Chapitre I. Avant les guerres mithridatiques, dans la continuité des conflits antérieurs
p. 27-56
Texte intégral
1La décision de Rome d’accepter le legs d’Attale III et d’envoyer une armée lutter contre le nouveau prétendant au trône est indubitablement un tournant fondamental dans l’histoire de l’Asie Mineure. La conséquence immédiate en fut la création de la première province romaine dans cette partie du monde : la domination romaine, qui s’exerçait depuis le début du iie s. de manière plus ou moins sensible, prenait désormais une forme directe et permanente, à travers l’envoi régulier de magistrats chargés d’administrer les personnes et les biens, notamment en exerçant la justice, et de publicains chargés de prélever des impôts. Toutefois, l’examen de la documentation relative à notre sujet dans les premières décennies de la province d’Asie révèle une grande continuité avec la période antérieure, à la fois dans la physionomie des conflits eux-mêmes et dans leur mode de règlement. On pourra objecter que la plupart des cités qui vont retenir notre attention ne font pas partie de la province d’Asie, puisqu’elles sont libres, et que dès lors la question d’une coupure ou d’une absence de coupure avec le passé n’a guère de sens. Mais, outre que dans bien des cas, le doute est permis, parce qu’il est impossible d’établir une liste sûre des cités libres entre 133 et 88, il me semble que l’objection n’enlève pas leur intérêt aux phénomènes de continuité que je me propose de mettre en évidence : les cités libres ne pouvaient rester indifférentes au pouvoir qui s’établissait à leurs portes et leur statut ne les empêchait pas d’entretenir des relations – parfois hostiles, mais parfois aussi très amicales – avec les représentants de ce pouvoir1. Qu’entre elles les causes et les formes de conflit n’aient que très peu changé, malgré la présence romaine toute proche, est un fait historiquement significatif. Du point de vue adopté dans cette enquête et à la lumière des sources étudiées, les conclusions auxquelles est parvenu R. Kallet-Marx, dans son ouvrage sur la mise en place du pouvoir romain en Orient, sont en grande partie vérifiées2 : la véritable coupure n’est pas tant la création de la province d’Asie que l’épreuve des guerres mithridatiques, dont le pouvoir romain sort renforcé.
I. Priène et ses voisines au début du ier s. : trois conflits qui plongent leurs racines dans le passé
2Le dossier par lequel je voudrais ouvrir l’étude n’est pas le premier chronologiquement : l’attestation la plus haute, dans le cadre des limites choisies, d’un conflit frontalier est livrée par la fameuse inscription de Claros rapportant les ambassades menées par Ménippos en faveur de Colophon, dans les années 120. Je traiterai de ce cas plus loin, parce qu’il me semble se rapprocher d’exemples plus tardifs. En revanche, un ensemble de documents de Priène datés du début du ier s. ne prend tout son sens qu’à la lumière d’événements antérieurs à la provincialisation. La longue inscription gravée par la cité en l’honneur de Cratès, complétée par deux inscriptions mutilées en l’honneur de personnages anonymes, mais actifs à la même période3, permet de retracer un tableau assez complet des conflits qui opposaient Priène à plusieurs de ses voisines à la fin des années 90.
1) Priène et Milet
Les étapes du conflit
3Un long passage du décret pour Cratès, mieux conservé que ce qui précède mais encore suffisamment mutilé pour poser des problèmes d’interprétation, mentionne deux conflits qui ont été réglés à l’avantage de Priène grâce aux ambassades et aux plaidoyers de Cratès : un conflit avec les publicains à propos de marais salants appartenant à Athéna Polias, un conflit avec Milet à propos de l’accès à un port ou du droit de débarquer en tel point précis de la côte (κατὰ τὸν ɛἵσπλουν). Seul le second conflit entre dans notre sujet, mais il nous faut examiner les deux ensemble pour tenter de comprendre dans quelle mesure ils sont liés. Le texte qui nous intéresse commence abruptement à la ligne 112, après une longue lacune. Il y est question de marais salants (τὰς ἀλέας) que les publicains ont tenté de taxer, alors qu’ils avaient été reconnus propriété de la déesse poliade, Athéna ; une référence à Attale suggère que ces salines ont été exploitées pour le compte du roi avant de retrouver leur statut de propriété sacrée, non taxable, sous l’administration romaine4. Cratès a défendu les intérêts du peuple par deux fois : il a d’abord persuadé le proconsul de maintenir les droits de Priène sur les salines jusqu’à décision du Sénat et de se prononcer lui-même contre les publicains (l. 115-1185) ; puis, comme à nouveau ceux-ci usaient de violence (πάλιν τɛ τῶν δημοσιωνῶν βιασαμένων, l. 118) et tentaient d’attacher le gouverneur à leur cause, il a tenu des discours en faveur de sa patrie6, sans doute devant ce même gouverneur voire devant le Sénat, et a certainement obtenu satisfaction une deuxième fois.
