Chapitre V. Cultes et concours : la religion comme terrain de rivalités
p. 163-237
Texte intégral
1Il est admis depuis longtemps que la vie religieuse grecque n’a pas été éteinte ou profondément modifiée par la conquête romaine, pas plus que par l’instauration du principat1. En particulier, le culte impérial a cessé d’être analysé comme un élément allogène, imposé par le pouvoir central et mettant en péril les cultes traditionnels ; au contraire, on a montré qu’il s’inscrivait dans une continuité historique, en partie héritier du culte des souverains, qu’il avait eu des origines spontanées et se trouvait souvent intégré aux anciennes pratiques cultuelles, le polythéisme grec ayant encore quelques beaux siècles à vivre2. Dans notre perspective, en revanche, il est clair que l’apparition et le développement du culte impérial marquent une étape importante dans l’évolution des conflits entre cités : ils créent de nouveaux privilèges, clairement définis et, comme le statut de capitale de conventus, bientôt susceptibles d’être multipliés, dans certaines limites – donc de nouveaux objets de convoitise, qui vont, à terme, focaliser une grande partie des ambitions rivales au sein de chaque province. Parmi ces nouveaux privilèges, celui que l’on appelle communément la néocorie est le mieux attesté dans nos sources et mérite une attention particulière3.
2Mais le culte impérial à l’échelle de la province n’a pas le monopole des rivalités. Les manifestations de la vie religieuse locale et les cultes propres à chaque cité sont aussi l’occasion d’exprimer son rang et son influence. Il est à peine besoin de rappeler le rayonnement de certains sanctuaires d’Asie abritant des cultes anciens à l’époque impériale : l’Asclépieion de Pergame, l’Artémision d’Éphèse, le Didymeion de Milet jouissent d’un succès immense. Les cités auxquelles sont rattachés ces grands sanctuaires s’efforcent sans cesse d’en accroître encore le prestige et on devine à travers certains documents la compétition sous-jacente à ces efforts. La volonté de donner le plus d’éclat possible à leurs fêtes, et en particulier à leurs concours, semble d’ailleurs marquer aussi bien la vie diplomatique de cités modestes que celle des grands centres cultuels. Tous les niveaux de la vie religieuse dans une province pouvaient donner lieu à une surenchère dans la quête de reconnaissance. Les théores de l’époque classique et hellénistique, envoyés auprès des cités et des souverains pour faire approuver le nouveau statut d’un concours, ont leurs équivalents sous l’autorité romaine. Une cité qui voulait obtenir la reconnaissance d’un événement religieux important – la néocorie étant l’exemple le plus frappant – devait d’abord s’assurer de la caution officielle du pouvoir central, puis accomplir un certain nombre d’actes, non moins formels, destinés à publier le privilège acquis. C’était là l’une des conditions d’une présence marquante sur la scène provinciale pour les grandes cités, sur une scène régionale plus ou moins large pour les plus modestes.
I. Aperçu sur la compétition dans la vie religieuse en-dehors du culte impérial provincial
3Dion de Pruse, au début du iie s. p.C., compte les fêtes religieuses parmi les critères déterminant le rang d’une cité – exaltant son orgueil, augmentant sa dignité, lui valant une plus grande considération générale4. Près de deux siècles plus tard, Ménandre le Rhéteur, synthétisant une longue tradition, théorise le discours d’éloge des cités et consacre un développement minutieux à la meilleure façon de louer une fête, lorsque celle-ci est l’occasion du discours5. Il distingue ainsi les différents moments qu’elle peut renfermer – essentiellement les concours et les panégyries ou foires marchandes –, les catégories de divinités qu’elle peut honorer – dieux, héros ou souverains. Parmi les éléments donnant matière à l’éloge, il fait une place au nombre et à l’origine des participants, dont il est bon qu’ils viennent de loin et des régions les plus diverses ; “car ce qui est très recherché a de la valeur” (τά γαρ περισπούδαστα τίμια). Ménandre n’insiste pas sur l’intérêt économique d’un tel rassemblement, pas plus que Dion avant lui, et inclut au contraire dans sa liste de topoi épidictiques le caractère coûteux et la magnificence des fêtes (ἂν πολυτελείς και σεμναί). Les inscriptions donnent également à penser que les fêtes représentaient pour une cité davantage de dépenses que de profits et attestent que les représentants du pouvoir romain tentaient parfois de limiter ces dépenses, tout en prenant soin de ne pas entamer le prestige de la fête, ce qui n’aurait pas manqué de susciter des protestations6. L’atélie qui pouvait être accordée au moment des panégyries, si elle assurait à celles-ci une grande affluence, privait en même temps la cité des rentrées d’argent qu’un tel événement aurait pu lui procurer, puisqu’elle impliquait de renoncer à lever les taxes habituelles sur les transports et les échanges de marchandises. Cela n’empêchait pas les citoyens de profiter, à titre individuel, de l’effervescente activité commerciale : certains pouvaient eux-mêmes participer à la foire, libérés des impôts qu’ils payaient en temps ordinaire, et y faire du bénéfice – en vendant des marchandises, mais aussi, s’ils exerçaient la profession de “trapézites”, en changeant les nombreuses monnaies apportées dans des bourses étrangères7. Il fallait d’autre part loger et nourrir tous les arrivants, qu’ils soient venus pour un concours ou une foire, ou pour les deux événements à la fois. La scène décrite par Dion à Apamée, quand il évoque la tenue des assises, pourrait tout aussi bien se situer un jour de fête – maisons, femmes, attelages, “rien ne reste inoccupé”.
4Malgré cela, lorsque les sources parlent de fêtes, elles mettent l’accent sur autre chose : la source de prestige et de gloire que celles-ci représentent. Un concours qui attire les meilleurs artistes ou athlètes contribue à faire de la cité qui l’organise un centre culturel, il lui permet d’incarner les valeurs de l’hellénisme et de rayonner au loin comme un foyer où se perpétuent et s’exaltent ces valeurs. L’importance d’une fête est devenue en même temps, dans le monde fortement hiérarchisé de l’époque impériale, un indice de la position qu’occupe une cité par rapport aux autres. Voilà pourquoi la fondation d’un nouveau concours, l’élévation d’un ancien concours à un rang supérieur, sont des préoccupations majeures pour les cités, grandes et petites. Le souci de maintenir et si possible d’augmenter l’éclat de ses fêtes donne lieu à une compétition incessante, qui pourrait former un objet d’étude à part ; je ne traiterai ici que quelques exemples destinés à illustrer les principes généraux qui m’intéressent dans le cadre de mon enquête.
1) L’effort romain de réglementation des privilèges
La révision des asylies sous Tibère
5Tacite rapporte dans le détail un épisode important pour la mise en place des nouvelles conditions de la quête des privilèges attachés à un culte : l’examen des asylies revendiquées par les cités grecques, confié au Sénat en 22 p.C. par l’empereur Tibère8. L’asylie est un privilège ancien, que les cités abritant un sanctuaire renommé ont pris l’habitude de faire reconnaître de la manière la plus large possible à partir du iiie s. a.C. Tout espace consacré étant par nature, aux yeux des Grecs, inviolable, il était légitime de s’interroger sur ce qu’apportait une reconnaissance officielle d’inviolabilité, obtenue par le biais d’ambassades envoyées à d’autres cités, à des ligues, aux souverains hellénistiques, puis également à Rome. L’étude qu’a consacrée K. J. Rigsby à ce phénomène l’a conduit à remettre en cause les anciennes tentatives d’interprétation9 : les offensives diplomatiques qui aboutissent à la proclamation de l’asylie d’un sanctuaire – ou du territoire entier de la cité dont il dépend – ne s’expliquent, selon lui, ni par l’insécurité croissante, ni par un déclin du sentiment religieux et une recrudescence des actes sacrilèges dont il reste à faire la preuve, ni par la recherche de privilèges concrets que les sources distinguent en général de l’asylie ; elles sont simplement un moyen d’augmenter le prestige d’un sanctuaire. Même s’il faut sans doute se garder de retenir une seule et unique explication pour rendre compte de tous les cas d’asylie, dont les motivations pouvaient varier selon les contextes, il reste que l’hypothèse d’une valeur honorifique de l’asylie est convaincante : la reconnaissance officielle de l’inviolabilité d’un sanctuaire symbolisait son importance, la puissance de sa divinité, l’ancienneté et le rayonnement de son culte ; elle permettait aussi de lui garantir le même succès, ou un succès plus grand, pour l’avenir.
6À l’époque républicaine, le Sénat et les imperatores ont pris, en ce domaine comme en bien d’autres, la place des souverains hellénistiques et ont reconnu l’asylie d’un certain nombre de sanctuaires. Toutefois, cette reconnaissance n’était plus la réponse diplomatique d’un État à un autre, mais le privilège accordé par un pouvoir dominant qui récompensait ses plus fidèles soutiens. Si le consensus gentium continuait d’avoir son importance, la décision romaine prenait désormais un caractère déterminant, elle devenait nécessaire et presque suffisante pour imposer au monde l’inviolabilité d’un lieu de culte10. À la fin de la République, la rivalité qui oppose les généraux les plus puissants de Rome les pousse à octroyer l’asylie avec une certaine largesse11. La pratique d’Auguste représente, à cet égard, à la fois un héritage et une innovation : s’il arrive encore au princeps de confirmer officiellement, par faveur, le droit d’asile d’un sanctuaire, il tente ailleurs de revenir sur les dons trop généreux de ses prédécesseurs et de limiter l’application du privilège12. Avec l’initiative de Tibère, ce mouvement s’accentue et l’on assiste à une réglementation systématique du privilège de l’asylie par les autorités romaines. Le récit de Tacite permet de deviner la coexistence de deux logiques parallèles et de mesurer les conséquences de l’une – celle de Rome – sur l’autre – celle des cités grecques.
7Du point de vue romain, la multiplication des lieux d’asile constitue une menace pour l’ordre social et politique issu de la conquête : tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher peuvent y trouver refuge (“les pires esclaves”, “les débiteurs contre leurs créanciers”, “les gens soupçonnés de crimes capitaux”) ; cela conduit à une remise en cause générale de l’autorité et Rome s’alarme à l’idée qu’“aucun pouvoir n’était assez fort pour réprimer les émeutes d’une population qui protégeait les forfaits des hommes comme le culte de ses dieux” (60.1). Ces préoccupations, qui remontent à l’époque républicaine13, tiennent en grande partie aux différences qui séparaient Grecs et Romains dans leur conception du sacré : alors que pour les premiers, toute personne qui se mettait en relation, d’une façon ou d’une autre, avec un espace sacré était intouchable sous peine de souillure, les seconds admettaient normalement l’intrusion du profane – et en particulier des représentants du pouvoir politique – dans les sanctuaires et les temples ; l’asylie était donc, à leurs yeux, la reconnaissance exceptionnelle d’un droit qui, aux yeux des Grecs, était inhérent à tout lieu de culte – le droit d’accueillir et de protéger des fugitifs14.
8Ce décalage introduit une ambiguïté dans la nature et les enjeux de la tâche confiée au Sénat par Tibère, puisqu’elle porte sur un objet qui est perçu, par les maîtres, comme une menace à leur domination, et par les sujets, comme une source de gloire. Il s’agit dès lors de concilier, le moins douloureusement possible et à l’avantage de Rome, l’exigence romaine d’ordre et de respect de l’autorité et l’exigence grecque de reconnaissance et de respect des traditions. Cet effort a des conséquences importantes sur la forme que prennent les relations entre cités.
9Le but de Rome, lors de cette révision générale des prétentions à l’asylie, est de limiter les foyers de troubles potentiels. Pour les cités grecques, sommées de “présenter leurs droits en envoyant des délégués” au Sénat, l’enjeu est de faire reconnaître l’importance et la respectabilité de leurs cultes respectifs et, par là, la place d’honneur qu’elles occupent au sein du monde grec. Or, l’éventualité d’une remise en cause de l’asylie de certains sanctuaires, en réponse aux impératifs du pouvoir romain, introduit inévitablement une compétition entre les cités, qui se trouvent amenées à faire valoir leurs prétentions au détriment les unes des autres. Le texte ne fait que suggérer l’existence de cette compétition, en rapportant que “le Sénat, excédé devant le nombre de délégations et considérant la passion des débats soulevés (quia studiis certabatur), s’en remit aux consuls du soin d’examiner les titres” (63.1). La procédure qui consiste à déléguer aux consuls le soin d’une enquête, dont les résultats devront faire l’objet d’un rapport détaillé au Sénat, n’a en soi rien d’exceptionnel ; c’est le motif expliquant, selon Tacite, ce choix procédural qui est intéressant – les sénateurs se trouvant accablés par la “passion” avec laquelle les nombreux délégués s’opposent (certabatur) pour défendre les droits de leur cité. La comparaison avec un autre épisode du règne de Tibère conforte l’idée que les plaidoyers portant sur l’asylie prirent la forme d’une joute verbale dont l’issue était incertaine et les enjeux de grande importance.
10En 26, quatre ans après avoir procédé à la révision des asiles, le Sénat accueille les délégués des onze cités d’Asie candidates pour accueillir le temple provincial de Tibère15. Cette fois, la rivalité est évidente : une seule cité sera choisie au terme des débats et gagnera le privilège immense de devenir le deuxième centre du culte impérial provincial en Asie. Or, les arguments invoqués par les cités pour soutenir leurs revendications en 22 et en 26 sont très proches : on peut les réunir grossièrement, comme le fait Tacite, sous les deux chapitres de “l’ancienneté des origines” et du “zèle envers le peuple romain” (vetustas generis, studium in populum Romanum, 55.1). Pour prouver que leur sanctuaire mérite bien d’être déclaré inviolable, les délégués d’Éphèse, de Magnésie du Méandre, d’Aphrodisias, de Smyrne et de bien d’autres cités encore16 renvoient aussi bien à des mythes situés au début des temps et à de vieux oracles qu’aux décrets pris par César et Auguste pour les récompenser de leur loyauté. De même, en 26, seront rappelés côte à côte des légendes de fondation et des faits de guerre en tant qu’allié du peuple romain.
11Ainsi, les caractéristiques de la compétition qui va marquer de plus en plus fortement la vie des cités grecques de l’Empire se mettent en place : forcées de lutter pour un privilège dont l’octroi dépend de Rome et qui ne peut être accordé que de manière limitée, les cités développent un argumentaire rhétorique au sein duquel coexistent des éléments disparates, mais dont le but commun est de prouver la supériorité de leurs revendications sur celles des autres. Dans l’évolution qui conduit à généraliser ce processus, les débats autour de l’asylie constituent, au même titre que la compétition pour la néocorie de Tibère, une étape importante : l’effort de réglementation et de contrôle d’un privilège ancien aboutit à placer les cités grecques en position de rivales que le pouvoir romain est chargé de départager.
12Les résultats de cet examen des prétentions à l’asylie ne sont pas très clairs. Les informations données par Tacite au fil du récit conduisent à distinguer trois cas. Certaines cités se sont elles-mêmes retirées de la compétition, renonçant à revendiquer un titre usurpé. D’autres ont emporté sans difficulté l’adhésion des autorités romaines – ainsi, les consuls considèrent “qu’à Pergame le droit d’asile est incontestable pour le temple d’Esculape” (apud Pergamum Aesculapii compertum asylum). D’autres en revanche leur paraissent “s’appuyer sur des origines que leur ancienneté rend obscures” (ceteros obscuris ob vetustatem initiis niti, 63.2). Ces dernières cités ont donc dû se donner plus de mal pour convaincre et il est possible qu’une partie d’entre elles aient échoué et aient perdu l’asylie de leur sanctuaire.
13La formule par laquelle Tacite clôt l’épisode est difficile à interpréter : “on fit des sénatus-consultes qui, rédigés dans les termes les plus honorifiques, imposaient toutefois des restrictions” (factaque senatus consulta, quis multo cum honore modus tamen praescribebatur, 63, 4). On peut comprendre que ces restrictions se manifestaient par le retrait du privilège aux cités qui en avaient paru le moins dignes, ou peut-être simplement par une réduction du périmètre asile dans certains cas. Le parallèle avec Suétone, selon lequel “Tibère abolit le droit et la coutume des asylies, qui existaient encore” (abolevit et ius moremque asylorum, quae usquam erant), suggère toutefois une autre hypothèse : les restrictions pourraient avoir porté sur l’avenir, l’avis du Sénat établissant une liste définitive des lieux asiles, avec interdiction d’en créer de nouveaux17. La révision de 22 semble en effet marquer la fin des déclarations officielles d’asylie18. Il est possible que la confrontation des Grecs avec le discours romain sur le droit d’asile leur ait fait prendre conscience qu’il valait mieux renoncer à revendiquer un privilège que Rome considérait d’un œil méfiant. D’autant qu’il existait d’autres dispositifs légaux pour augmenter le prestige d’un culte. À côté des nouveaux privilèges créés par la diffusion du culte impérial – au premier rang desquels la néocorie –, d’autres, issus d’une tradition multiséculaire, se maintiennent, mais sont de plus en plus soumis à la sanction du pouvoir romain.
Le statut isélastique
14Certains de ces privilèges ne peuvent être obtenus autrement que par une autorisation officielle venue de Rome. Ainsi, une lettre de Pline à Trajan, écrite alors que l’auteur assumait sa mission extraordinaire de gouverneur de Pont-Bithynie, entre septembre 111 et janvier 113, atteste que le statut isélastique, l’un des plus hauts qui puisse être reconnu à un concours, était accordé par l’empereur19. Pline consulte celui-ci à propos de réclamations formulées par les athlètes de sa province et ayant trait aux indemnités alimentaires (obsonia) dues aux vainqueurs des concours isélastiques ; les athlètes voudraient, entre autres, qu’on leur verse ces indemnités “pour le concours que (Trajan) a rendu isélastique, même si leur victoire est antérieure au moment où il l’est devenu” (obsonia petunt pro eo agone qui a te iselasticus factus est, quamvis vicerint antequam fieret). Leur argument est le suivant : “il est logique, disent-ils, si on ne leur donne pas ces indemnités pour les combats qui ont cessé d’être isélastiques depuis leur victoire, de les leur donner pour ceux qui le sont devenus depuis”. Trajan oppose un refus à la demande des athlètes : “les indemnités alimentaires pour les concours que j’ai décidé de rendre isélastiques (quae iselastica esse placuit mihi), s’ils n’étaient pas isélastiques au moment de la victoire, ne feront pas l’objet de rappels”. Un peu plus loin, il fait allusion aux concours qu’il n’a pas “dotés d’un règlement isélastique” (quae iselastica non lege constitui). La formulation est ici particulièrement explicite : le statut d’un concours doit désormais être fixé par une décision légale, qui est du ressort direct de l’empereur. L’échange épistolaire entre Pline et Trajan nous informe en même temps sur les suites que pouvait avoir l’octroi d’un privilège subordonné à une telle décision.
15Il apparaît en effet que l’octroi du statut isélastique entraîne dans son sillage de nouvelles revendications, qui peuvent provenir de nouveaux interlocuteurs : alors que la diffusion (toute relative) de ce statut répond à une demande des cités, désireuses d’augmenter le prestige de leur concours, la question des indemnités dues aux vainqueurs est soulevée par les athlètes, sans doute par l’intermédiaire d’une de leurs associations – c’est-à-dire par une structure à la fois extra- et supra-civique. L’empereur est naturellement sollicité pour juger des développements, sans doute inattendus, provoqués par sa décision antérieure. Le gouverneur médiatise ici la relation entre sujets et empereur. La chaîne de transmission des demandes et des réponses à laquelle il participe permet l’instauration de nouvelles règles, édictées ad hoc par le pouvoir suprême, qui centralise le processus de décision.
16Cette centralisation, que le texte donne à voir en aval de l’octroi du privilège, était logiquement respectée en amont. La réponse apportée par Trajan à la revendication des athlètes suggère que la pratique du pouvoir mise en place avec le régime impérial donnait lieu à une compétition constante pour l’octroi de privilèges tels que le statut isélastique. Entre la lettre de Pline et celle de Trajan, on est en effet passé d’un cas particulier – le concours sans doute récemment distingué qui provoqua les réclamations des athlètes – à l’énoncé d’une règle générale – valable pour tous les concours devenus isélastiques. Cela implique que d’autres promotions au statut de concours isélastique avaient eu lieu, ou du moins étaient susceptibles d’avoir lieu dans l’avenir ; la faveur devait être accordée avec une certaine régularité. Pour obtenir un tel succès, il fallait sans nul doute faire les frais d’une ou plusieurs ambassades. Les rivalités de prestige pouvaient trouver à s’exercer, la promotion d’une cité déclenchant probablement une vague de pétitions de la part de ses voisines ou/et concurrentes. L’existence d’une telle surenchère me semble confirmée par une inscription de Milet.
17Il s’agit d’une lettre de Marc Aurèle et Commode datant de 177 – l’année où le jeune César fut associé au trône par son père – en réponse à une ambassade “au sujet du concours” (περὶ τοῦ ἀγῶν)20. Les deux empereurs expliquent qu’ils ont jugé bon de faire connaître la requête des Milésiens au Sénat, afin que celui-ci puisse y accéder. Dans le discours qu’il tint à cet effet devant les pères conscrits, Marc Aurèle traitait aussi de diverses autres questions, et l’ensemble des points abordés fut ratifié en bloc (κοινῇ καὶ συλλήβδην) par un seul sénatus-consulte. La lettre est accompagnée du passage du discours impérial consacré au cas de Milet. P. Herrmann, suivi par J. Oliver, a souligné l’intérêt de cette inscription pour notre connaissance des institutions romaines – le rôle du Sénat, les relations qu’entretint avec lui Marc Aurèle, l’importance nouvelle du discours impérial comme source du droit. Pour notre propos, l’essentiel est ailleurs et réside dans les quelques informations sur la nature et les circonstances de la requête des Milésiens, que l’on peut tenter de saisir à partir du fragment, malheureusement fort mutilé, du discours de Marc Aurèle.
18Tout d’abord, il apparaît clairement, malgré les lacunes, que l’ambassade avait pour but d’obtenir pour un concours le rang isélastique : le texte parle de lui “donner le même statut que…” (in eo constitui iure [quo…]) et, à la ligne suivante, évoque les concours donnant droit aux vainqueurs de rentrer dans leur patrie sur un char triomphal (ex quibus victores reduces patriam suam…). P. Herrmann a proposé de façon convaincante d’identifier le concours qui fait l’objet de cette démarche avec les Didymeia Commodeia21. L’association officielle de Commode au trône, en 177, aurait donc donné aux Milésiens l’occasion de changer, en l’honneur du nouvel Auguste, le nom de leur fête la plus célèbre et de demander, en même temps, à élever le concours ainsi rebaptisé à un statut plus prestigieux que celui qu’il possèdait déjà. L’inscription indique en effet que le concours objet de la requête est de rang sacré, et ce depuis longtemps ([sa]crum antiquitus dicatum). Tout en faisant montre de sa loyauté envers le pouvoir impérial, la cité œuvre pour sa propre gloire ; elle rehausse doublement le prestige de son concours, en l’associant à Commode et en lui obtenant un statut qui l’élève sur l’échelle hiérarchique propre à la tradition grecque. Si l’hypothèse est juste, elle donne un excellent exemple du principe de réciprocité sur lequel sont fondées les relations des sujets avec leurs maîtres et qui empêche de réduire celles-ci à de viles flatteries : honneur et gloire sont partagés, rejaillissent sur les deux parties, qui chacune à sa façon tirent avantage de l’événement22.
19Or, après avoir exposé, dans son discours au Sénat, la requête de la cité (demande du rang isélastique pour mieux honorer le nom de Commode), l’empereur évoque “d’autres cités” (excusavimus sane civitatibus aliis) et, plus bas, des cités qui “se distinguent” par quelque qualité (quae civitates [… longue lacune… solli] citudine aliqua praestant). Malgré le caractère très fragmentaire de ces lignes, on peut comprendre que l’empereur se réfère à l’usage, pour une cité, d’invoquer un précédent afin de réclamer pour elle-même une nouvelle faveur. P. Herrmann indiquait brièvement que le passage devait exposer les raisons d’accéder à la demande de Milet et rappelait des cas analogues qui justifiaient la décision présente. Si tel est le sens de ces lignes, il faut alors supposer que Milet avait fait état de ces précédents dans la formulation de sa requête et qu’elle comptait sur eux pour obtenir satisfaction. Il me semble qu’une autre interprétation est possible : le verbe excusavimus suivi du datif (“donner des excuses à quelqu’un, invoquer comme excuse auprès de quelqu’un”) implique plutôt que la réponse donnée par les autorités romaines aux autres cités était négative. Rome a refusé à d’autres ce qu’elle s’apprête à accorder aujourd’hui à Milet. Marc Aurèle, soucieux de rassurer les sénateurs, leur affirme que l’octroi de cette faveur dans ce cas précis ne leur lie pas les mains pour l’avenir, ne crée pas un précédent qui pourra être invoqué indistinctement par toutes les cités ; il suffit de faire comprendre clairement que le privilège est accordé pour récompenser une cité particulièrement prééminente, qui se distingue par un ou des critère(s) sans doute précisés dans la lacune. La mention probable, un peu plus bas, de la charge que représentaient les concours pour une cité (onus civitatium) s’intègre tout à fait à cette interprétation : il s’agit de prouver aux sénateurs qu’en favorisant Milet, ils n’inciteront pas les autres cités à redoubler d’efforts pour augmenter le prestige de leur propre concours et ne contribueront pas, indirectement, à augmenter les difficultés financières des sujets de l’Empire. Que la compétition entre cités pour le rang isélastique ait eu lieu en amont de la décision favorisant Milet ou qu’elle soit à craindre et à prévenir en aval, reste qu’une telle compétition était présente dans la province et qu’elle causait un certain souci à Rome.
20La double exigence quelque peu contradictoire qui s’était fait sentir en 22, au moment de la révision des asylies, se retrouve à un niveau plus général : Rome doit à la fois répondre de façon satisfaisante aux sollicitations des cités en quête de prestige et imposer des règles et des limites à cette quête. Le statut isélastique ne peut être accordé universellement, car il perdrait alors la fonction qui justifie son existence : dénoter le caractère exceptionnellement prestigieux d’un concours. En même temps, chaque nouvel octroi du statut donne le jour à de nouvelles espérances et relance la compétition qui se joue autour du privilège par le biais d’ambassades et de pétitions. Celles-ci ne cessent d’ailleurs pas une fois le but atteint : la lettre de Pline déjà citée nous apprend qu’on pouvait perdre le statut isélastique et qu’un concours pouvait changer de statut en bien comme en mal (mutata condicione certaminum dit Trajan pour évoquer la perte du rang isélastique). Il fallait donc veiller scrupuleusement à préserver le privilège acquis : le faire confirmer autant que possible, le défendre s’il était menacé – autant d’occasions d’ambassades durant lesquelles les notables de la cité pouvaient de nouveau s’illustrer et qui nécessitaient une réponse de Rome.
21Le recours à Rome pour faire reconnaître ou confirmer un privilège attaché à un lieu de culte déborde toutefois le cadre de ces autorisations obligatoires. Les cités ont de plus en plus tendance à faire appel aux autorités romaines pour renforcer une décision qui, en droit, ne nécessite pas leur aval. Ce phénomène est général et ne concerne pas que les “affaires sacrées”23. Mais il est intéressant de l’étudier dans ce contexte particulier, car il se comprend alors nettement comme un moyen de faire reconnaître aux autres cités le gain de prestige que tend à instituer une décision de politique interne.
2) La caution romaine détournée au profit des rivalités de prestige
Le culte de l’Artémis d’Éphèse
22Ainsi, une inscription d’Éphèse, datée des années 162/163 ou 163/164 p.C., reproduit à la suite un édit du proconsul C. Popillius Carus Pedo, un décret de la cité et le témoignage de l’honneur voté à un magistrat24. Le décret consacre tout le mois d’Artémisiôn à la grande déesse poliade qui lui donne son nom ; tous les jours en seront sacrés et chaque année seront célébrées à ce moment les fêtes et la panégyrie des Artémisia. Le texte suivant rappelle que la patrie a honoré T. Aelius Marcianus Priscus, agonothète et panégyriarque des grandes Artémisia, qui a assuré la bonne réputation du concours par différentes mesures – telles que l’institution d’une nouvelle catégorie d’âge ou l’augmentation des prix proposés aux vainqueurs – et a “obtenu la trêve sacrée pour tout le mois éponyme de la déesse” (C, l. 8-10)25. L’édit du proconsul répond à une ambassade de la cité, sans doute menée par le même Marcianus Priscus, et confirme à la fois le caractère sacré du mois Artémisiôn et la trêve en vigueur durant cette période.
23De la confrontation de ces trois documents, il semble logique de conclure que, si la reconnaissance d’une trêve sacrée – qui touche au fonctionnement de la justice et à l’ordre public – nécessitait sans doute une autorisation du gouverneur, la décision de modifier le calendrier religieux de la cité ne dépendait que de celle-ci. L’intervention des autorités romaines ne sert qu’à “rendre manifeste” (φανερόν ποίησαι, A, l. 13-14) la mesure décrétée ; elle ne la valide pas, car elle n’a pas besoin d’être validée par le pouvoir central, mais lui donne, pour reprendre l’expression d’E. Guerber, “un caractère obligatoire qui lui permet d’être unanimement respectée”26. La caution romaine est donc une arme contre les éventuelles contestations – y compris à l’intérieur de la cité. Mais plusieurs passages de l’inscription indiquent que le souci de rendre la mesure “manifeste” s’explique aussi par la volonté de la porter à la connaissance des autres cités ; cette publicité est à usage externe au moins autant qu’interne27.
24Le décret d’Éphèse s’ouvre en effet sur un vibrant éloge de la déesse Artémis, débouchant sur un éloge de la cité qui lui a consacré son principal culte : “attendu qu’Artémis, la déesse protectrice de notre cité est honorée non seulement dans sa propre patrie, qu’elle a rendue, par sa nature divine, plus glorieuse que toutes les autres cités (ἣν ἁ[πασῶν τῶν πόλεων | ἐνδοςοτέραν διὰ τῆς ἰδίας θειότητ[ος πεποίηκεν), mais aussi par les Grecs et les Barbares, si bien que partout on lui consacre des temples et des sanctuaires…” (A, l. 8-12). Éphèse revendique un lien de prédilection avec la déesse Artémis ; elle se définit comme sa “patrie”, en référence aux légendes concernant son lieu de naissance28. Le culte de l’Artémis éphésienne est implicitement présenté comme la forme première et la plus authentique d’un culte universellement reconnu et Éphèse, comme le centre à partir duquel se diffuse le renom de la déesse, ce qui lui apporte une gloire sans égale et la place au-dessus de toutes les autres cités.
25Or, la décision d’étendre les jours fériés à l’ensemble du mois Artémisiôn apparaît motivée par le désir de perpétuer cette gloire : “ainsi, la déesse étant honorée pour le mieux, notre cité restera plus glorieuse et plus heureuse pour toujours” (ἡ πόλις ἡμ[ῶν ἐ]νδοξοτέρα τε καὶ εὐδ[αιμονεστέρα] εἰς τò[ν ἅπα]ντα διαμενεῖ χ[ρόνον] B, l. 32-34). Le proconsul reprend cette thématique dans son édit, qu’il justifie par la volonté d’imiter ses prédécesseurs, déjà sollicités pour confirmer des décisions relatives au culte d’Artémis, “en veillant (lui) aussi à observer la piété envers la déesse et le rang de la très brillante cité d’Éphèse” (τὴν τῆς λαμπροτάτης Ἐφεσίων πόλεως τειμήν A, l. 10-13). L’éclat du culte d’Artémis témoigne de la considération à laquelle peut prétendre la cité qui l’abrite : tout ce qui contribue à renforcer le prestige du culte contribue en même temps à élever Éphèse en dignité. L’édit du gouverneur, gravé en premier sur la stèle qui consigne les nouvelles mesures, permet d’imposer aux autres cités le respect de la place éminente que revendique Éphèse, non seulement au sein de la province, mais au sein de l’oikouménè tout entière.
26Pour être sûr que la démarche des Éphésiens répond, au moins en partie, à ce désir de reconnaissance extérieure, il faudrait pouvoir prouver que des copies de ces actes ont été envoyées à d’autres cités. S’il y en eut, nous n’en avons pas trace. Mais dans le monde impérial, il est possible que les échanges diplomatiques entre cités aient été quelque peu sous-représentés dans les inscriptions, parce qu’ils paraissaient moins dignes d’être gravés que les témoignages de bonnes relations avec le pouvoir romain ; que ces échanges aient eu moins d’importance qu’à l’époque hellénistique ne signifie pas qu’ils aient disparu ou soient devenus exceptionnels. Nous verrons, à propos de la néocorie, qu’une cité pouvait tout à fait, par le biais d’ambassades et d’honneurs mutuellement accordés, chercher à faire reconnaître à l’extérieur sa promotion à un statut privilégié. La décision de rendre sacré le mois d’Artémisiôn à Éphèse n’avait évidemment pas la même portée que l’obtention d’une néocorie – et j’ai précisément montré qu’à la différence d’une néocorie, elle n’exigeait pas d’autorisation de Rome. En lui assurant une caution officielle du pouvoir romain, les Éphésiens tendaient toutefois à assimiler cette décision à un privilège qui les distinguait du commun des sujets de l’Empire. Un autre exemple, pris à un niveau beaucoup plus modeste de l’échelle hiérarchique des cités, confirme que la caution romaine pouvait être utilisée comme une arme dans la lutte pour la reconnaissance d’une place privilégiée, permettant de s’élever au-dessus des autres ou de rattraper une rivale mieux lotie.
