Chapot 1904, 144-145 ; Merkelbach 1978, 290-292 ; Price 1984a, 129 ; Sartre 1991, 193.
81 Pour la date, controversée, de ce discours, voir infra, p. 317-319.
82 Dion Chr. 38.24, 28, 30.
83 C’est bien ainsi que Sartre 1991, 194 n. 2, comprend ce passage.
84 Voir Robertson 1986. L’auteur étudie la procédure encadrant cette rivalité, encore attestée par les inscriptions au iie s. p.C., et rappelle les quelques témoignages littéraires prouvant que l’allusion à la lutte d’Athènes et de Sparte pour la propompeia à Platées était devenue topique.
85 Merkelbach 1978.
86 Voir infra, p. 336-338.
87 Robert 1967, 51-54 et 1977b, 64-77.
88 Pour une tentative tout à fait arbitraire de reconstitution de l’ordre hiérarchique des cités, voir Rayet & Thomas 1877, 180 n. 1, qui ne connaissaient que les monnaies de Magnésie : “les six premiers rangs devaient appartenir à Éphèse, Pergame, Cyzique, Smyrne, Rhodes et Milet”. Ce genre d’hypothèse gratuite n’a plus cours, mais l’idée d’une hiérarchie se traduisant par les rangs de la procession est reprise un peu partout. Voir les références données supra à la n. 80.
89 Sartre 1991, 193 n. 7, signale une monnaie de Philadelphie de Lydie affichant la lettre delta, qu’il interprète comme l’abréviation du chiffre quatre, renvoyant à un rang hiérarchique (SNG Great Britain, IV, Fitzwilliam Museum, 4872). Il doute cependant que le classement ainsi évoqué soit à l’échelle de la province, car Philadelphie ne lui paraît pas crédible dans le rôle de la quatrième cité d’Asie. Mais de toute façon, cette monnaie pose des problèmes d’attribution : les éditeurs signalent qu’elle ressemble aux monnaies syriennes. De plus, elle est frappée à l’effigie de Plotine et il paraît au moins étrange qu’à cette époque, une cité puisse revendiquer par une abréviation aussi peu explicite le quatrième rang (dans la province ou dans une région plus circonscrite), alors que le titre de “première d’Asie” n’est même pas encore attesté pour Éphèse. Par ailleurs, il me semble qu’il faut refuser une autre suggestion de Sartre 1995, 261, qui reconnaît à Aspendos le titre de troisième cité de Pamphylie. Le texte invoqué pour appuyer cette hypothèse (Philostr., VA, 1.15) n’est pas du tout explicite : πρὸς Εὐρυμέδοντι δὲ οἰκεῖται ποταμῷ ἡ πόλις αὕτη, τρίτη των ἐκεῖ – ce qui est traduit, dans la collection Loeb, par this city is built on the river Eurymedon along with two others. L’adjectif tr¤ th paraît en effet, vu le contexte immédiat, plus susceptible de renvoyer à une situation géographique ou historique (la troisième chronologiquement à avoir été fondée sur la rive du fleuve ?), qu’à un rang hiérarchique au sein du koinon.
90 Aristid., Or., 50.100-104.
91 Dion Chr. 35.10.
92 Elle plaide d’ailleurs en faveur de la théorie de l’équivalence entre les titres de grand-prêtre d’Asie et asiarque (éponyme d’un continent).
93 Ainsi, Behr 1968, 63-64 n. 14 et 15 et Behr 1981-1986, II, 441 n. 183. Son interprétation va de pair avec la reconstitution d’un cycle compliqué de réunions du koinon, qui se réunirait respectivement à Pergame, Smyrne et Éphèse trois ans sur quatre, et la quatrième année dans l’une des six autres cités attestées comme sièges de koina Asias. Les élections de grands-prêtres se seraient tenues tous les trois ou quatre ans en alternance, de manière à permettre à toutes les cités d’être, avec plus ou moins de fréquence, le siège d’une assemblée élective. Ce système me paraît à la fois trop raffiné et trop ouvertement défavorable aux cités moyennes (qui n’accueilleraient, selon cette théorie, de réunion du koinon que tous les 24 ans !) pour être probable.