4La suite du texte se décompose en deux passages, s’ouvrant chacun sur une datation par référence à la plus haute charge de la cité. Sous la stéphanéphorie de Sosicratès (l. 123-143), il est fait mention d’un procès se déroulant à Érythrées et mettant en jeu le droit de débarquer en un point de la côte [τὸ ἀμφισβήτημ]α τὸ κατὰ τὸν κατὰ τὸν ɛἴσπλουν, l. 128-129), mais aussi de l’affaire des publicains et des salines, portée à la connaissance du gouverneur L. Lucilius. Sous la stéphanéphorie d’Acrisios (l. 143 et suivantes), Priène soutient un procès contre Milet. Parmi les causes de conflit, on retrouve la question du droit de débarquer, que Priène refuse de voir juger à nouveau, parce qu’elle a déjà été tranchée en sa faveur par Érythrées et a donné lieu à une intervention du gouverneur L. Lucilius, qui en avait référé au Sénat7. Milet, au contraire, semble réclamer un règlement global de tous les points litigieux qui l’opposent à Priène, y compris le droit de débarquer, contestant donc la sentence d’Érythrées (Μιλησίων δὲ καθ[όλου ἀξιουντ]ων κριθῆναι...). Le rapprochement avec deux autres inscriptions du même corpus permet de préciser encore les choses, malgré le mauvais état des pierres. Au no 120, un anonyme est remercié pour avoir voyagé à Sardes et y avoir tenu des discours en faveur du peuple dans un procès opposant Priène à Milet ; mais les Milésiens se sont dérobés par deux fois à la justice (δὶς πεφυγoδικηκότων, l. 23) et le Sénat, qui semblait déjà avoir été à l’origine de l’arbitrage de Sardes (l. 19), rend une décision qui rejette sans doute toute future réclamation de Milet (l. 24-26). Au no 121, un autre anonyme est honoré pour ses nombreuses ambassades, dont plusieurs à Milet, “au sujet des affaires pendantes avec la cité” (πρὸς Μιλησίους πολλάκις ὑπὲρ τῶν συνστάντων τῇ πόλɛι πραγμάτων, l. 24-25), une à Érythrées “au sujet du conflit avec Milet” et une à Sardes “pour la même chose” (πρὸς Ἐρυθραίους δὲ ὑπὲρ τῶν πρὸς Μιλησίους καὶ πρὸς Σαρδιαν[οὺς] ὁμοίως, l. 30-31).
5Les différentes étapes du conflit entre Priène et Milet se laissent donc reconstituer de la manière suivante. Priène a d’abord envoyé, à plusieurs reprises semble-t-il, des ambassades à Milet pour tenter de régler bilatéralement un litige κατὰ τὸν ɛἴσπλουν; devant l’échec de ces tentatives, la cité s’est tournée vers les autorités romaines ; un premier arbitrage a alors été confié à Érythrées, dont la sentence a été favorable à Priène, entre autres grâce à l’éloquence de Cratès et de ses collègues désignés comme avocats (dont le personnage honoré au no 121 faisait partie). L’année suivante, une nouvelle crise (dont les causes exactes nous échappent) éclate entre les deux cités et suscite un nouvel arbitrage, confié cette fois à Sardes. Milet en profite pour tenter de faire réexaminer la question du droit de débarquer, jugée par Érythrées. Devant l’insuccès de sa démarche, elle refuse de produire ses avocats, tout comme elle avait sans doute déjà “boycotté” le procès tenu à Érythrées (peut-être parce qu’elle estimait que cette cité, pour une raison ou une autre, ne constituait pas un tribunal impartial ?). Après ces deux dérobades, le Sénat tranche définitivement en faveur de Priène.