Oinoanda et Balbura de Lycie
27Oinoanda de Lycie, qu’il faut identifier avec la cité connue sous le nom de Termessos Minor, se distingue par le fait que, malgré sa relative obscurité, elle a livré plusieurs inscriptions d’une longueur exceptionnelle. Celle publiée par M. Wörrle et se rapportant à la fondation par C. Iulius Dèmosthénès d’un concours qui portera son nom fournit un grand luxe de détails sur l’organisation et le déroulement d’un concours d’importance moyenne, voire médiocre29. Le montant peu élevé des prix distribués aux vainqueurs des différentes compétitions ne devait pas aider au rayonnement des Dèmosthéneia30. Celles-ci avaient néanmoins quelque ambition, puisqu’elles duraient trois semaines et qu’était prévue la présence de délégués venus d’autres cités pour offrir des sacrifices (l. 85-87). Les sacrifices principaux doivent être accomplis en l’honneur d’Apollon Patrôos, mais le culte impérial trouve également sa place dans la fête : dix sebastophoroi porteront les images des empereurs et celle d’Apollon, le prêtre et la prêtresse des empereurs sacrifieront un bœuf. Différentes mesures règlent très précisément la succession des épreuves musicales, théâtrales et gymniques, l’organisation de la panégyrie, le déroulement de la procession et le nombre de victimes que doivent envoyer les villages du territoire d’Oinoanda. Le financement du concours est entièrement à la charge de Démosthène et de ses héritiers, qui désigneront les domaines fonciers dont le revenu sera prélevé à cet effet. Toute tentative de détournement de ces revenus à d’autres fins que le concours est passible d’amende. Voilà, très rapidement résumé, l’essentiel des dispositions contenues dans la promesse publique de Démosthène et dans les décrets qui l’ont suivie. Or, la cité a pris soin de faire confirmer ces dispositions, non seulement par le gouverneur31, mais aussi par l’empereur Hadrien, auquel a été envoyée une ambassade et dont la lettre de réponse, datée du 24 août 124, figure en tête de l’inscription.
28L’empereur écrit : “je loue Iulius Dèmosthénès pour son zèle à votre égard et je confirme le concours musical qu’il vous a promis” ; après cette approbation générale, qui s’applique à l’ensemble des décisions, il rappelle que les dépenses se feront aux frais de Démosthène et donne “pleine valeur” ([κύρι]α ἔστω) aux amendes prévues contre ceux qui contreviendraient aux termes de la donation. Ainsi, la confirmation impériale peut être interprétée comme un gage mutuel que se donnent les deux parties : la cité est assurée de ne pas devoir un jour faire face aux dépenses elle-même, Démosthène ne craint pas de voir sa donation détournée de son but et son nom oublié. Par ailleurs, il semble avoir été coutumier, sinon obligatoire, de porter à la connaissance de l’empereur les décisions relatives aux finances d’une cité et aux actes d’évergétisme de ses notables ; il est possible que la généralisation de cette pratique ait répondu à une volonté de contrôle du pouvoir romain, soucieux à la fois d’éviter la banqueroute des cités et de limiter la générosité et, partant, la popularité des riches magnats locaux32. Plus largement, il faut tenir compte, pour expliquer ce texte, de la nature des relations entre sujets et empereur, qui pousse les premiers à soumettre au second une grande diversité de questions pour réaffimer, par le système de pétition-réponse, le lien qui les unit ; au loyalisme des sujets répond la protection accordée par le maître, garant de leur bien-être. L’intégration du culte impérial aux Dèmosthéneia ne fait que renforcer la nécessité d’une telle démarche. Or, cette conception et cette pratique de gouvernement ne sont pas sans conséquence sur la sphère des relations entre cités. Dans la mesure où tout ce qui a été approuvé par l’empereur s’apparente à un privilège obtenu de lui33, la caution impériale peut être recherchée non plus, ou non plus seulement, pour toutes les raisons que j’ai énumérées, mais pour alimenter les rivalités de prestige entre cités concurrentes. Dans le cas d’Oinoanda, le parallèle avec une inscription postérieure d’une cité voisine prouve que le recours à l’empereur pour confirmer une initiative locale pouvait bien être utilisé en ce sens.
29Au règne suivant, en effet, nous avons témoignage d’un concours sans doute assez similaire aux Dèmosthéneia, fondé à Balbura, cité limitrophe d’Oinoanda, par un certain Méléagre34. Une inscription nous apprend que celui-ci était “agonothète perpétuel de la première grande panégyrie pentétérique des Antoninia Meleagria” ; une autre, que Balbura avait cru bon, elle aussi, de faire confirmer cette fondation par l’empereur. La réponse positive d’Antonin, datée de 158 p.C., reprend en des termes presque identiques le modèle utilisé par Hadrien dans sa lettre à Oinoanda et, surtout, fait allusion à un argument intéressant avancé par Balbura pour appuyer sa demande :
“J’ai loué le zèle dont a fait preuve envers vous Méléagre, fils de Castor. Je confirme le concours gymnique et musical (qu’il a fondé) dans votre cité ; que les amendes établies dans sa promesse publique aient pleine valeur, puisque mon divin père lui aussi a accordé cela aux Termessiens, dans le cadre d’une promesse publique similaire, que vous avez également consignée dans votre décret (ἐπεὶ καὶ ὑπò τοῦ θεοῦ πατρός μου Τερμεσσεῦσι συνεχωρήθη τοῦτο ἐφ ’ὁμοίας ὑποσχέσως, ἥν καὶ ὑμεῖς τῷ ψηφίσματι ἐνεγράψτε).”
30La cité de Balbura a donc invoqué le précédent des Dèmosthéneia pour obtenir l’approbation d’Antonin. Il est clair qu’elle cherchait à établir une équivalence entre son tout nouveau concours et celui que Démosthène avait fondé à Oinoanda quelque trente ans plus tôt. Nous avons vu que les Dèmosthéneia, malgré leur caractère relativement modeste, jouissaient d’une audience régionale. Balbura dut trouver que cette fondation introduisait, entre elle et sa voisine, un déséquilibre qu’elle n’était pas prête à accepter. Lorsqu’un de ses citoyens promet un bienfait similaire, elle s’empresse d’obtenir une lettre impériale qui puisse faire pendant à celle qui était gravée sur les murs d’Oinoanda. De la sorte, son concours pouvait prétendre au même rayonnement que celui d’Oinoanda. Les deux cités étaient voisines et d’importance égale ; cela suffisait à créer entre elles une concurrence pour une place dominante sur la scène régionale. L’un des fondements de cette modeste domination pouvait être un nouveau culte approuvé par l’empereur.
31Un détail piquant et typique de l’époque est le fait que Méléagre, le fondateur du concours permettant à Balbura de rivaliser avec sa voisine, semble également avoir été citoyen d’Oinoanda et avoir fondé, là-bas aussi, des concours en son nom. Des Meleagreia sont en effet attestés, à la même époque, à Oinoanda35. Il ne faudrait pas en conclure que les deux cités n’étaient pas rivales et que les concours ne servaient pas à véhiculer leur ambition. L’exemple de Dion de Pruse, dévoué à sa patrie mais protestant également de son attachement à Apamée, qui l’avait honoré de sa citoyenneté, montre qu’un même homme pouvait partager son zèle entre deux cités que d’importants différends opposaient. Appartenant à cette caste de notables lyciens au sein de laquelle les citoyennetés multiples étaient fréquentes, Méléagre avait voulu dispenser ses bienfaits avec largesse. Toutefois, le fait que son petit-fils occupe encore une charge en rapport avec l’organisation des Meleagria de Balbura suggère que l’évergète était originaire de cette cité et avait veillé à lui donner les moyens de se maintenir au même niveau de prestige qu’Oinoanda, dont il était bien placé, par ailleurs, pour apprécier la position.
32La fondation d’un nouveau concours avec l’approbation de l’empereur pouvait donc apparaître comme une marque de sa protection et être exploitée pour contrer les ambitions d’une cité rivale. Le procédé avait bien plus de force lorsque le concours était non pas simplement confirmé par l’empereur, mais rebaptisé en son nom et avec son accord, bien sûr indispensable dans ce cas. L’exemple de Nicée et Nicomédie, dont la rivalité a été rendue célèbre par un article de L. Robert, illustre de manière particulièrement frappante le rôle que le prestige d’un concours pouvait jouer dans l’établissement d’un rapport de force entre cités en conflit.
Commodeia et Severia à Nicée et à Nicomédie
33Une série de monnaies de Nicée à l’effigie de Commode célèbre un concours des Commodeia36. Le nom apparaît en légende de revers, en alternance avec la mention “concours sacré” (ΙΕΡΟΣ ΑΓΩΝ), ce qui indique que tel était son statut officiel. Ces légendes accompagnent des types agonistiques variés – tables supportant des urnes, urnes seules, avec ou sans palmes, athlète… – et la richesse de ce monnayage témoigne d’un souci de publicité particulier. C’est à la même époque qu’il faut rapporter une monnaie qui, au revers d’un portrait de Commode, fait figurer dans une couronne de laurier la légende ΚΟΜΟΔΟΥ ΒΑΣΙΛΕΥΟΝΤΟΣ Ο ΚΟΣΜΟΣ ΕΥΤΥΧΕΙ ΝΙΚΑΙΕΩΝ, “sous le règne de Commode, le monde est heureux, (monnaie) des Nicéens” (pl. I, 1)37. À partir d’un rapprochement avec une monnaie presque identique frappée par Nicomédie sous Septime Sévère, L. Robert a magistralement interprété ce jeu de répliques38.
34En 183, Saôteros, le favori de Commode qui avait assuré une deuxième néocorie à sa cité d’origine, Nicomédie, est déchu et assassiné. Nicomédie, selon toute vraisemblance, perd le privilège récemment acquis. C’est sans doute alors que Nicée obtient, non pas une néocorie de Commode dont nous n’avons nulle trace, mais le droit de donner le nom de l’empereur à l’un de ses concours déjà existants – une faveur qu’elle s’empresse de faire abondamment connaître par son monnayage, toute à la joie de se voir distinguée alors que sa rivale de longue date vient de subir un revers de fortune. Mais au règne suivant, les rôles s’inversent : c’est désormais Nicée qui, ayant fait le mauvais choix dans la lutte opposant Septime Sévère à Pescennius Niger, est en froid avec le pouvoir suprême, alors que Nicomédie, plus chanceuse ou plus avisée au moment critique, est récompensée de son soutien au nouvel empereur par l’octroi d’une deuxième néocorie. La cité favorisée fait alors un cruel pied de nez à sa voisine en frappant une monnaie qui reprend, en l’adaptant, la légende inventée par Nicée – ΣΕΥΟΥΗΡΟΥ ΒΑΣΙΛΕΥΟΝΤΟΣ Ο ΚΟΣΜΟΣ ΕΥΤΥΧΙ ΜΑΚΑΡΙΟI ΝΙΚΟΜΗΔΕΙΣ ΔΙΣ ΝΕΩΚΟΡΟΙ, “sous le règne de Sévère, le monde est heureux (disent) les bienheureux Nicomédiens, deux fois néocores” (pl. I, 2)39.
35Le titre “deux fois néocores”, perdu en 183 et retrouvé peu après 193, apparaît au revers de presque toutes les monnaies de Nicomédie à l’effigie de Septime Sévère ; sur l’une d’elles, cette légende accompagne le type d’une table agonistique, sous laquelle on peut lire ΣΕΥΗΡΙΑ ΜΕΓΑΛΑ40. Il est légitime de penser que dans ce cas précis, le concours portant le nom de l’empereur a été institué en lien avec la néocorie, dont il est alors une conséquence. Or, on trouve également, sous le même règne, des concours Severia à Nicée, ainsi que l’attestent plusieurs émissions où ce mot figure comme légende avec des types représentant l’empereur ou des objets agonistiques41. Nicée ne deviendra jamais néocore de l’empereur, mais elle réussit, sans doute après quelques années, à faire suffisamment oublier son erreur passée pour obtenir le droit de donner à l’un de ses concours civiques le nom de Septime Sévère. D’autres monnaies, à l’effigie de Septime Sévère, Julia Domna, Caracalla ou Géta, font apparaître la légende Severia Philadelpheia (Megala), alliée à divers types agonistiques42 – soit que cette légende donne le nom complet des concours ailleurs appelés simplement Severia, soit qu’elle livre le résultat d’un changement de nom supplémentaire. Il semble en tout cas que Caracalla ait joué un rôle dans la réhabilitation relative de Nicée dont témoigne l’existence de ces concours. L. Robert invoquait le parallèle d’Antioche de Syrie, qui perdit le statut de cité en châtiment de l’aide qu’elle avait apportée à Niger, puis le retrouva grâce à une intervention de Caracalla, vers 202. Un indice d’une intercession similaire en faveur de Nicée serait le nom dynastique Aurelianè Antoninianè porté par la cité dans une inscription datant vraisemblablement de la même année 20243.
36C’est donc probablement au début du iiie s. que Nicée rentre dans les bonnes grâces du pouvoir suprême, sans toutefois pouvoir prétendre au même honneur que sa rivale. Ne pouvant, comme celle-ci, proclamer sur ses monnaies la gloire de deux néocories, elle compense en donnant toute la publicité possible à un concours qui l’associe à la dynastie régnante et prouve qu’elle a, elle aussi, fait l’objet de faveurs impériales. Le contraste entre le grand nombre d’émissions célébrant les Severia de Nicée et le petit nombre de celles consacrées aux concours du même nom à Nicomédie s’explique par le déséquilibre des situations entre les deux cités : dans un cas, la double néocorie, privilège brillant entre tous, qui suffit à hisser au plus haut de la hiérarchie provinciale, éclipse tous les autres titres de gloire de la cité, y compris ceux qui lui sont liés ; dans l’autre, les concours rebaptisés sont perçus comme le meilleur moyen de “sauver la face” dans la course aux honneurs dans laquelle la cité s’est fait devancer. Commodeia, Severia, Severia Philadelpheia : il est très probable que tous ces noms s’appliquent au même concours, célébré originellement en l’honneur de Dionysos – un des dieux les plus importants de la cité, parfois appelé fondateur –, auquel furent ensuite associés les empereurs successifs44. Les documents, tels que je les ai interprétés, montrent qu’à chaque fois ce changement de nom fut utilisé comme une arme dans la compétition constante que se livraient les deux cités rivales de Bithynie ; source de prestige, il était recherché et proclamé par Nicée pour affirmer une position momentanément dominante ou pour contrebalancer les succès de sa rivale.
37Dans le domaine des cultes et des concours, l’innovation majeure du principat semble donc être un processus conjoint de centralisation et de réglementation, qui place les cités en situation de concurrence. La recherche d’une autorisation, imposée par Rome, ou d’une confirmation, recherchée par les cités elles-mêmes, pousse constamment celles-ci à s’opposer dans le but d’augmenter le rayonnement de leurs sanctuaires respectifs. Rien ne peut cependant égaler le prestige que confère l’obtention de l’un ou l’autre des statuts liés à la pratique du culte impérial par les koina provinciaux. Pour comprendre la compétition à laquelle donnait lieu, dans la province, la quête de tels statuts, il convient d’en éclairer le contenu et de tenter une définition comparative des divers privilèges que les sources nous font connaître.
II. Le culte impérial provincial
1) Le statut de cité néocore
38On a longtemps hésité sur le sens précis du mot “néocore”, que l’on trouve accolé à des ethniques de cités pour évoquer la présence du culte impérial à partir de Domitien, mais surtout des premiers Antonins45. Il est revenu à L. Robert d’établir de façon claire et désormais indiscutable que la néocorie consistait à abriter un temple destiné au culte impérial à l’échelle de la province – et non un simple temple impérial local, construction bien trop répandue pour éveiller de grandes ambitions46. Dans le même temps, L. Robert démontrait que la procédure d’obtention de ce privilège très recherché impliquait trois instances politiques : le koinon, normalement chargé de présenter la requête au nom de la cité candidate, sans doute désignée après un débat et un vote47 ; le Sénat, dont l’intervention est attestée par différentes sources évoquant un sénatus-consulte en lien avec une néocorie48 ; et bien sûr l’empereur, qui inspire la réponse du Sénat et est perçu par les Grecs comme le véritable auteur du bienfait.
39Bien que le terme de néocore ne soit pas utilisé dans le sens qui nous intéresse avant la fin du ier s. p.C., je parlerai, par commodité, de néocorie et de cité néocore pour toutes les époques, dès la fondation du premier culte impérial par Octave en 29 a.C.49 Dans cette acception, une cité néocore doit donc être définie comme une cité “gardienne d’un temple du culte impérial provincial”. Nous verrons toutefois qu’à partir de la fin du iie s., il arrive que soit accordée une néocorie en l’honneur d’une divinité traditionnelle, ce qui semble être un moyen, pour l’empereur sollicité, de refuser une néocorie de sa propre personne tout en accédant en partie à la demande qu’on lui transmet ; c’est aussi une façon de reconnaître le rayonnement particulier d’un culte et, sans doute, d’accorder à la cité qui l’abrite certains privilèges matériels. En effet, l’obtention du statut de cité néocore entraîne à sa suite des avantages tant concrets que symboliques : ce statut assure à celle qui le reçoit des contributions financières de la part des membres du koinon provincial, tout en lui permettant d’assumer le rôle d’un centre religieux de première importance, destiné à accueillir et représenter la province entière.
Un “temple commun de l’Asie”, financé par la province
40La première néocorie d’Éphèse date du règne de Domitien. Dans les dédicaces gravées par diverses cités pour célébrer cet événement, le temple consacré aux Flaviens est défini comme “le temple commun de l’Asie à Éphèse” (ναός ὁ ἐν Ἐφέσωι τῶν Σεβαστῶν κοινός τῆς Ἀσίας)50. L’expression permet de balayer le moindre doute sur le fait qu’une néocorie concerne un culte provincial et non un culte local de l’empereur. On peut néanmoins hésiter sur son sens précis : le temple est-il commun parce que l’empereur y sera honoré par la province entière, ou parce qu’il a été construit aux frais de la province entière ? D’autres sources permettent d’affirmer que la néocorie impliquait justement ces deux aspects à la fois.
41La fondation d’un nouveau culte impérial provincial s’accompagnait généralement de la construction d’un nouveau temple ; dans les cas où l’empereur choisissait de partager avec une autre divinité un sanctuaire déjà existant, d’importants travaux devaient malgré tout être entrepris ; les statues de l’empereur et, parfois, des membres de sa famille qui devaient être installées dans le temple représentaient à elles seules un gros effort financier51. Or, plusieurs documents attestent que cet effort était réparti entre toutes les cités de la province. Il faut d’abord invoquer la célèbre inscription de Didymes relative à la fondation d’un culte de Caligula à Milet52. Dion Cassius attribuait à cet empereur le désir “de s’approprier le grand et magnifique temple que les Milésiens construisaient pour Apollon”, à savoir le Didymeion53. Il semble que cette information soit fiable, contrairement à ce qu’ont pensé certains savants, qui la mettaient sur le compte de la médisance54. Cela ne signifie pas pour autant que “l’appropriation” du célèbre temple par l’empereur ne donna lieu à aucun projet architectural spécifique. Au contraire, l’achèvement du Didymeion dut être poursuivi avec une ambition redoublée et il est possible que des structures provisoires aient été mises en place pour permettre les premiers actes du nouveau culte (un autel spécialement consacré à Caligula, par exemple). La fonction des treize néopes de Caligula dont on a retrouvé la dédicace à Didymes était certainement d’organiser et de surveiller la bonne marche de ces diverses entreprises – comme l’indique l’étymologie du terme (νεοποιοί, correspondant à la forme classique νεωποῖαι)55.
42Or, le recoupement, établi par L. Robert, entre l’origine des néopes et la division administrative de la province en conventus conduit logiquement à la conclusion que chaque néope représentait un conventus et que chaque conventus contribuait aux dépenses occasionnées par ces travaux – qui était donc financés et supervisés par la province entière. Une autre inscription, qu’il faut très probablement rattacher au même contexte, va dans le même sens : un certain Méniscos, qui a été plusieurs fois vainqueur aux Didymeia et a mené une ambassade pour défendre les droits du sanctuaire d’Apollon, est honoré par “les technites envoyés par l’Asie qui travaillent à la construction du temple de Didymes” ([οἱ] ἀπò τῆς Ἀσίας τεχνεῖται οἱ ἐργαζόμενοι τòν ἐν Διδύμοις ναόν)56. La mention de l’Asie suggère que les travaux ont précisément pour cadre l’instauration du culte de Caligula ; l’inscription confirme ainsi que la participation financière de la province se doublait d’une prise en charge logistique – les artisans semblant avoir été choisis par le koinon et être sous sa responsabilité.
43On retrouve ce double aspect de la participation provinciale dans une épigramme copiée par Cyriaque d’Ancône à Cyzique57. Les commentateurs s’accordent pour penser que cette inscription versifiée ornait le fronton du temple d’Hadrien, qui valut à Cyzique sa première néocorie et fit l’admiration des contemporains comme des générations futures par sa beauté et ses vastes dimensions. L’épigramme attribue ce chef-d’œuvre à l’architecte Aristénètos, qui “(l’)a reconstruit depuis les fondations, aux frais de l’Asie entière, avec l’aide d’une multitude de mains” (ἐκ δαπέδου μ’ ὤρθωσεν ὅλης Ἀσίας [δαπάνῃσιν] ἀφθονίῃ χείρων)58. Le temple d’Hadrien fut sans doute élevé sur les ruines d’un édifice plus ancien, détruit par le tremblement de terre qui affecta gravement la cité en 123. Cette reconstruction correspondait à une nouvelle consécration du temple – devenu un temple commun de l’Asie – et, à ce titre, devait être financée par la province. Celle-ci s’occupait également de fournir “une multitude de mains”, les ouvriers et artisans spécialisés nécessaires à l’achèvement de cette entreprise monumentale.
44Il faut certes admettre que dans certains cas, sinon tous, une partie des dépenses était également couverte par des dons de l’empereur, qui pouvait soutenir les projets édilitaires qui lui semblaient justifiés et devait le faire a fortiori quand le projet le concernait d’aussi près. Le temple d’Hadrien à Cyzique a très certainement bénéficié de la générosité de l’empereur philhellène59. De même, la construction du Traianeum de Pergame – le temple qui permit à cette cité de se proclamer “deux fois néocore” – nécessita des travaux d’une telle ampleur, répondant à un plan si ambitieux, qu’il paraît peu probable que l’évergétisme impérial n’ait pas trouvé là l’occasion de se manifester60. Reste que le principe d’un financement provincial devait être acquis et au moins partiellement mis en vigueur pour cette néocorie comme pour les autres. Le magnifique temple consacré à Trajan et à Zeus Philios célébrait donc, aux frais de la province, à la fois la gloire de l’empereur et celle de Pergame, dont l’acropole, déjà imposante du temps des Attalides, se trouvait encore embellie et devenait un des principaux sujets de fierté de la cité : Aelius Aristide ne manque pas de la décrire dans le bref éloge de Pergame qu’il prononce lors d’une réunion du koinon provincial – “l’acropole, si remarquable par ses dimensions, qui étincelle de loin, d’où que l’on arrive, comme une sorte de sommet commun de la province” (ὥσπερ κοινή τις κορυφὴ τοῦ ἔθνους)61. Dans ce discours, Aristide entend apaiser les rivalités qui se nouent autour du culte impérial provincial. Aussi donne-t-il à l’adjectif κοινóς, fréquemment répété, une valeur irénique : en définissant l’acropole de Pergame comme “un sommet commun de la province”, il suggère que la réussite architecturale que représente le temple de Trajan, le prestige attaché à cet édifice, peuvent être revendiqués par toutes les cités. Mais un peu plus loin, il fait une remarque qui indique que la réalité était tout autre.
45Essayant de convaincre les trois grandes rivales de la province que leur dispute n’a pas de sens, il rappelle ce qui, selon lui, devrait aller de soi : “les autres aussi ont une part à ces privilèges [= les temples et les concours communs, évoqués plus haut] ; ceux-ci n’appartiennent pas uniquement à ceux qui les possèdent, mais sont comme des biens communs à tous, et il n’est pas possible de tenir les autres à l’écart de la gloire qui s’y rattache”62. L’insistance d’Aristide est la meilleure preuve, selon moi, que les bénéfices symboliques des “temples communs” revenaient aux cités qui les abritaient63. Les autres cités d’Asie, bien qu’ayant participé à la réalisation de ces entreprises, n’en sortaient pas grandies. La cité néocore, ayant été jugée digne de concentrer en son sein une partie des richesses de la province, en devenait en quelque sorte la vitrine avantageuse et recueillait pour elle-même toute la gloire de ce rôle représentatif.
46Une phrase du discours tenu par Dion à Apamée de Phrygie permet de préciser encore la question du financement des temples néocores et des enjeux symboliques de ce financement. Le sophiste, après avoir rappelé le rayonnement économique d’Apamée et son statut de capitale de conventus, achève son éloge de l’importance de la cité par cette phrase : “et en vérité, votre participation aux cultes de l’Asie et aux dépenses afférentes est aussi grande que celle des cités qui abritent ces cultes” (καὶ μὴν τῶν ἱερῶν τῆς Ἀσίας μέτεστιν ὑμῖν τῆς τε δαπάνης τοσοῦτον ὅσον ἐκείναις ταῖς πόλεσιν, ἐν αἷς ἐστι τὰ ἱερά, 35.17). La référence au culte impérial provincial ne fait pas de doute. La première chose à noter est le précieux renseignement que fournit Dion sur la manière dont étaient réparties les dépenses liées à ce culte. La tournure comparative de la phrase implique en effet sans équivoque que la participation financière de chaque cité était proportionnelle à ses ressources ou à son rang dans la province. Apamée est louée parce que sa contribution est égale à celle des cités néocores – façon discrète de la consoler de ne pas posséder ce statut privilégié, dont l’absence contribue à la placer en dessous des cités avec lesquelles Dion, en bon flatteur, la compare. C’est donc que d’autres cités d’Asie étaient sollicitées dans une moindre mesure qu’Apamée. Ces différents degrés de participation sont interprétés ici comme les révélateurs d’une position sur l’échelle hiérarchique des cités : plus les contributions sont importantes, plus la cité s’élève dans la hiérarchie – ou vice-versa. On sent bien, à travers cette phrase, le prestige attaché à la néocorie et la frustration que pouvaient ressentir les cités d’une certaine importance qui n’avaient pas réussi à en obtenir une : on serait tenté de croire, contrairement à ce que prétend Dion, que rien ne pouvait remplacer le privilège d’abriter un temple provincial du culte impérial et que la plus grande participation financière ne suffisait pas à faire oublier que les avantages attachés au statut l’étaient aussi aux cités qui le possédaient.
47Un deuxième point à discuter est lié au sens que l’on donne au terme τὰ ἱερά. Un sens courant de cet adjectif neutre substantivé est celui de “sanctuaire” et, parfois, de “temple”, par opposition au temenos. L’emploi du verbe “être” suivi d’un complément de lieu (τῖς πόλεσι, ἐν αἶς ἐστι τὰ ἱερά) pourrait plaider en faveur de ce sens “physique” : Dion ferait référence aux temples néocores et aux frais assumés par la province pour leur construction. Son témoignage serait alors identique à ceux qui ont déjà été invoqués. Mais la phrase, conjuguée au présent, me semble impliquer des efforts financiers permanents ou réguliers ; dès lors, à moins d’admettre que plusieurs temples étaient en construction au moment du discours de Dion – ce qui est contraire à tout ce que l’on sait par ailleurs –, il faut comprendre que la province continuait d’apporter des contributions aux cités néocores une fois leurs temples achevés. Dans ce cas, l’expression τὰ ἱερά ne doit pas renvoyer à l’espace consacré à la divinité, mais aux actes du culte accomplis dans cet espace64. La question des fêtes et des concours provinciaux est complexe, comme nous le verrons, mais il paraît logique qu’un sanctuaire construit aux frais de la province accueille régulièrement des fêtes de la province, durant lesquelles les sacrifices offerts sont communs et les dépenses partagées. De manière encore plus générale, on peut émettre l’hypothèse que les frais d’entretien des temples néocores, la réfection des parties endommagées, en cas de besoin, ainsi que les services d’un personnel religieux spécialisé – tout cela était également à la charge de la province.
48Les sources nous font connaître en effet un certain nombre de fonctions religieuses spécifiquement liées au culte impérial et, dans un cas au moins, on a la preuve que la rémunération de ce personnel, quand il était attaché à un temple néocore, était assurée par le koinon : un édit du gouverneur Paullus Fabius Persicus, daté c. 44 p.C., nous apprend que les hymnodes d’Auguste à Pergame, au départ composés de volontaires non salariés, ont par la suite été rémunérés aux frais de l’Asie entière (ὑπò τῆς Ἀσίας ὅλης)65. Cette prise en charge commune est certes présentée comme l’un des bienfaits accordés officiellement par Auguste (τὰ ψηφισθέντα φιλάνθρωπα), celui-ci ayant jugé que la somme à payer serait trop lourde pour une seule cité. Cela semble impliquer que la dépense aurait dû normalement incomber à Pergame et ne fut répartie entre tous que par une faveur spéciale de l’empereur. Mais nous sommes là encore assez tôt dans le développement du culte impérial ; il est fort à parier que les futures cités néocores s’empresseront de demander des “bienfaits” similaires et qu’en général elles obtiendront satisfaction – la néocorie entraînant quasi automatiquement d’autres décrets venant compléter le privilège acquis et lui donner toute sa valeur. Ainsi, si une inscription de Smyrne compte, à côté de la deuxième néocorie, hymnodoi et theologoi parmi les bienfaits accordés à la cité par Hadrien grâce à l’intervention du sophiste Polémon, c’est peut-être parce que l’empereur avait permis de faire porter sur la province la lourde dépense que représentaient les services de ces associations professionnelles66.
49Ces artistes qui composaient des hymnes ou des discours en l’honneur de l’empereur étaient peut-être astreints à servir régulièrement, dans le cadre du rituel ordinaire qui se déroulait dans tout lieu de culte. Mais ils ne devaient donner la pleine mesure de leur talent qu’aux grandes occasions, c’est-à-dire durant les fêtes et les concours qu’un sanctuaire du culte impérial provincial ne pouvait manquer d’accueillir. La question des concours liés à la néocorie mérite un développement approfondi, car elle présente des complications inattendues, souvent escamotées par les ouvrages abordant le sujet.
Concours communs et néocorie
50Dans son discours sur la concorde adressé aux délégués de l’assemblée provinciale d’Asie, Aristide reproche à son auditoire : “je m’étonne que, tout en ne tirant pas une mince fierté des temples et des concours que vous considérez communs, vous vous disputiez précisément à cause d’eux”67. Il existait donc des “concours communs”, qui étaient probablement, à l’instar des temples communs, financés par la province. La phrase d’Aristide peut donner à penser que ces temples et ces concours étaient les deux aspects les plus frappants d’une seule et même faveur, âprement disputée entre les plus grandes cités d’Asie : la néocorie. Or, il se trouve que de nombreuses inscriptions agonistiques nous font connaître des “concours communs de l’Asie” ou “de la Bithynie” (κoινά Ἀσίας ou Bιθυνίας), célébrés en alternance dans plusieurs cités de la province. Une hypothèse très répandue consiste à admettre, en conséquence, que le privilège de la néocorie donnait le droit d’accueillir, dans le nouveau sanctuaire du culte impérial provincial, ces koina Asias ou Bithynias68.
51Cette hypothèse est très certainement vérifiée dans le cas du culte d’Octave (bientôt Auguste) fondé à Pergame en 29 a.C. – le premier exemple de culte impérial à l’échelle d’une province. Dion Cassius nous apprend en effet que le vainqueur d’Antoine, ayant permis aux Pergaméniens de lui consacrer une enceinte où il serait honoré en même temps que la déesse Rome, leur “accorda également le droit d’organiser en l’honneur de son sanctuaire un concours appelé sacré”69. Les inscriptions prouvent que ce concours sacré est identique aux koina Asias tenus à Pergame : elles donnent son nom initial et complet, “concours en l’honneur de Rome et d’Auguste organisés par le koinon d’Asie (à Pergame)”, Ῥωμαῖα Σεβαστὰ τὰ τιθέμενα ῦπò τοῦ κοινοῦ τῆς Ἀσίας (ἐν Περγάμωι), attesté en 20 a.C. et 5 p.C. ; ce nom semble avoir été par la suite abrégé en κοινòν Ἀσίας οu κοινὰ Ἀσίας ἐν Περγάμωι, formules que l’on trouve utilisées c. 60 et 90 p.C.70 À partir de cet exemple, la plupart des savants ont considéré que les concours communs de l’Asie – organisés et financés par la province –, d’abord célébrés uniquement à Pergame, avaient peu à peu été tenus dans d’autres cités, à mesure que celles-ci devenaient néocores. En d’autres termes, le privilège d’être siège de concours communs découlerait du privilège d’obtenir une néocorie.
52Or, une difficulté de taille fait obstacle à cette hypothèse. Elle a été signalée depuis longtemps par L. Moretti, qui a établi la liste des huit cités attestées comme siège de concours communs en Asie (Pergame, Smyrne, Éphèse, Cyzique, Sardes, Philadelphie, Laodicée, Tralles)71. Moretti a montré que certaines de ces cités étaient siège de koina Asias avant d’être néocores. Ainsi, Laodicée accueille des concours communs sous Néron, alors que sa néocorie (et donc la présence à Laodicée d’un temple impérial construit aux frais de la province) ne date que du règne de Caracalla. La même remarque vaut pour Philadelphie, siège de koina Asias au plus tard au milieu du iie s. et néocore sous Caracalla. De même Éphèse, qui fait partie, avec Pergame et Smyrne, des sièges majeurs de concours communs (dans ces trois cités sont attestés des κοινὰ Ἀσίας τὰ μεγάλα qui s’opposent à ἄλλοι κοινοί Ἀσίας, sous-entendu ἄγωνες72), a dû logiquement obtenir le droit d’accueillir ces concours avant les sièges mineurs, c’est-à-dire au moins sous Néron – et donc avant d’avoir érigé le “temple commun de l’Asie” en l’honneur de Domitien. On observe le même phénomène en Bithynie, où des concours communs sont attestés à Nicée et Nicomédie, mais dans cette première cité dès le règne de Néron, alors que la présence d’un sanctuaire impérial provincial n’y est connue que par une inscription de l’époque d’Hadrien, qui lui donne le titre de néocore73.