94 Deininger 1965, 38-40. Voir ma brève discussion supra, p. 202-203.
95 Campanile 1994b. Elle exclut d’emblée l’hypothèse d’un ordre hiérarchique des cités, en arguant du fait que dans les sources, tous les grands-prêtres provinciaux semblent égaux en dignité, quel que soit le lieu de leur affectation. Mais il me semble que l’argument n’est pas décisif et que l’absence d’une hiérarchie dans la titulature des grands-prêtres n’implique pas obligatoirement l’absence d’une hiérarchie entre les cités où ils sont en fonction.
96 Voir supra, p. 200.
97 Robert 1977b, 77.
98 Dion Chr. 38.5-6 (il hésite à nommer les gens avec lesquels il pousse à établir la concorde), 7 (il nomme les Nicéens et ajoute aussitôt : “écoutez et ne vous fâchez pas avant d’avoir entendu mes raisons”).
99 Cuvigny 1994, 20, propose de lire les titres “première (de la province) et métropole” sur une monnaie de Nicomédie frappée à l’effigie de Germanicus, qui porterait en légende les lettres AM (πρώτη, μητρόπολις), et d’en conclure que Nicomédie a possédé quelque temps le titre de première au début du principat, avant de le perdre, puis de le retrouver sous le règne de Domitien. Il renvoie à Robert 1977a, 2 n. 4, qui renvoyait lui-même à une étude de Bosch, en donnant comme référence, pour la monnaie en question, Recueil, 12-13. Mais cette monnaie (RPC I, 2064) ne fait figurer que la lettre M (voir supra, p. 291-292). De toute façon, le sens à donner à de telles abréviations à une époque aussi haute ne me paraît nullement assuré.
100 RPC I, 2042 (datée entre 43 et 48, peut-être en 47/48).
101 IK, 9-Nikaia, 25-28 (dédicace à la maison des empereurs et à la cité par le proconsul M. Plancius Varus, dont la charge se situe soit au début, soit à la fin du règne de Vespasien) et RPC II, 630-631.
102 RPC II, 633-647.
103 RPC II, 654-664 ; Paris, 1276.
104 Recueil, 41.
105 IK, 9-Nikaia, 29-30 ; TAM, IV. 1, 34 et 25.
106 Voir Deininger 1965, 60-66.
107 Selon la restitution proposée par Robert 1937, 249 : πράτα τo[ῦ Πóντoυ]
108 Voir supra, p. 177-178 et 293.
109 RPC II, 632 et 653. Voir aussi le no 671, où l’on retrouve le même type frappé à Prusias ad Hypium, avec l’ethnique dans le champ, mais sans l’abréviation PR. Il semble que les trois cités se soient inspirées d’une émission romaine de Thrace, qui fait figurer un type de Mars très proche. Mais que le modèle ait servi à d’autres ne change rien au fait qu’il est devenu, pour Nicée et Nicomédie, un moyen de se mesurer l’une à l’autre, en exprimant sous une forme identique leurs revendications concurrentes.
110 IK, 9-Nikaia, 53 (dédicace au proconsul C. Iulius Bassus, datée c. 100/101) et 29-30 (les dédicaces des portes de la ville, datant du règne d’Hadrien, où figurent également les titres de néocore et métropole). Dans les deux cas, le titre de première est martelé.
111 Recueil, 40-45.
112 Une possibilité qui n’a pas été envisagée, à ma connaissance, par les commentateurs, serait d’imaginer une primauté “tournante”, Nicomédie et Nicée assumant alternativement, à chaque nouvelle réunion du koinon, leur qualité de “première” cité et les prérogatives qui en découlaient.
113 Cuvigny 1994, 19-25 et Sheppard 1984, 163-166.
114 Sur l’intérêt de ce passage (avec la suite) pour notre connaissance du statut de capitale de conventus, voir mon commentaire supra, p. 147-149.