Le lien avec la lutte contre les publicains
6Dans ce scénario relativement lisible, quelques zones d’ombre demandent encore à être éclairées : à quoi renvoie exactement l’expression κατὰ τὸν ɛἴσπλουν et quel lien le litige entre Milet et Priène entretient-il avec le conflit au sujet des salines ? Un premier point à discuter concerne l’arbitrage d’Érythrées. Les recoupements entre les l. 125-129 et 145-146 du décret pour Cratès ne laissent aucun doute sur le fait que le jugement rendu par Érythrées traitait du conflit opposant Milet et Priène κατὰ τὸν ɛἴσπλουν. En revanche il est exclu, selon moi, que ce jugement ait porté également sur le conflit avec les publicains. Le premier éditeur avait compris cela, parce qu’il est question des publicains et des salines dans le passage daté par la stéphanéphorie de Sosicratès. On lit donc dans plusieurs ouvrages que le Sénat a confié à l’arbitrage d’Érythrées le litige opposant Priène aux fermiers romains à propos des marais salants d’Athéna Polias8. Mais outre qu’une telle décision paraît surprenante (comment une cité pouvait-elle être investie du pouvoir de se prononcer sur une affaire impliquant des représentants de Rome ?), le texte n’impose pas cette interprétation : les publicains ne sont pas mentionnés en même temps que le procès à Érythrées, mais seulement à partir de la l. 134, dans ce qui pourrait très bien constituer une nouvelle clause ; les événements rapportés dans cette clause, s’ils ont eu lieu la même année que le procès à Érythrées, peuvent en être indépendants9. Et cela d’autant plus que les l. 134-143 semblent reprendre, sous une forme plus détaillée, les l. 115-118, qui évoquent l’intervention d’un gouverneur et du Sénat dans le conflit avec les publicains, mais nullement celle d’une cité arbitre10.
7Il me paraît donc certain qu’Érythrées n’a pas eu à se prononcer sur l’affaire des marais salants. Reste que cette affaire ne devait pas être totalement sans rapport avec celle portant sur le droit de débarquer en un point de la côte. Hiller von Gaertringen, suivi par les autres commentateurs, a en effet localisé les salines d’Athéna Polias près de l’estuaire du marais Gaisônis, situé au sud du cap Mycale, non loin de l’embouchure du Méandre. Le port de Priène devait lui aussi se trouver dans cette région, au pied de la montagne sur le flanc de laquelle la ville fut construite11. Or, cette zone est très proche de l’ancien territoire de Myonte, en partie absorbé par Milet. Les salines et le port de Priène, qui se touchaient sans doute, se trouvaient donc aux limites du territoire de la cité, tout près de la frontière avec Milet. Dès lors, il n’est pas étonnant que la remise en cause du droit de propriété de la cité sur ses marais l’ait poussée à défendre également ses droits sur les eaux du golfe, menacés de quelque façon par sa voisine. Les deux affaires ont une cohérence géographique qui explique que le gouverneur L. Lucilius ait statué aussi bien sur l’une que sur l’autre, peut-être en réponse à une même ambassade, menée par Cratès. Le rapprochement avec un passage de Strabon, qui rapporte des événements à peu près contemporains, pourrait indiquer qu’il n’était pas exceptionnel que la défense de ses droits face aux publicains amène une cité à faire valoir en même temps d’autres revendications, mettant en cause les relations de voisinage entre Grecs et non plus les relations entre Grecs et Romains.