53Il semble donc qu’une cité pouvait devenir siège de concours communs (célébrés par la province entière) alors qu’elle ne possédait pas de sanctuaire officiel du culte impérial provincial. Face à cette constatation, on peut envisager plusieurs hypothèses. s. Friesen, tirant les conséquences maximales de la démonstration de L. Moretti, estime qu’en-dehors des concours communs de Rome et d’Auguste à Pergame, les autres koina Asias n’ont pas de lien avec le culte impérial – sans chercher à préciser davantage74. Ce faisant, il déforme la remarque de Moretti, qui se contentait de réfuter le lien entre koina Asias et néocorie. On voit mal, en effet, autour de quel autre culte que celui d’un empereur pouvaient se réunir toutes les cités d’une province, aux trois premiers siècles de notre ère.
54Une autre solution, encore plus radicale, consisterait à remettre en cause tous les acquis de la recherche récente en établissant une distinction entre le droit d’accueillir un temple du culte impérial provincial, construit aux frais de la province, et celui d’arborer le titre de néocore. Ces deux privilèges seraient alors compris comme le résultat de deux démarches différentes, parfois très éloignées dans le temps : Laodicée, par exemple, aurait reçu le droit de consacrer un sanctuaire à un empereur divinisé (et d’y accueillir des koina Asias) dès le règne de Néron, mais aurait dû attendre le règne de Caracalla pour pouvoir officiellement se proclamer néocore. Cette hypothèse se heurte à de nombreux documents qui prouvent que, à partir du moment où le terme “néocore” se généralise au sens de “gardienne d’un temple du culte impérial provincial” et commence à être utilisé comme un titre – à la fin du ier s. p.C. –, l’obtention d’une néocorie implique indistinctement le droit d’ériger un temple et celui d’utiliser le titre ; ou plutôt, le droit d’ériger un temple, et donc de consacrer un sanctuaire au nouveau culte, donne automatiquement le droit de se proclamer néocore. À Éphèse pour le culte de Domitien, comme à Pergame pour le culte de Trajan, la construction d’un temple est attestée (dans le premier cas par les inscriptions, dans le second par les fouilles archéologiques qui ont mis à jour le Traianeum) en même temps qu’apparaît le titre “néocore” ou “deux fois néocore” dans les documents officiels de ces deux cités. Il est invraisemblable de supposer que certaines cités d’importance moyenne, comme Laodicée, Philadelphie ou Tralles, aient attendu le règne de Caracalla pour revendiquer, dans leur titulature, un statut qu’elles auraient possédé depuis plusieurs décennies, voire depuis plus d’un siècle. Il faut donc bien admettre que ces cités n’abritaient pas de temple impérial provincial – n’étaient pas néocores – au moment où elles commençaient à accueillir régulièrement les concours communs de la province.
55J. Deininger, R. Merkelbach et s. Price, qui connaissaient tous trois la démonstration de L. Moretti, l’ont écartée comme ne portant pas à conséquence. Il me semble au contraire qu’elle a une portée considérable et qu’elle impose la conclusion suivante : après la décision originelle d’Octave, qui accordait à Pergame et Nicomédie, dans un même élan, le droit d’ériger un temple commun et de célébrer des concours communs, ces deux privilèges ont été nettement séparés et ont fait l’objet de démarches différentes75. Étant donné que des cités sont connues comme sièges de koina Asias ou Bithynias avant d’être attestées comme néocores, mais que le contraire, à ma connaissance, ne se produit pas, il semble que le premier privilège était plus facile à obtenir que le second. Reste une difficulté : comment concilier cette interprétation avec le fait que les concours communs étaient, comme je le pense, célébrés dans le cadre du culte impérial ? En particulier, comment se représenter matériellement la fête – le lieu de réunion, l’autel du sacrifice… –, s’il n’y avait pas, dans la cité hôte, de sanctuaire officiellement destiné à accueillir les manifestations communes du culte impérial ? La comparaison avec l’époque républicaine peut apporter des éléments de réponse.
56En effet, les inscriptions nous font connaître, dès cette époque, des concours réunissant toutes les communautés de la province. C’est le cas des Moukieia, fondés en l’honneur de Q. Mucius Scaevola, gouverneur d’Asie exemplaire, en poste au début des années 90. Sans doute vers la même époque, les dèmoi et les ethnè d’Asie honorent un agonothète des cinquièmes Euergésia tenus à Pergame, ce qui suggère que ces fêtes communes, destinées à perpétuer la mémoire de quelque bienfaiteur inconnu, étaient célébrées en alternance dans diverses cités de la province76. Il faut encore invoquer un passage du Pro Flacco de Cicéron, qui fait allusion à une somme d’argent déposée à Tralles par l’Asie entière, dans le but d’instituer des fêtes en l’honneur du père de Flaccus77. Ainsi, au ier s. a.C., des fêtes et des concours servant à exprimer le loyalisme envers Rome pouvaient réunir la province, alors que le statut de sanctuaire provincial, fixé et reconnu par le pouvoir romain, n’existait pas encore. Dès lors, on peut admettre qu’un phénomène similaire se poursuivit à l’époque impériale. Les cités sièges de koina Asias ou Bithynias, tant qu’elles n’avaient pas reçu le privilège de la néocorie, devaient faire jouer ponctuellement à quelque sanctuaire local le rôle d’un centre du culte impérial provincial. Un sanctuaire abritant un temple néocore assumait, lui, ce rôle d’une manière officielle et permanente, et l’on peut supposer qu’à partir du moment où une cité qui était déjà siège de concours communs devenait en outre néocore, elle célébrait les koina Asias ou Bithynias dans ce sanctuaire commun. En effet, on constate que toutes les cités qui sont attestées comme sièges de concours communs deviennent tôt ou tard des cités néocores78. Le lien entre la néocorie et les concours communs, s’il n’est pas consubstantiel, se fait donc malgré tout avec le temps.
57J’ai défendu l’idée qu’en-dehors du cas particulier que constitue la fondation du premier culte impérial à Pergame et à Nicomédie, le privilège d’accueillir des concours communs n’était pas une conséquence de la promotion au statut de néocore, mais apparaissait au contraire comme un privilège distinct, antérieur chronologiquement et sans doute inférieur hiérarchiquement. Cela ne signifie pas pour autant que la consécration d’un nouveau temple du culte impérial provincial ne donnait pas lieu à des fêtes spécifiques. Au contraire, de nombreux textes attestent que l’octroi d’une néocorie s’accompagnait souvent, sinon toujours, de la fondation d’un concours en l’honneur de l’empereur divinisé. Dans certains cas, ce concours pouvait obtenir le privilège d’être organisé par la province – ou prendre le relais des concours communs que la cité accueillait déjà. Ainsi, il est possible qu’à Éphèse, les Hadrianeia fondés à l’occasion de la deuxième néocorie de la cité aient remplacé les koina Asias qui s’y tenaient auparavant ; ce faisant, ils auraient hérité du statut provincial de ces concours. De même, il faut sans doute reconnaître à Cyzique, derrière les trois noms koinon Asias, Olympia et Olympia Hadrianeia, un seul et même concours, fondé à l’occasion de la consécration du temple néocore d’Hadrien79. Mais dans d’autres cas, il apparaît que le concours fondé en lien avec l’obtention d’une néocorie est tout à fait distinct des koina Asias et ne semble pas avoir joui d’un statut officiellement provincial.
Concours explicitement liés à l’obtention d’une néocorie
58Les sources qui mettent explicitement en relation le privilège d’accueillir un nouveau temple du culte impérial provincial et la création d’un nouveau concours distinguent entre ces deux faveurs (qui semblent avoir fait l’objet de deux opérations différentes), mais donnent en même temps l’impression que la première, sans la seconde, ne serait pas complète80.
59Nous avons vu que, dans le passage de Dion Cassius relatant les débuts du culte impérial en Asie et en Bithynie, l’autorisation de fonder un concours sacré à Pergame fait l’objet d’une mention particulière ; elle n’est évoquée qu’après l’autorisation de fonder le sanctuaire lui-même. Le concours constitue un privilège supplémentaire, qui permet de rehausser le prestige du nouveau culte. La chose est encore plus nette dans l’inscription de Smyrne recensant les bienfaits obtenus d’Hadrien grâce à Polémon : parmi ces bienfaits figurent “un deuxième décret du Sénat, selon lequel nous sommes devenus deux fois néocores, un concours sacré, une atélie, des théologues, des hymnodes…”81. Là aussi, la distinction est faite entre la néocorie elle-même, liée à une décision du Sénat, et le concours, qui est compté directement parmi les bienfaits accordés par l’empereur, ce qui suggère une différence de procédure dans l’octroi des deux faveurs. Il ne faudrait pas pour autant tirer de cet exemple une règle systématique, selon laquelle la néocorie dépendait d’un sénatus-consulte – adopté, cela va sans dire, avec l’accord et même à l’initiative de l’empereur –, tandis que le droit de fonder un concours en l’honneur de l’empereur était accordé par un édit de ce dernier, sans intervention du Sénat. D’autres textes s’opposent en effet à cette interprétation. Ainsi, quand Dion Cassius, voulant illustrer la grande influence qu’exerça pendant un temps Saôteros, favori de Commode, rappelle la deuxième néocorie que ce Nicomédien assura à sa patrie, il le fait en ces termes : “et les Nicomédiens reçurent du Sénat à la fois le droit d’organiser un concours et d’ériger un temple de Commode”82. Le concours en l’honneur de Commode semble donc, dans ce cas, avoir fait l’objet d’un sénatus-consulte au même titre que la néocorie. Il faut sans doute se garder de vouloir reconstituer une procédure unique et récurrente derrière chaque concours institué en lien avec une néocorie.
60Une inscription de Pergame, datée de 113/114, offre l’exemple d’une procédure plus complexe. Faisant certainement partie d’un dossier plus vaste, qui avait trait à l’octroi d’une deuxième néocorie, elle consigne les suites favorables données à une pétition de la cité concernant la fondation d’un concours en l’honneur de Trajan et de Zeus Philios. Or, elle mentionne à la fois un sénatus-consulte (l. 8) et un édit impérial ([secundum meam c] onstitutionem, l. 18)83. P. Herrmann, analysant brièvement ce texte très mutilé et difficile, proposait d’y voir à l’œuvre une sorte de division des tâches : l’empereur aurait donné l’autorisation de base, défini la nature des prix réservés aux vainqueurs, et sans doute ajouté le privilège de l’atélie ; le Sénat, quant à lui, aurait réglé la question du statut juridique et probablement celle du financement du nouveau concours84. Quoi qu’il en soit, la requête de Pergame est acceptée. Les conditions de cet accord, bien que difficiles à préciser dans le détail, indiquent que le concours ainsi fondé n’était pas “commun”, au sens où, contrairement aux concours tenus à Pergame en l’honneur de Rome et d’Auguste, il n’était nullement organisé ni financé par le koinon ; toutefois, cela ne l’empêchait pas de prétendre à rayonner bien au-delà des frontières de la cité.
61La fondation du concours en l’honneur de Trajan et de Zeus Philios est due à l’initiative d’un certain Quadratus. Ce dernier a été identifié par l’éditeur (suivi par la plupart des commentateurs) avec C. Antius A. Iulius Quadratus, le célèbre consul de 94 et 10585. Ce personnage devait, au moment de l’inscription, atteindre la fin de sa vie, mais se serait distingué par un dernier bienfait, éclatant, envers sa cité d’origine. Il semble en effet assuré que le sénatus-consulte prévoyait de faire assumer la charge financière du concours à Quadratus et, sans doute, à ses descendants ([it] a ut ea impendia quae propter id certamen [fieri oportebit, cedant in] onus Iuli Quadrati clarissimi viri [eorumque a] d quos ea res pertinebit, l. 14-16). Initiative privée, financement par un puissant évergète local – voilà qui nous éloigne singulièrement des concours communs de la province. Pergame a pourtant pris soin d’établir une forme d’équivalence entre le concours obtenu au moment de la fondation du culte de Rome et d’Octave-Auguste et celui qu’elle instituait en l’honneur de Trajan. Ce dernier est en effet appelé, dans l’inscription, “second concours sacré” ([ἀγὼν δεύ]τερος παρ’ ὑμεῖν ἱερός, l. 5), ce qui le rapproche des Rhômaia Sébasta, dont nous savons, par Dion Cassius, qu’ils possédaient ce statut. D’autre part, il est écrit à deux reprises, dans le sénatus-consulte et dans la lettre impériale, que le nouveau concours aura le même statut ([eiusdem con] dicionis ou iuris, l. 13 et 21) que les Rhômaia Sébasta. S’agit-il du statut isélastique, également mentionné dans le texte ?86 Les nombreuses restitutions que l’état de la pierre impose ne sont pas assurées, mais il est clair que le but des privilèges accordés est de donner aux Traianeia Diphilia (dont le nom est attesté par ailleurs) un éclat similaire aux Rhômaia Sébasta. Ceux-ci sont organisés par le koinon et officiellement considérés comme des concours de la province entière, ceux-là sont du ressort de la seule cité de Pergame, mais tout est fait pour les rapprocher afin de donner aux seconds le même prestige et la même audience qu’aux premiers.
62Aux mesures concrètes telles que la reconnaissance des statuts sacré et isélastique s’ajoutent des mesures plus symboliques. Plusieurs émissions monétaires mettent en parallèle les deux cultes, en représentant d’un côté le temple de Zeus Philios et de Trajan (dont les statues, légendées, apparaissent entre les colonnes du temple) et de l’autre, celui d’Auguste et de Rome, selon un schéma identique87. À la mise en miroir des temples néocores sur les monnaies correspond, dans l’inscription concernant les Traianeia Diphilia, la dignité égale donnée aux deux concours liés aux néocories. S’il est possible que l’empereur ait encouragé d’une manière ou d’une autre cette identification entre son culte et celui du fondateur du principat, le statut des concours fondés en son honneur a été défini à la demande des Pergaméniens, qui avaient tout intérêt à ce que leur “second concours sacré” ait autant de succès que le premier.
63Une démarche assez proche semble avoir marqué la fondation du culte de Domitien à Éphèse. En effet, si le concours des Olympia attesté dans cette cité à la fin du ier s. ne fait sans doute que ressusciter un ancien concours tombé en désuétude, la décision de le célébrer à nouveau, peut-être selon un nouveau cycle, doit certainement être liée à l’obtention récente de la néocorie88. On peut donc supposer que Domitien, assimilé ou associé à Zeus Olympien, était honoré lors de ce concours. Or, la fin du règne de Domitien est marquée, à Éphèse, par une intense activité de construction et d’aménagement urbain, qui doit s’expliquer en partie par la volonté d’offrir les infrastructures nécessaires à la tenue de nouvelles fêtes à caractère provincial89. En particulier, c’est de cette époque que date l’immense gymnase du port, où devaient se dérouler, entre autres, les épreuves des Olympia restaurés. S. Friesen a étudié en détail ce monumental complexe et a décelé, dans le plan, de fortes ressemblances avec l’ensemble palestre-gymnase à Olympie. Remarquant l’absence de toute mention du koinon d’Asie dans les inscriptions retrouvées sur place, il conclut que le concours des Olympia comme la construction du gymnase étaient des projets municipaux, financés par la cité90. Simplement, Éphèse démontrait, par l’ampleur et le plan des travaux entrepris, qu’elle voulait donner à ce concours une dimension panhellénique et l’élever au rang des jeux olympiques originels. Même si le statut exact des Olympia d’Éphèse et le parallèle archéologique avec le gymnase d’Olympie peuvent prêter à discussion, l’essentiel reste que l’obtention de la néocorie a indubitablement entraîné des constructions à grande échelle, dans le but d’accueillir les nombreux visiteurs attendus lors de fêtes qui, sans être des koina Asias, profitaient du rayonnement du nouveau culte impérial provincial.
64L’inscription qui témoigne de la seconde néocorie de Smyrne et de la fondation, à cette occasion, d’un “concours sacré”, s’accorde avec ce schéma général. Rien n’indique que ce concours, qu’il faut certainement identifier avec les Hadriana Olympia attestés à Smyrne91, soit pris en charge par la province. Mais différentes mesures contribuent à en rehausser le prestige. En particulier, l’atélie conférée par l’empereur permet à la cité d’attirer à la panégyrie qui accompagne le concours tous les commerçants des environs ; la fête en l’honneur d’Hadrien devient un événement, elle acquiert une renommée qui dépasse celle d’une simple fête locale. On retrouve la volonté d’un rayonnement régional, voire provincial, sans qu’il soit besoin de faire intervenir le koinon d’Asie. La construction d’un aleipterion (un édifice où l’on s’enduit d’huile), pour lequel Hadrien fournit des colonnes de marbre et de porphyre, doit s’inscrire, si l’on en croit le témoignage de Philostrate, dans un projet d’ensemble aboutissant à la construction du “plus magnifique gymnase de l’Asie”, ce qui forme un parallèle presque parfait à l’entreprise monumentale observée à Éphèse92. Dans les deux cas, la fondation du nouveau culte et du nouveau concours est l’occasion de lâcher la bride aux plus grandes ambitions.
65Toutefois, si mon analyse est exacte, ces ambitions n’avaient pas, pour s’imposer aux autres, le soutien d’un cadre institutionnel contraignant comme le koinon. Pour une cité membre du koinon d’Asie, ne pas envoyer de représentant à une fête organisée par cette assemblée fédérale devait être difficile, voire impossible ; une telle absence s’apparenterait en tout cas à une provocation grave, presque à une rébellion. En revanche, on peut émettre l’hypothèse que la participation aux fêtes et aux concours fondés à l’occasion d’une néocorie, mais qui n’étaient pas “communs” au sens technique du terme, était laissée à la libre appréciation des cités de la province – au moins en théorie. Certes, il devait être mal vu de dédaigner ouvertement une manifestation du culte impérial à laquelle l’empereur lui-même avait donné les moyens d’attirer le plus de monde possible. Malgré cela, quelques documents indiquent qu’en période de tension, les fêtes et les concours du culte impérial pouvaient être le cadre d’incidents diplomatiques, dus à la remise en cause, par certaines cités, du statut privilégié de la cité hôte. Les textes qui rapportent ou suggèrent de tels incidents présentent des difficultés d’interprétation, et il n’est pas sûr qu’ils aient tous trait à des fêtes instituées en lien avec une néocorie. Mais ils concernent des cités dont nous savons, par ailleurs, qu’elles jouaient le rôle d’un centre important du culte impérial et me semblent illustrer, serait-ce de manière indirecte, les implications possibles du statut de cité néocore.
Des incidents diplomatiques à l’occasion des fêtes du culte impérial
66Il faut d’abord invoquer en ce sens une série d’incidents qui semblent avoir pour toile de fond la rivalité entre Smyrne et Éphèse. L’événement central – à la fois pour la chronologie et pour l’interprétation – est l’oubli des titres d’Éphèse par Smyrne dans un décret portant sur un sacrifice commun (ἐν τῷ περὶ τῆς συνθυσίας ψηφίσµατι). Dans une lettre à Éphèse datée entre 140 et 144, Antonin se dit persuadé qu’il s’agit là d’un oubli involontaire et que Smyrne est toute prête à rétablir de bonnes relations, “à condition que vous aussi, dans votre correspondance avec eux, vous fassiez clairement mention de leur cité de la manière qui convient et qui est conforme aux décisions prises” (ἐὰν καὶ ὑμεῖς ἐν τοῖς πρòς αὐτούς γράμμασιν ὃν προσήκει τρόπον καὶ κέκριται τῆς πόλεως αὐτῶν φαίνη[σθ]ε μεμνη[μ]ένοι)93. De cette discrète mise en garde, destinée à éviter une réplique de la part d’Éphèse, il ressort que le décret à l’origine de l’incident fit l’objet d’un échange épistolaire94. Je comprends que le “sacrifice commun” devait avoir lieu dans l’une des deux cités et que le décret envoyé par Smyrne à Éphèse contenait soit une invitation officielle à une fête organisée à Smyrne, soit la réponse à une invitation d’Éphèse. Dans le premier cas, l’oubli des titres d’Éphèse aurait été une manière, pour Smyrne, d’affirmer la supériorité ponctuelle que donnait à une cité néocore la mise en pratique de son rôle de centre du culte impérial provincial ; dans le second cas, il aurait signifié la réticence de Smyrne à reconnaître cette même forme de supériorité à sa rivale. Soulignons que le koinon n’est nullement évoqué, ce qui pourrait signifier que le sacrifice commun ne se déroulait pas sous sa responsabilité. La sunthusia était en tout cas l’occasion d’un affrontement direct entre cités, sans autre médiation possible que celle de l’empereur.
67Cette médiation est de nouveau recherchée, cette fois par Smyrne, très peu de temps après cet épisode. Philostrate nous rapporte en effet que Polémon partit en ambassade auprès d’Antonin représenter sa patrie d’adoption, mais qu’il mourut avant de pouvoir prononcer son discours – ce qui situe l’ambassade dans l’année 144/145. Le plaidoyer qu’il avait rédigé fut tout de même présenté à l’empereur, à titre posthume, et permit à Smyrne de “remporter le premier rang” (τὰ πρωτεῖα νικῶσα) dans une dispute qui avait trait “aux temples et aux droits qui s’y rattachent” (ὑπὲρ τῶν ναῶν καὶ τῶν ἐπ’ αὐτοῖς δικαίων)95. Les temples sont, sans doute possible, ceux du culte impérial provincial ; les droits qui s’y rattachent peuvent recouvrir l’un ou l’autre des divers privilèges que comporte le statut de cité néocore. À ce propos, il est permis d’avancer une hypothèse, qui comprend deux volets. D’une part, on peut supposer avec vraisemblance que les droits défendus par Smyrne jusque devant l’empereur lui étaient contestés par d’autres cités, et en particulier par Éphèse, encore sous le coup du récent affront que lui avait fait subir sa rivale. D’autre part – mais ce volet de l’hypothèse est plus fragile –, on peut tenter de faire le rapprochement avec une inscription dont le contenu est controversé. Il s’agit d’une inscription de Smyrne, reproduisant en grec la pétition adressée à Antonin par un certain Sextilius Acutianus et, en latin, la réponse de l’empereur, avec la date du 8 avril 13996. Tout le début est sérieusement mutilé, ce qui explique les divergences d’interprétation.
68À partir de la mention certaine d’un néocore de Zeus (καὶ νεωκόρου τοῦ Διός, l. 3) et de celle, en partie restituée, des Olympia d’Athènes ([Ὀλυμπίω]ν τῶν Ἀθήν[ησιν], l. 1), les premiers éditeurs (Boeckh puis Mommsen) ont compris que la pétition concernait les concours en l’honneur d’Hadrien, les Hadriana Olympia, qui étaient comparés ou assimilés à ceux du même nom célébrés à Athènes. Cette interprétation s’appuyait également sur la suite du texte, conservée dans sa totalité. La pétition se clôt en effet sur cet appel : “César, ami des dieux et des hommes, donne l’ordre que me soient remises les copies des (décisions consignées dans les) archives, comme l’a permis également ton divin père” (φιλόθεε καὶ φιλάνθρωπε Καῖσαρ, κελεῦσαι δοθῆναι μοι τὰ ἀντίγραφα τῶν ὑπομνημάτων, ὡς καὶ ὁ θεòς πατὴρ συνεχώρησεν l. 6-7), ce à quoi Antonin répond : “je te permets de faire une copie de toute décision rendue par mon divin père qui ait valeur de jugement” (sententiam divi patris mei, si quid pro sententia dixit, describere tibi permitto, l. 8-9). L’objet de la démarche était donc d’obtenir une nouvelle copie de certaines décisions prises par Hadrien, ce qui s’accorde avec l’hypothèse d’une affaire ayant trait aux Hadriana Olympia.
69Si l’on accepte cette reconstitution des faits, il semble évident qu’il faut établir un lien avec les deux épisodes commentés plus haut : la provocation de Smyrne envers Éphèse à l’occasion d’un sacrifice commun, entre 140 et 144, et la défense par Smyrne des droits que lui donnait son statut de cité néocore, en 144/145. Les années 139-145 correspondraient alors à une période de tension aiguë entre Smyrne et Éphèse, qui se seraient affrontées à plusieurs reprises à propos ou à l’occasion des fêtes et des concours du culte impérial ; ces derniers étaient particulièrement propices à une exacerbation des rivalités, puisqu’ils donnaient momentanément à la cité qui les accueillait un premier rang qui pouvait susciter bien des jalousies. Peu avant la date de la pétition d’Acutianus, en 139, Éphèse a peut-être ostensiblement boudé la fête fondée en l’honneur de la deuxième néocorie de Smyrne – fête qui, sans être officiellement “commune”, avait l’ambition de l’être dans les faits – ; peut-être a-t-elle mis en doute la légitimité de certains avantages liés aux Hadriana Olympia. Toujours est-il que Smyrne riposte en sollicitant la permission d’accéder aux archives impériales, de façon à pouvoir exhiber une copie officielle de l’acte qui témoignait du statut privilégié de son concours. Elle n’en reste pas là et défie peu après sa rivale en omettant de lui donner sa titulature officielle dans le cadre d’une nouvelle cérémonie à portée provinciale. La querelle s’envenime alors au point de durer encore à la mort de Polémon.
70Le point faible de cette reconstitution est l’hypothèse qui rend compte de l’inscription de Smyrne. Cette hypothèse se heurte en effet à une difficulté non négligeable, qui tient au fait que Sextilius Acutianus s’exprime à la première personne et semble donc transmettre à l’empereur une pétition en son nom propre, et non pas au nom de sa patrie. Boeckh sortait de cette difficulté en restituant la mention d’un “avocat” de la cité, qui ne serait autre qu’Acutianus (διὰ προδ[ίκ]ου Γαίο[υ Σεξτιλίου Ἀκουτιανοῦ] τοῦ θεοπρόπου l. 4-5) ; il comprenait que le début de l’inscription reproduisait un décret de Smyrne, où Acutianus était nommé à la troisième personne, et que seules les dernières lignes avaient été écrites par celui-ci personnellement, de façon à appuyer la requête de sa cité. Or, il semble qu’il faille renoncer à la restitution de Boeckh et adopter celle que propose G. Petzl dans son corpus des inscriptions de Smyrne : δι’ ἃ προδηλοῦται ΟΝΕΣ[...]97. On perd dès lors la mention de l’avocat, qui justifiait en grande partie l’idée d’une démarche effectuée pour le compte de Smyrne.
71W. Williams, soulignant le procédé inhabituel que constituerait le recours à une pétition individuelle pour approcher l’empereur au nom d’une cité, considère qu’Acutianus ne défendait que ses propres intérêts et que sa requête n’avait rien à voir avec les privilèges de Smyrne98. Il me semble toutefois excessif de balayer, au nom d’une seule mauvaise restitution, l’ensemble des arguments qui soutenaient l’interprétation des premiers éditeurs : en particulier, la convergence entre la mention d’un culte de Zeus, celle de décisions prises par Hadrien et la probable référence à Athènes plaident, selon moi, en faveur d’un lien avec les Hadriana Olympia. La nature exacte de ce lien, ainsi que le rôle joué par Acutianus, restent sans doute impossibles à déterminer avec certitude. Sans prétendre apporter une solution à ce problème, j’émettrais simplement l’idée que les intérêts d’un individu et d’une collectivité étaient parfois imbriqués et que la demande d’Acutianus, si elle le concernait personnellement, n’en pouvait pas moins avoir des conséquences positives pour la cité de Smyrne.
72Les sources relatives à Smyrne dans les années 139-145 nous ont ainsi permis d’entrevoir les tensions que pouvaient provoquer les fêtes du culte impérial provincial entre des cités de même rang, qui se disputaient une position dominante dans la province. Le témoignage de Dion de Pruse suggère que ces mêmes fêtes pouvaient également devenir le lieu d’une épreuve de force entre grandes et petites cités.
73Dans le “Second Tarsique”, le sophiste exhorte ses auditeurs à gagner l’amitié des cités voisines en faisant preuve de sollicitude et de générosité à leur égard. C’est de cette manière qu’ils se verront reconnaître une place privilégiée au sein de la province, ayant suscité l’admiration et la reconnaissance de tous : “Et cela, c’est plus important que de voir Mallos sacrifier et se faire juger chez vous. Car il n’y a aucun avantage à ce que les gens d’Adana ou d’Aigée viennent ici offrir des sacrifices, ce n’est que de l’orgueil, une illusion, une ambition vaine et stupide” (34.47). Dion ne mâche pas ses mots et condamne violemment la volonté de Tarse de faire respecter le rôle de centre religieux qu’elle entend tenir dans sa région, peut-être dans la province entière. On ne peut exclure complètement l’hypothèse que les fêtes auxquelles Mallos, Adana et Aigée rechignent à participer soient celles d’une divinité poliade traditionnelle. Il me semble toutefois que le contexte immédiat invite plutôt à comprendre qu’il s’agit de fêtes du culte impérial. Dion a en tête le cadre habituel des rivalités entre cités ; il fait allusion quelques lignes plus bas au conflit entre Smyrne et Éphèse, dont il dénonce l’absence d’enjeux dans un monde où le véritable pouvoir est à Rome. C’est une dénonciation du même ordre qui transparaît dans le passage qui nous intéresse : les revendications de Tarse sont vaines et illusoires parce qu’elles nient la réalité, qui est celle d’une commune sujétion de toutes les cités à Rome. Cette thématique, récurrente dans les discours de l’époque, est utilisée par Dion, comme par Aristide, pour apaiser les luttes qui se livrent autour des statuts privilégiés accordés par Rome – tels que le statut de capitale de conventus ou ceux qui sont liés au culte impérial.
74Tarse, en tant que principale cité de Cilicie, avait naturellement un rôle important à jouer dans la célébration de ce culte. Elle était métropole depuis le règne d’Auguste99, et nous verrons que ce titre avait indubitablement un lien avec le culte impérial provincial. La date de sa première néocorie n’est pas assurée : Tarse se proclame néocore pour la première fois sur des monnaies du règne d’Hadrien, mais il est possible, et même probable, qu’elle ait possédé ce statut depuis plus longtemps – peut-être depuis le début du principat – et ait organisé des fêtes en conséquence100. Des concours communs de Cilicie sont également attestés à Tarse101. Mais les tentatives de résistance que sous-entend le texte me paraissent mieux s’accorder avec l’hypothèse d’une fête organisée par Tarse avec l’ambition de rassembler le plus grand nombre possible de cités, qu’avec celle d’une fête commune à laquelle toutes étaient obligatoirement tenues de participer. Alors que le refus d’offrir des sacrifices dans le cadre d’une réunion officielle du koinon reviendrait à se mettre en marge du système et faire affront, d’une certaine manière, à l’ordre romain, la même attitude, dans le cadre d’une fête de Tarse, viserait en priorité à remettre en cause la position de Tarse elle-même, sa place éminente au sein de la province.
75C’est bien ainsi que Dion interprète la tension qui envenime les rapports de la grande cité avec ses voisines. Ce qu’il dénonce, c’est l’obstination de Tarse à imposer des gestes diplomatiques perçus comme le signe de sa supériorité face aux autres. Si ces gestes devaient répondre à une invitation officielle du koinon, on peut penser qu’il aurait tiré de ce manquement au devoir d’unité de la province quelque argument en faveur de la concorde. Or, il n’insiste que sur l’orgueil de Tarse, trop attachée aux questions d’étiquette. Il est intéressant de noter que la personne de l’empereur divinisé – si c’est bien elle qui reçoit les honneurs dont il est question – est totalement évacuée du discours ; seuls comptent les rapports de force que le culte rendu à l’empereur instaure entre les cités qui y participent.
76Il reste possible que, dans le cas de Tarse et de ses voisines, la fête qui cristallisait ces rapports de force ait été célébrée dans le cadre d’un simple culte impérial local, sans lien avec le statut de cité néocore. Mais même alors, le rayonnement que Tarse entendait visiblement donner à ce culte, ainsi que la position dominante de la cité dans la province, autorisent à considérer la situation décrite par Dion comme un exemple de ce qui pouvait se produire lors de fêtes organisées par des cités néocores, désireuses de faire reconnaître leur rang à des cités moins privilégiées. Le texte de Dion serait dans ce cas un témoignage indirect, et non pas direct, des enjeux que traduisait pour les cités la célébration du culte impérial provincial.
77Au terme de cette analyse des avantages que recouvrait concrètement la promotion au statut de cité néocore, on peut tenir pour acquis les points suivants. Ce statut se définit d’abord par le droit de consacrer, à un empereur divinisé, un temple dont la caractéristique est d’être “commun”, c’est-à-dire placé sous la responsabilité du koinon provincial, qui assume les frais de sa construction ou de son embellissement, ainsi que, selon toute vraisemblance, ceux des éventuelles réfections rendues nécessaires au fil du temps ; il est également probable que, dans la plupart des cas, le koinon soit chargé d’autres dépenses, liées à la célébration du culte, telles que la rémunération d’artistes professionnels attachés au sanctuaire. En revanche, à partir du règne de Tibère, il faut détacher du privilège de la néocorie celui qui consistait à accueillir les concours communs de la province, puisque le second pouvait être accordé indépendamment du premier et avant lui. La néocorie entraînait toutefois, comme un corollaire presque automatique, la fondation d’un concours en l’honneur du nouveau dieu, souvent associé à une divinité traditionnelle. Ce concours pouvait apparemment, dans certains cas, être déclaré “commun” – ce qui revenait à l’assimiler aux koina Asias –, mais quand il ne l’était pas, la cité néocore veillait à lui assurer un certain nombre d’autres privilèges, qui lui donnaient un rang élevé et lui garantissaient une très large audience.
78J’ai ainsi établi, à titre d’hypothèse, une différence importante entre les concours explicitement appelés communs et les concours qui, sans l’être officiellement, avaient vocation à l’être parce qu’ils étaient célébrés en lien avec un sanctuaire provincial : les premiers s’inscrivaient dans des fêtes organisées et financées par le koinon, auxquelles les cités de la province étaient naturellement tenues de participer ; les processions et sacrifices qui accompagnaient les seconds, dont l’organisation et le financement étaient laissés à la charge de la cité néocore, ne rassemblaient que les représentants des cités qui avaient bien voulu s’associer à cet événement. La marge de liberté que créait alors l’absence d’une participation absolument contraignante rendait possibles des signes de mauvaise volonté ou de résistance, comparables à ceux que j’ai reconstitués à partir des exemples de Smyrne et de Tarse.