115 On pourrait encore ajouter le § 40 : “si on tient le premier rang, un autre peut bien porter le titre, on reste le premier” (πρωτεύει τις, κἂν ἄλλος ὀνομάζηται, πρῶτος ἐστιν). La phrase a certes une valeur générale et se comprend d’abord comme une variation sur le thème topique de l’opposition entre les faits et les mots. Mais elle n’a de véritable intérêt que si elle peut s’appliquer à la situation présente et plaide donc en faveur de l’hypothèse selon laquelle le titre de première est à cette époque l’apanage de Nicée, au grand désespoir de Nicomédie qui voudrait elle aussi pouvoir l’afficher dans ses documents officiels.
116 Une affaire connue par Plin., Ep., 7.6 et 10 constitue à cet égard une parfaite illustration des propos de Dion : en 106, l’ancien proconsul Varenus Rufus est poursuivi par le koinon de Bithynie. Mais celui-ci retire sa plainte lorsqu’il apprend que Varenus a obtenu le droit de forcer à comparaître des témoins en sa faveur – ce qui était en principe interdit à l’accusé dans les procès de repetundis. Pline émet la crainte que le koinon “n’ait regret de ses regrets” et ne relance une accusation à laquelle il vient de renoncer. Cela prouve bien que le consensus était loin de régner chez les Bithyniens, divisés entre partisans et adversaires de Varenus. Sur cette affaire, et sur la violence des gouverneurs en général, voir Brunt 1961.
117 Sur le sentiment anti-romain chez Dion et en général chez les provinciaux, voir Swain 1996, 187-241 et Veyne 1999.
118 C’est ce que propose de comprendre Sheppard 1984, 166.
119 Sous Antonin, on trouve souvent la formule abrégée ΜΗΤ ΚΑΙ ΠΡΩΤ (Recueil, 55-59, 63, 67-70, 72-73). La légende ΜΗΤΡΟΠ ΚΑΙ ΠΡ ΝΕΩΚΟΡΟΥ ΝΙΚΟΜΗΔΕΙΑΣ (Recueil, 47 et 83, sous Antonin et Marc Aurèle) est plus difficile à apprécier : on y reconnaîtrait assez naturellement un usage similaire à celui de Pergame (“première néocore” au sens chronologique), si l’on pouvait comprendre pourquoi Nicomédie tient à se qualifier ainsi alors qu’elle est vraisemblablement la seule à être néocore en Bithynie – en tout cas la seule à le proclamer sur ses monnaies. Aussi est-on tenté de lire la légende comme l’abréviation de trois titres distincts (métropole, première, néocore), reliés entre eux de façon peu rigoureuse. Le parallèle avec une légende que l’on trouve sous Commode pourrait le confirmer : là, le titre de première est visiblement indépendant (Recueil, 166 : ΜΗΤΡΟΠ ΝΕΩΚΟΡΟΥ ΚΑΙ ΠΡΩΤΗΣ ΝΕΙΚΟΜΗΔΕΙΑΣ).
120 Elle célèbre par ce titre un statut qu’elle possède depuis Octave-Auguste, adoptant avec un décalage supplémentaire l’usage introduit en Asie par Éphèse.
121 TAM, IV. 1, 34 (sous Commode) et 25 (sous Septime Sévère) ; Recueil, 295.
122 Recueil, 621.
123 IK, 9-Nikaia, 29-30.
124 Pour un commentaire d’ensemble, voir Robert 1977a, 9-18.
125 Recueil, 108 (sous Antonin), 152, 159, 161-162, 219 (sous Marc Aurèle), 269-270 (sous Commode).
126 RPC II, 637-639 et 642-643 ; Dion Chr. 39.8. Ce discours de Dion intervient après une période de troubles au sein de la cité, comme l’indique le titre que nous a conservé la tradition (“Sur la concorde à Nicée, après la fin du conflit interne”, Περὶ ὁμονοίας ἐν Νίκαια πεπαυμένης τῆς στάσεως). Les commentateurs ont fait le rapprochement avec les troubles attestés à Pruse et apparemment dans toute la Bithynie sous Trajan (Dion Chr. 48.1 et 8-9), et situent donc le discours à Nicée à la même époque.