8Dans sa description du territoire d’Éphèse, Strabon mentionne l’existence de deux lacs, situés près de l’embouchure du Caystre et se déversant l’un dans l’autre. Produisant de grands revenus12, ces lacs, qui étaient propriété sacrée de la déesse poliade, Artémis, ont suscité la convoitise des grandes puissances qui se rendirent successivement maîtresses de la région : les rois (c’est-à-dire les Attalides et peut-être auparavant les Séleucides) enlevèrent à la déesse la jouissance de cette propriété ; les Romains la lui rendirent, mais les publicains, comme souvent (et notamment à Priène), tentèrent d’ignorer cette décision. “Les publicains, de nouveau, s’approprièrent les impôts par la violence ; mais Artémidore partit en ambassade et, ainsi qu’il le rapporte, il recouvra les lacs pour la déesse et gagna l’Héracléotide, qui était en sédition, en faisant juger l’affaire à Rome” (τὴν Ἡρακλɛῶτιν ἀφισταμένην ἐξɛνίκησɛ, κριθɛὶς ἐν Ῥώμῃ)13. Le géographe Artémidore, l’une des sources de Strabon, était citoyen d’Éphèse et actif vers 100 a.C. Son ambassade à Rome est donc très proche, chronologiquement, de celles menées par Cratès et les deux Priéniens anonymes. Le point intéressant, pour notre étude, est l’allusion à l’Héracléotide, qu’il semble malheureusement impossible d’éclaircir totalement, faute de sources complémentaires ; nous en sommes réduits, pour tenter de la comprendre, au seul texte de Strabon. Celui-ci nous apprend toutefois un certain nombre de choses.
9Tout d’abord, la toile de fond de la démarche d’Artémidore était une situation de crise : la région appelée Héracléotide était “en sédition”. Le traducteur de la collection Loeb comprend que cette révolte était dirigée contre Éphèse14. L’autre possibilité serait une révolte contre Rome, mais elle est beaucoup moins vraisemblable – à cette époque, et dans cette partie de l’Asie, qui comptait beaucoup de cités libres et échappait donc largement à l’emprise directe du pouvoir romain, les conditions d’un tel soulèvement n’étaient pas encore réunies. L’interprétation qui me semble correcte est donc qu’un conflit avait éclaté entre Éphèse et une région qui lui était soumise, mais sans doute depuis peu, et qui tentait de retrouver son indépendance, ou en tout cas de se détacher d’Éphèse.
10Le nom porté par cette région indique qu’elle appartenait originellement à une cité appelée Héraclée. Il y a quelque difficulté à situer géographiquement et historiquement cette Héraclée, voisine d’Éphèse. On peut hésiter entre deux hypothèses, dont aucune n’est entièrement satisfaisante. D’une part, il est tentant d’identifier la cité en question avec Héraclée du Latmos, qui n’est pas très éloignée d’Éphèse. Si les territoires de ces deux cités se touchaient, on peut imaginer que l’Héracléotide était passée d’Héraclée à Éphèse, peut-être au terme d’une guerre, peut-être sur la décision d’un souverain hellénistique, et qu’à l’époque d’Artémidore, Héraclée favorisait des troubles susceptibles d’aboutir à un retour en arrière. Dans ce cas, les parties en litige qui ont été départagées lors du jugement rendu à Rome pourraient être Éphèse et Héraclée. Mais L. Robert, dans son étude sur le territoire d’Héraclée du Latmos, considère qu’il était borné au nord par celui d’Amyzon et n’envisage nullement l’hypothèse d’une frontière commune avec Éphèse15. Si l’on se fie à son autorité, on doit alors conclure qu’il existait une autre Héraclée, plus proche d’Éphèse, une cité très modeste qui fut absorbée par sa puissante voisine et qui tenta sans succès de remettre en cause cette annexion16. L’existence de deux Héraclée si proches l’une de l’autre n’est toutefois pas sans poser problème.
11Quoi qu’il en soit, la victoire d’Éphèse au terme de cette crise semble devoir être expliquée par l’habileté diplomatique d’Artémidore : le conflit avec l’Héracléotide n’est mentionné qu’in extremis, il n’était visiblement pas le motif principal de l’ambassade d’Artémidore ; celui-ci a profité du conflit avec les publicains, dans lequel Éphèse était sûre de son bon droit, pour faire régler à l’avantage de sa patrie un conflit d’une nature toute différente. Peut-être y avait-il, comme ce fut le cas à Priène, une justification géographique à ce rapprochement entre deux affaires distinctes ; peut-être la justification n’était-elle que chronologique, les deux crises ayant éclaté au même moment. Le bref récit de Strabon, en mettant au premier plan la lutte contre les publicains, suggère en tout cas qu’une cité, si elle menait victorieusement cette lutte, pouvait espérer en profiter pour faire reconnaître ses droits contre des voisines soumises ou hostiles.