79Ainsi, malgré les difficultés à interpréter certains documents et les zones d’incertitude qui peuvent demeurer (notamment sur la question du statut de certains concours), nous en arrivons à des conclusions relativement fermes, qui mettent clairement en valeur l’intérêt à la fois matériel et symbolique de la néocorie. La même démarche doit s’appliquer à un autre statut hautement privilégié, celui de métropole, qui, faute de sources explicites, pose des problèmes de définition plus ardus.
2) Le statut de métropole
80Dans une étude récente, B. Puech a rassemblé toutes les attestations du titre de métropole dans la partie orientale de l’Empire et tenté d’en fournir une interprétation globale102. Cette approche systématique la conduit à remettre en cause certaines explications antérieures, notamment celles de G. Bowersock, qui penchait pour une définition administrative du statut de métropole103. Ses analyses me paraissent très convaincantes dans l’ensemble et ont fortement nourri ma propre réflexion. Celle-ci portera essentiellement sur le contenu du statut de métropole provinciale – en particulier, métropole d’Asie ou de Bithynie –, qui est le mieux documenté ; mais je serai aussi amenée à parler de métropoles “régionales” (d’Ionie, de Carie) et à émettre des hypothèses sur les avantages que recouvrait le statut à cette échelle plus modeste. Avant tout, il importe d’établir que le titre de métropole n’était pas une simple fioriture sans contenu réel, destinée à contenter le goût croissant des cités pour les titulatures ronflantes, mais correspondait à un statut clairement défini et accordé, comme la néocorie, par une décision du pouvoir romain. Nous verrons, dans la troisième partie, que la polysémie du mot métropole pouvait conduire certaines cités à le détourner du sens officiel qu’il avait acquis à l’époque impériale, dans le but d’enrichir leur titulature ; mais pour l’instant, je laisse de côté les cas qui me paraissent relever de cet usage détourné du titre, pour m’intéresser aux privilèges que recouvrait le statut légal.
Preuves de l’existence d’une procédure officielle
81Une des caractéristiques du titre de métropole, qui n’a pas laissé de dérouter les commentateurs, est qu’on le trouve appliqué aussi bien aux plus prestigieuses cités d’une province qu’à des communautés tout à fait modestes. En Cilicie par exemple, il est attesté à la fois pour Tarse, important centre économique et culturel, qui depuis l’époque d’Auguste peut se qualifier de “métropole des cités de Cilicie”, et pour plusieurs petites cités sans gloire de Cilicie Trachée, qui se proclament “métropole de Kètide”, comme Coropissos, ou “de Kennatide”, comme Diocésarée. Certes, le complément qui, dans chaque cas, précise le titre trahit l’écart séparant les situations de ces différentes cités, dont l’une est métropole de la province entière tandis que les autres ne le sont que de régions étroites et reculées. Reste que toutes sont définies par le même mot, qui n’a plus le sens premier de “cité-mère” fondatrice de colonies, ni celui, vague et informel, de grande cité, mais traduit une position particulière, et sans nul doute privilégiée, au sein d’un ensemble plus ou moins vaste.
82Cette disparité de taille et d’importance entre les diverses détentrices du titre, si elle doit absolument être prise en compte pour toute tentative d’explication globale, ne vaut cependant pas pour toutes les provinces. Ainsi, en Bithynie, seule Nicomédie revendique durablement le titre de métropole, qu’elle possède sans interruption depuis Claude au moins, jusque sous les Sévères. Le titre est également attesté à Nicée, mais sur un unique monument datant du règne d’Hadrien, où il est martelé. Dans cette partie de la double province de Bithynie-Pont, la qualité de métropole n’a donc été reconnue qu’aux deux cités dominantes. Dans la province d’Asie, la situation est bien plus complexe. Parmi les trois cités rivales qui occupent le sommet de la hiérarchie, l’une semble obtenir le titre de “métropole d’Asie” (ἠ µητρóπoις τῆς ’Aσία ς) beaucoup plus tardivement que les deux autres : alors que Pergame et Éphèse utilisent ce titre pour se définir à partir d’Hadrien, Smyrne ne le fait graver qu’une fois obtenue sa troisième néocorie, c’est-à-dire à partir du règne de Caracalla. Je reviendrai sur ce curieux décalage. Retenons pour l’instant que l’expression “métropole d’Asie” s’applique à Éphèse, Pergame et Smyrne, mais aussi, au plus tard sous Septime Sévère, à Cyzique et à Sardes, puis, pour un temps relativement court, à Tralles sous Caracalla, à Philadelphie sous Élagabal, à Laodicée du Lycos dans la première moitié du iiie s. À côté de ces métropoles “provinciales” sont attestées une métropole d’Ionie à partir d’Hadrien (Milet), deux métropoles de Carie sous Marc Aurèle (Aphrodisias et Stratonicée), ainsi que deux métropoles de Mokadène au iiie s. (Téménothyres et Silandos). Dans les exemples qui viennent d’être cités, il est plus que probable que l’usage du titre était réglementé et soumis à une autorisation du pouvoir romain.
83C’est évident dans le cas de Smyrne. L’absence du titre dans les documents officiels de la cité jusqu’au début du iiie s. ne se comprend pas si le droit d’en faire usage ne dépendait que de son bon vouloir. Alors que de nombreuses sources attirent notre attention sur la rivalité qui opposait Éphèse, Pergame et Smyrne au iie s., pourquoi cette dernière aurait-elle omis d’afficher dans sa titulature, en plus du titre “deux fois néocore”, celui de métropole, sinon parce qu’une décision officielle, qu’elle n’arrivait pas à obtenir, était pour ce faire nécessaire ? Par ailleurs, un cas aussi douteux que pourrait le sembler, à première vue, celui de Philadelphie, apporte au contraire la preuve qu’il existait une liste de métropoles, reconnues comme telles par les autorités romaines. La cité n’affiche le titre que sur deux monnaies du règne d’Élagabal, ce qui pourrait la faire soupçonner d’en user de manière fantaisiste, mais le bien-fondé de cette revendication est confirmé par un document plus tardif : une lettre de Valérien et Gallien, datée de 255 p.C., rappelle qu’il a autrefois été donné à Philadelphie “d’être comptée au nombre des métropoles” (ὑπάρξαν αὐτῇ πρóτερoν τό καὶ ταῖς μητρoπόλεσιν αὐταῖς συναριθμεῖσθαι)104. De même, l’inscription martelée de Nicée, unique attestation, pour cette cité, non seulement du titre de métropole, mais aussi de celui de néocore, fait référence aux plus hautes instances du pouvoir romain, présentées comme garantes de la titulature : “la très pieuse néocore des Augustes, descendante de Dionysos et d’Héraclès, première de Bithynie et du Pont, la métropole, conformément aux décisions des empereurs et du sacré Sénat” ([ἡ εὐσεβεστάτη ([νεωκόρος τῶν Σεβαστῶν]], ἀπò Διονύσου καὶ Ἡρακλέους, [[πρώτη Βιθυνίας καὶ Πόντου, ἡ μητρόπολις κατὰ τὰ κρίματα τῶν αὐτοκρατόρων καὶ τῆς ἱερᾶς συνκλήτου]])105.
84Le rôle de l’empereur dans l’octroi de la qualité de métropole est confirmé par d’autres sources, notamment deux inscriptions de Béroia en Macédoine : l’une honore un grand-prêtre des Augustes, agonothète du koinon de Macédoine, parti en ambassade auprès de Nerva “pour que (sa cité) soit la seule à posséder la néocorie des Augustes et la dignité de métropole” ; l’autre remercie Nerva d’avoir “conservé (à la cité) les droits de la métropole”106. Le titre de métropole, mis en parallèle avec celui de néocore, renvoie pareillement à des “droits” (τά δίκαια) juridiquement définis, des avantages bien précis sur la nature desquels il faudra s’interroger. De même, le juriste Modestin stipule une hiérarchie des cités au sein de laquelle les “métropoles provinciales” (τὰς μητροπόλεις τῶν ἐθνῶν) sont placées au-dessus des capitales de conventus ; ces catégories correspondent toutes deux à des statuts reconnus par Rome et liés à l’organisation interne des provinces107.
85En ce qui concerne les métropoles provinciales, on peut donc tenir pour acquis que l’usage de ce titre impliquait toujours une autorisation du pouvoir romain et traduisait le droit de jouir de certains privilèges concrets. Qu’en est-il pour les autres métropoles, plus modestes ? Dans les cas qui nous occupent – ceux attestés dans la province d’Asie –, il pourrait sembler y avoir une marge d’incertitude. En effet, quatre des cinq exemples relevés ne sont attestés que par une unique occurrence. Aphrodisias et Stratonicée sont appelées “métropole de Carie” chacune dans une seule inscription. Même constatation pour les deux métropoles de Mokadène, dont l’existence pose en outre un problème de chronologie – on ne peut exclure qu’elles aient obtenu le titre au tout début du ive s., après et non avant la réforme administrative de Dioclétien, ce qui ôte de la pertinence au témoignage. Toutefois, le cas de Milet, métropole d’Ionie, offre des bases plus solides, sur lesquelles on peut, avec une vraisemblance raisonnable, étayer le reste de l’édifice. Milet revendique en effet cette qualité à plusieurs reprises, et l’une de ces occasions est des plus officielles : le titre est gravé sur la base d’une statue que la cité, comme de nombreuses autres, érige en l’honneur d’Hadrien à Athènes, dans l’enceinte de l’Olympieion récemment achevé108. Il est impensable qu’une inscription exposée en un lieu d’une telle importance, sous le regard attentif de l’empereur et du monde, puisse attribuer à une cité un titre susceptible de prêter à controverse. Cet usage officiel doit correspondre, dans le cas des métropoles “régionales” comme dans celui des métropoles provinciales, à un statut juridiquement défini, dont il reste à préciser le contenu, dans la mesure du possible.
Les métropoles de l’Asie : leur rôle de centre religieux
86C’est la documentation relative aux métropoles de l’Asie qui nous livre le plus d’indices pour tenter de comprendre ce qu’était une métropole au sens officiel. Un témoignage essentiel, bien qu’un peu difficile à exploiter pour l’ensemble de l’époque impériale vu sa date tardive (255 p.C.), est la lettre de Valérien et Gallien à Philadelphie, dont il a déjà été fait mention. Dans cette lettre, les empereurs dispensent Philadelphie, parce qu’elle a été elle-même métropole dans le passé, “de la contribution à fournir aux métropoles pour les grandesprêtrises et les magistratures en charge des panégyries” (τῆς ἐπὶ τὰς [ἀρχιερ]ωσύνας καὶ τὰς τῶν πανηγων ἀρχὰς [πρ]ὸς τὰς µητροπóλεις συντελείας). Un lien est donc établi entre le rang de métropole et, d’une part, la présence de grands-prêtres d’Asie – ces hauts personnages responsables du culte impérial à l’échelle de la province –, d’autre part, la tenue de fêtes religieuses comportant une panégyrie ou foire marchande. Le premier rapprochement se retrouve dans une inscription d’Éphèse datant vraisemblablement de la même époque : la prêtresse d’Artémis qui y est honorée appartient à une famille très brillante, qui s’est distinguée depuis plusieurs générations, notamment parce qu’elle a “assumé la grande-prêtrise dans les cinq métropoles” (γένους οὖσαν ... ἐν ταῖς ε’ μητροπόλεσιν ἀρχιερασαμένου)109. Or, il se trouve que les cités qui ont, en Asie, porté le plus durablement le titre de métropole de la province sont effectivement au nombre de cinq – Pergame, Smyrne, Éphèse, Sardes et Cyzique – et que ces mêmes cités sont aussi celles où sont attestés des grands-prêtres affectés spécialement aux temples qu’elles abritent (ἀρχιερεὺς Ἀσίας ναῶν τῶν (ναοῦ τοῦ) ἐν Περγάμῳ, Σμύρνῃ, Ἐφέσω, Σάρδεσιν, Κυζίκῳ)110. D’autre part, les huit cités ayant très probablement été, à un moment ou un autre, métropoles de l’Asie (les cinq précédentes plus Tralles, Philadelphie et Laodicée) se trouvent également être les huit cités connues comme sièges de concours communs ou koina Asias – des concours qui ne devaient pas manquer de s’accompagner d’une grande panégyrie.
87Ces rapprochements, pour frappants qu’ils soient, ont leurs limites. La constatation qui m’a poussée à remettre en cause le lien entre concours communs et néocorie vaut également pour le statut de métropole : certaines cités sont sièges de koina Asias bien avant d’être attestées comme métropoles de l’Asie. L. Moretti en concluait que les deux privilèges n’avaient rien à voir entre eux111. C’est peut-être excessif, et il faut plutôt supposer, comme dans le cas de la néocorie, que le droit d’accueillir des concours communs était un premier pas vers la reconnaissance d’un statut plus complet, une condition préalable pour qui souhaitait accéder au rang plus élevé de métropole. Mais dès lors, c’est la distinction entre les statuts de métropole et de néocore qui pose problème. Un élément central de la discussion, qui s’apparente à un véritable casse-tête, est le lien qu’entretiennent ces deux statuts avec la présence de grands-prêtres attitrés dans les cités qui les possèdent.
88D’un côté, une épigramme de Pergè, récemment publiée, semble confirmer que l’obtention du rang de métropole allait de pair avec l’affectation à la cité de grands-prêtres du culte impérial112. En une série de distiques tous construits sur le même modèle, Pergè rappelle alternativement les privilèges qui lui furent accordés par le passé (exprimés dans l’hexamètre) et son récent succès, le titre de métropole que lui a reconnu l’empereur Tacite (proclamé avec insistance dans les pentamètres). La série se clôt sur un hexamètre évoquant les sacrifices accomplis à Pergè par tous les Pamphyliens (c’est-à-dire le statut anciennement possédé par la cité, celui d’un centre religieux équivalent aux sièges de concours communs en Asie) et un pentamètre ainsi conçu : “mais désormais, il y aussi des grands-prêtres du dieu Tacite” (νῦν δὲ καὶ ἀρχιερεῖς εἰσιν θεσῦ Tακίτoυ). Ce dernier privilège semble donc découler directement de la nouvelle qualité de métropole. Toutefois, les renseignements que fournit ce témoignage très tardif (il date de 276 p.C.) ne sauraient être projetés en toute quiétude un siècle et demi en arrière et sur une autre province. Surtout, ils se heurtent à des témoignages contradictoires.
89B. Puech a relevé les exemples de Cyzique et de Smyrne, qui ont indéniablement des grands-prêtres affectés à leurs temples du culte impérial provincial avant de se proclamer métropoles113. Si l’on peut envisager, dans le cas de Cyzique, un décalage entre l’obtention du statut de métropole et sa célébration sur les monnaies et dans les inscriptions, il n’en va pas de même pour Smyrne, que sa rivalité avec Pergame et Éphèse devait pousser à utiliser sans délai toutes les armes en sa possession. Face à cette difficulté, B. Puech a envisagé l’hypothèse que dans le cas particulier de Smyrne, les privilèges concrets que recouvrait le statut de métropole (à savoir l’affectation d’un grand-prêtre aux temples de la cité) aient pu être dissociés du titre correspondant à ce statut. Autrement dit, Smyrne aurait reçu à peu près en même temps que ses rivales le droit d’avoir un archiereus, qui faisait d’elle “objectivement” une métropole, mais aurait dû attendre le règne de Caracalla pour obtenir l’autorisation d’user du titre lui-même. Ce retard serait à mettre sur le compte d’une opposition farouche d’Éphèse (et, pourrait-on ajouter, de Pergame), qui se serait employée à convaincre l’empereur de ne pas permettre à Smyrne de se proclamer métropole, alors qu’elle l’était pourtant114.
90Il est vrai que certains mots – dont celui de métropole – avaient acquis un tel prestige au iie s. qu’ils valaient presque en eux-mêmes, indépendamment du statut qu’ils traduisaient.
91Mais si, comme nous le verrons dans la troisième partie, cette valeur intrinsèque des titres les plus prestigieux explique que des cités aient cherché à se les approprier en les détournant de leur sens officiel, il paraît peu probable qu’on ait pu empêcher une cité d’utiliser un titre auquel elle avait pleinement droit. Il me semble bien plus simple et plus plausible de comprendre que Smyrne a bien été privée du statut de métropole d’Asie jusqu’au règne de Caracalla – certainement, en effet, parce que Pergame et Éphèse s’y opposaient avec vigueur. Cette interprétation s’impose d’autant plus que l’hypothèse avancée par B. Puech ne suffit pas à résoudre les problèmes posés par la documentation relative aux grands-prêtres.
92En effet, les cas de Cyzique et de Smyrne ne sont pas les seuls à remettre en cause le lien, pourtant clairement établi par l’épigramme de Pergè, entre le statut de métropole et la présence de grands-prêtres attitrés. D’autres sources suggèrent avec insistance un lien entre la présence de grands-prêtres et le statut de cité néocore. La question des archiereis Asias est des plus complexes et a de nombreuses ramifications115. Je ne prétends nullement la cerner en quelques lignes et ne retiens ici que les éléments susceptibles de m’aider à définir les statuts privilégiés liés au culte impérial provincial. Tout d’abord, il semble qu’il faille abandonner la théorie de D. Magie, selon laquelle il n’y aurait eu qu’un grand-prêtre par an dans toute la province d’Asie et la précision “grand-prêtre des temples à Smyrne, etc.” renverrait au lieu de réunion du koinon l’année où le grand-prêtre était en charge116. L’hypothèse la plus convaincante, assez largement défendue dans les dernières publications, me paraît être celle d’une multiplication des grands-prêtres en réponse au nombre croissant de centres du culte impérial provincial117. Dans son étude pionnière, M. Rossner remarquait déjà que la première attestation d’un “grand-prêtre de l’Asie du temple d’Éphèse” datait vraisemblablement du règne de Domitien et était donc concomitante de l’octroi d’une première néocorie à cette cité118. Elle pensait plus généralement que le privilège d’avoir un grand-prêtre attitré allait de pair avec celui de devenir gardienne d’un temple commun du culte impérial119.
93Un argument décisif en faveur de cette hypothèse me paraît être apporté par la dédicace des néopes de Caligula retrouvée à Didymes, que M. Rossner n’invoque pas120. Parmi les magistrats religieux en charge du nouveau culte impérial, le premier éponyme est “Gaius Vergilius Capito, grand-prêtre du temple de Gaius César à Milet pour la première fois, de l’Asie pour la troisième fois” (ἐπὶ ἀρχιερέως Γναίου Οὐεργιλίου Καπίτωνος τοῦ μὲν ἐν Μειλήτωι ναοῦ Γαίου Καίσαρος τò πρῶτον, τῆς δὲ Ἀσίας τò τρίτον). Dans le cas de Milet – qui ne sera jamais métropole d’Asie –, la consécration d’un temple néocore semble donc avoir automatiquement entraîné l’affectation d’un grand-prêtre au culte célébré dans ce temple. Dès lors, il est difficile de soutenir que le statut de métropole recouvrait le même privilège.
94Il n’en faudrait pas pour autant renoncer à définir ce statut. La lettre de Valérien et Gallien à Philadelphie pourrait bien fournir la clé de l’interprétation. D’une part, on peut remarquer qu’elle mentionne, à côté des grandes-prêtrises, “des magistratures en charge des panégyries” (τὰς τῶν πανηγύρεων ἀρχάςs) : peut-être le statut de métropole permettait-il aux cités déjà pourvues d’un grand-prêtre de se voir affecter en outre, par un vote du koinon, des magistrats spécialisés dans l’organisation de cet aspect particulier d’une fête ? D’autre part et surtout, le sujet de la lettre n’est pas la présence de grands-prêtres ou de magistrats spécialisés, mais la contribution financière à laquelle cette présence donne droit. C’est le fait de bénéficier d’une telle contribution (συντελεία) de la part des cités de la province qui semble être la marque du statut de métropole. Celui-ci aurait donc une dimension essentiellement fiscale ; s’il ne donnait pas à une cité le droit de posséder un grand-prêtre attitré (privilège indépendant et inférieur), il lui assurait sans doute des revenus supplémentaires, dont ce grand-prêtre pouvait disposer pour organiser les cérémonies les plus fastueuses possibles.
95Ce qui me paraît certain, c’est que le titre de métropole d’Asie traduisait un rôle religieux éminent, rempli dans le cadre de la célébration du culte impérial par le koinon d’Asie et comportant des avantages concrets distincts de ceux que procuraient d’autres statuts, tels que siège de concours communs et cité néocore. Les différences existant entre tous ces statuts ne nous apparaissent pas toujours avec clarté : nous avons déjà éprouvé des difficultés à établir ce que le fait d’élever un temple “commun” (reconnu officiellement comme tel) apportait à une cité qui pouvait déjà accueillir des fêtes “communes” à toute la province ; de même, nous peinons à tracer précisément la limite entre le statut de cité néocore pourvue d’un grand-prêtre attitré et celui de métropole. Toutefois, les sources prouvent que ces statuts n’étaient pas tous acquis simultanément et qu’ils étaient bel et bien distincts, bien qu’ayant tous trait, de manière plus ou moins évidente, au culte impérial provincial. Renoncer à les différencier en posant, par exemple, une équivalence entre les titres de métropole et de néocore, compris comme interchangeables121, est aussi peu satisfaisant que de renvoyer indifféremment tous les titres au rang de mots vides, sans contenu concret. Les différences que nous avons tant de mal à cerner devaient paraître évidentes aux contemporains – du moins à ceux d’entre eux qui se sentaient concernés par la compétition en cours dans la province.
Les métropoles, représentantes de l’ethnos ?
96On peut donc tenir pour acquis que le statut de métropole impliquait avant tout un rôle de centre religieux. B. Puech pense également trouver dans les sources les indices d’une fonction diplomatique : les métropoles auraient eu le droit de représenter l’ethnos dont elles étaient le centre dans le cadre des relations avec l’extérieur122. Mais les textes invoqués à l’appui de cette hypothèse me paraissent largement surinterprétés. Tout d’abord, B. Puech tire argument de la série de dédicaces à Hadrien gravées en 132 à l’occasion de l’inauguration de l’Olympieion d’Athènes123. Parmi la vingtaine de cités dont les bases de statue ont été retrouvées, quatre se définissent comme des métropoles, d’une province ou d’une région (Éphèse, Milet, Pompéiopolis et Coropissos). B. Puech en déduit que toutes les métropoles reconnues à l’époque devaient être présentes et, surtout, qu’elles intervenaient en leur qualité de métropole, qui leur permettait d’ériger une statue de l’empereur au nom de la province ou la région qu’elles représentaient. Cela me paraît très contestable, d’autant que l’exemple choisi pour étayer cette interprétation tombe de lui-même : si Éphèse arbore à l’Olympieion le titre de “métropole d’Asie”, alors qu’elle ne le fait pas encore figurer sur ses propres monuments à la même époque, ce n’est certainement pas parce qu’elle agit en tant que représentante de l’Asie entière, puisque plusieurs cités de cette province ont érigé une statue en leur propre nom (Cyzique, Milet, Magnésie du Méandre, Kéramos). La raison du décalage entre les titulatures “intérieure” et “extérieure” d’Éphèse est bien plutôt à chercher dans le contexte particulier des dédicaces de l’Olympieion124 : celles-ci étaient placées les unes à côté des autres dans un défilement monotone que certaines cités ont visiblement voulu rompre en affichant des titres qui mettaient en valeur leur place particulière au sein de l’Empire. Le titre de métropole a dans ce contexte la même fonction que celui de cité libre et autonome, présent dans la dédicace de Palè de Céphallénie, ou que la titulature emphatique développée par Laodicée de Syrie, qui souligne ses liens de parenté et d’amitié avec le peuple romain : il distingue la cité qui le fait graver de la masse indifférenciée des communautés venues honorer l’empereur, il souligne la position privilégiée qui lui a été reconnue par le pouvoir romain. Mais il ne traduit en rien, me semble-t-il, un quelconque droit de représentation diplomatique.
97Le deuxième texte à examiner est une inscription de Cyrène, qui fait partie d’un dossier rappelant les privilèges de la cité et les tentatives malheureuses de ses compétitrices pour lui disputer la prééminence au sein de la province125. La dernière pièce du dossier est une lettre d’Antonin à la cité de Ptolémaïs-Barca : celle-ci se fait reprocher d’avoir envoyé pour la première fois une délégation, dont la nature exacte est à discuter, mais qui constituait visiblement un affront envers Cyrène ; l’empereur dénonce une innovation propre à attiser la rivalité (φιλονεικία) entre cités. Il est également question d’un concours et d’un sacrifice commun au nom de la province([ἡ συν]θυσία ὑπὲρ τοῦ ἓθνου). J. Reynolds, dans son édition du texte, comprenait que la délégation de Ptolémaïs-Barca avait été envoyée auprès de l’empereur pour protester contre l’obligation de sacrifier à un concours qui se tenait à Cyrène – obligation pourtant remplie jusque-là. On se trouverait alors face à un incident diplomatique similaire à ceux que j’ai mis en évidence dans le développement portant sur les concours liés à la néocorie : Cyrène abritait des concours qui, sans avoir le statut officiel de koina, étaient largement ouverts aux autres cités du koinon, dont la participation était attendue et perçue par tous comme une preuve de la suprématie de Cyrène en Libye. Ptolémaïs-Barca aurait tenté de se soustraire à cette forme de dépendance symbolique (peut-être en demandant la création de son propre concours), mais l’empereur aurait alors réaffirmé la position de Cyrène, en instituant officiellement un sacrifice commun dans cette cité.
98Le point faible de cette interprétation est la restitution εἰς τòν τῶ[ν Κυρην]αίων ἀγῶνα
99(“au concours des Cyrénéens”), peu convaincante. Un concours est en général désigné par le nom de la divinité honorée, et non de la cité où il se déroule. C’est ce qui a poussé J. Oliver à restituer le nom des Capitolia dans la lacune et à proposer une toute autre interprétation : la délégation de Ptolémaïs-Barca s’est rendue à la fête célébrée à Rome en l’honneur de Jupiter Capitolin pour offrir ou participer à un sacrifice commun de l’ethnos, remettant ainsi en cause une prérogative auparavant réservée à Cyrène. Le sacrifice commun a bien eu lieu, mais l’initiative de Ptolémaïs-Barca est condamnée sans appel. B. Puech retient cette interprétation, séduisante mais nullement assurée, et comprend que c’est son statut de métropole qui donne à Cyrène le droit de représenter l’ethnos lors des Capitolia. Certes, le terme de métropole apparaît à plusieurs reprises dans la deuxième pièce du dossier concernant Cyrène (une lettre d’Hadrien) et il est possible qu’il renvoie au statut officiel détenu par la cité126. Mais aucun lien n’est établi entre ce statut et le droit de sacrifier au nom de l’ethnos à un concours. Les deux privilèges sont évoqués dans des documents différents, éloignés de plus d’une dizaine d’années, qu’il n’y a pas lieu de rapprocher particulièrement parmi les différentes pièces du dossier. Celles-ci se rapportent à des prérogatives ou des honneurs hétérogènes (participation au Panhellénion et reconnaissance de l’eugeneia de la cité, dons de l’empereur pour la construction d’un gymnase, statut de centre d’assises, droit d’accueillir ou d’offrir une sunthusia), dont le seul point commun est d’assurer à Cyrène une position dominante dans la province. On ne saurait donc, à mon sens, se fonder sur ces documents pour prouver un rôle diplomatique des métropoles.
100Le dernier texte invoqué à l’appui de cette hypothèse est une inscription retrouvée à Didymes, ornant la base d’une statue érigée par la cité de Tyr en l’honneur de C. Antius A. Iulius Quadratus, le sénateur originaire de Pergame qui fit une brillante carrière dans l’administration impériale127. L’inscription rappelle son cursus, qui se clôt sur la charge de gouverneur de la province de Syrie, Phénicie et Commagène, et donne à Tyr une titulature développée intégrant le titre de “métropole de Phénicie, des cités de Coelè-Syrie et d’autres cités”. L’un des deux ambassadeurs chargés de faire ériger la statue a rempli la fonction de panégyriarque, certainement lors des Didymeia, auxquelles la cité de Tyr avait dû envoyer une délégation. On se situe probablement en 102, juste après la rénovation de la voie sacrée allant de Milet à Didymes, financée par Trajan, et l’on peut supposer que les Didymeia au cours desquelles la cité de Tyr honora Quadratus furent célébrées avec un faste particulier. B. Puech propose d’expliquer la participation de Tyr à cette fête par son statut de métropole, qui lui permettait de représenter sa région lors d’un événement d’audience panhellénique. Mais là encore, l’interprétation apparaît très fragile. D’une part, la présence de cités extérieures à la province lors de fêtes à rayonnement provincial est attestée par ailleurs et peut s’expliquer par l’existence de relations bilatérales favorables entre la cité participante et la cité organisatrice128. D’autre part, la titulature de Tyr affichée dans l’inscription de Didymes se retrouve, à quelques variantes près, dans d’autres textes : c’est apparemment la titulature officielle adoptée par la cité et il est normal qu’elle soit régulièrement reproduite dans les documents émis par celle-ci. Le titre de métropole n’est qu’un élément de cette titulature et n’a pas été ajouté spécialement du fait du contexte des Didymeia. Si ces contre-arguments pèsent moins que ceux que j’ai proposés pour les deux précédents textes, il n’y a pas non plus d’argument solide justifiant l’hypothèse d’une participation de Tyr aux Didymeia en qualité de métropole.
101En définitive, le dossier réuni par B. Puech pour étayer l’idée d’une fonction diplomatique des métropoles ne me paraît pas convaincant. En l’état actuel de la documentation, je pense qu’il faut renoncer à donner aux métropoles un autre rôle que celui de centre religieux.
Les métropoles “régionales”
102Avant de conclure sur les différents privilèges qu’impliquait le rôle de centre du culte impérial provincial, je voudrais faire un détour par l’étude du titre de métropole suivie d’un nom de région, au lieu d’un nom de province. Ces métropoles plus modestes n’accédaient certes pas au même statut que les métropoles provinciales. Mais les avantages attachés au titre, s’ils ne pouvaient être identiques, pouvaient du moins être comparables, rapportés à l’échelle régionale.
103Il est en effet notable qu’à l’existence d’une métropole d’Ionie corresponde celle d’un koinon ionien (le koinon des treize cités, dont les origines remontent au vie s. a.C. et dont il est avéré qu’il continue d’avoir une activité à l’époque impériale129). De même, la définition de Stratonicée comme métropole de Carie pourrait bien être liée au rôle tenu par cette cité au sein d’une ligue régionale. À l’époque hellénistique, la Carie abritait une série de koina de taille et de nature diverses, dont deux au moins fonctionnaient sur le mode de confédérations régionales organisées autour d’un sanctuaire commun130. Il s’agit, d’une part, du koinon des Cariens, peut-être déjà évoqué par Hérodote et attesté dès le début du ive s. a.C., et d’autre part, de l’ethnos des Chrysaoriens, connu par plusieurs inscriptions à partir du iiie s. a.C. et par un passage de Strabon131. Ces deux ligues, qui se recoupent en partie géographiquement mais sont néanmoins bien distinctes voire concurrentes, apparaissent dans un premier temps liées à Labraunda et à Mylasa132, puis se recentrent autour de deux sanctuaires contrôlés plus ou moins directement par Stratonicée. Strabon, qui suit Artémidore et décrit donc la situation vers 100 a.C., nous apprend que les Chrysaoriens se réunissaient, pour sacrifier et délibérer, au sanctuaire de Zeus Chrysaoreus, sur le territoire de Stratonicée ; il qualifie ce sanctuaire de “commun à tous les Cariens”133. Par ailleurs, après sa libération de la tutelle rhodienne en 167, Stratonicée a visiblement encouragé une politique de rénovation du culte de Zeus Carios à Panamara ; ce sanctuaire, qui n’est pas encore intégré à son territoire mais sur lequel elle exerce une influence grandissante, joue alors un rôle régional et sert vraisemblablement de siège au koinon des Cariens134. À l’époque impériale, s’il est probable que la ligue carienne et celle des Chrysaoriens ont toutes deux périclité, les sanctuaires où elles se réunissaient conservent un rayonnement – inégal il est vrai. Zeus Chrysaoreus apparaît globalement comme une divinité secondaire sur le fond des cultes stratonicéens, mais une exception notable mérite d’être soulignée : deux inscriptions du règne de Trajan le qualifient de προπάτωρ, “dieu ancestral”, l’une d’elles ajoutant à ce qualificatif celui de µέγιστς θεóς 135. Cela montre qu’en certaines circonstances particulières (à déterminer selon les cas), et plus généralement dans le contexte de valorisation du passé qui marque l’époque de la seconde sophistique, l’importance de cet ancien culte peut être réaffirmée. On peut dès lors supposer qu’une telle réaffirmation sous-tend la revendication du titre de métropole de Carie sous Marc Aurèle, la mise en avant ponctuelle de Zeus Chrysaoreus visant à rappeler le rôle que ce culte avait fait jouer à la cité à l’échelle régionale.