127 Recueil, 77 (sous Antonin), 176-178 (sous Marc Aurèle), 281-282 (sous Commode). Sur la nymphe Nicée, voir Robert 1977b, 113 n. 129 et Chuvin 1991, 148-154. Si ce personnage suffit à expliquer le rôle attribué à Dionysos dans l’histoire de la cité, il n’est pas établi, à ma connaissance, sur quelle légende se fondait la revendication concernant Héraclès ; peut-être faut-il penser à celle des Argonautes, qui fait vivre au héros des aventures dans la région de Kios et de Nicée.
128 Recueil, 191, 274-275, 287-292 ; Dion Chr. 39.1.
129 Pour le rôle des liens de parenté avec Athènes, mais aussi avec Sparte et Argos, comme critère d’admission au Panhellénion, voir Spawforth & Walker 1985, 82 et 1986.
130 Voir supra, p. 177-179.
131 Recueil, 303-321. Sur la deuxième néocorie de Nicomédie, due à la faveur de Saôteros auprès de Commode et perdue avec sa disgrâce, voir Burrell 2004, 153.
132 Recueil, 191.
133 Robert 1977a, 35-36 n. 171.
134 Recueil, 56.
135 RPC I, 2022-2025 ; II, 621-623, 625-626 ; Recueil, 28-30, 40-41, 48, 67-68, 76, 88.
136 Comparer ainsi les types de revers de RPC II, 621, frappé par Kios sous Vespasien, et 639, frappé par Nicée sous Domitien.
137 Voir en ce sens Ehrhardt 1995, 35.
138 Pour un phénomène de ce genre, voir Robert 1977b, 88-132 : Tarse et Aigée de Cilicie, dont Dion de Pruse nous apprend par ailleurs qu’elles furent en conflit à plusieurs reprises, se disputaient la légende de Persée et le droit de clamer leurs origines argiennes ; Aigée alla même jusqu’à charger un de ses rhéteurs de faire confirmer les liens de parenté l’unissant à Argos. Ainsi, la frappe simultanée de monnaies au type d’un même personnage mythologique peut, surtout dans le cas de cités voisines qui ont de multiples autres motifs d’affrontement, traduire une véritable rivalité.
139 IK, 11.1-Ephesos, 21.
140 Pour l’émission du règne d’Antonin, voir Kampmann 1996, 33-34 et 1998, 379-380 ; Herrmann 2002, 229-231. Il s’agit vraisemblablement d’une émission conjointe d’Éphèse et de Pergame en l’honneur du koinon ionien, dont l’interprétation n’est pas aisée. La légende se lit comme suit : ΑΣΙΑΣ ΠΡΩΤΩΝ ΕΦΕΣΙΩΝ ΠΕΡΓ ΑΜΗΝΩΝ ΚΟΙΝΟΝ ΓΙ ΠΟΛΕΩΝ ΠΡΟ (νοηθέντος) Μ ΚΛ ΦΡΟΝΤΩΝ (ος). Voir supra, p. 268. Les autres émissions attestant du titre de première d’Asie sont éphésiennes : BMC Ionia, 247, 261, 291.
141 Sous Macrin, BMC Ionia, 293, 295-296 ; sous Élagabal, 299, 301, 305 ; sous Sévère Alexandre, 318-320.
142 Pour une analyse détaillée des étapes menant à la titulature-standard de Pergame, voir supra, p. 256-260
143 Voir supra, p. 222-228.
144 BMC Mysia, 318.
145 BMC Ionia, 291 (monnaie à l’effigie de Géta) ; 293, 295-296 (monnaies à l’effigie de Macrin).
146 IAsclepieion, 34.
147 Philostr., VS, 2.25 [608-612].
148 Celle du “premier rang” (τῶν πρω[τείων]) est également proposée par Robert 1969, 287 n. 4.
149 Toutefois, le “premier rang” ne doit pas être systématiquement compris comme un équivalent du titre de “première de la province”, et il reste possible que l’ambassade d’Hermocratès ait eu trait à de tout autres privilèges. Voir infra, p. 334-335.