Les conséquences de l’alluvionnement du Méandre
12Mais revenons au conflit entre Priène et Milet. Après avoir éclairé le lien possible entre ce conflit et celui qui opposa Priène aux publicains, il nous reste à tenter de préciser l’objet du litige entre les deux cités voisines. Les informations livrées par le texte tiennent en un mot : ὁ ɛἴσπλουν, qui désigne habituellement la navigation vers un port, l’importation par voie de mer. C’est donc cette liaison entre la mer et le territoire de Priène ou/et de Milet qui posait problème. Le site de Milet est aujourd’hui séparé de celui de Priène par une vallée que les alluvions du Méandre ont formée au fil des siècles. Dans l’Antiquité, il y avait là un bras de mer assez large, mais le phénomène d’alluvionnement avait commencé (fig. 1). Priène, proche de la mer au moment de sa fondation au ive s., s’en voyait progressivement éloignée17. Quant au golfe lui-même, il se rétrécissait, rendant la navigation plus difficile. Dès lors, on peut supposer que le litige κατὰ τὸν ɛἴσπλουν portait sur le contrôle des eaux du golfe, que les deux cités pouvaient revendiquer, ou, plutôt, mettait en cause le droit de débarquer en tel point du territoire à telles conditions. Étant donné l’origine du texte (ὁ ɛἴσπλουν, dans un décret priénien, doit renvoyer à un droit de la cité de Priène) et la localisation probable du conflit (près des salines et du port de Priène, dans une zone frontalière), l’hypothèse la plus vraisemblable est que les Priéniens, en quête de nouveaux sites pour débarquer leurs marchandises, ont utilisé une rade fréquentée jusque-là par les seuls Milésiens, lesquels ont pu alors leur contester l’usage même du site ou leur réclamer des droits de douane18. Le point à retenir est que le phénomène de l’alluvionnement dû au Méandre était, selon toute vraisemblance, la cause directe du conflit ; en compliquant les communications de Priène avec la mer, mais aussi en menaçant de réduire le trafic maritime des deux cités, puisque le passage vers la haute mer était de plus en plus étroit19, l’action du fleuve provoquait inévitablement des litiges entre des cités voisines toujours enclines à entrer en conflit.
13Une autre conséquence de l’alluvionnement dans cette région nous est connue grâce à un document plus tardif. Une inscription de Milet datée de 6 a.C. honore un certain C. Iulius Épicratès, issu d’une famille influente, comme le sont souvent les Gaii Iulii20. De même que son grand-père avait été un proche de Jules César, Épicratès est défini comme un ami d’Auguste. Cette illustre amitié lui a permis d’assurer à sa patrie certains privilèges, parmi lesquels est compté “le territoire formé par les alluvions du Méandre ainsi que les bancs de terre” (τὴν ἀπογαιουμένην χώραν ὑπό τοῦ Μαιάνδρου καὶ τοὺς γαιεῶνας). Si Milet a dû recourir à l’influence de l’un de ses citoyens auprès de l’empereur pour se voir reconnaître la possession de ce territoire, c’est que celui-ci était disputé, certainement par une voisine. Près d’un siècle plus tôt, les difficultés grandissantes de l’accès à la mer constituaient un facteur de conflit entre les cités proches de l’embouchure du Méandre. Ce rôle perturbateur est désormais tenu par les terres nouvelles qui, gagnées sur la mer par l’effet d’un phénomène naturel, apparaissent dépourvues de propriétaire et peuvent susciter toutes les convoitises.
14Ici comme là, on se situe tout près de la frontière entre Milet et Priène et il est possible que sous Auguste comme à l’époque républicaine, ce soient ces deux cités qui se disputent pour le contrôle d’une région au paysage fluctuant21. L’antagonisme des deux voisines était en effet fort tenace et remontait bien plus haut que l’affaire des années 90 : dans les premières décennies du iie s., des conflits territoriaux les opposaient déjà, directement ou par un jeu d’alliance. Afin de mieux comprendre les relations entre Priène et Milet du temps de la province romaine d’Asie, il convient de faire un détour par l’histoire de leurs affrontements antérieurs. Celle-ci s’insère dans l’histoire plus vaste des relations entre les quatre cités de Priène, Magnésie du Méandre, Milet et Héraclée du Latmos, qui convoitaient chacune tout ou partie de la région de Myonte, une petite cité de l’embouchure du Méandre. Avant de revenir aux années 90, retraçons donc, dans la mesure du possible, les différentes étapes de ce conflit du iie s. aux multiples ramifications.