104La même démarche pouvait s’appliquer beaucoup plus facilement au Zeus de Panamara, qui est devenu, avec Hécate, la divinité principale de Stratonicée à l’époque impériale. Depuis la fin de l’époque hellénistique, l’épiclèse Panamaros a progressivement supplanté l’ancienne épiclèse Carios pour qualifier cette divinité136. Cette évolution reflète sans doute à la fois le déclin de la ligue carienne et l’appropriation définitive du sanctuaire par la cité, qui en fait un de ses dèmes. Mais elle n’empêche en rien que soit maintenu le rayonnement régional du sanctuaire. Au contraire, Stratonicée veille à promouvoir le culte de Zeus Panamaros bien au-delà de ses frontières : au iie s. p.C., elle fait graver les lettres adressées à plusieurs cités de Carie et des régions avoisinantes pour les inviter à participer aux fêtes du dieu. O. Curty a remarqué que les cités invitées, dont certaines sont qualifiées de parentes, avaient toutes un lien avec la Carie, et il suppose qu’un ancien koinon régional fournissait l’arrière-plan historique et légendaire justifiant les parentés invoquées dans les lettres, qu’il ne s’explique pas autrement137. Du moins, le rôle joué en Carie par le sanctuaire de Panamara à la basse époque hellénistique ne devait pas être étranger à l’initiative de l’époque impériale. Tous ces faits mis ensemble autorisent à penser que c’est le souvenir du koinon des Cariens, et peut-être celui de la ligue des Chrysaoriens, tous deux liés à des sanctuaires présents sur le territoire de Stratonicée, qui ont fondé la prétention de celle-ci à être métropole de Carie.
105Aphrodisias se définit elle aussi comme métropole de la Carie : il faut sans doute comprendre qu’elle a fait valoir (ou seulement tenté de le faire, dans le cas d’une usurpation du titre) le prestige de son sanctuaire d’Aphrodite, moins lié à l’histoire du peuple carien que celui de Zeus à Panamara, mais très fréquenté et entouré d’une aura spéciale aux yeux des autorités romaines. Même si l’on estime que le caractère isolé des témoignages attestant le titre de métropole pour Stratonicée et Aphrodisias trahit des revendications abusives, celles-ci devraient malgré tout nous renseigner sur les conditions jugées nécessaires pour prétendre au statut de métropole : le contrôle d’un sanctuaire au fort rayonnement, éventuellement lieu de réunion (ancien ou actuel) d’un koinon organisé, semble, à l’échelle d’une région comme à celle de la province, être la condition essentielle. Une métropole d’Ionie ou de Carie avait donc, en substance, les mêmes droits et devoirs qu’une métropole d’Asie : accueillir des fêtes réunissant une communauté et sans doute jouir en conséquence d’un certain nombre d’avantages matériels.
106Dans le cas de l’Ionie, le choix de Milet comme métropole ne va pas de soi : Priène, qui contrôlait l’antique sanctuaire du Panionion, pouvait espérer avec au moins autant de légitimité être reconnue comme le centre religieux officiel du koinon – une fonction qu’elle avait exercé de facto dans le passé. À l’époque de Strabon en effet, les sacrifices offerts par les Ioniens lors des Panionia avaient lieu “sur le territoire de Priène”, sous la responsabilité de prêtres priéniens. Mais le témoignage de Philostrate prouve que par la suite, cette fête fut célébrée à tour de rôle dans différentes cités ioniennes, tandis que les inscriptions suggèrent un rôle important de Milet dans l’organisation du koinon ionien138. Le fait que Milet ait ainsi supplanté Priène au sein de la ligue s’accorde avec le déclin que cette dernière cité semble subir à l’époque impériale : alors qu’elle apparaissait très active diplomatiquement à la fin de l’époque républicaine, elle n’obtient par la suite aucun des statuts privilégiés qui permettent de s’élever au-dessus de la masse des cités. Peut-être a-t-elle tenté de faire entendre sa voix, et sa candidature a-t-elle été rejetée après une “campagne” efficace de Milet, plus heureuse ou plus douée pour s’assurer un certain rang dans le monde né de l’instauration du principat ? Les deux cités, voisines opposées de façon récurrente dans des litiges d’ordre territorial aux iie et ier s. a.C., auraient alors exprimé leur vieil antagonisme dans un cadre nouveau : celui de la compétition pour les statuts/titres sous les premiers Antonins. Une telle évolution serait un témoignage éclatant de la continuité entre les conflits traditionnels et les rivalités dites “honorifiques”, qui, si elles suivent des modalités et ont des objets différents, gardent une fonction similaire. Plus largement, on peut supposer que la quête du statut de métropole à l’échelle “régionale” exacerbait tout autant les rivalités que son équivalent à l’échelle provinciale. L’attestation simultanée de deux métropoles de Carie et de deux métropoles de Mokadène pourrait bien traduire les efforts de Rome pour apaiser ou prévenir les heurts d’ambitions concurrentes – à condition d’accepter la validité de ces témoignages comme preuve d’un statut officiel, pour les deux premiers cas, et antérieur à la réforme de Dioclétien, pour les deux derniers.
Les fonctions des métropoles : résumé
107J’ai repris en détail la plupart des documents qui étayent l’hypothèse de B. Puech sur le rôle des métropoles. Tout en suivant sa ligne interprétative, je me suis séparée d’elle sur certains points (notamment sur la question du rôle diplomatique des métropoles) et ai davantage insisté sur les difficultés rencontrées lors de cette tentative de définition. En particulier, l’appréciation des liens précis existant entre le statut de métropole et ceux de néocore ou de siège de concours communs continue de poser problème. Mais malgré ces zones d’ombre, il me semble que la direction adoptée par B. Puech est sans conteste la bonne : il faut rejeter avec elle l’idée que les métropoles sont déjà, aux trois premiers siècles de notre ère, ce qu’elles deviendront après la réforme de Dioclétien – des capitales administratives de régions – et comprendre leur rôle en lien avec les manifestations religieuses réunissant des communautés dont elles sont le centre officiel. Ces ethnè d’importance variable (et leur traduction politique, les koina) se groupent autour de cités d’importance variable, auxquelles Rome reconnaît un même statut de centre religieux, donnant des droits similaires – selon toute vraisemblance, des revenus spécialement affectés à l’organisation des fêtes communes et provenant de contributions communes.
108L’intérêt que présentent les statuts nés de l’organisation du culte impérial provincial peut donc se résumer comme suit : ces statuts permettent d’accueillir des fêtes et des concours assurés d’un très fort rayonnement, sans pour autant entraîner de frais excessifs, puisque les dépenses sont à la charge du koinon. Ainsi, les coûts de ces événements de grande envergure sont répartis, alors que leurs bénéfices matériels et symboliques sont concentrés sur la cité privilégiée. Par ailleurs, il est remarquable que les mêmes cités entrent presque toutes, tôt ou tard, en possession des trois statuts que nous avons rencontrés – siège de koina Asias, néocore et métropole d’Asie – et qu’elles y accèdent en général dans cet ordre139. Il semble qu’une hiérarchie se soit établie entre ces statuts ; en tout cas, celui de métropole apparaît comme une sorte de couronnement, de distinction suprême, puisqu’il supposait d’avoir déjà obtenu tout ou partie des autres privilèges.
109Les statuts liés au culte impérial provincial ont ainsi fait l’objet d’une diffusion progressive – le nombre de sièges de concours communs, puis de cités néocores, puis de métropoles provinciales augmentant au fil du temps –, mais à l’intérieur d’un cercle relativement restreint de cités. Celles-ci semblent avoir été les seules à s’imposer comme des candidates sérieuses à mesure que les empereurs consentaient à octroyer plus largement ces divers statuts. Le fait que les jeux aient été, d’une certaine manière, faits d’avance n’empêchait en rien les rivalités de s’exercer. Au contraire, la compétition était d’autant plus vive qu’il s’agissait, pour chacune des cités en lice, d’être promue avant les autres, afin d’affirmer sa supériorité sur celles qui pouvaient prétendre aux mêmes privilèges. C’est ce que montrent très clairement les luttes qui précédaient de façon récurrente l’octroi d’une nouvelle néocorie et qui sont le mieux documentées pour les trois grandes rivales d’Asie.
III. L’obtention de la néocorie : rivalités et publicité
110Quand on aborde la question de la néocorie, une des difficultés consiste en ce que la tradition historiographique a perpétué un usage quelque peu flou du terme. On le trouve souvent employé, par extension, pour signaler la présence d’un temple impérial provincial alors qu’à l’époque envisagée, le mot néocore n’apparaît pas encore dans les sources avec le sens que nous avons défini. Ainsi, j’ai moi-même parlé de la première néocorie de Pergame, obtenue en 29 a.C. en l’honneur de Rome et d’Octave (bientôt Auguste), alors que les citoyens de Pergame ne se définissent pas comme “néocores”, en référence à ce culte, avant le début du règne de Trajan. Cette légère impropriété de langage s’explique par des raisons de commodité et n’a pas grande importance en soi. Mais dans notre perspective, il convient de la relever (sinon de la corriger) car elle contribue à brouiller les frontières entre deux phénomènes distincts. En effet, les rivalités autour de la néocorie, souvent évoquées dans les ouvrages sur la période impériale, sont en général traitées en bloc, et l’on entend par là aussi bien les rivalités qui se nouent pour obtenir le droit d’abriter un temple du culte impérial provincial, que celles qui résultent de la publicité donnée à l’événement, une fois la néocorie acquise, et qui s’expriment à travers l’usage des titulatures honorifiques.
111Or à mes yeux, pour bien comprendre ces deux aspects des conflits nés avec le développement du culte impérial, il faut les analyser séparément. Ils sont bien évidemment liés, mais se jouent à des niveaux différents. Dans un cas – l’obtention d’une néocorie –, une cité lutte pour attirer à soi la faveur impériale et prouver qu’elle est digne d’un privilège qui est accordé avec une grande parcimonie durant les premiers temps du principat, avec de plus en plus de libéralité au fil des règnes, mais qui reste toujours le signe d’une élection particulière et, partant, d’une place prépondérante dans le monde des cités. Dans l’autre cas – la proclamation répétée du titre de néocore, acquis en même temps que la néocorie elle-même –, elle affiche à l’intention des autres cités sa nouvelle dignité, elle rappelle sans relâche qu’elle est désormais placée au-dessus des autres, ou qu’elle est parvenue au même rang qu’une rivale qui l’avait auparavant dépassée. Les deux phénomènes sont liés non seulement par le fait évident qu’il n’y a pas de titre sans obtention du privilège (même si l’on verra qu’il peut y avoir des dérapages dans ce domaine), mais aussi parce que la surenchère dans la proclamation des titres donne lieu à une surenchère dans la recherche du privilège, et vice-versa : les plus grandes cités d’Asie, les trois rivales Éphèse, Smyrne et Pergame, chercheront à devenir deux fois, trois fois, voire quatre fois néocores – et cela, entre autres, afin de pouvoir se le proclamer les unes aux autres et ne pas être en reste dans la surenchère des signes extérieurs de puissance que sont les titulatures. Malgré tout, je considère que la compétition pour la mise en valeur du titre spécifique de néocore se comprend dans le cadre plus large de l’usage des titres honorifiques quels qu’ils soient et qu’elle participe d’une guerre des mots qui constitue un champ de bataille à part, les titres (τὰ ὀνóµατα) s’étant dans une certaine mesure détachés des choses qui leur ont donné naissance pour mener une existence indépendante. C’est pourquoi j’ai réservé les remarques sur la néocorie en tant que titre pour le chapitre qui traite de cette guerre des mots. Pour l’instant, je voudrais m’intéresser aux rivalités qui s’exerçaient lors de la quête du privilège de la néocorie ou, plus proprement, lors de la compétition qui s’ouvrait régulièrement pour le droit d’accueillir un temple du culte provincial d’un empereur vivant.
1) Devenir centre d’un culte impérial provincial : l’objet d’une compétition grandissante
La fondation du culte impérial
112Nous n’avons aucun signe que la consécration des premiers temples du culte impérial dans les provinces d’Asie et de Bithynie ait été précédée d’une compétition entre cités. Les textes qui nous rapportent l’événement indiquent seulement que l’initiative vint des sujets, et non du princeps, qui se contenta d’accorder son autorisation. Selon Dion Cassius, Octave “autorisa ἐπέτρεψε) les étrangers qu’il appelait Grecs à lui consacrer un sanctuaire, pour les Asiatiques à Pergame, pour les Bithyniens à Nicomédie”. Dans un discours que Tacite fait prononcer à Tibère devant le Sénat, l’empereur se justifie d’avoir accepté l’honneur d’un culte en renvoyant à l’exemple d’Auguste, qu’il tient à présenter comme le modèle de son action ; la formule qu’il emploie confirme l’hypothèse d’une initiative grecque – Auguste “n’avait pas interdit” (non prohibuisset) l’érection d’un temple pour lui-même et pour Rome à Pergame140. Il est très probable que la demande des provinciaux fut émise par l’intermédiaire du koinon, cette assemblée représentative de la province déjà active à l’époque républicaine. Faut-il penser que le koinon, en même temps qu’il transmettait la requête au jeune vainqueur d’Actium, proposa le nom de la cité qui se chargerait d’accueillir le nouveau culte ? Pergame et Nicomédie auraient alors été choisies par les Grecs eux-mêmes, et sans difficulté apparente, pour remplir ce rôle141. Le texte de Dion suggère néanmoins une autre possibilité : un choix laissé au bon vouloir d’Octave, qui se serait fondé sur une appréciation consensuelle de l’importance relative des cités.
113C’est bien, en effet, à partir d’une telle appréciation que semblent avoir été choisies les deux autres cités distinguées en 29 a.C. pour jouer un rôle religieux au niveau de la province : en même temps qu’il autorisait la fondation de deux sanctuaires en son nom, Octave veillait à ce que soit célébré un nouveau culte associant Jules César divinisé et Rome ; ce culte fut implanté à Éphèse et Nicée, car, nous dit Dion, “c’étaient alors ces cités qui jouissaient du plus grand prestige (πρoετετίµηντo) en Asie et en Bithynie”142. Le culte de Divus Iulius ne concernait que les citoyens romains présents dans les provinces et il doit se comprendre d’abord dans le contexte de la fin des guerres civiles : il participe de l’affirmation d’une légitimité et d’une continuité politiques. Il est donc probable qu’il a été, comme on l’a en général compris, le fruit d’une volonté d’Octave, imposée dans les provinces – contrairement au culte impérial, répondant à une demande spontanée143. Cependant, le parallélisme établi par Dion dans tout ce passage entre les deux nouveaux cultes, chacun implanté dans deux centres permettant un rayonnement dans les deux provinces anatoliennes, pourrait impliquer un parallélisme dans le processus qui aboutit à la désignation de ces centres : de même qu’Éphèse et Nicée ont été choisies parce qu’elles occupaient le premier rang dans leur province144, Pergame et Nicomédie ont dû l’être parce qu’on leur reconnaissait la seconde place en importance et en prestige. Dans le premier cas, le choix semble sans équivoque avoir été le fait d’Octave ; il est possible que le second choix, obéissant au même principe, l’ait été également – laissé à la discrétion de celui que les Grecs voulaient honorer. Mais qu’il provienne d’une décision du koinon ou du princeps, rien ne nous signale qu’il ait provoqué des discussions ou des désaccords.
Le temple de Tibère
114En revanche, l’érection du deuxième temple du culte impérial pour la province d’Asie a été précédée de débats passionnés, qui nous sont bien connus grâce à un passage célèbre de Tacite145. Le choix de la cité la mieux désignée pour accueillir le nouveau sanctuaire pose désormais problème. Cela s’explique sans doute par le succès rencontré par le culte impérial en quelque 50 ans146 ; il est clair que cette deuxième mouture, qui se donne explicitement pour modèle le culte en l’honneur d’Auguste et de Rome, est destinée à avoir un grand rayonnement et apportera une gloire immense à la cité privilégiée. L’initiative vient, là comme pour le culte d’Auguste, des provinciaux, et a un lien direct avec les condamnations, en 22 et 23 p.C., de deux promagistrats romains ayant commis des exactions en Asie147. La démarche se comprend donc comme une manifestation de gratitude envers la justice romaine. L’empereur, à qui cette démarche s’adresse en priorité148, apparaît comme le garant de l’équité pour ses sujets. Le droit de l’honorer d’un culte en remerciement est sollicité par la province entière, très certainement, là encore, par l’intermédiaire du koinon. Les délégués représentant l’ensemble des cités d’Asie avaient dû voter l’envoi d’une ambassade chargée de transmettre la requête. Jusque-là donc, unanimité.
115Mais la situation change au point que, trois ans après les décisions de justice concernant les promagistrats véreux, en 26, le Sénat écoute les envoyés respectifs de onze cités d’Asie en compétition pour accueillir le nouveau temple. S. Friesen propose d’expliquer le délai de trois ans entre la demande du koinon – dont le récit de Tacite suggère qu’elle a suivi de peu l’annonce des deux condamnations – et le choix de la cité où sera construit le temple par l’impossibilité où se trouva le koinon de trancher lui-même cette dernière question : les cités n’auraient pas réussi à se mettre d’accord sur une candidate consensuelle et on en serait venu à envoyer des ambassades séparées, chargées chacune de plaider leur propre cause149. L’hypothèse d’une présélection paraît en effet s’imposer, car si les candidatures avaient été entièrement libres, sans aucune intervention du koinon, pourquoi se seraient-elles limitées à onze ? Il me semble donc qu’on peut conclure à une action du koinon dans le choix du nouveau centre de culte, et à une action incomplète, entravée par les dissensions des cités les mieux placées dans cette compétition – dont aucun délégué ne voulut, au cours des deux, sinon trois séances plénières de l’assemblée provinciale qui durent avoir lieu entre 23 et 26, remettre son vote aux autres150. La présélection retenant onze candidates dut elle-même se faire au prix de longues discussions, peut-être entrecoupées de consultations avec les autorités romaines, la procédure s’en trouvant alourdie et ralentie.
116Si l’on regroupe les indications données par Tacite, on peut se faire une idée des raisons qui ont poussé le Sénat, sans doute conseillé par Tibère151, à retenir finalement la candidature de Smyrne. L’argument décisif semble avoir été la fidélité indéfectible que cette cité pouvait faire valoir envers le peuple romain et qu’attestaient aussi bien les nombreux services rendus en temps de guerre que l’établissement précoce d’un culte à la ville de Rome dès le début de son influence en Orient. D’autres raisons ont aussi joué : il fallait, pour accueillir dignement le nouveau temple, une cité prospère et importante (Hypèpe, Tralles, Laodicée et Magnésie du Méandre furent rejetées comme parum validi, “trop peu puissantes”), mais qui ne soit pas déjà occupée par un culte dont le rayonnement suffisait à sa gloire (Milet, Éphèse et Pergame sont écartées parce qu’elles abritent, respectivement, les célèbres sanctuaires d’Apollon, d’Artémis et d’Auguste).
117C’est ce dernier élément – l’exigence d’une “disponibilité cultuelle”152 – qui me paraît le plus intéressant dans notre perspective, d’autant plus qu’on le retrouve au règne suivant : selon Dion Cassius, quand Caligula choisit Milet pour y installer un culte en son nom, il se justifie en disant qu’Éphèse est déjà acquise à Artémis, Pergame à Auguste et Smyrne à Tibère153. S. Friesen fait remarquer que l’argument n’est guère convaincant, puisque Milet peut se prévaloir du culte d’Apollon, et considère qu’en 26 déjà, la prise en compte du rayonnement religieux des cités n’avait que la fonction toute pragmatique d’un critère supplémentaire de sélection – ce rayonnement n’ayant pas en soi d’importance réelle pour le choix du lieu où était fondé un nouveau culte impérial154. Je penserais au contraire que la convergence de deux sources éloignées dans le temps, qui apportent leur témoignage sur deux cultes impériaux successifs, incite à prendre au sérieux cet argument de la “disponibilité cultuelle”. Certes, celui-ci peut être décliné de façon différente selon les situations (le culte d’Apollon, qui dans un cas écarte Milet de la compétition, n’est plus un obstacle dans le second cas) ; il peut aussi, éventuellement, s’avérer être un simple prétexte cachant d’autres intentions (si l’on se fie à l’analyse de Dion, qui prétend que le véritable but de Caligula était de s’approprier le grand temple alors en construction au Didymeion155). Mais il reste que, modulé, peut-être manipulé, l’argument fut avancé au moins deux fois par les Romains et qu’il devait avoir, pour eux comme pour les Grecs, quelque consistance.
118Quand on a cherché à le comprendre, on l’a souvent expliqué par le souci d’assurer au nouveau culte la plus large audience possible, sans risque de concurrence de la part d’un culte plus ancien à la renommée déjà établie. Ce souci devait entrer en ligne de compte, mais il me semble que la justification offerte par le Sénat – sous la plume de Tacite –, ainsi que par Caligula – sous la plume de Dion –, pourrait aussi impliquer autre chose : la volonté de respecter un équilibre dans l’octroi des faveurs, de ne pas hisser une cité ostensiblement au-dessus des autres. En 26, si Pergame, Éphèse ou Milet avait été choisie, la concentration de deux cultes de premier plan au même endroit aurait donné naissance à un “super-centre” religieux au sein de la province. En revanche, le choix de Smyrne, cité déjà importante mais manquant encore des moyens d’un rayonnement provincial, permettait une distribution équitable des honneurs entre cités prééminentes.
119On pourrait même avancer que ce choix conditionna la configuration à venir des rapports de force dans la province : la triade rivale de l’époque des Antonins et des Sévères – Éphèse, Smyrne, Pergame – commence à se mettre en place à partir du moment où Smyrne est élevée, par son nouveau culte, au rang des plus grandes. Éphèse abrite déjà l’Artémision, mais est aussi la capitale administrative de l’Asie et joue depuis longtemps un rôle prépondérant dans la province156. Pergame a la gloire de son passé attalide, l’Asclépieion, et le premier temple du culte impérial. Milet, qui sous Tibère apparaît comme l’une des cités les plus importantes d’Asie, pourrait acquérir, avec la faveur que lui octroie Caligula, une influence de tout premier ordre ; mais la damnatio memoriae de l’empereur fou tue le nouveau culte dans l’œuf et la cité semble connaître un certain déclin, laissant à terme les trois autres s’affronter en comité restreint.
Une réaction de Smyrne à la première néocorie d’Éphèse ?
120Le récit circonstancié de Tacite nous a permis de voir s’exercer les rivalités qui pouvaient précéder le choix d’un nouveau centre du culte impérial provincial. Nous n’avons pas de source équivalente pour la fondation du culte de Caligula à Milet, ni pour celui de Domitien à Éphèse ; les circonstances exactes de ces événements gardent pour nous une grande part d’opacité. Toutefois, le recours par Caligula à l’argument de la “disponibilité cultuelle”, en évoquant la décision du Sénat sous Tibère, pourrait suggérer que le choix se fit là aussi entre plusieurs cités tentant de faire valoir leurs atouts respectifs. À qui serait destinée la justification rapportée par Dion Cassius, sinon à des candidates déçues ? L’hypothèse ne repose cependant que sur une analogie dont la valeur n’est pas assurée. Dans le cas d’Éphèse, choisie par Domitien pour inaugurer le culte de la nouvelle dynastie au pouvoir, l’existence d’une compétition préalable n’est pas non plus attestée directement. Mais un document contemporain émanant de Smyrne me paraît pouvoir suggérer que de telles rivalités ont eu lieu, ou du moins que le privilège accordé à Éphèse suscita une certaine tension dans la province. Il s’agit d’une émission monétaire, datée par le proconsul L. Mestrius Florus de 87/88 p.C., la première année où sont consacrées à Éphèse des dédicaces d’autres cités à l’occasion de la construction du temple provincial, qui sera achevé et inauguré deux ans plus tard157.
121L’émission de Smyrne comporte trois variantes158. Sur deux d’entre elles, le droit présente la légende ΔΟΜIΤΙΑΝΩ ΚΑΙΣΑΡΙ ΣΕΒΑΣΤΩ ΖΜΥΡΝΑΙΟΙ ΤΗΝ ΑΣΙΑΝ et le type d’un buste de femme tenant des épis de blé et une corne d’abondance ; les derniers éditeurs proposent de sous-entendre dans la légende un verbe du type καθιέρωσαν et de voir dans le buste féminin la représentation d’une statue de l’Asie, que les Smyrniens auraient donc consacrée à l’empereur. Au revers, la légende donne le nom du proconsul et est accompagnée dans un cas du type d’un temple octastyle, avec une statue de chaque côté, et dans l’autre, du type de l’Amazone Smyrna (une des figures légendaires comptées parmi les fondateurs de la cité) tenant dans sa main droite tendue un petit temple, et de la main gauche une double hache, son attribut traditionnel. Une troisième variante reprend ce dernier type de revers avec au droit l’effigie de Domitien. Les éditeurs qui ont proposé d’interpréter la légende de droit accompagnant un buste féminin comme une référence à la consécration d’une statue de l’Asie avouent ne pas s’expliquer, dans ce contexte, la présence du temple au revers. Je ne prétends pas offrir une solution nouvelle qui rendrait compte avec cohérence de tous les éléments de ces monnaies plutôt énigmatiques, mais simplement faire quelques remarques qui me paraissent converger vers une conclusion probable.
122D’une part, il paraît vraisemblable de comprendre le type du temple octastyle et celui du petit temple dans la main de l’Amazone comme une référence au temple de Tibère. L’usage de représenter les temples impériaux provinciaux sur les monnaies remonte à la toute première “néocorie” : dès Auguste, on trouve sur les monnaies de Pergame le type du temple consacré à cet empereur et à Rome159. Par la suite, toutes les cités qui obtiendront le droit d’ériger un temple provincial en l’honneur d’un empereur le feront régulièrement figurer comme type monétaire. D’autres temples importants, sans lien avec le culte impérial, peuvent aussi se trouver représentés, en sorte que dans certains cas le doute est permis. Mais le type d’une divinité ou d’une figure légendaire locale tenant un petit temple est le plus souvent, à ma connaissance, interprété comme une référence au culte impérial ; de manière générale, les représentations figurées évoquant à la fois les cultes locaux et le culte impérial sont assez fréquentes et seraient une façon d’intégrer l’empereur divinisé au panthéon traditionnel en établissant des liens entre lui et les dieux ou les héros honorés depuis des siècles160.
123D’autre part, la légende de droit qui mentionne l’Asie me paraît rappeler, quel que soit son sens exact, le lien de Smyrne avec la province, et plaide donc en faveur de la représentation du temple de Tibère au revers. Le buste féminin peut quant à lui être interprété comme une statue représentant la province et récemment consacrée par la cité (ce qui s’accorderait avec la présence de statues de chaque côte du temple, dans le type de revers, bien qu’on ne comprenne pas alors pourquoi les statues sont au nombre de deux). Il peut aussi s’agir d’une représentation de l’Asie divinisée et assimilée à Déméter161. Peut-être faut-il chercher encore une autre explication. Mais dans tous les cas, la référence à la province est certaine et le recoupement chronologique avec la date de la construction du temple de l’Asie à Éphèse me paraît significatif. Smyrne rappelle le rôle que lui confère le culte de Tibère au sein de la province au moment où l’une des grandes cités avec lesquelles elle était en compétition en 26 obtient le privilège d’accueillir un nouveau culte impérial, qui est en outre le premier à honorer la dynastie régnante. Elle ne devait pas voir d’un très bon œil cette revanche éclatante de l’une de ses plus sérieuses rivales du temps de Tibère.
124La frappe des monnaies au type du temple me semble donc être une réaction au succès d’Éphèse et le signe que ce succès était vécu comme une menace de la position acquise par Smyrne et confortée depuis plusieurs décennies. L’élévation d’Éphèse au rang de cité néocore (le mot est utilisé pour la première fois de façon répétée et semble devenir un titre à cette occasion) donnait à cette cité une importance et un poids inégalés ; le souci de respecter un équilibre dans les positions respectives des grandes cités de la province, que j’ai cru déceler sous Tibère et dans une moindre mesure sous Caligula, semble abandonné. Capitale administrative de la province, grand centre économique avec l’un des ports les plus fréquentés d’Asie Mineure, grand centre religieux avec l’antique culte d’Artémis Ephesia, Éphèse devient en outre un centre du culte impérial provincial au même titre que Pergame et Smyrne.
125On imagine sans peine que ces dernières se soient senties diminuées par la nouvelle faveur échue à Éphèse et aient manifesté un certain mécontentement, qui n’a peut-être pas dépassé le stade d’une “contre-publicité” comme celle que constitue, selon moi, l’émission monétaire de Smyrne, mais qui a pu aussi prendre des formes plus agressives. Les conditions de l’élection d’Éphèse nous sont inconnues et nous en sommes donc réduits à la pure spéculation, mais il ne me semble pas impossible que l’événement ait été précédé de discussions houleuses, voire d’ambassades où s’exprimaient des ambitions rivales. Cela dit, parmi les candidates vraiment sérieuses, dont la grandeur et le prestige honoraient suffisamment l’empereur, le choix était plus limité qu’en 26 : Milet se trouvait peut-être marquée par l’échec de son culte à Caligula, l’empereur régnant désirant investir un lieu neuf, qui ne soit pas lié au souvenir de la dynastie précédente et encore moins à l’un de ses représentants les moins glorieux ; Pergame et Smyrne, elles, étaient déjà “prises”, et le temps où une même cité pouvait cumuler les néocories n’était pas encore venu.
Les deuxièmes néocories de Pergame, Smyrne et Éphèse
126C’est à Trajan que revient l’initiative d’accorder à une cité le droit d’élever un deuxième temple du culte impérial provincial. Ce faisant, il crée un précédent qui va avoir de grandes répercussions. La rupture de la règle tacite qui voulait qu’un nouvel empereur divinisé choisisse pour son culte une cité qui n’avait pas encore été distinguée par ses prédécesseurs donne un nouvel élan à la compétition qui entoure le développement du culte impérial. Puisqu’une cité a obtenu une double néocorie, ce qui la place au-dessus de ses rivales, ces dernières vont s’efforcer avec la plus grande énergie d’accéder au même statut. Il sera ensuite possible, à chaque avènement, d’espérer ajouter un nouveau culte impérial à celui ou ceux que l’on possède déjà. L’innovation introduite au règne suivant par Hadrien, qui permet la multiplication des néocories en son honneur au sein d’une même province, poursuit l’évolution. Désormais, non seulement une cité peut aspirer à devenir plusieurs fois néocore, et donc renouveler sa candidature à chaque règne, mais plusieurs cités peuvent en même temps être néocores du même empereur, ce qui rend la compétition permanente. Jusque-là, la pratique voulant qu’un empereur vivant divinisé implante son culte provincial une fois pour toutes, dans une seule cité privilégiée, les espoirs des concurrentes s’éteignaient une fois le choix accompli, et cela jusqu’au prochain avènement. En ce domaine, la course aux privilèges comportait des trêves, qui n’existent plus s’il devient possible à chaque instant de capter la faveur impériale pour s’introduire dans le cercle encore relativement fermé des cités néocores, ou dans celui plus restreint encore des cités deux fois, puis trois fois néocores.
127Les conséquences des initiatives de Trajan et Hadrien sont le plus clairement visibles dans les rapports entre Pergame, Éphèse et Smyrne, qui sont sans doute les trois seules cités d’Asie à abriter un temple impérial provincial au début du règne de Trajan162. Une étape supplémentaire est franchie vers la constitution de la triade rivale dont les membres se disputeront bientôt la reconnaissance du premier rang dans la province. On constate que l’attribution d’une nouvelle néocorie à l’une de ces trois cités entraîne rapidement l’octroi du même privilège aux deux autres, comme si tout écart entre leurs positions respectives demandait aussitôt à être réduit et qu’elles veillaient à maintenir entre elles une égalité dans leur rôle pour le culte des empereurs au sein de la province. La double néocorie de Pergame, acquise en 113/114163, reste une dizaine d’années inégalée, mais au règne suivant on peut deviner la compétition à laquelle se livrent Éphèse et Smyrne pour obtenir d’Hadrien l’honneur d’un deuxième temple impérial.
128La première à gagner ce privilège est Smyrne, et nous sommes relativement bien renseignés sur cet événement grâce à la convergence précieuse d’une source littéraire et de témoignages épigraphiques. Le récit de Philostrate dans la Vie des Sophistes, confirmé par une inscription, nous apprend que la cité devait son succès à l’influence de Polémon ; une autre inscription permet de fixer la date de la néocorie à 124 ou peu avant164. Éphèse, elle, doit attendre c. 130-132 pour rejoindre ses rivales et pouvoir se proclamer elle aussi “deux fois néocore”165. E. Collas-Heddeland, qui a reconstitué cette chronologie à partir des inscriptions, voit une contradiction entre les dates ainsi fixées et le témoignage de Philostrate. Le biographe des sophistes affirme en effet que Polémon a réussi à reporter sur Smyrne l’attention d’Hadrien jusque-là consacrée à Éphèse166. Cela reviendrait, selon E. Collas-Heddeland, à placer la deuxième néocorie d’Éphèse avant celle de Smyrne et donc à commettre une erreur. Mais il me semble que c’est là forcer le texte et rejeter inutilement l’information donnée par Philostrate. Ce dernier ne précise pas en effet comment s’était manifestée la faveur impériale envers Éphèse avant qu’Hadrien ne la reporte sur Smyrne ; son témoignage peut donc sans difficulté être pris au sérieux et me paraît suggérer un scénario à rebondissements.
129En 123, Hadrien sillonne l’Asie Mineure et répand ses bienfaits sur les cités qu’il visite. Pergame obtient probablement le titre de métropole, mais ne saurait devenir pour la troisième fois centre d’un culte impérial si peu de temps après avoir été distinguée. C’est Éphèse qui est alors la favorite dans la compétition pour la nouvelle néocorie. Peut-être a-t-elle déjà reçu des marques de l’intérêt d’Hadrien – des dons en argent ou en nature, similaires à ceux dont bénéficiera Smyrne peu après. Elle espère obtenir désormais le droit de construire un temple en son honneur. Mais la décision finale résulte d’un revirement, Polémon ayant plaidé magnifiquement la cause de sa patrie, sans doute lors du séjour de l’empereur à Smyrne. Éphèse doit ensuite regagner le terrain perdu et c’est probablement le deuxième voyage en Orient d’Hadrien qui lui fournit enfin l’occasion de réaliser son ambition.