150 IK, 13-Ephesos, 802, l. 1-9.
151 D.C. 79.20.4. On retient généralement de ce passage que Pergame a perdu, sous Macrin, la troisième néocorie impériale qu’elle devait à Caracalla (voir note suivante). Mais le texte de Dion implique une dégradation en deux temps : d’abord, Pergame se voit retirer “ce qu’elle avait reçu de Caracalla”, c’est-à-dire, très certainement, sa troisième néocorie, mais peut-être aussi le titre de première ; puis, comme elle proteste d’une manière violente, elle est “frappée d’atimie”. L’expression ne laisse pas d’intriguer : quel sens a-t-elle, appliquée à une cité ? Je penserais volontiers qu’elle traduit la privation de tous les droits exercés au sein du koinon (y compris ceux qu’impliquaient, par exemple, le statut de métropole) et, en conséquence, l’interdiction d’user de toute titulature.
152 C’est ce que semblent comprendre J. et L. Robert, Bull. ép., 1958, 422 : ils font le rapprochement entre l’inscription d’Éphèse et le passage de Dion Cassius et suggèrent qu’Éphèse a conservé intactes toutes ses néocories, là où Pergame perdait sa troisième néocorie impériale. Ils ne se penchent pas sur le problème de l’octroi ou du retrait du titre de première.
153 IK, 13-Ephesos, 625, commentée dans Bull. ép., 1974, 503. La datation repose sur une étude de la gravure : les lignes citées ouvrent le décret, mais ont été complétées a posteriori ; au-dessus d’elles, sur la moulure, on a ajouté aux titres de la ville celui de quatre fois néocore, obtenu sous Élagabal. D’où l’idée que la première version de la titulature a été gravée “sous le règne de Caracalla, sans doute vers la fin”.
154 CIG, 3851 ; IK, 24.1-Smyrna, 672.
155 IK, 24.1-Smyrna, 814 et 815, publiées avec plus de détails par Christol & Drew-Bear 1995, 67-72. Pour l’année du proconsulat de Q. Hedius Rufus Lollianus Gentianus, voir PIR 2, H 42 et Thomasson 1972-1990, no 166 col. 232.
156 G. Petzl propose également de restituer le titre “première des cités d’Asie” dans IK, 24.1-Smyrna, 628, qu’il date de c. 178. Mais les restes de cette inscription sont si fragmentaires que la restitution paraît surtout fondée sur l’idée reçue selon laquelle Smyrne était première d’Asie sous les Antonins – un présupposé qu’à mon avis les sources ne permettent pas d’établir avec fermeté.
157 BMC Ionia, 261.
158 Klose 1987, LIX, 14 et 27-29.
159 Sur les monnaies de Tarse de l’époque sévérienne, les lettres AMK doivent être interprétées comme une référence aux titres πρώτη μεγίστη καλλίστη. Cela prouve à quel point ils étaient familiers aux contemporains, qui pouvaient les reconnaître sous une forme extrêmement abrégée. Voir Weiss 1979. Pour une reconnaissance officielle, par décision du koinon et des autorités romaines, du titre “très grande” à Thyatire, voir IGR, IV, 1249.
160 IK, 24.1-Smyrna, 635, 637-638, 640, 646, 665-667, 673-674.
161 Paris, 865 et BMC Ionia, 319.
162 Déjà dans une épigramme du iie s. a.C. (Anthologie Palatine, 16.296). Également chez Str. 14.1.37 ; Luc., Imagines, 2.3 ; Philostr., VA, 4.7 [145].
163 Aristid., Or., 17-21.
164 Ceux-ci pouvaient prendre la forme de dons d’argent (comme le suggère Aristid., Or., 20.9), mais aussi de matériaux de construction acheminés depuis les domaines impériaux, ou d’une remise temporaire du tribut. Voir MacMullen 1959 et Mitchell 1987, 343-349.
165 Par des mesures symboliques telles que la suspension des fêtes en signe de deuil, et d’autres très concrètes, telles que l’envoi de vivres ou l’accueil des personnes sinistrées : Aristid., Or., 20.15-16.
166 Aristid., Or., 23. Behr 1981-1986, I, 365 n. 1, propose la date du 3 jan. 167, mais Swain 1996, 288 n. 129, penche plutôt pour le 3 jan. 168. Dans les deux cas, l’occasion du discours serait les vœux de début d’année à l’empereur.