2) Les conflits dans la région de Myonte au iie s. a.C.
Un territoire convoité par quatre cités
15Myonte, cité jadis indépendante, fut absorbée par Milet à une date indéterminée. Dans les années 230-220 en tout cas, le processus était bien avancé, puisque Milet installait alors sur le territoire de Myonte des colons crétois, sans doute des mercenaires qu’elle avait récompensés du droit de cité22. Elle prenait ainsi pied de l’autre côté du golfe du Latmos, dans une région bordée par les territoires de Priène et de Magnésie au nord, d’Héraclée au sud (fig. 1). L’intervention des grandes puissances hellénistiques allait toutefois remettre en cause l’influence milésienne sur cette région et lancer ainsi une série de conflits pour la possession de l’ancien territoire de Myonte.
16En 201 en effet, lors de sa campagne en Asie, Philippe V de Macédoine s’empare du territoire de Myonte et, l’enlevant à Milet, en fait cadeau à Magnésie pour la remercier d’avoir nourri son armée23. Mais en 188, dans le cadre du règlement des affaires d’Asie après la paix d’Apamée, cette décision est renversée, au moins en partie, par Manlius Vulso et ses légats, dont Polybe nous dit qu’ils “rendirent (ἀποκατέστησαν) aux Milésiens la terre sacrée que les guerres leur avaient jadis fait perdre”24. La référence aux guerres antérieures et l’emploi du verbe ἀποκαθίστημι, fréquemment utilisé pour parler d’un territoire perdu, réclamé puis retrouvé, invitent déjà à identifier cette terre sacrée avec le territoire de Myonte enlevé à Milet par Philippe. Une inscription vient encore étayer cette hypothèse : un traité entre Milet et Héraclée, postérieur de quelques années à la paix d’Apamée et mettant fin à une guerre entre les deux cités, mentionne parmi les objets du conflit “la partie du territoire montagnard contesté (entre Milet et Héraclée) que les Milésiens déclarent être le domaine sacré d’Apollon Terbintheus dans la région de Myonte”25. L’ancien territoire de Myonte renfermait donc un sanctuaire important, avec ses dépendances, et pouvait à ce titre être qualifié de “terre sacrée” par les Milésiens.
17On voit que la situation est complexe : cette terre sacrée de Myonte, vraisemblablement rendue à Milet au détriment de Magnésie en 188, est également contestée entre Milet et Héraclée dans les années 180. Ces deux dernières cités eurent recours aux armes avant de se réconcilier et d’opter pour le procédé de l’arbitrage26. Or, à peu près à la même période, on a également témoignage d’une guerre mettant aux prises Milet et Magnésie, alliées respectivement à Héraclée et Priène27. L’enjeu du conflit était là aussi l’ancien territoire de Myonte, comme le prouve une clause du traité négocié par Rhodes et treize autres États (cités ou ligue) pour mettre fin aux hostilités : la ligne de partage tracée au cœur du territoire contesté est le fleuve Hybandos (“à partir de ce fleuve le pays au-dessus appartiendra tout entier aux Magnètes, le pays au-dessous tout entier jusqu’à la mer aux Milésiens”, l. 28-32). Or, l’Hybandos est un affluent du Méandre qui coule près de Myonte ; la région où Milet fit lotir les colons crétois à la fin du iiie s. était d’ailleurs appelée Hybandis. Ce morceau de territoire faisait donc l’objet de multiples revendications concurrentes : celles de Magnésie et de Milet, mais aussi celles d’Héraclée, et même de Priène, qui devait avoir quelque intérêt à s’engager dans la guerre aux côtés de Magnésie.