130L’hypothèse d’une compétition farouche entre Smyrne et Éphèse autour de la néocorie d’Hadrien, compétition qui aurait pris l’allure d’un feuilleton à plusieurs épisodes – efforts simultanés des deux cités pour capter la faveur impériale, avantage d’Éphèse, revirement qui accorde le succès à Smyrne, longs efforts d’Éphèse pour obtenir une revanche qui laisse les deux rivales à égalité – est encore étayée par une brève allusion de Dion de Pruse dans son deuxième discours à Tarse. J’ai déjà évoqué le passage où le sophiste réduit les enjeux des conflits contemporains à un pur néant par comparaison avec le prix des luttes de l’époque classique. Dans un souci de généralisation, il donne plusieurs exemples de cités rivales : “Et qu’il s’agisse des Aigéens en querelle avec vous, des gens d’Apamée avec ceux d’Antioche ou, si l’on s’éloigne davantage, des Smyrniens avec les Éphésiens, ils se disputent pour l’ombre d’un âne, comme on dit ; car la primauté et le pouvoir appartiennent à d’autres (τò γὰρ προεστάναι τε καὶ κρατεῖν ἄλλων ἐστίν)”167. Le “Deuxième Tarsique” a été daté de c. 107-109168, et même si la chronologie des discours de Dion présente des difficultés, il semble certain qu’on se situe avant la deuxième néocorie de Pergame. Or, dès cette époque, la rivalité de Smyrne et d’Éphèse est connue dans tout l’Empire. La cause de leur conflit n’est pas précisée et il n’est guère prudent de la déduire d’une comparaison avec les causes de conflit entre Tarse et Aigée, car le parallèle entre les relations des deux cités de Cilicie, dont l’une domine ouvertement l’autre, et celles d’Éphèse et Smyrne, toutes deux au sommet de la hiérarchie provinciale, ne saurait être absolu. Il est plus probable que Dion, en élargissant son point de vue au cadre de l’Empire, fait référence à un antagonisme récurrent susceptible de se focaliser sur divers objets. Néanmoins, parmi les privilèges que pouvaient rechercher concurremment les grandes cités d’Asie, la néocorie occupait une place de choix et il paraît logique que dans les premiers temps d’un nouveau règne, alors que l’empereur n’avait pas encore de lieu de culte dans la province, elle fît partie des foyers auxquels s’allumaient les ambitions de cités rivales.
131Il me semble donc possible que dès l’époque du discours de Dion à Tarse, la compétition pour une néocorie de Trajan soit ouverte et mette aux prises Éphèse et Smyrne. L’absence de toute mention de Pergame conduirait à penser que cette cité se tenait un peu à l’écart des rivalités, comme elle le fera apparemment sous le règne d’Antonin, adoptant une attitude de modération au milieu d’une crise qui voit s’affronter Éphèse et Smyrne169. Ne serait-ce pas là une des raisons expliquant la décision de Trajan en 113/114 ? Ne souhaitant pas trancher entre deux candidates qui se manifestaient une grande hostilité, l’empereur aurait finalement porté son choix sur une troisième cité, non dépourvue d’ambition mais sachant peut-être donner à celle-ci des dehors moins agressifs170.
132Ce qui est certain, c’est qu’une relation conflictuelle particulière a opposé Éphèse et Smyrne sous les règnes de Trajan et d’Hadrien, comme l’attestent les témoignages de Dion et de Philostrate. L’analyse que j’ai proposée de l’émission monétaire de Smyrne au moment de la première néocorie d’Éphèse tendrait même à faire remonter cet antagonisme au règne de Domitien. Dans ce face-à-face, la deuxième néocorie accordée à Pergame représente un moment-clé, qui intensifie et modifie à la fois la lutte entre Éphèse et Smyrne. À partir de 113/114, ces deux cités continuent d’être en rivalité entre elles pour obtenir un nouveau statut privilégié, mais elles entrent aussi, de manière différente, en rivalité avec Pergame dont elles cherchent à remettre en cause la récente position de supériorité. Les rapports de concurrence se jouent au sein d’un triangle, où les ambitions se heurtent à des niveaux différents et se stimulent mutuellement. Ces relations triangulaires se renforcent avec le temps et apparaissent de façon plus spectaculaire dans les premières années du règne de Caracalla, qui sont le théâtre d’une lutte serrée pour le privilège d’une troisième néocorie.
La rivalité pour une troisième néocorie
133La question de la troisième néocorie d’Éphèse présente des complications inhabituelles. L. Robert a montré, en analysant les fragments d’une lettre de Caracalla, que l’empereur répondait à une demande officielle du koinon d’Asie en faveur d’une nouvelle néocorie pour Éphèse et, tout en accordant l’honneur sollicité, le reportait sur la déesse Artémis171. Les sources attestent en effet une néocorie d’Artémis, hautement revendiquée par la cité. Mais certains documents mentionnent également une troisième néocorie impériale : on trouve alternativement, dans les inscriptions, les titres “deux fois” ou “trois fois néocores des Augustes” (c’est-à-dire des empereurs, par opposition à une néocorie de divinité traditionnelle). L. Robert, dans une note, proposait de reconstituer les événements suivants. Peu avant l’assassinat de Géta en décembre 211 ou février 212172, Éphèse obtient une troisième néocorie impériale en l’honneur des deux frères ; mais l’élimination de Géta et sa damnatio memoriae rendent indésirable cette néocorie, qui est supprimée et dont la mention sur la pierre est martelée – bien que de façon non systématique, ce qui témoigne peut-être d’une mauvaise volonté d’Éphèse173. La cité réagit à cette disgrâce en demandant, par l’intermédiaire du koinon, l’autorisation de consacrer en l’honneur du seul Caracalla le temple prévu pour le culte commun des deux frères. Caracalla préfère refuser l’honneur, mais permet à Éphèse, en compensation, de devenir officiellement néocore de sa divinité la plus importante. Cette reconstitution pose certains problèmes et demande à être réexaminée dans le détail ; je le ferai en étudiant les variations de titulatures, qui se répondent d’une cité à l’autre174. Pour l’instant, il suffit de retenir, d’une part, que la troisième néocorie impériale d’Éphèse, si elle a existé, fut de courte durée, mais que l’obtention d’une néocorie d’Artémis a tout de même permis à la cité de se proclamer “trois fois néocore” ; d’autre part, que cette néocorie d’Artémis, comptée comme la troisième de la cité, a été accordée avant les troisièmes néocories impériales des rivales d’Éphèse, Pergame et Smyrne.
134C’est en effet ce que proclame fièrement une inscription, où Éphèse déclare être “la première cité trois fois néocore, deux fois des Augustes et une fois d’Artémis” (τρὶς νεωκόρου πρώτης, δὶς μὲν τῶν Σεβαστῶν, ἅπαξ δὲ τῆς Ἀρτέμιδος)175. La formule se comprend comme une indication chronologique : Éphèse est la première cité à avoir obtenu une troisième néocorie – même si celle-ci ne se rapportait pas à un empereur. Ces questions de préséance chronologique ont une grande importance pour les cités et déterminent en partie le détail des titulatures respectives. Dès le règne d’Hadrien, Pergame rappelait qu’elle avait été la première à se voir accorder une deuxième néocorie176. Même si elles peuvent sembler puériles à un esprit contemporain, ces précisions témoignent, aux yeux des Grecs de l’époque, d’une place de choix dans l’estime de l’empereur, qui a choisi de diriger en premier ses faveurs sur telle cité plutôt que sur telle autre – et sont donc sources d’un prestige particulier. Elles n’auraient pas de sens si elles ne correspondaient pas à une réalité connue de tous et peuvent donc être considérées comme des indications chronologiques fiables. Dans le cas qui nous occupe, la revendication d’Éphèse se trouve confirmée par les autres sources dont nous disposons : la néocorie d’Artémis, sans doute obtenue en 212 ou peu après, a bien précédé les néocories de Caracalla accordées à Pergame et à Smyrne, que la documentation invite à situer au plus tôt à la fin de l’année 213.
135Pergame frappe une remarquable série de monnaies faisant figurer au revers, avec diverses variantes, l’empereur Caracalla et le dieu Asclépios, souvent face à face. Certains types représentent, entre les deux personnages, un autel en flammes ou un taureau, ce qui suggère un sacrifice. Une émission est plus explicite encore, qui montre l’empereur se dirigeant vers un temple renfermant la statue d’Asclépios et, dans le champ, un jeune homme frappant un taureau (pl. I, 3)177. Les commentateurs ont depuis longtemps fait le lien avec les sources littéraires qui mentionnent la visite de Caracalla à l’Asclépieion au tout début de son voyage en Orient178. Les monnaies commémorent cet événement, en représentant l’empereur qui honore le dieu guérisseur. Or, elles portent toutes, comme légende de revers, la mention “(monnaie) des Pergaméniens, les premiers trois fois néocores” (ΠΕΡΓΑΜΗΝΩΝΠΡΩΤΩΝ Γ ΝΕΩΚΟΡΩΝ). On en a déduit que, selon toute probabilité, la troisième néocorie de Pergame lui fut accordée par Caracalla au moment de son séjour dans la cité179. La présence de l’adjectif ΠΡΩΤΩΝ n’a pas soulevé de commentaires particuliers. Or, elle me paraît capitale pour la chronologie respective des néocories des trois grandes cités d’Asie, au même titre que la précision “première trois fois néocore” dans l’inscription d’Éphèse. On pourrait juger ces deux revendications contradictoires et en conclure qu’elles sont fantaisistes, mais la titulature plus développée que l’on trouve à Pergame sur une autre monnaie du règne de Caracalla plaide au contraire en faveur d’une grande cohérence : sur cette monnaie de gros module, le type de revers consiste entièrement en une longue légende, qui décline les titres honorifiques de la cité et s’achève par celui de “première cité trois fois néocore des Augustes” (ΤΡΙΣ ΝΕΩΚΟΡΟΣ ΠΡΩΤΗ ΤΩΝ ΣΕΒΑΣΤΩΝ ΠΕΡΓΑΜΗΝΩΝ ΠΟΛΙΣ)180.
136Pergame affirme donc qu’elle est la première, chronologiquement, à avoir obtenu une troisième néocorie impériale. Elle ne compte pas la néocorie de Géta et Caracalla probablement accordée au début du règne à Éphèse, car ce privilège a été rejeté dans l’oubli par la volonté du Sénat et de l’empereur, et Éphèse ne peut en aucun cas l’invoquer pour contester la primauté chronologique de Pergame. La cité d’Artémis trouve néanmoins une parade et répond en se proclamant “première trois fois néocore” tout court. Tout cela forme un tableau cohérent, mais pour qu’il le reste, il faut admettre que Smyrne n’obtient sa troisième néocorie qu’après Pergame. Les éléments de datation qu’offrent les sources ne s’opposent pas à cette hypothèse, bien au contraire.
137Tout d’abord, il est possible de dater avec assez de précision la visite de Caracalla à l’Asclépieion de Pergame et, partant, l’octroi d’une troisième néocorie impériale à cette cité. Les récits de Dion Cassius et d’Hérodien concordent pour établir qu’après sa victoire sur les Alamans, en septembre 213, Caracalla entame un long voyage qui le mène de Rétie jusqu’en Thrace, sans doute le long du Danube ; il traverse ensuite l’Hellespont pour rejoindre l’Asie Mineure, se rend à Ilion pour rendre hommage à Achille et à Pergame pour consulter Asclépios, avant de prendre ses quartiers d’hiver à Nicomédie, où il est présent à l’époque des Saturnales, c’est-à-dire entre le 17 et le 24 décembre181. Jusqu’aux travaux de J. Scheid sur les Actes des Frères Arvales, il était admis que le séjour à Nicomédie datait de l’hiver 214/215, l’arrivée à Pergame se situant donc dans la deuxième moitié de l’année 214182. Mais les fragments réunis par J. Scheid permettent d’affirmer désormais, sans doute possible, que Caracalla prit ses quartiers d’hiver à Nicomédie un an plus tôt et que le voyage depuis la Germanie fut donc accompli en très peu de temps, entre fin septembre et fin décembre 213183. C’est également entre ces deux dates (et plus près de la deuxième que de la première) qu’il faut situer la visite à Pergame184. Celle-ci fut suivie de près (plutôt que précédée) par une halte à Thyatire (à 60 km au sud-est), qui obtint à cette occasion d’être promue au statut de centre d’assises185. On peut encore faire le rapprochement avec une inscription de Philadelphie de Lydie, reproduisant une lettre de Caracalla, lue au théâtre, dans laquelle l’empereur évoque la néocorie accordée à la cité. Certes, la lecture publique de la lettre n’a sans doute pas eu lieu, comme on l’a parfois pensé, en novembre 213 (donc au moment du passage de Caracalla en Asie Mineure), mais seulement en novembre 214186. Cependant, l’objet de la lettre est d’assurer à Philadelphie, au détriment de Sardes, les services d’un de ses notables (peut-être en lien avec le culte impérial provincial ?) ; la néocorie est mentionnée comme un privilège déjà acquis, grâce au personnage auquel la lettre est adressée, et a pu être accordée un an plus tôt. L’approche de Caracalla puis sa présence en Asie Mineure semblent donc avoir encouragé l’envoi d’ambassades sollicitant des bienfaits et, en retour, l’octroi de ces bienfaits par l’empereur. Il est tout à fait vraisemblable de supposer que la troisième néocorie de Smyrne fut elle aussi accordée dans ce contexte – que le trajet de l’empereur l’ait conduit à rendre visite à la cité ou, plutôt, que celle-ci ait chargé une ambassade de le rejoindre lors de ses déplacements ou à Nicomédie. Dans les deux cas, Smyrne a dû être devancée par Pergame, qui avait bénéficié du privilège de former l’une des toutes premières étapes de Caracalla en Asie Mineure.
138La documentation numismatique de Smyrne confirme cette hypothèse. En effet, la cité fait elle aussi frapper plusieurs séries de monnaies pour célébrer l’obtention de sa troisième néocorie impériale. Parmi les types évoquant ce succès, se détache celui de trois temples représentés de face, identifiés par des lettres inscrites au fronton comme les trois temples du culte impérial provincial, avec pour légende ΣΜΥΡΝΑΙΩΝ ΠΡΩΤΩΝ ΑΣΙΑΣ Γ ΝΕΩΚΟΡΩΝ ΤΩΝ ΣΕΒΑΣΤΩΝ (“premiers d’Asie, trois fois néocores des Augustes”), ainsi que le nom du stratège Aur. Charidèmos (pl. I, 4). Dans son étude sur le monnayage de Smyrne, D. Klose situe la charge de ce magistrat entre la mort de Géta et septembre 214187. Il s’agit là d’une forte probabilité, non d’une certitude, mais cette fourchette chronologique s’accorde avec les autres données pour soutenir l’hypothèse selon laquelle les troisièmes néocories de Pergame et de Smyrne se suivirent d’assez près, à la fin de l’année 213. Cela est encore confirmé par le fait que le type des trois temples frappé à Smyrne sous le stratège Charidèmos reprend jusque dans les moindres détails un type similaire attesté à Pergame sous le stratège Attalos – celuilà même qui fit frapper les monnaies évoquant la visite de Caracalla à l’Asclépieion188. Autrement dit, une fois que Smyrne a obtenu la même faveur que Pergame, elle a tenu à utiliser la même image que sa rivale pour montrer que toutes deux se trouvaient désormais à égalité : c’est bien le signe que la compétition pour la troisième néocorie impériale a été rude, les deux cités rivalisant d’efforts pour être distinguée avant l’autre.
139Un dernier témoignage mérite d’être discuté, car il pourrait paraître s’opposer à cette reconstitution des faits. Il s’agit d’une monnaie de Smyrne, sur laquelle l’ethnique est suivi du titre ΠΡΩΤΩΝ Γ ΝΕΩΚΟΡΩΝ ΤΩΝ ΣΕΒ (“premiers trois fois néocores des Augustes”), ce qui tendrait à prouver que la cité revendique, comme Pergame, une primauté chronologique dans l’obtention de sa troisième néocorie impériale et jetterait un doute sérieux sur la valeur de ces précisions (pl. II, 5). Mais là encore, un examen attentif des sources permet d’envisager une solution qui donne un sens à toutes les revendications exprimées. La monnaie en question n’est en effet que la variante en petit format de l’émission de gros module déjà évoquée, frappée sous le stratège Charidèmos, représentant le type des trois temples et portant la légende ΣΜΥΡΝΑΙΩΝ ΠΡΩΤΩΝ ΑΣΙΑΣ Γ ΝΕΩΚΟΡΩΝ ΤΩΝ ΣΕΒΑΣΤΩΝ. Dans cette légende, la titulature de la cité se décompose clairement en deux, avec d’une part le titre “premiers d’Asie” et d’autre part celui de “trois fois néocores des Augustes”. Il semble logique d’en déduire que, sur une monnaie qui porte le même type mais est de plus petite taille – ce qui impose une légende plus réduite –, la légende ΠΡΩΤΩΝ Γ ΝΕΩΚΟΡΩΝ ΤΩΝ ΣΕΒ doit se développer sous la forme “premiers (d’Asie), trois fois néocores des Augustes”. Cela est confirmé par le fait qu’une troisième émission similaire, figurant toujours le type des trois temples et d’un module assez petit, porte la légende “premiers d’Asie, trois fois néocores” (sans la précision “des Augustes”) : sur les deux émissions de petit module, la légende initiale a été reprise sous une forme abrégée, mais dans un cas c’est la référence aux empereurs qui a été supprimée, dans l’autre la mention de l’Asie qui complétait normalement le titre de première189. C’est le même phénomène qui a conduit les Pergaméniens à se proclamer “premiers trois fois néocores” sans préciser que cette primauté chronologique ne vaut qu’en ce qui concerne les néocories impériales, à l’exclusion des autres. À Smyrne comme à Pergame, on peut soupçonner que le choix des légendes dans leur version courte n’est pas innocent et qu’il permet aux trois cités rivales de se reconnaître dans une même formule (“premiers trois fois néocores”) qui se développe différemment dans chaque cas. Cela participe de la guerre des mots que je me propose d’étudier de plus près dans le chapitre suivant.
140Ainsi, on arrive au scénario suivant, qui s’accorde parfaitement avec tout ce que j’ai dit jusqu’à présent sur les rivalités autour de la néocorie. Éphèse a été la première à être favorisée par une troisième néocorie impériale et une néocorie d’Artémis, l’une venant remplacer l’autre dans l’affirmation du prestige de la cité et la tenue de son rang dans la province. Les débuts du règne sont donc marqués par une avance considérable d’Éphèse dans la course aux privilèges. Dans un court laps de temps, la cité sollicite par deux fois une troisième néocorie et obtient globalement satisfaction – le report de la néocorie sur Artémis est un demi-échec, mais aussi un demi-succès, et c’est cette moitié-là qu’Éphèse va exploiter. Quant au sort malheureux réservé à la troisième néocorie impériale, il ne pouvait être prévu et l’obtention de cette faveur, par son caractère inédit, a dû sur le moment être perçue comme une grande victoire d’Éphèse. On peut en effet supposer que, tout comme lors des démarches qui aboutirent à la néocorie d’Artémis, c’est le koinon d’Asie qui transmit la candidature d’Éphèse et que le choix de cette cité pour représenter la province n’a pas soulevé l’enthousiasme des délégués de Smyrne et de Pergame.
141Mais après la disgrâce de Géta, il apparaît qu’Éphèse ne peut plus prétendre à une nouvelle néocorie impériale. Smyrne et Pergame ont le champ libre pour solliciter cette faveur. L’ordre chronologique d’obtention de la néocorie ayant une importance particulière, les deux cités se livrent une concurrence acharnée pour tenter chacune d’être distinguée la première. Le voyage de Caracalla leur donne l’occasion de redoubler d’ardeur à la tâche. Il faut imaginer des délégations envoyées au-devant de l’empereur, dans le genre de celles que dénonce Dion en rappelant les flatteries dont usaient les gens de Pruse dans l’espoir d’obtenir le statut de capitale de conventus. Ces flatteries s’adressaient à des gouverneurs : combien plus empressées devaient être celles auxquelles donnaient lieu la présence de l’empereur lui-même et la possibilité d’une nouvelle néocorie ! Les voyages des empereurs semblent de manière générale avoir été un moment privilégié pour l’octroi de faveurs, et en particulier des néocories190. On constate souvent une concomitance entre l’attestation de nouveaux centres du culte impérial provincial et celle d’un voyage de l’empereur dans la province concernée – ainsi, les dates des deuxièmes néocories de Smyrne et d’Éphèse correspondent aux deux voyages d’Hadrien en Asie Mineure. Les déplacements du maître de l’Empire devaient être rythmés par le défilé d’ambassades ou de délégations plus ou moins officielles, souvent concurrentes, chargées de manifester le dévouement de leur cité envers Rome et de garantir à celle-ci une bonne place dans la compétition générale.
142Les documents commentés nous ont permis d’entrevoir de quelle manière et dans quel cadre pouvaient s’exprimer les rivalités entourant la recherche et l’obtention du privilège de la néocorie. L’affrontement de délégués au cours de séances de l’assemblée provinciale débouchant parfois sur une impasse (comme celles qui, sous Tibère, ont peut-être précédé l’envoi de onze ambassades séparées au Sénat au lieu de permettre le choix d’une candidate unique), parfois dominées par une cité qui s’impose en suscitant sans doute des protestations de la part de ses rivales (comme Éphèse, qui reçoit deux fois de suite le soutien du koinon au début du règne de Caracalla) ; l’assaut conjoint d’ambassades auprès de l’empereur, en particulier quand il est présent dans la province (et dont témoignent par exemple les néocories rapprochées de Pergame et de Smyrne fin 213), et l’appel, dans chaque cité concernée, aux hommes les plus influents pour approcher l’empereur (comme le sophiste Polémon, qui “vole” sans doute sa néocorie à Éphèse en réussissant à détourner momentanément sur Smyrne la faveur d’Hadrien) ; les manifestations voilées d’hostilité devant le succès d’une rivale (ainsi, la réaffirmation par Smyrne de sa place dans le culte impérial provincial au moment de la première néocorie d’Éphèse) – autant de faits qui ne nous sont pas connus directement, mais peuvent être reconstitués à partir de la confrontation des sources.
143Le privilège d’être choisie comme cité néocore de l’empereur, du moins dans la province d’Asie, est une victoire – le résultat d’une lutte, le signe d’une domination ponctuelle sur des rivales qui ont, pour cette fois, perdu. Que les choses aient bien été perçues de cette manière me semble confirmé par la publicité dont on entourait l’obtention d’une nouvelle néocorie : l’événement était annoncé, fêté, publié, de façon à être reconnu et admis par tous. Qu’est-ce, en effet, qu’une victoire dont personne ne prend acte ? La fondation d’un nouveau culte impérial provincial entraînait visiblement une intense activité diplomatique de la cité concernée avec les autres cités de la province, voire au-delà. Les relations nouées à cette occasion me semblent être un moyen de faire connaître son nouveau statut, dans la tradition de l’époque hellénistique, mais aussi de le faire accepter – signe des tensions qui ont précédé et qui nécessitent d’être neutralisées.
2) Diplomatie et publicité
Monnaies d’homonoia et néocorie
144À l’époque impériale se développe une nouvelle forme d’expression diplomatique : la frappe de monnaies dites “d’homonoia”, commémorant les bonnes relations existant entre les partenaires, qui sont le plus souvent deux cités, représentées par le type de leur divinité principale. Le contenu exact de cette “concorde”, les circonstances qui l’entourent, ont donné lieu à diverses tentatives d’interprétation, toutes en définitive assez hasardeuses, car les monnaies en elles-mêmes ne donnent que très peu d’informations191. Il est possible cependant d’esquisser quelques acquis. Il semble qu’il faille rejeter l’hypothèse qui proposait de voir dans ces monnaies le rappel d’un traité équivalent de l’isopolitie hellénistique (permettant aux citoyens de chaque partie d’acquérir la citoyenneté de l’autre), et la recherche récente souligne au contraire le caractère souple et multiforme du phénomène. Quand deux cités frappent au même moment des monnaies d’homonoia célébrant les liens qui les unissent, il est probable qu’une forme d’accord a eu lieu. Mais la majorité des monnaies d’homonoia ne se trouvent que dans l’une des cités concernées, soit que les hasards de la conservation ne nous aient pas laissé de trace de l’émission parallèle, soit qu’il s’agisse d’une initiative unilatérale – ce qui semble avéré dans un certain nombre de cas. Enfin, chercher une explication unique à tous les cas d’homonoia paraît infructueux et il faut plutôt y voir une formule assez vague pouvant répondre à diverses situations – renforcement de liens économiques ou religieux, quête de prestige par le rapprochement avec une cité illustre, mais aussi, parfois, règlement d’un conflit ou fin d’une période de tension. C’est ce dernier aspect qui va me retenir, et en particulier l’interprétation de certaines monnaies d’homonoia en lien avec les rivalités autour du culte impérial.
145Dans un ouvrage qui, en étudiant le cas de Pergame, donne aux émissions d’homonoia la valeur d’un choix de politique extérieure, U. Kampmann s’intéresse aux monnaies qui témoignent d’une amélioration temporaire des relations entre Éphèse, Pergame et Smyrne sous Domitien192. Elle interprète ces émissions en lien avec la première néocorie d’Éphèse, qui a placé cette cité au-dessus de ses rivales et a rendu nécessaire un accord autour du nouvel équilibre des forces dans la province. Nous sont en effet parvenus, à l’effigie de Domitien ou parfois de Domitia, des exemplaires d’une grosse émission d’homonoia entre Smyrne et Éphèse, avec des monnaies de différents modules et une grande variété de types, et ceux d’une émission apparemment plus modeste entre Pergame et Éphèse ; le revers porte toujours la légende OMONOIA, avec les ethniques abrégés des deux cités concernées et le nom du proconsul ou d’un magistrat local pour dater193. Dans les deux émissions, la question de l’attribution s’est révélée problématique. On a même voulu, pour la première émission, distinguer deux groupes de monnaies, frappées les unes à Smyrne, les autres à Éphèse194 ; mais l’unité de style rend cette hypothèse difficile à accepter et il semble que l’attribution de l’ensemble à Éphèse soit la plus probable. Pour l’autre émission, les conclusions penchent en faveur de Pergame comme lieu de frappe. Les hésitations des chercheurs montrent toutefois qu’il ne s’agit pas ici d’initiatives unilatérales, sans consultation de la cité partenaire. Au contraire, le fait que les monnaies célébrant la concorde entre Éphèse et Pergame portent le nom d’un magistrat pergaménien mais soient très proches, par le style, de certaines monnaies d’Éphèse, laisse supposer une collaboration entre les deux cités. La même remarque vaut pour l’émission entre Éphèse et Smyrne, qui offre des caractéristiques des deux ateliers et fait alterner, en outre, des types mettant en valeur l’une ou l’autre partenaire de l’homonoia195.
146Il me semble donc certain que ces émissions résultèrent d’une volonté commune d’Éphèse et de Smyrne d’une part, d’Éphèse et de Pergame d’autre part, et témoignent dans les deux cas d’un rapprochement réel entre les cités partenaires. On a pu suggérer, en s’appuyant sur une monnaie inédite d’homonoia entre les trois cités, portant le nom d’un prêtre d’Artémis Ephesia et mentionnant une asylie, que l’accord concernait la reconnaissance de ce dernier privilège à l’Artémision. Mais aussi bien les éditeurs de Roman Provincial Coinage que l’auteur de la monographie sur Pergame rejettent cette monnaie, qui aurait été mal lue196. De même, une supposée monnaie d’homonoia entre Pergame et Smyrne, à la même époque, doit être ignorée197. La concorde s’établit donc bien autour d’Éphèse et il est tentant d’y voir, en accord avec U. Kampmann, la conséquence du nouveau statut de cette cité dans l’organisation du culte impérial en Asie. La date relativement tardive des monnaies liant Smyrne et Éphèse – frappées entre 91 et 95, plusieurs années après l’inauguration du temple accordé par Domitien – s’accorde avec l’idée, que j’ai suggérée plus haut, d’une réticence particulière de Smyrne face au succès d’Éphèse. Dans un premier temps, la rivale supplantée laisse libre cours à sa jalousie, mais bientôt s’impose la nécessité d’une attitude plus pragmatique et la reconnaissance du fait accompli (peut-être après une médiation romaine ? ou provinciale ?). L’ampleur particulière donnée à l’annonce de la concorde entre les deux cités pourrait être le signe que celle-ci a été difficile à atteindre.
147L’hypothèse selon laquelle les émissions d’homonoia peuvent, dans certains cas, correspondre à un apaisement des rivalités autour de la néocorie, une fois qu’une des cités en compétition a été distinguée, est renforcée par d’autres exemples. Sous le règne de Trajan, qui fait de Pergame la première cité à cumuler deux néocories, on trouve les traces d’une émission de concorde entre Pergame et Éphèse, frappée à Pergame198. Sous Caracalla, Smyrne frappe des monnaies célébrant son homonoia avec Pergame199 et là encore, le rapprochement paraît pertinent avec la promotion des deux cités au statut de triple centre du culte impérial : après la concurrence acharnée qu’elles durent se faire pour attirer à soi en premier la faveur de l’empereur en voyage, ayant en fin de compte obtenu toutes deux satisfaction – même si Pergame pouvait se targuer en plus de la primauté chronologique –, elles s’employèrent à reconnaître leurs positions respectives. Il est possible, comme le pense U. Kampmann, qu’Éphèse, la seule des trois rivales pour qui le voyage de Caracalla ne s’est pas conclu par une troisième néocorie impériale, n’ait pas, cette fois-ci, participé à l’établissement de la concorde, et que le rapprochement entre Pergame et Smyrne ait été en partie fondé sur une volonté de marquer leur commune supériorité, dans le domaine du culte impérial, sur la capitale de la province. Une possible émission d’homonoia entre Éphèse et Pergame sous le même règne200, si elle était confirmée, ne constituerait pas un obstacle décisif à cette interprétation, car elle pourrait parfaitement se rapporter à l’époque des néocories d’Éphèse, au début du règne, plutôt qu’à celle de la fondation du culte de Caracalla à Pergame.
148Même s’il entre une grande part de spéculation dans l’analyse de ces exemples, il me semble que l’apparente récurrence de monnaies d’homonoia liant deux par deux les trois grandes cités de la province, durant les règnes qui ont marqué l’élévation de l’une ou l’autre d’entre elles par l’obtention d’une nouvelle néocorie, suggère qu’il était habituel, après un tel succès, de faire un geste diplomatique en direction de ses rivales malchanceuses – à moins que le geste n’émanât de ces dernières, qui s’y voyaient contraintes par la nature même du régime : après tout, rester en froid avec une cité qui venait d’être honorée par l’empereur, voire refuser de reconnaître son nouveau statut, c’était autant offenser l’empereur que la cité. Dans les deux cas, la conclusion de la concorde me semble être la preuve indirecte du mauvais état antérieur des relations entre les cités partenaires, qui étaient alors en concurrence.
Inscriptions honorifiques et néocorie
149Si les monnaies apportent un témoignage quelque peu incertain sur les suites diplomatiques de l’obtention d’une néocorie, les inscriptions sont, elles, un peu plus explicites. La première néocorie d’Éphèse est à cet égard particulièrement bien documentée. On a en effet retrouvé treize inscriptions, gravées par douze cités différentes, dont la fonction était manifestement de reconnaître le nouveau privilège accordé à la capitale de la province201. Gravées en l’honneur de Domitien, et redédiées à Vespasien après la damnatio memoriae de son fils, elles mentionnent le temple inauguré à Éphèse au datif, cas auquel on a donné ici une valeur causale (à l’occasion de, en raison de), ce qui indique bien que c’est l’octroi de la néocorie à Éphèse qui a provoqué ces dédicaces. Celles-ci se divisent en deux groupes : une formule courte est utilisée par les cités sans prestige particulier, une autre, plus longue, qui inclut une titulature de la cité dédicante et le titre de néocore reconnu à Éphèse, est apparemment réservée aux cités libres, qui jouissent d’un statut privilégié. Les éléments composant les deux formules se retrouvent à chaque fois dans un ordre identique. S. Friesen, qui a étudié en détail ces inscriptions, émet l’hypothèse que les deux versions de la dédicace ont été fixées par le koinon d’Asie202. Il est clair en tout cas qu’elles obéissent à des règles établies pour l’occasion et ont été adoptées d’un commun accord. Le consensus gentium, nécessaire pour que le privilège acquis acquière tout son éclat, s’exprime donc de manière organisée : l’information a circulé entre les diverses cités dédicantes, afin d’unifier le texte de leurs dédicaces, et on peut supposer que la consécration des statues portant ces dédicaces s’est accompagnée de quelque acte diplomatique – envoi d’une délégation, peutêtre accomplissement d’un sacrifice. Faut-il en conclure que chaque nouvelle néocorie – du moins lorsqu’elle était obtenue par l’une des plus grandes cités de la province – donnait lieu à de semblables formalités ? Des textes relatifs aux deuxième et troisième néocories respectives de Smyrne et d’Éphèse peuvent constituer un indice en ce sens.
150Un fragment d’une inscription honorifique de Smyrne a été mis en rapport avec la néocorie accordée à cette cité par Hadrien203. La clé de l’interprétation de ce texte très mutilé est la mention du sophiste Polémon comme proposant de l’honneur (εἰσηγη[σαμένου] Μάρκου Ἀ[ντωνίου Π]ολέμων[ος τοῦ σο]φιστ[οῦ]) ; c’est ce personnage qui fut à l’origine de la deuxième néocorie de Smyrne. Dans les deux premières lignes du texte, le premier éditeur, J. Keil, a donc restitué la titulature portée par Smyrne après l’obtention de ce privilège : “le peuple de Smyrne, deux fois néocore”. Les lignes suivantes comportent la mention, à l’accusatif, d’un “peuple frère” dont le nom est perdu ([τòν λαμπρ]òν δῆ[μον τῶν ἀ]δελφῶν [une lacune de 9 ou 10 lettres]). Keil proposait de restituer l’ethnique des Pergaméniens et de replacer la gravure de cette inscription dans le contexte d’une fête célébrant le nouveau statut de Smyrne. Il invoquait le parallèle de deux inscriptions d’Éphèse, où la cité porte le titre “trois fois néocore” et honore respectivement “sa sœur la très brillante cité de Cnide” (τὴν λαμπροτάτην Κνιδίων πόλιν τὴν ἀδελφήν ) et “le peuple de Cos, son frère” (τòν [ἀδελ]φòν αὐτῆς Κωίων [δῆ]μον ), dont il est précisé, plus loin, qu’il a “participé à une fête” (συνεορτάσαντα)204. Selon Keil, cette fête était destinée à inaugurer le nouveau culte (ou le culte sous sa nouvelle forme, plus prestigieuse, s’il s’agit de la néocorie d’Artémis accordée à Éphèse) ; elle aurait naturellement accueilli les représentants des autres cités de la province, remerciés ensuite de leur présence et de leurs probables offrandes par l’érection de stèles ou de statues honorifiques dédiées à leur cité d’origine.