167 Aristid., Or., 23.12, 27 et 32.
168 Dem., Quatrième Philippique, 74 et Sur la couronne, 66.
169 Str. 8.5.5 ; Philon, Legatio ad Gaium, 144 ; Aristid., Or., 26.69.
170 Philostr., VS, 1.25 [539-540]. Voir supra, p. 192-194.
171 Voir supra, p. 326-327.
172 MAMA, VI, 6, commenté par Robert 1969, 287-288.
173 Buckler et Calder proposent, avec quelque hésitation, de réstitution οἱ ἡγεμόνες après ἀμφιαβήτη[σιν] : l’empereur enjoindrait aux autorités provinciales de régler une querelle entre cités. C’est possible, mais le deuxième impératif, lui, semble devoir s’appliquer aux cités rivales (ou à leurs dirigeants) plutôt qu’aux représentants de Rome. Et l’exhortation à se rendre « plus dignes » concerne sans nul doute ceux qui se rendent coupables d’une « vaine rivalité »
174 Voir le tableau no 2 en annexe.
175 Voir supra, p. 185-188.
176 Merkelbach 1978. Voir supra, p. 307-310.
177 Voir supra, p. 200-203.
178 Chacun de ces concours avait son propre cycle, en général pentétérique, et plusieurs koina Asias, célébrés dans des cités différentes, pouvaient se succéder la même année, alors que d’autres années, aucun concours commun n’avait lieu (voir Moretti 1954, 283-288, et Strasser 2000, 543, 547-548). Or, il est probable que le koinon se réunissait au moins une fois par an pour élire ses grands-prêtres. Il y avait donc place pour une concurrence dans le choix de ces lieux de réunion supplémentaires.
179 Voir supra, p. 307.
180 Voir la titulature de Nicée, supra p. 296 et de Sardes, p. 301 et n. 60.
181 SNGvA, 1905. Voir aussi SNGCop, 443, où la même légende est frappée en partie dans le champ. Les éditeurs transcrivent µóνων άπάσων, mais l’on voit nettement sur la monnaie que le A est entre deux points, séparé du reste : il faut le lire comme une abréviation de πρώτων. Cette légende se retrouve avec d'autres types ; Paris, 895.
182 Éphèse s’est certes déjà proclamée “première trois fois néocore” sous Caracalla, en précisant qu’elle incluait dans le décompte sa néocorie d’Artémis, obtenue avant que Pergame et Smyrne n’accueillent un culte provincial du nouvel empereur (voir supra, p. 272-273). Mais c’était là une déformation de l’usage fixé par Pergame, qui faisait toujours référence à la primauté chronologique dans l’obtention d’une néocorie impériale.
183 Voir supra, p. 284-290.
184 Klose 1987, LVI, 1-2 ; Paris, 2636a
185 Moretti 1954, 282 n. 2.
186 Strasser 2000, 543 n. 2 et 548.
187 Voir supra, p. 300-304.
188 Sur l’antiquité de Sardes, voir Nonnos, Dion., 13.466-467 ; 14.85-88 et 356-359, avec le commentaire de Robert 1962, 315-316 ; Robert 1977b, 115 ; Weiss 1984, 188.
189 IG II2, 1091, repris dans Oliver 1970, no 5 p. 94.
190 Tralles : BMC Lydia, 104 ; Mytilène : BMC Lesbos, 185 et 234 ; Samos : une monnaie citée par Chapot 1904, 145 n. 6.
191 Robert 1949b.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Architecture romaine d’Asie Mineure
Les monuments de Xanthos et leur ornementation
Laurence Cavalier
2005
D’Homère à Plutarque. Itinéraires historiques
Recueil d'articles de Claude Mossé
Claude Mossé Patrice Brun (éd.)
2007
Pagus, castellum et civitas
Études d’épigraphie et d’histoire sur le village et la cité en Afrique romaine
Samir Aounallah
2010
Orner la cité
Enjeux culturels et politiques du paysage urbain dans l’Asie gréco-romaine
Anne-Valérie Pont
2010