18Pour ces deux importants conflits armés – entre Milet et Héraclée, entre Milet et Magnésie alliées à Héraclée et Priène –, les questions de chronologie, absolue mais aussi relative, sont particulièrement épineuses. Pendant longtemps, les dates proposées par le premier éditeur, A. Rehm, furent retenues sans discussion : 196 a.C. pour le traité négocié par Rhodes et d’autres États entre Milet et Magnésie et, de façon plus hésitante, 180 pour le traité entre Milet et Héraclée. Mais des découvertes épigraphiques, ainsi qu’une remise en cause des arguments avancés par Rehm, ont abouti à une nouvelle datation, largement acceptée depuis : le traité entre Milet et Héraclée, qui contenait une clause d’alliance militaire, aurait été conclu vers 185/184 et aurait logiquement précédé la guerre entre les quatre voisines, alliées deux à deux, qui serait dès lors à situer dans la deuxième moitié des années 18028. Une dernière pièce peut être insérée dans ce tableau compliqué, bien que sa place exacte ne soit pas assurée. Il s’agit d’une inscription de Priène comportant les fragments d’une lettre et d’un décret qui prévoit un tracé de frontière entre Priène et Milet, en accord avec un jugement rendu par Smyrne29.
19L’identité de l’auteur de la lettre a suscité diverses hypothèses. Il est clair qu’il s’agit du représentant d’une grande puissance sollicité pour confirmer l’arbitrage confié à Smyrne, qui avait visiblement des difficultés à faire respecter sa décision : le décret nous apprend qu’une commission doit se rendre sur les lieux et veiller à ce que des stèles soient érigées conformément à la décision de Smyrne, devant des témoins envoyés par les deux cités en conflit, et ce dans un délai de 120 jours (à moins que ce délai n’ait été fixé auparavant et déjà dépassé, ce qui aurait rendu nécessaire le rappel à l’ordre). Si les commentateurs s’accordent pour dater l’inscription, d’après l’écriture, de la fin du iiie ou du début du iie s., certains attribuent la lettre à un souverain hellénistique (lagide ou attalide), tandis que d’autres y voient la main d’un représentant de Rome, sans doute un proconsul. Cette dernière interprétation a été reprise récemment et elle me semble la plus séduisante, parce qu’elle s’intègre bien au tableau que nous venons de reconstituer et qui retrace l’histoire agitée de cette région au début du iie s.
20Deux contextes sont possibles pour un arbitrage de Smyrne sous la protection de Rome30. On peut envisager que le litige frontalier entre Priène et Milet soit consécutif à la guerre des années 180 qui opposa Magnésie et Priène à Milet et Héraclée. Le traité entre Milet et Magnésie fixait en effet la limite entre les territoires de ces deux cités, mais laissait dans l’ombre la question des frontières avec les deux alliées impliquées dans le conflit ; ce point a pu être réglé séparément pour chacune des parties, Priène et Milet s’en remettant à l’arbitrage de Smyrne. L’hypothèse se heurte toutefois à quelques difficultés. Avant tout, pourquoi avoir été chercher un nouvel arbitre alors que les représentants de quatorze États venaient de négocier un accord général entre les cités belligérantes et auraient pu mener leur tâche jusqu’au bout en réglant également les points annexes31 ? De plus, quel représentant de Rome, quel proconsul aurait pu être sollicité en cette affaire ? Pour la deuxième moitié des années 180, aucun nom ne s’impose et, même si l’on ne peut exclure l’action d’un magistrat mal connu de nous, l’on attendrait plutôt une intervention du Sénat, devant qui se présentaient fréquemment les ambassades de cités en quête d’un arbitrage.
21Il en va autrement si l’on inverse l’ordre chronologique et si l’on considère que le litige entre Priène et Milet arbitré par Smyrne précède et annonce la guerre des années 180, au lieu de la suivre. En 188 en effet, Manlius Vulso est un parfait candidat pour l’auteur de la lettre anonyme retrouvée à Priène. Sa décision de rendre à Milet sa “terre sacrée” a pu le pousser à redéfinir les frontières entre Milet et Priène ; le proconsul aurait alors confié cette nouvelle délimitation à une tierce cité, dont il eut à confirmer le jugement quand celui-ci fut contesté. Dans ce cas, l’action de Rome après la paix d’Apamée, en modifiant les rapports de force entre les cités convoitant le territoire de Myonte, aurait d’abord attisé des tensions ponctuelles, entre Milet et Priène, entre Milet et Héraclée, avant d’être la cause indirecte d’une guerre ouverte enflammant toute la région.