151L’hypothèse est séduisante205, mais elle soulève un certain nombre de questions. Outre Cnide et Cos, Carthage et Nicée Cilbianorum sont elles aussi honorées par Éphèse (sans doute d’une statue) visiblement dans les mêmes circonstances, mais sans référence à une parenté206. Une cité extérieure à la province d’Asie (Carthage) se trouve donc intégrée au processus diplomatique qui suit l’obtention d’une néocorie. Combien de cités étaient concernées par ce processus ? Et y participaient-elles toutes au même degré, de la même manière ? Il est probable que les échanges diplomatiques noués après une néocorie n’obéissaient pas à des règles fixes, mais variaient au gré des circonstances. Certains de ces échanges pouvaient ne prendre qu’une forme orale, tandis que d’autres, pour des raisons diverses, étaient gravés dans la pierre (ou frappés sur des monnaies) et immortalisés ; certains s’inscrivaient sans doute dans le cadre d’une cérémonie religieuse particulière, d’autres pouvaient avoir lieu en-dehors de tout événement (autre que l’obtention de la néocorie elle-même). Ainsi, après la première néocorie d’Éphèse, les dédicaces à l’empereur divinisé ne sauraient avoir été consacrées à l’occasion d’une fête, puisqu’elles s’étalent sur trois ans – entre 88 et 91, si l’on se fie à la chronologie de S. Friesen. Par ailleurs, on peine à trouver un critère capable d’unifier le groupe des douze cités dédicantes, qui pourrait donc n’être que le reliquat d’un groupe plus large. Faut-il pour autant penser que toutes les communautés de la province avaient érigé une statue de l’empereur à Éphèse à la fin des années 80 ? Cela impliquerait que nous ayons perdu l’immense majorité des témoignages.
152Dans le cas des cités honorées par Éphèse après sa troisième néocorie (certainement en échange d’une marque d’honneur antérieure accordée par ces cités à Éphèse), on ne saurait non plus évaluer le nombre d’inscriptions du même type perdues – s’il y en eut d’autres. Quant à l’unique inscription de Smyrne que l’on a rapprochée de celles d’Éphèse, elle doit être utilisée avec encore plus de précaution, étant donné l’ampleur des restitutions. Néanmoins, on peut faire quelques remarques supplémentaires sur ces témoignages. À trois reprises est attesté le recours à la notion de peuple frère ou cité sœur. L’utilisation des liens de parenté – presque toujours fondés sur la mythologie – dans le cadre des relations diplomatiques est une tradition solidement ancrée dans le monde des cités207. Mais alors qu’à l’époque hellénistique, ces liens pouvaient notamment servir à renforcer des alliances militaires, ils apparaissent ici comme un moyen de construire la hiérarchie entre cités propre à l’Empire. Cette construction s’opère toutefois à des niveaux différents suivant l’identité des cités concernées.
153Si c’est bien le nom de Pergame qu’il faut restituer dans l’inscription de Smyrne mentionnant le sophiste Polémon, celle-ci fournirait l’exemple d’un rapprochement entre deux cités rivales après la promotion de l’une d’entre elles à un statut âprement disputé208. Le rappel du lien de parenté serait alors un moyen de neutraliser les tensions qui se sont exprimées récemment. Parvenues au même degré de prestige (car toutes deux en possession de deux néocories impériales), Smyrne et Pergame afficheraient ainsi, au moins momentanément, le respect de leurs positions mutuelles dans la province. Dans le cas d’Éphèse proclamant sa parenté avec Cnide et Cos au début du iiie s., il y a un déséquilibre évident entre les positions respectives de ces trois cités, la première occupant un rang très élevé dans la province, les deux autres, bien qu’importantes, ne pouvant prétendre à atteindre au même niveau. Dès lors, pour la cité néocore, il s’agit de faire reconnaître par des partenaires privilégiés son nouveau statut, tandis que pour ces partenaires, la publicité donnée à leur parenté avec la cité néocore est une occasion de recueillir une partie du prestige attaché à celle-ci. Reste à expliquer (ou tenter d’expliquer) les inscriptions en l’honneur de Carthage et de Nicée Cilbianorum. La première cité semble avoir entretenu des relations amicales avec Éphèse sous la dynastie des Sévères209. La deuxième, plutôt obscure, fait partie du conventus d’Éphèse210 : il se peut qu’il faille chercher de ce côté les raisons d’une dédicace en son nom de la part de l’illustre cité d’Artémis, trois fois néocore. Sans pousser plus loin, on pourrait suggérer que les échanges diplomatiques qui suivaient l’obtention d’une néocorie et faisaient l’objet d’une gravure pouvaient prendre appui sur des relations d’amitié, de parenté, de rivalité, mais aussi de domination.
154Pour tirer des conclusions d’ordre général, il faudrait étudier en profondeur tous les exemples connus d’inscriptions gravées dans le contexte de l’octroi d’une néocorie. Je ne me suis pas engagée dans ce travail, ni n’ai creusé l’hypothèse d’un rôle du koinon d’Asie dans les échanges diplomatiques entre les cités nouvellement néocores et les autres – deux recherches qui, à mon avis, seraient rendues très difficiles par le manque de documents. Je voudrais seulement retenir le fait que, à côté de la reconnaissance de son nouveau statut par ses rivales, une cité néocore recherchait aussi la reconnaissance de cités moins bien placées dans la hiérarchie. Le besoin de susciter un consensus gentium autour de sa dignité nouvelle conduisait à développer des relations aussi bien verticales qu’horizontales. L’ampleur du processus diplomatique ainsi mis en place me paraît devoir se comprendre (au moins en partie) comme une réponse à l’ampleur des résistances qu’a suscitées le succès célébré : si l’adhésion de tous, ou du plus grand nombre, était nécessaire, c’est que la victoire avait été difficile, voire qu’elle pouvait être remise en cause par des critiques plus ou moins voilées, qu’il s’agissait de tuer dans l’œuf.
Esquisse d’un schéma à valeur générale
155Jusqu’à présent, j’ai considéré les relations diplomatiques nouées à l’occasion de l’obtention d’une nouvelle néocorie par les trois plus grandes cités de la province. Les cités qui occupaient un rang moins prestigieux, tout en étant suffisamment importantes pour devenir un centre du culte impérial, ne devaient pas non plus laisser l’événement passer inaperçu. Le cas de Laodicée et de Hiérapolis de Phrygie permet d’esquisser quelques hypothèses sur la manière dont des cités plus modestes que Pergame, Smyrne ou Éphèse, et arrivées assez tardivement au statut de néocore, s’efforçaient de donner à leur succès la publicité voulue. Ces deux cités voisines de Phrygie, dont j’ai cru discerner la rivalité sous Hadrien et Antonin à propos d’une caisse des contributions, deviennent toutes deux centres d’un culte impérial privincial sous les Sévères. Laodicée, qui avait dû renoncer à une éphémère néocorie de Commode pour cause de damnatio memoriae, voit son privilège durablement restauré par Caracalla211. On a longtemps attribué au même empereur l’octroi d’une première néocorie à Hiérapolis, mais il semble aujourd’hui qu’il faille plutôt situer cette faveur sous le règne d’Élagabal212. C’est alors en tout cas que Hiérapolis frappe un grand nombre de monnaies affichant le titre “néocores”. L’ampleur de ces émissions, parmi les plus importantes de l’ensemble du monnayage de la cité, pourrait suggérer soit que cette promotion avait été longtemps attendue, soit au contraire qu’elle fut une heureuse surprise pour Hiérapolis, qui n’avait jamais jusque-là joué de rôle notable dans l’administration provinciale213. Dans les deux cas, il est probable que l’un des avantages de ce succès, aux yeux de la cité, fut de lui conférer une position d’égalité avec sa voisine Laodicée, habituellement mieux placée qu’elle dans la hiérarchie du monde impérial. Inversement, du point de vue de Laodicée, la promotion de Hiérapolis devait représenter une atteinte à une position de supériorité qui avait paru un temps consolidée grâce à la faveur de Caracalla.
156Aussi admettrais-je volontiers que les néocories de Laodicée et de Hiérapolis, obtenues à quelques années d’intervalle, ont en partie cristallisé la rivalité entre les deux cité. Or, il est possible de déceler, là comme dans le cas des trois plus grandes cités d’Asie, le déploiement d’un dispositif diplomatique à la suite de l’obtention de cette faveur. Sous Caracalla, Laodicée frappe en effet des monnaies d’homonoia avec Éphèse, Pergame et Smyrne respectivement. Sous le même règne, une émission de Philadelphie, située à quelque 70 km au nord-ouest et elle aussi élevée par Caracalla à la dignité de néocore, publie la concorde avec Laodicée. Il faut en outre signaler une probable émission d’homonoia entre Laodicée et la petite cité de Tripolis, au nord, qui serait dans ce cas le lieu de frappe214. Sous Élagabal, Hiérapolis et Laodicée célébrent toutes deux une homonoia avec Éphèse. La première noue peut-être également le même type de liens avec Synnada, tandis que Tripolis renouvelle la concorde avec Laodicée déjà publiée au règne précédent215. Ainsi, des relations de trois types semblent être établies : de bas en haut, avec Éphèse, Pergame ou Smyrne, qui sont trois fois voire (pour Éphèse sous Élagabal) quatre fois néocores au moment où Laodicée et Hiérapolis accèdent à leur première néocorie ; d’égale à égale, entre Laodicée et Philadelphie, toutes deux nouvellement entrées dans le cercle des cités néocores ; de haut en bas, enfin, entre Laodicée et Tripolis, et peut-être entre Hiérapolis et Synnada, deux cités d’importance assez similaire jusqu’à ce que la première s’élève nettement au-dessus de la seconde par sa promotion au statut de néocore.
157Il est vrai que presque à chaque fois, ces relations ne constituent pas une innovation. Par exemple, la concorde entre Éphèse et chacune des deux cités phrygiennes était déjà proclamée par l’une et l’autre des partenaires sous les règnes de Marc Aurèle et de Commode216. De même, des monnaies d’homonoia lient assez régulièrement Laodicée et Smyrne depuis le règne de Néron217. Aussi pourrait-on soutenir que les émissions du même type attestées pour Laodicée et Hiérapolis sous Caracalla et Élagabal n’ont rien à voir avec l’obtention d’une néocorie. Peut-être pourrais-je alors formuler l’argument de la manière suivante : si les liens d’homonoia entre ces diverses cités n’avaient pas besoin, pour être établis, de l’occasion d’une nouvelle néocorie, en revanche, la promotion à un statut si envié devait nécessairement avoir quelque répercussion sur l’établissement de ces liens ; il ne s’agissait pas de créer un réseau diplomatique afin de faire reconnaître son nouveau statut, mais de réactiver un réseau déjà éprouvé et de le mettre à profit pour publier le privilège acquis.
158Là encore, une objection s’impose : en quoi les monnaies d’homonoia pouvaient-elles servir à publier l’obtention d’une nouvelle néocorie, si elles ne portent que très rarement les titres des cités concernées ? La grande majorité des légendes se limite en effet à la mention des deux ethniques, souvent abrégés, avec celle de l’homonoia. Mais cette pratique s’explique aisément par la nature même des documents. Ce qui est mis en valeur, dans les émissions de ce genre, c’est le mot traduisant le rapprochement des deux partenaires, ainsi que le type illustrant ce rapprochement. Il serait déplacé de faire figurer, dans ce contexte, les titulatures respectives, qui risquent de souligner un déséquilibre gênant, voire de raviver des rancœurs à peine apaisées. Cependant, la nouvelle dignité de l’une des partenaires ne pouvait être ignorée de l’autre ; elle devait avoir quelque influence sur les motivations et la signification du geste diplomatique. L’homonoia proclamée entre Hiérapolis et Synnada sous Marc Aurèle218, alors qu’aucune des deux cités ne possédait de culte impérial, et celle qui fut sans doute publiée sous Élagabal, alors que l’une des deux s’était élevée de manière spectaculaire en acquérant une importance provinciale, ne pouvaient pas rendre le même son ni avoir été motivées exactement par les mêmes raisons. De même, la relation établie avec Éphèse, bien que toujours marquée par le déséquilibre entre les deux partenaires, avait une teneur différente selon que Hiérapolis et Laodicée pouvaient ou non se targuer du statut et du titre de néocores. Dans un cas, ces cités étaient dans une position d’infériorité presque totale, dans l’autre, elles pouvaient trouver dans le rapprochement avec l’un des centres les plus importants et les plus anciens du culte impérial l’occasion de redorer encore leur nouveau statut, en suggérant son affinité avec celui d’une des principales cités de la province.
159J’ajouterais encore une pièce à ce dossier et en faveur de mon interprétation : les émissions d’homonoia se rapportant à Cyzique. Contrairement aux exemples précédents, ce type de monnaies n’est que très peu attesté dans le cas de Cyzique, cité pourtant prestigieuse ; le catalogue le plus récent ne recense que quatre émissions d’homonoia jusqu’au début du règne de Gordien, deux qui lient la cité à Éphèse, sous Antonin et peut-être aux règnes suivants, deux autres qui la lient à Smyrne, sous Faustine la Jeune (donc entre 147 et 176) et sous Commode219. Or Cyzique est devenue néocore sous Hadrien. Ce n’est donc qu’après sa promotion à ce statut qu’on la voit établir puis renouveler des relations de concorde avec deux autres cités qui ont obtenu le même privilège, mais déjà pour la deuxième fois. On a l’impression que l’obtention de la néocorie encourage Cyzique à se rapprocher des cités qui jouent un rôle de premier plan dans le culte impérial. L’ascension dans la hiérarchie provinciale que ce nouveau statut représente est à la fois traduite et amplifiée par la proclamation de la concorde avec Smyrne et Éphèse. Là encore, il peut y avoir des raisons extérieures à la néocorie qui justifient la frappe de monnaies d’homonoia, mais la conscience de cette néocorie intervient forcément dans l’événement diplomatique. Etre associée aux plus grandes cités de la province, deux fois néocores ou plus, peut être un moyen détourné de donner plus d’éclat à sa propre néocorie.
160L’ensemble des documents étudiés – inscriptions et monnaies – convergent pour témoigner que la création d’un nouveau centre du culte impérial dans la province entraînait un certain nombre de gestes diplomatiques entre cités. Au sommet de la hiérarchie, Éphèse, Pergame et Smyrne s’assuraient probablement d’une reconnaissance mutuelle à chaque fois que l’une d’elles voyait son statut amélioré. Elles établissaient aussi des relations avec les autres cités de la province, peut-être sous la forme d’un échange d’honneurs ou de dédicaces ; ces relations constituaient de toute façon un échange dans le sens où elles recelaient des avantages différents pour les deux parties – la cité néocore se voyant reconnue officiellement dans son nouveau rôle par un réseau de cités amies, les cités plus modestes recevant une parcelle de la gloire auréolant la néocorie en y étant ainsi associées. Les autres cités qui, à la suite de ces trois-là, devinrent néocores eurent sans doute une démarche similaire, mais qui, du fait de la différence de niveau dans l’échelle hiérarchique des cités, se manifesta de manière plus variée : leurs efforts diplomatiques s’adressaient à la fois à des rivales potentielles ou passées (Laodicée et Philadelphie, peut-être Hiérapolis et Synnada), à des cités plus modestes sans doute soumises à leur sphère d’influence (Laodicée et Tripolis), et à des cités plus prestigieuses dont la fréquentation, à ce stade, était un symbole de leur propre prestige. Dans tous les cas, le réseau de relations ainsi tissé montre que la seule autorisation du pouvoir romain, condition certes nécessaire et indispensable, était néanmoins jugée insuffisante au rayonnement d’une néocorie : de même que la décision d’octroyer une nouvelle néocorie n’était pas l’expression d’une volonté romaine sortie du néant, mais était précédée par un affrontement de cités rivales dont elle n’était que la résolution, de même le privilège, une fois accordé, devenait-il un élément de l’équilibre des forces dans la province et déclenchait-il autour de lui une sorte de ballet où chaque geste, bien dirigé, contribuait à dessiner une nouvelle carte des relations interpoliades.
Conclusion partielle
161Au terme de cette étude des statuts privilégiés reconnus à certains cultes, il convient d’abord de faire le rapprochement entre les privilèges liés à l’organisation du culte impérial provincial et ceux qui découlent du système des conventus. On peut dénombrer, parmi les premiers, trois statuts différents – siège de concours communs, néocore, métropole –, presque toujours cumulés au fil du temps. Tous impliquent les mêmes avantages économiques immédiats que le statut de capitale de conventus, mais à un degré sans doute supérieur : ils assurent à la cité qui les possède des périodes de très grande affluence, au cours desquelles son commerce se trouve stimulé. Tous donnent également droit à des contributions de la part du koinon. Celles-ci sont destinées à financer des événements provinciaux ou des constructions qui sont officiellement appelées “communes”, mais la gloire attachée à ces événements et ces constructions rejaillit avant tout sur la cité qui les accueille. Si l’ensemble des cités participent à la célébration du culte impérial provincial, seules quelques-unes, qui ont été distinguées par le pouvoir romain, y trouvent le moyen d’exercer une domination symbolique, dont toutes sont conscientes et qui peut créer des tensions. Les honneurs rendus aux Augustes dans le cadre du koinon, tout comme les fonctions administratives des capitales de conventus, sont interprétés non pas – ou non pas seulement – comme les marques de l’intégration à l’Empire et de la soumission à Rome, mais comme celles d’un rapport de force entre cités.
162Le paradoxe est que, l’obtention de tous ces statuts dépendant d’une autorisation du pouvoir central, celui-ci en vient à arbitrer une compétition et des conflits qui se fondent pourtant sur une forme de déni de la domination romaine. Alors même qu’ils font très fréquemment appel à Rome, y compris pour obtenir la confirmation de décisions qui n’en ont pas besoin en droit, les provinciaux continuent de se penser comme appartenant à des communautés aux intérêts contradictoires, dont les unes l’emportent sur les autres, et non pas comme des sujets que leur condition rendrait égaux. De même, la nécessité de passer par Rome pour obtenir non seulement les privilèges liés à l’organisation provinciale, mais aussi la reconnaissance légale de statuts prestigieux tels que l’asylie, qui dépendaient auparavant d’une reconnaissance coutumière, n’empêche pas la poursuite d’une intense vie diplomatique entre cités, en grande partie déterminée par l’existence des rivalités. Des débats et des tensions traversent le koinon, lorsqu’il doit désigner les candidates aux honneurs. Des gestes diplomatiques hostiles manifestent l’opposition d’une ou de plusieurs cités à l’encontre d’une cité plus puissante, jugée oppressive, ou d’une cité rivale, dont les succès sont ignorés. Des gestes diplomatiques amicaux peuvent, à l’inverse, traduire la volonté de normaliser les relations après une période de vif affrontement. Ils servent aussi, dans certains cas, à consolider un réseau de cités amies ou/et parentes, dont le soutien est nécessaire pour s’imposer face aux cités rivales. J’ai insisté sur la publicité qui était donnée à un privilège au moment où il était acquis. Mais ce désir de publier le plus largement possible toute promotion importante ne se limite pas aux lendemains des victoires remportées ponctuellement, ainsi qu’en témoigne l’usage des titulatures honorifiques.
Notes de bas de page
1 Les travaux de L. Robert ont bien mis en lumière la vitalité de la vie religieuse à l’époque impériale. Voir sa courte synthèse Robert 1982. Une thèse récente, étudiant les concours sacrés attestés à cette période, montre que l’activité festive et agonistique des cités connaît alors véritablement son apogée : Strasser 2000.
2 Pour une analyse des origines du culte impérial, voir Bowersock 1965, 112-121 et surtout Price 1984a, 23-77, ainsi que les brèves remarques de Friesen 1993, 8-10. Sur l’intégration du culte impérial aux pratiques et aux conceptions de la religion grecque traditionnelle, voir Price 1984a, 103-104 et 146-156 et Friesen 1993, 50-75.
3 Sur la néocorie, l’ouvrage de référence est désormais Burrell 2004. On peut également consulter la thèse de Collas-Heddeland 1993, non publiée.
4 Dion Chr. 40.10, commenté supra, p. 152-156.
5 Men. Rh. 1.3 [366-367] (Russell & Wilson 1981, 70-75), avec le commentaire de Quet 1981, 63-64.
6 Voir par exemple IK, 11.1-Ephesos, 17-19, en particulier 18d, l. 4-9 : un édit de Paullus Fabius Persicus, qui tente d’assainir, c. 44 p.C., les finances d’Éphèse, restreint en particulier le budget des affaires sacrées ; le proconsul préconise, entre autres mesures, de renoncer aux services des hymnodes professionnels, “auxquels est consacrée une part non négligeable des revenus de la cité” et de les remplacer par des éphèbes, qui accompliraient dès lors un service liturgique, ne coûtant rien à la cité. Sur l’apport de cette inscription pour notre connaissance du statut de néocore, voir infra, p. 184.
7 Sur la présence probable de manieurs d’argent aux panégyries, voir Chandezon 2000, 95-96.
8 Tacite, Ann., 3.60-63.
9 Rigsby 1996, avec le compte-rendu de F. Lefèvre, Topoi, 8, 1998, 323-327.
10 C’est ce que résume Rigsby 1996, 19, par la formule suivante : with Roman provincial rule, Roman decisions supplanted Greek public opinion as the source of civic status. Cela n’empêche pas les anciennes pratiques de subsister, comme le prouve le fait qu’à la suite du sénatus-consulte de 81 a.C. qui, entre autres privilèges, reconnaît l’asylie du temple d’Hécate à Lagina (IK, 22.1-Stratonikeia, 505, l. 59-61 et 115), Stratonicée ait fait graver la liste des “cités, rois, dynastes et peuples” qui ont reconnu l’asylie (IK, 22.1-Stratonikeia, 507-508).
11 Ainsi, César confirme ou rétablit l’asylie d’Aphrodisias et de Pergame (voir supra, p. 000) ; il étend le périmètre asile du Didymeion de Milet (IDidyma, 391, II A, l. 7-10) et celui du sanctuaire d’Artémis à Sardes (Herrmann 1989b ; SEG, 39, 1989, no 1290).
12 Auguste confirme l’asylie du Didymeion en réponse à une demande formulée par son ami milésien C. Iulius Épicratès (Herrmann 1994, 210-211) ; mais il réduit le périmètre asile de l’Artémision d’Éphèse, qui avait été doublé par Antoine, si bien qu’il s’étendait sur une partie de la ville elle-même (Str. 14.1.23). La justification donnée à cette mesure (Éphèse est livrée aux criminels, ρoῖς κακoὐργoις) annonce la révision générale menée sous Tibère.
13 Voir ainsi l’épisode du questeur M. Aurelius Scaurus, qui fut empêché par la force, vers 95 a.C., d’arracher son esclave à l’autel d’Artémis Ephesia ; un notable d’Éphèse (Pericles Ephesius, homo nobilissimus) fut mis en cause et cité à Rome : Cic., 2Verr. 1.85, avec le commentaire de Ferrary 1991, 570-572.
14 Pour cette différence de conception, voir Rigsby 1996, 2, 21-22, 28-29.
15 Tacite, Ann., 4.55-56.
16 Rigsby 1996, 584, constatant qu’en-dehors de Chypre et de la Crète, toutes les cités qui envoient des délégués se situent dans la province d’Asie, émet l’hypothèse vraisemblable que la révision des titres concernait avant tout cette province. On ne s’explique pas, autrement, l’absence de délégués venus représenter les grands sanctuaires de Grèce continentale. Il faut peut-être établir un lien avec le fait que la province d’Achaïe a cessé, sous Tibère, d’être une province “sénatoriale” (comme l’Asie) pour passer sous le contrôle du légat propréteur de Mésie.
17 Suet., Tib., 37.3, avec le commentaire de Rigsby 1996, 584.
18 Rigsby 1996, 29, qui hésite toutefois à interpréter les monnaies du règne d’Hadrien sur lesquelles d’assez nombreuses cités font frapper pour la première fois le titre asylos et n’exclut pas que cet empereur ait pu accorder de nouveaux asiles. Il faudrait vérifier, dans chaque cas, s’il existe un monnayage plus ancien dépourvu du titre. Cela dit, la chronologie des témoignages numismatiques et épigraphiques ne correspond pas forcément à celle de l’obtention des privilèges. Le développement du phénomène des titulatures honorifiques peut, à lui seul, expliquer que des cités possédant l’asylie depuis longtemps commencent seulement au iie s. à la mettre en valeur par un titre.
19 Plin., Ep., 10.118-119.
20 Herrmann 1975, 149-166 ; Oliver 1989, no 192 p. 398-401.
21 Il fonde cette hypothèse, d’une part, sur le fait que Marc Aurèle mentionne, à l’accusatif et en lien avec la pétition des Milésiens, son “fils bien aimé” (iucundissimum filium) et, d’autre part, sur des rapprochements prosopographiques qui lui permettent de dater les premières attestations des Didymeia Commodeia des années 177-180.
22 Un point qui prête à discussion est de savoir si le nouveau nom et le statut isélastique des Didymeia sont accordés en lien avec une néocorie de Commode, qui aurait été abolie avec sa damnatio memoriae. Collas-Heddeland 1993, 52, pense que tel est le cas. Une inscription livre en effet le titre de “néocore des Augustes” pour la cité (IDidyma, 164) ; elle ne peut être datée avec certitude et il est donc possible de la situer sous le règne de Commode. Mais A. Rehm penchait pour une datation plus tardive, au début du iiie s. (apparemment retenue par Burrell 2004, 57, qui n’envisage pas l’hypothèse d’une néocorie de Commode pour Milet). L’absence de martelage ne plaide pas non plus en faveur d’une néocorie supprimée pour cause de damnatio memoriae. Herrmann 1975, 158, comparant l’exemple de Milet avec celui de Pergame, qui fait reconnaître le statut isélastique des Traianeia Diphilia fondés en lien avec une néocorie de Trajan, pense que les contextes sont différents : si l’inscription de Pergame fait apparemment partie d’un ensemble plus vaste se rapportant à l’obtention de la deuxième néocorie, celle de Milet ne paraît pas, a priori, s’insérer dans un tel ensemble. Je comprends donc que le nouveau nom des Didymeia est la manifestation d’un culte impérial local et non provincial. Toutefois, l’hypothèse contraire ne saurait être absolument écartée, et il faudrait alors considérer cet exemple comme un parfait parallèle à celui de Pergame et des Traianeia Diphilia, traité plus loin, dans le cadre de mon étude du statut de cité néocore (voir infra, p. 189-190).
23 Voir la critique de cette attitude “servile” par Plut., Moralia, 814 E-815 B, ainsi que les analyses de Oliver 1953, 963-980 et 1954.
24 Sokolowski 1955, no 31 ; IK, 11.1-Ephesos, 24.
25 Dans un monde pacifié, la proclamation d’une trêve sacrée ne correspond plus à une suspension temporaire des actes de guerre, mais à une suspension de l’activité judiciaire : aucune saisie ne pourra être effectuée. Voir Robert 1937, 178.
26 Guerber 1995, 398-399.
27 Picard 1922, 351-353, interprète le recours à la caution des autorités romaines comme le signe d’un désintérêt de la population locale pour le culte de la grande Artémis. Mais outre que sa thèse d’un déclin des cultes traditionnels, concurrencés par le culte impérial, est largement dépassée, on peut envisager la coexistence de causes multiples expliquant la démarche des Éphésiens auprès du proconsul.
28 Voir Tacite, Ann., 3.61.1, où les Éphésiens rejettent la légende qui fait naître Apollon et Artémis à Délos et soutiennent que Létô a accouché sur leur territoire.
29 Wörrle 1988a (SEG, 38, 1988, 1462).
30 Voir le tableau comparatif établi par Wörrle 1988a, 234, d’où il ressort que les prix des Dèmosthéneia ne représentent que le dixième de ce qui était accordé aux vainqueurs des Lysimacheia d’Aphrodisias.
31 Celui-ci est sollicité pour confirmer l’immunité de l’agonothète et l’atélie prévue au moment de la panégyrie. Il donne son accord, mais à condition que cette dernière mesure n’ait pas de conséquences négatives sur les revenus de la cité (l. 115-116), ce qui prouve que le pouvoir romain exerçait une forme de contrôle sur les finances municipales. Voir Burton 1998, 10-13.
32 Pour cette dernière suggestion, voir Millar 1977, 451-452.
33 Voir l’exemple donné par Millar 1977, 452, d’un concours fondé par un notable et approuvé par l’empereur, qui est désigné plus tard comme “un don de l’empereur”.
34 Coulton et al. 1989, no 1 et 2 p. 49-55. La deuxième inscription, celle qui nous intéresse (la lettre d’Antonin) avait déjà été publiée et commentée (IGR, III, 467 ; Rigsby 1979 ; Oliver 1989, no 159 p. 327-328), mais cette nouvelle publication repose sur de nouvelles lectures, que je reprends.
35 Hall 1979, no 1-3 p. 161.
36 Recueil, no 303-320.
37 Recueil, no 321 ; Paris, 957.
38 Robert 1977a, 31-35.
39 Recueil, no 191 ; Paris, 1368.
40 Recueil, no 190.
41 Recueil, no 346, 347, 357.
42 Recueil, no 355-356, 359-360, 394-395, 485, 488, 523-527.
43 Sur cette inscription, voir infra, p. 296 et 357.
44 Pour l’identification de ces concours avec des Dionysia, voir Recueil, p. 397.
45 Sur les origines de cet emploi du mot néocore, voir infra, p. 243-245.
46 Robert 1967, 46-48.
47 Mais le koinon peut échouer à se mettre d’accord, comme dans le cas de la néocorie de Tibère, voir infra, p. 213-214. Par ailleurs, les cités avaient tendance à court-circuiter cette procédure régulière et à présenter directement leur demande à l’empereur, sans passer par le koinon : cela fut sans doute le cas pour la deuxième néocorie de Smyrne, obtenue d’Hadrien grâce à l’influence de Polémon ; voir aussi la lettre de Caracalla adressée à un Philadelphien anonyme (Syll 3, 883 ; IGR, IV, 1619 ; Oliver 1989, no 263 ; Bartels & Petzl 2000), dans laquelle l’empereur semble avoir accordé une néocorie à Philadelphie en réponse à la requête de ce personnage.
48 Voir surtout D. C. 72.12.2 ; IK, 24.1-Smyrna, 697, l. 36-37 ; BMC Ionia, 306.
49 Sur les inconvénients de cet usage élargi du terme de néocore, voir infra, p. 210-211.
50 IK, 12-Ephesos, 232-235, 237-242 ; IK, 15-Ephesos, 1498 ; IK, 16-Ephesos, 2048, avec les commentaires de Friesen 1993, 29-49. Les dédicaces portaient initialement le nom de Domitien, qui a été martelé et remplacé par celui de Vespasien après la mort du tyran. Mais Friesen fait remarquer que l’emploi du pluriel (“le temple des Augustes”) suggère que le culte incluait dès le début des membres de la famille impériale (peut-être déjà Vespasien, ainsi que Domitia).
51 Voir par exemple à Sardes, les fragments de statues colossales représentant Antonin et Faustine qui ont été retrouvés dans le temple d’Artémis et qu’il faut certainement mettre en rapport avec la deuxième néocorie de cette cité : Johnston 1981, no 288-289 et le commentaire.
52 IDidyma, 148, avec le commentaire de Robert 1949a.
53 D.C. 59.28.1.
54 Ce qui a fait douter de la justesse du témoignage de Dion Cassius, c’est la découverte de la dédicace des néopes de Caligula (IDidyma, 148), où est mentionné un “temple de Gaius César à Milet” (τoῦ ἐν Mειλήτωι ναoῦ Γαίoυ Kαίσαρoς). On en a déduit que Caligula s’était fait construire un temple dans la ville de Milet, bien distinct du Didymeion, et que Dion Cassius était tributaire de l’image négative retenue de cet empereur par la postérité. Mais Herrmann 1989a réhabilite la version de l’historien et fait valoir notamment, de façon convaincante, que dans la dédicace des néopes, la mention de Milet n’est nullement contradictoire avec une localisation du culte de Caligula à Didymes : elle a pour but de distinguer la cité de Milet, dans le cadre de la province, et non d’opposer la ville de Milet au sanctuaire présent sur son territoire.
55 Le mot a pris, à l’époque impériale, un sens plus général et peut désigner des magistrats simplement en charge de la gestion courante des dépenses d’un sanctuaire. Mais dans le contexte précis de l’inscription IDidyma, 148, il est très probable qu’il soit utilisé dans son sens premier. C’est ce qu’a compris naturellement Robert 1949a, 211, qui ne doute pas que la tâche des néopes ait été de “s’occuper de la construction du temple de Caligula” ; Friesen 1993, 23-24, pense que la précision “ceux qui furent néopes de Caligula pour la première fois” (oἱ πρώτως νεoπoιήσαντες αὐτoῦ) implique un rôle particulier de ce premier collège destiné à être remplacé – rôle qui aurait précisément été de superviser les travaux de construction nécessaires à la mise en place du nouveau culte.
56 IDidyma, 107, avec le commentaire de Herrmann 1989a, 191.
57 IGR, IV, 140, avec les commentaires de Schultz & Winter 1990 ; Herrmann 1992, 69-70 ; Barattolo 1995, 69-71.
58 La restitution que j’ai choisi de suivre (celle de Reinach, adoptée par Schultz-Winter et Herrmann), n’est pas la seule qui ait été proposée. Barattolo préfère suivre celle de Preger, qui insère [µέγα θαῦµα] dans la lacune au lieu de [δαπάνῃσιν], ce qui oblige à faire de ὅλης Ἀσίας le complément au génitif de ἀφθoνίῃ χείρων. Le sens fondamental n’est pas changé.
59 Voir Schultz & Winter 1990, 39-40.
60 Sur l’ampleur des travaux, qui comprenaient la construction d’une grande terrasse soutenue par des voûtes, voir Schowalter 1998, 243-248. L’auteur évoque un financement en partie civique, en partie privé, et sans doute en partie impérial, mais ne mentionne pas la participation de la province, qui me paraît pourtant très probable, à la lumière des documents qui prouvent une telle participation pour d’autres temples néocores.
61 Aristid., Or., 23.13.
62 Aristid., Or., 23.67.
63 Voir aussi D.C. 70.4.1, qui décrit le temple d’Hadrien à Cyzique comme “le plus grand et le plus beau de tous les temples”. Cette réputation profite à Cyzique, et non à la province entière.
64 Jones 1978, 68-69, traduit par rites, tout en signalant que le mot peut aussi avoir le sens de sanctuaries, et conclut : the difference is not important. C’est sans doute qu’il tient pour assuré que la participation financière de la province ne se limitait pas à la construction des temples néocores, mais s’étendait à la pratique du culte.
65 IK, 11.1-Ephesos, 18d, l. 4-19.
66 IK, 24.1-Smyrna, 697. Pour l’ampleur de la dépense, voir l’édit de Paullus Fabius Persicus (note précédente), qui préconise de remplacer les hymnodes professionnels d’Artémis, “auxquels est consacrée une part non négligeable des revenus de la cité”, par des éphèbes accomplissant un service liturgique. Le salaire des hymnodes du culte impérial ne devait pas être moins important que celui des hymnodes d’Artémis Ephesia.
67 Aristid., Or., 23.65.
68 Cette vulgate est principalement due à Deininger 1965, 38 et Merkelbach 1978 ; elle est reprise par Price 1984a, 104-107, et bien d’autres.
69 D.C. 51.20.9.
70 Moretti 1953, no 59, 60, 65-67.
71 Moretti 1954. Il est possible qu’il faille ajouter Milet à cette liste.
72 Moretti 1953, no 74.
73 Moretti 1953, no 65, à confronter avec IK, 9-Nikaia, 29-30.
74 Friesen 1993, 114-115.
75 Cette hypothèse n’entre pas en contradiction avec le passage du discours d’Aristide cité plus haut (23.65), où il est question de temples et de concours communs comme objet de rivalités : le sophiste peut très bien faire référence à deux faveurs différentes, donnant chacune lieu à une compétition acharnée.
76 IPergamon, 268 (Moukieia) et IGR, IV, 291 (τὰ πέµπτα Eὐεργέσια τὰ ἀχθέντα δηµo[σί]ᾳ ἐν [Περγά]µωι), avec le commentaire de Foucart 1901.
77 Cic., Flac., 55-56.
78 Voir tableau no 2 en annexe.
79 Strasser 2000, 548-549 pour l’hypothèse d’une identité entre Hadrianeia et koina Asias d’Éphèse, et 578 pour celle d’une identité entre koinon Asias, Olympia et Olympia Hadrianeia de Cyzique, fortement supportée par l’inscription IGR, IV, 162. Barattolo 1995, 63-71, tend cependant à considérer les Olympia Hadrianeia comme des concours distincts des koina Asias, mais tenus la même année.
80 Pour une liste des concours accordés en lien avec une néocorie, voir Burrell 2004, 335-341, qui insiste sur la diversité des situations et l’absence d’un lien systématique entre les deux privilèges.
81 IK, 24.1-Smyrna, 697, l. 33-39.
82 D.C. 72.12.2.
83 IPergamon, 269.
84 Herrmann 1975, 158.
85 Pour sa carrière, voir Halfmann 1979, no 17 et Rémy 1989, no 49.
86 Strasser 2000, 559, montre que la condicio du concours ne comprenait pas, en tout cas, sa périodicité, puisque selon lui, les Rhômaia Sébasta étaient triétériques, alors que les Traianeia sont définis dans le texte comme pentétériques. Il suggère que l’expression latine eiusdem condicionis pourrait correspondre à un qualificatif grec “isosébastéen”, construit sur le modèle de isolympique, isopythique… Le sens exact de ces qualificatifs n’est pas clair : impliquent-ils un décalque de toute l’organisation du concours pris pour référence, ou simplement une dignité égale ?
87 BMC Mysia, 263-265.
88 Engelmann 1998, contre l’opinion ancienne selon laquelle les Olympia avaient été fondés en l’honneur de Domitien en même temps que la néocorie. Leur renouvellement, en revanche, lui paraît bien être en rapport avec ce privilège. Ses conclusions sont acceptées par Strasser 2000, 556-557.
89 Voir Halfmann 2004, 60.
90 Friesen 1993, 121-137.
91 Par exemple dans IK, 24.1-Smyrna, 668.
92 IK, 24.1-Smyrna, 697, l. 40-42, à rapprocher de Philostr., VS, 1.25 [531].
93 IK, 15-Ephesos, 1489-1490 (Oliver 1989, 293-295, no 135 A-B).
94 C’est d’autant plus net qu’un peu plus haut, Antonin souligne que les Pergaméniens respectent les titres d’Éphèse dans leur correspondance avec cette cité (ἐν τοῖς πρòς ὑµάς γράµµασιν). Le cadre de la querelle est bien celui des échanges diplomatiques entre cités, par le biais de lettres confiées à des ambassadeurs.
95 Philostr., VS, 1.25 [539-540].
96 CIG, 3175 ; CIL, III, 411 ; IK, 24.1-Smyrna, 597.
97 Les copies du texte donnent en effet : πρoδήλoυ ΓAIONEΣ. La restitution πρoδ [ίκ] oυ est en réalité une correction.
98 Williams 1986, 182-183.
99 Dion Chr. 34.7.
100 Burrell 2004, 213, considère comme possible, mais non assuré, que la première néocorie de Tarse date du règne d’Hadrien. Collas-Heddeland 1993, 139-140, sans exclure cette possibilité, semble préférer l’hypothèse d’un temple commun plus ancien, éventuellement consacré à Rome et à Auguste. Elle explique le décalage qui s’ensuivrait entre l’obtention du statut et sa célébration sur les monnaies par le fait qu’au ier s., Tarse a joui d’une supériorité incontestée dans la province. Ce serait la montée des revendications rivales qui aurait alors provoqué l’adoption du titre de néocore. Je serais d’autant plus encline à admettre cette hypothèse qu’en Asie, le statut de néocore semble toujours avoir été obtenu avant, ou du moins en même temps que, celui de métropole.
101 CIG, 2810 : c’est un palmarès datant du règne d’Hadrien, mais là encore, on peut supposer que la plus grande cité de Cilicie n’a pas attendu le iie s. pour accueillir un koinon Kilikias.
102 Puech 2004. Je remercie vivement l’auteur de m’avoir fait parvenir une première version de cet article avant sa publication. Je m’appuie en partie sur son dépouillement dans les pages qui suivent et je renvoie à son article pour les références de l’ensemble des sources utilisées.
103 Voir surtout Bowersock 1995, 85-98, dont les conclusions sont reprises par Potter 1998, 270.
104 Oliver 1989, no 285 p. 553-556.
105 IK, 9-Nikaia, 29-30. La nouvelle lecture de s. ¥ahin ajoute à celle que connaissait Robert 1977a, 8-18, deux éléments de valeur semble-t-il inégale : la lecture du titre de néocore est acceptée par tous les commentateurs (voir surtout Collas-Heddeland 1993, 110-112 et Burrell 2004, 163), mais Bowersock 1985, 86 n. 38 rejette, après µητρóπoλις, l’ajout d’un δέ qui, selon lui, ne se justifie pas grammaticalement et n’apparaît pas sur la photographie de la pierre. Je le suis sur ce point et supprime le d °.
106 Cormack 1940 ; SEG, 17, 1960, 315.
107 Dig., 27.1.6.2.
108 IG II2, 3300. Voir aussi IDidyma, 164, 312.
109 IK, 17.1-Ephesos, 3072, l. 23-26.
110 Voir Magie 1950, 1297 n. 59, ainsi que les attestations de grands-prêtres réunies dans Rossner 1974 et plus récemment Campanile 1994a.
111 Moretti 1954, 280-281.
112 Merkelbach et al. 1997, 73-74.
113 Cyzique sous Hadrien : IGR, IV, 153 et 155 (Rossner, no 149 p. 112 et 148 p. 134 ; Campanile, no 29 et 103). Smyrne avant 124 : ISardis, 44 (Rossner, no 138 p. 123 ; Campanile, no 174).
114 Puech 2004, 393-394. J’explicite et pousse un peu l’hypothèse qui me semble résulter 1) de l’idée selon laquelle la diffusion du titre de métropole “n’a été que la reconnaissance, parcimonieuse et parfois longtemps retardée, de réalités objectives” et 2) de la distinction faite entre la décision d’affecter un grand-prêtre à une cité (qui pourrait ne dépendre que d’un vote du koinon) et l’obtention d’un titre “soumis à l’approbation de l’empereur et à la ratification du sénat”.
115 Ainsi, le problème de l’équivalence ou la non-équivalence des titres de grands-prêtres d’Asie et d’asiarques, dans lequel je n’entrerai pas. Depuis les articles controversés de Kearsley 1986 et 1988, la discussion n’a pas cessé. Parmi les contributions récentes, citons Campanile 1997a, Friesen 1999 et la réponse de Engelmann 2000.
116 Magie 1950, 1297-1298 n. 59.
117 C’était l’hypothèse de Deininger 1965, 38-40, reprise, avec quelques aménagements, par Friesen 1993, 77-81 et plus succinctement par Campanile 1994a, 26.
118 Rossner 1974, 110-111, avec les no 139 p. 130 et 140 p. 127.
119 Pour rendre compte du fait que des grands-prêtres attitrés ne sont pas attestés dans toutes les cités néocores (mais seulement dans les cinq qui ont obtenu et gardé ce privilège au cours des deux premiers siècles de notre ère), Rossner, loc. cit., propose une double explication : d’une part, la résistance de ces cinq cités néocores, jalouses de leur privilège, face aux “nouvelles venues” du règne des Sévères (Philadelphie, Tralles, Laodicée, Hiérapolis) ; d’autre part, les difficultés financières croissantes de la province, qui auraient empêché de multiplier les postes de grands-prêtres en accord avec la multiplication des cités néocores.
120 IDidyma, 148.
121 Ainsi, Collas-Heddeland 1995, 416-417, tout en admettant que le titre de métropole devait recouvrir des avantages concrets, a tendance à y voir “une sorte de doublet du titre de néocore”.
122 Puech 2004, 395-397.
123 IG II2, 3289-3310.
124 Voir infra, p. 262-263.
125 Reynolds 1978, repris dans Oliver 1989, no 120-124 p. 274-284, avec les restitutions proposées dans Oliver 1979.
126 Même si cela me paraît moins certain que ne le considèrent habituellement les commentateurs : le contexte est en effet celui d’une exaltation de l’eugeneia de Cyrène et de ses hauts faits envers les Grecs – ce qui s’accorde autant, sinon davantage, avec le sens historique du mot (cité-mère de colonies). De plus, l’état du texte ne permet pas d’assurer que le terme s’applique à Cyrène. Il pourrait aussi renvoyer à sa propre métropole, Théra. En revanche, une épigramme ornant un relief représentant la nymphe éponyme de Cyrène qualifie celle-ci de “métropole des cités” (voir Laronde 2004, 191). Bien que la nature poétique du texte laisse place au doute, il pourrait s’agir là d’une attestation du titre officiel de métropole pour Cyrène.
127 IDidyma, 151. Sur Quadratus, voir supra, p. 189 et n. 85.
128 Voir par exemple la délégation envoyée par Carthage à la fête célébrant la troisième néocorie d’Éphèse : infra, p. 231-232 et n. 209. Dans le cas de Tyr et Milet, A. Rehm supposait des relations commerciales fondées sur des activités communes (textile, pourpre).
129 Sur la ligue ionienne aux époques archaïque et classique, Debord 1999, 176-178 ; pour l’époque romaine, Herrmann 2002.
130 Sur la polysémie du terme koinon et les diverses réalités qu’il recouvre dans la Carie hellénistique, voir Debord 2003.
131 Sur ces ligues, l’ouvrage d’Oppermann 1924 est en grande partie dépassé. On se reportera désormais aux travaux de Gabrielsen 2000, 157-161, et surtout Debord, 1999, 178-181, 2001b et 2003.
132 Les listes de délégués au koinon des Cariens ont été retrouvées à Mylasa, à Labraunda et sur le site de Sekköy (entre Mylasa et Kéramos). Cf. Debord 2003, 119-124. Le plus ancien document relatif aux Chrysaoriens est un décret de cette ligue daté de 267 a.C. et affiché à Labraunda ; d’autres inscriptions témoignent d’un conflit entre Mylasa et un prêtre héréditaire, soutenu par les Chrysaoriens, pour la possession du sanctuaire. Celle-ci est finalement reconnue à Mylasa par Philippe V, vers 220 a.C. Cf. Debord 2003, 136-138, qui fait l’hypothèse d’un transfert (ou d’une installation permanente) du siège de la ligue à Stratonicée dans le courant du IIIe s., sous l’impulsion des Séleucides.
133 Str. 14.2.25.
134 Voir l’interprétation des inscriptions en l’honneur de Léôn, Stratonicéen qui exerça la prêtrise à Panamara, par Debord 2001a, 164-166 et 2003, 124-125.
135 IK, 22.1-Stratonikeia, 663 et 667, commentées par Debord 2003, 132.
136 Debord 2001b, 31-34.
137 IK, 21-Stratonikeia, 22-39. Dossier repris et commenté par Curty 1995, 167-175, no 70. Les cités dont le nom est conservé sont Rhodes, Nysa, Mylasa, Iasos et Milet. Les noms d’Alinda et surtout de Smyrne reposent sur des restitutions non assurées. Se fondant sur Oppermann 1924, 18-31, O. Curty pense que les parentés invoquées se justifient dans le cadre du koinon des Panamaréens. Mais Debord 2003 a bien montré que ce koinon, comme de nombreux autres dans la région, n’est pas une ligue régionale mais une “communauté villageoise de base” tendant à évoluer vers le modèle de la cité. Cela n’enlève pas sa pertinence à la remarque de Curty mais invite à identifier un autre koinon, régional, comme arrière-plan de la démarche du prêtre de Zeus.
138 Str. 8.7.2 et 14.1.20 ; Philostr., VA, 4.5 et VS, 2.25 [612] (Panionia à Smyrne et à Phocée), commentés par Herrmann 2002, 228. Pour le rôle de Milet à travers les inscriptions, Herrmann 2002, 231 (fête des Megala Pythia Panionia à Milet) et 235-236 (majorité de Milésiens à la charge de grand-prêtre des Ioniens).
139 Voir le tableau no 2 en annexe, ainsi que mes conclusions, infra, p. 357-361.
140 D.C. 51.20.7 et Tacite, Ann., 4.37.3.
141 C’est ce que pense Campanile 1997b, 490.
142 D. C. 51.20.6. Cette phrase a suscité de nombreux commentaires, et on a notamment voulu l’utiliser pour résoudre la difficile question de la localisation de la capitale de la province d’Asie à l’époque républicaine : selon Knibbe 1970, 263, l’adverbe τóτε traduirait un changement de situation par rapport à l’époque antérieure et renverrait à la récente promotion d’Éphèse au statut de capitale, au détriment de Pergame. Mais d’une part, Rigsby 1988, 137-141, a montré qu’Éphèse était sans doute capitale de l’Asie bien plus tôt (peut-être dès les années 90), et d’autre part, il est bien plus probable que l’adverbe τóτε, sous la plume de Dion Cassius, signale une évolution entre la période augustéenne et la période sévérienne (et non entre les périodes républicaine et augustéenne) et fasse allusion au sort de Nicée bien plus qu’à celui d’Éphèse : Robert 1977a, 2 n. 4, comprenait cet adverbe comme un “écho du changement irréversible survenu depuis lors [pour Nicée, qui a choisi le mauvais camp dans la guerre entre Pescennius Niger et Septime Sévère]”.
143 Friesen 1993, 10, fait valoir, pour soutenir cette interprétation, la différence de vocabulaire dans le passage de Dion Cassius : Octave “a ordonné” (πρoσέταζε) aux résidents romains d’honorer Jules César et Rome, alors qu’il “a autorisé”(ἐπέτρεψε) les Grecs à lui rendre un culte. Cependant, Friesen ne commente pas la phrase précédente (51.20.6), qui pose un problème sur le fond de ce tableau cohérent : Octave “permit” (ἐφῆκε) qu’il y eût des sanctuaires dédiés à Rome et à César. Autorisation ou obligation pour ce dernier culte ? La question ne saurait se résoudre sur la seule base d’une analyse du vocabulaire employé, qui n’est pas univoque.
144 J’emploie ici l’expression dans un sens général et non dans celui, plus technique, qu’elle acquiert par la suite quand elle s’inscrit dans le contexte du développement des titres honorifiques, et notamment celui de première cité de la province. C’est bien en ce sens (un premier rang à valeur générale) que les traducteurs des collections Budé et Loeb ont compris le verbe employé par Dion (πρoετετίµηντo) : les premiers traduisent “ces villes étaient alors les plus importantes en Asie et en Bithynie”, le second these cities had at that time attained a chief place in Asia and in Bithynia respectively.
145 Tacite, Ann., 4.55-56.
146 Explication proposée par Campanile 1997b, 490.
147 Tacite, Ann., 4.15.3.
148 Campanile 1997b, 492, émet l’hypothèse que l’idée d’inclure le Sénat dans le nouveau culte vint de Tibère et fut suggérée, lors d’entretiens officieux, en 22 p.C. : les ambassadeurs venus d’Asie défendre l’asylie de leur cité auraient profité de leur présence à Rome pour parler à l’empereur du projet, alors en germe, de lui proposer les honneurs divins.
149 Friesen 1993, 17. Burrell 2004, 39, en conclut elle aussi que le koinon était dans une “impasse” (deadlock).
150 Le nombre probable des réunions du koinon ayant porté cette question à l’ordre du jour est signalé par Campanile 1997b, 490, qui souscrit à l’hypothèse d’une présélection comme pis-aller, face à l’impossibilité de parvenir à un choix unanime.
151 Comparer avec le discours de Tibère au Sénat au sujet du culte proposé par l’Espagne ultérieure, Tacite, Ann., 4.37-38.
152 L’expression est de Collas-Heddeland 1993, 40-43.
153 D.C. 59.28.1.
154 Friesen 1993, 25 et n. 73.
155 Voir supra, p. 180-181.
156 Le culte du divin César à l’intention des Romains, installé à Éphèse par Octave, n’est pas invoqué dans le texte de Tacite et semble donc dès ce moment avoir eu peu d’importance pour le prestige de la cité ; ce culte ne paraît pas avoir joui d’un grand succès : il n’apparaît dans aucune inscription ni sur aucune monnaie, à part peut-être sur une monnaie peu claire de Nicée (Recueil, 82).
157 Si l’on suit la chronologie proposée par Friesen 1993, 41-49.
158 RPC II, 1018-1020.
159 RPC I, 2358, 2362, 2364.
160 Voir par exemple l’analyse de Friesen 1993, 119, sur une monnaie d’Éphèse datée du règne de Domitien et représentant au revers l’empereur sous les traits de Zeus Olympios, tenant une statue d’Artémis Ephesia (RPC II, 1073).
161 Comme le suggère le commentaire de D. Klose à un type similaire sur une émission de Trajan, avec la légende ZM AΣI suivie des noms du proconsul et du stratège, qui se développerait donc comme la nôtre ZM(YPNAIOI) (THN) AΣI(AN), l’accusatif répondant dans cette hypothèse à un verbe “honorer” et non plus “consacrer” : voir Klose 1987, XLIII, 1-25.
162 Il n’est pas absolument exclu qu’à cette date Sardes soit déjà néocore. Aucun document ne permet de dater la première néocorie de cette cité, mais le règne d’Hadrien paraît l’hypothèse la plus probable. Voir Burrell 2004, 100-103.
163 Pour la datation, voir IPergamon, 269 et le commentaire de Fränkel.
164 Philostr., VS, 1.25 [531], à lire en parallèle avec IK, 24.1-Smyrna, 697 ; pour la date, IK, 24.1-Smyrna, 594.
165 La date se déduit du rapprochement de IK, 12-Ephesos, 430 et 278. Voir Collas-Heddeland 1993, 65-66 et Burrell 2004, 66.
166 Ἁδριανóν γoῦν πρoσκείµενov τoῖς Ἐφεσίoις oὕτω τι µετεπoίησε τoῖς Σµυρναίoις, ὡς ἐν ἡµέρᾳ µιᾷ … vient alors la mention de la somme d’argent fantastique accordée par Hadrien à Smyrne et qui permit d’embellir la ville de constructions splendides. Philostrate parle de “mille myriades”, c’est-à-dire 10 millions, somme exprimée vraisemblablement en deniers ; le texte épigraphique, moins suspect d’exagération, mentionne “150 myriades”, 1 500 000. Dans le récit de Philostrate, il est dit que cette somme fut consacrée à la construction d’une halle à grains, d’un gymnase et d’un temple “visible de loin”, érigé sur un promontoire de telle sorte qu’il semble faire face au mont Mimas qui domine la péninsule d’Érythrées. Ce temple a été identifié par Cadoux 1936, 202-203, comme celui de Zeus Akraios. Mais Burrell 2004, 45-46, argumente de façon convaincante en faveur d’une identification avec le temple provincial d’Hadrien. Il semble en effet étrange que Philostrate ne fasse aucune allusion explicite à la néocorie dans sa liste des bienfaits dus à Polémon. Quoi qu’il en soit, les correspondances entre cette liste et celle de l’inscription, qui mentionne, elle, la néocorie (une forte somme d’argent dans les deux textes, le gymnase dans un cas, un aleipterion dans l’autre…), ne laissent aucun doute sur le fait que la deuxième néocorie de Smyrne fut acquise dans le même mouvement (sinon le même jour) que les autres bienfaits, à la suite d’un revirement de la faveur impériale dû aux talents oratoires de Polémon.
167 Dion Chr. 34.48.
168 Sheppard 1984, 173.
169 Voir IK, 15-Ephesos, 1489-1490 (Oliver 1989, 293-295, no 135 A-B) : il ressort de la lettre d’Antonin à Éphèse que les titres de la cité, “oubliés” par Smyrne dans un décret concernant un sacrifice commun, étaient en revanche scrupuleusement respectés par Pergame. Cf. supra, p. 192.
170 On pourrait rapprocher cette idée des conclusions de Kampmann 1996, 47 : selon celle-ci, dans les querelles récurrentes entre les trois plus grandes cités d’Asie, Pergame aurait choisi une stratégie de conciliation et tenté d’affermir sa position en établissant des liens d’amitié plutôt qu’en attisant les conflits.
171 Robert 1967.
172 La date de février 212, traditionnellement retenue, a été remise en cause par Barnes 1968, 523-524, qui propose le 26 décembre 211 ; il est suivi par Halfmann 1982, 230 et n. 49, qui souscrit dans l’ensemble à sa démonstration, mais propose le 19 décembre au lieu du 26. Kienast 1996, 166, choisit de rejeter la date traditionnelle (tout en faisant figurer, par prudence, un point d’interrogation), mais ne tranche pas entre le 19 et le 26 décembre 211.
173 Comparer IK, 13-Ephesos, 647, où le martelage est net, et 740, où il n’a abîmé que très superficiellement la gravure.
174 Voir infra, p. 274-282.
175 IK, 12-Ephesos, 300. Caracalla porte le titre Germanicus maximus, ce qui date l’inscription après fin septembre 213.
176 IAsclepieion, 37.
177 BMC Mysia, 319-325 (322 avec un autel, 323 avec un taureau, 324-325 avec le temple et la scène de sacrifice) ; Paris, 1381. Sur cette série de monnaies, qui met en œuvre un programme iconographique original, élaboré spécialement pour commémorer la visite de Caracalla, voir Marcellesi 1998.
178 D.C. 78.16.7-8 et Hérodien 4.8.3.
179 Collas-Heddeland 1993, 36 et Burrell 2004, 30.
180 BMC Mysia, 318.
181 D.C. 78.16.7-8, 78.18.1 et 79.8.4 ; Hérodien 4.8.1-6. Dion mentionne la visite à Ilion avant l’arrivée à Pergame, ce qui est la route logique depuis l’Hellespont ; Hérodien, lui, inverse l’ordre des étapes, insistant sur le désir qu’avait Caracalla de consulter Asclépios.
182 Halfmann 1986, 223-230.
183 Scheid 1998a, 287-289 : dans le fragment 99b sont rappelés à la suite les rites accomplis à la fin 213 et les vœux rendus au tout début de l’année 214, pour célébrer l’heureuse entrée de Caracalla dans ses quartiers d’hiver à Nicomédie. Sur le décalage entre la date réelle de l’arrivée de l’empereur à Nicomédie (peu avant le 17 décembre 213) et la date de la cérémonie votive fêtant cette arrivée (sans doute le 1er janvier 214), voir Scheid 1998b.
184 Une autre solution consiste à penser que Caracalla s’est rendu directement de Thrace en Bithynie et que sa visite à Pergame est postérieure aux quartiers d’hiver de 213/214. Mais cela implique de rejeter les témoignages de Dion et d’Hérodien, qui placent la traversée de l’Hellespont et la visite à Pergame avant les quartiers d’hiver à Nicomédie. De plus, pour rejoindre Antioche de Syrie depuis Nicomédie, il est plus probable que Caracalla a emprunté la route orientale (par la Galatie et la Cappadoce) que la route occidentale (par les côtes ouest et sud de l’Asie Mineure) : voir Halfmann 1986, 227-228. Même si les inscriptions de Prusias ad Hypium (IK, 27-Prusias, 6, 9, 12) ne sont pas aussi probantes que le dit Halfmann, l’ensemble des arguments reste en faveur de la première hypothèse.
185 OGI, 517 ; IGR, IV, 1287. Commenté supra, p. 128.
186 Syll 3, 883 ; IGR, IV, 1619 ; Oliver 1989, 510-512, no 263. Le texte a été récemment révisé par Bartels & Petzl 2000. La lecture au théâtre est datée du mois Apellaios de l’année 245. Tout le monde s’accorde à comprendre qu’il s’agit de l’ère d’Actium, mais les uns (comme Dittenberger) la font implicitement commencer en 32/31, les autres (comme Magie 1950, 1552) en 31/30. L’étude approfondie de Leschhorn 1993, 227 et 338-340, donne raison aux seconds.
187 BMC Ionia, 403 (Klose 1987, LIX, 11-13) ; Paris, 2402. Klose 1987, 22 et 70-71 pour l’établissement de la séquence des stratèges en charge sous le règne du seul Caracalla. Quatre stratèges sont attestés sur des monnaies à l’effigie de Caracalla ou de Julia Domna : Aur. Charidèmos, Ti. Cl. Kretarios, M. Aur. Geminus, Ael. Apollonios – classés dans cet ordre par Klose, au terme d’un raisonnement quelque peu incomplet. S’il est vrai que les émissions au nom de Charidèmos et de Kretarios (LVIII, 34-38 et LIX, 11-23), par les types, les légendes et les modules choisis, sont de toute évidence destinées à célébrer l’obtention toute récente de la troisième néocorie impériale, rien n’indique formellement que les monnaies frappées sous Geminus et Apollonios (LVIII, 39-44 et LXXXIII, 1-20) soient postérieures à cet événement : les types sont traditionnels et l’ethnique est donné seul, sans le titre “trois fois néocores”. Toutefois, une grosse partie de ces émissions célèbre l’homonoia entre Pergame et Smyrne, et l’on peut supposer que cette réconciliation intervient après, et non avant, la promotion des deux rivales au statut de cité trois fois néocore (voir infra, p. 229). La reconstitution de Klose reste donc vraisemblable : Charidèmos est en fonction au plus tôt en 211/212, au plus tard quatre ans avant 217, en 213/214 ; la sortie de charge des stratèges s’effectuant sans doute au mois de septembre, on arrive à la date de septembre 214 comme terminus ante quem pour la troisième néocorie de Smyrne.
188 SNGvA, 7513.
189 BMC Ionia, 403 (Klose 1987, LIX, 11-13), pour la légende sous sa forme la plus développée ; Klose 1987, LIX, 15 et 24-26, pour les émissions de plus petit module.
190 Sur ce sujet, voir Halfmann 1986, 124-129.
191 Pour les tentatives d’interprétation, voir surtout Kienast 1964 et 1995 ; Sheppard 1984-1986, 229-237 ; Klose 1987, 44-63 ; Nollé & Nollé 1994. Voir également Thériault 1996, qui étudie une question plus vaste, mais commente incidemment quelques monnaies d’homonoia entre cités. Le catalogue de Pera 1984 reste utile, car celui, plus récent, de Franke & Nollé 1997, n’a pour l’instant pas de volume de commentaire.
192 Kampmann 1996, 25-28.
193 RPC II, 920 et 1079-1093.
194 Dräger 1993, 191-192.
195 Pour l’analyse des arguments en faveur des différentes attributions, voir le commentaire dans RPC, ad loc.
196 Voir Klose 1987, 51, qui renvoie à la description de Karwiese 1970, 331-332. Mauvaise lecture d’après RPC II, p. 166, Dräger 1993, 150-151 et 294, et Kampmann 1996, 26.
197 Pera 1984, 37, rejetée par RPC II, p. 166.
198 La monnaie est mal conservée et on devine simplement le nom de Trajan au droit, tandis que le type de revers (Artémis Ephesia et Asclépios se tendant la main), même sans légende, renvoie naturellement à l’homonoia. La monnaie est d’ailleurs incluse dans le récent catalogue de Franke & Nollé 1997, no 1511, p. 155.
199 Franke & Nollé 1997, no 2129-2234, p. 209-215.
200 Signalée avec un point d’interrogation dans Franke & Nollé 1997, 24.
201 IK, 12-Ephesos, 232-235, 237-242 ; IK, 15-Ephesos, 1498 ; IK, 16-Ephesos, 2048. Pour un commentaire plus approfondi de ces inscriptions, voir infra, p. 245-254.
202 Friesen 1993, 40 n. 38.
203 IK, 24.1-Smyrna, 676.
204 IK, 16-Ephesos, 2054-2055.
205 Elle était jugée telle par Robert 1967, 50 n. 3.
206 IK, 16-Ephesos, 2053 et 2056.
207 Voir surtout Curty 1995 et Jones 1999a.
208 L’ethnique des Pergaméniens tient en effet dans la lacune, mais on peut envisager d’autres restitutions : en particulier, il ne me semble pas exclu que le “peuple frère” honoré à l’initiative de Polémon soit celui de Laodicée, la patrie d’origine du sophiste, avec laquelle il avait gardé des liens (voir Philostr., VS, 1.25 [532 et 543] : Polémon exerce une influence politique à Laodicée comme à Smyrne, et se fait enterrer à Laodicée près du tombeau de ses ancêtres).
209 Robert 1978, 469, émet l’hypothèse que l’envoi d’une délégation de Carthage aux fêtes célébrées à Éphèse répond à l’envoi, peu de temps auparavant, d’une délégation d’Éphèse à Carthage, pour la première célébration des Pythia que l’empereur Septime Sévère avait accordés à la cité africaine. Il y aurait là un échange de bons procédés entre des cités soucieuses d’assurer à leurs fêtes la plus large audience possible.
210 Plin., Nat., 5.120.
211 Robert 1969, 281-289 et Burrell 2004, 119-125.
212 L’hésitation tient au fait que les deux empereurs portent une titulature identique sur les monnaies grecques et que certains de leurs portraits se ressemblent. Johnston 1984 a toutefois fortement plaidé en faveur de l’attribution à Élagabal de toutes les monnaies de Hiérapolis portant le titre “néocores”. Elle est suivie par Burrell 2004, 135-138.
213 Contrairement à Laodicée, elle n’a jamais été capitale de conventus, par exemple.
214 Sous Caracalla, Laodicée-Éphèse : Franke & Nollé 1997, no 1102-1115, p. 112-113 ; Laodicée-Smyrne : no 1228-1254, p. 124-126 ; Laodicée-Pergame : no 1068-1083, p. 109-111 ; Philadelphie-Laodicée : no 1732-1742, p. 175-176 ; Tripolis-Laodicée : no 2366, p. 228.
215 Sous Élagabal, Hiérapolis-Éphèse : Franke & Nollé 1997, no 656-658, p. 70 ; Laodicée-Éphèse : no 1116, p. 114 ; Hiérapolis-Synnada signalée avec un point d’interrogation p. 67 ; Tripolis-Laodicée signalée dans le tableau p. 107.
216 Sous Marc Aurèle et Commode, Hiérapolis-Éphèse : Franke & Nollé 1997, no 646-655, p. 69 ; Éphèse-Hiérapolis : no 323-330, p. 40-41 ; sous Lucius Verus, Éphèse-Laodicée : no 322, p. 40 ; sous Commode, Laodicée-Éphèse : no 1085-1101, p. 111-112.
217 Sous Néron, Franke & Nollé 1997, no 1162-1197, p. 118-121 ; sous Domitien, no 1213-1215, p. 123 ; sous Marc Aurèle, no 1216-1227, p. 123-124. On peut faire le même constat pour l’homonoia entre Laodicée et Pergame (déjà attestée sous Hadrien et Marc Aurèle : no 1044-1066, p. 107-109) et celle entre Laodicée et Tripolis (déjà attestée sous Septime Sévère : no 2365, p. 228).
218 Franke & Nollé 1997, no 2282-2288, p. 220.
219 Franke & Nollé 1997, tableau p. 102 et quelques exemplaires décrits aux pages suivantes.
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