Causes de la récurrence des conflits frontaliers
22Il est certain que la pratique des souverains hellénistiques, reprise par Rome, consistant à récompenser les cités alliées en prenant sur le territoire des cités ennemies, ne pouvait qu’alimenter les rancœurs et relancer les contestations. La récurrence des conflits dans la région de Myonte s’explique en partie par les décisions contradictoires des pouvoirs qui dominèrent successivement cette région entre la fin du iiie s. et le début du iie. Mais les cités grecques n’avaient pas attendu l’apparition des grandes puissances de l’époque hellénistique pour entrer régulièrement en conflit à propos de leurs frontières. Les textes épigraphiques laissent entrevoir d’autres causes, naturelles et humaines, de cette constante remise en question des tracés frontaliers.
23Dans le traité entre Milet et Magnésie, qui fixe au fleuve Hybandos la nouvelle frontière entre les deux cités, il est précisé que “la limite perpétuelle sera le cours actuel du fleuve et les pierres placées le long avec les stèles qui sont dessus” ɛἷναι αὐτοῖς ὅρον διὰ παντὸς τό τɛ νῦν ὑπάρχον ῥɛῖθρον τοῦ ποταμοῦ..., l. 36-38). L. Robert commentait ce passage en renvoyant à l’hydrographie instable de la région et voyait dans les divagations du Méandre et de ses affluents “une des causes importantes de contestations territoriales”32. Le rapprochement s’impose avec la situation observée près du golfe du Latmos au début et à la fin du ier s. a.C. Qu’il dévie de son cours ou dépose de manière continue des alluvions près de son embouchure, le fleuve ne cesse de renouveler, par son action naturelle, les conditions d’un affrontement d’intérêts rivaux : son ancien et son nouveau lits peuvent être revendiqués concurremment comme ligne de partage entre territoires de cités voisines, les terres gagnées sur la mer réclament un propriétaire dont l’identité ne s’impose pas de manière évidente, les difficultés nouvelles de l’accès à la mer et de la navigation poussent les uns à faire valoir leurs droits au détriment des autres. Les phénomènes naturels ont donc leur part de responsabilité dans l’existence de conflits à répétition entre cités voisines.
24Un dernier élément est à prendre en considération pour expliquer la récurrence des conflits frontaliers : l’imbrication parfois très poussée de territoires appartenant à des cités distinctes. Dans les traités mettant fin aux guerres des années 180, plusieurs clauses indiquent que cette topographie politique complexe entraînait à sa suite un certain nombre de problèmes pratiques, qui affectaient au quotidien la vie des populations et devaient jouer un rôle dans le déclenchement des conflits. Ainsi, les paysans milésiens qui désirent faire transiter leurs troupeaux par le territoire d’Héraclée sont désormais autorisés à le faire sans payer de taxe, à condition que ce déplacement soit à usage personnel – c’est-à-dire qu’il ait pour but de faire paître le bétail, et non de le vendre33. La formule employée dans cette clause d’atélie est une preuve éclatante de l’imbrication des territoires respectifs des deux cités : “si des propriétaires ou des agriculteurs du territoire de Milet font passer leurs troupeaux d’un territoire milésien à un autre à travers le territoire ou la ville d’Héraclée (…), qu’ils soient dispensés de taxe…”34. Avant que cet accord ne fût conclu entre les deux cités voisines, les éleveurs de Milet qui voulaient changer de pâturage (quittant les pentes du mont Grion au sud pour la plaine du bas Méandre au nord, ou l’inverse) avaient probablement le choix entre deux solutions également onéreuses : emprunter le bac qui devait relier le port de Milet et la région de Myonte ou la voie terrestre passant par le territoire d’Héraclée, en acquittant dans les deux cas un droit de passage important. Ce genre de désagréments devaient peser à ceux qui en étaient victimes et les incitaient peut-être à provoquer ou du moins soutenir l’entrée en conflit de leur cité avec la voisine. Mais comme les conflits se résolvaient souvent par un partage des terres contestées, ils ne faisaient qu’accentuer le morcellement des territoires civiques et semer ainsi les graines de conflits futurs.
25Les cités prenaient parfois conscience du ferment de discorde que représentait cette imbrication excessive de leurs territoires et tentaient d’y remédier : dans le traité entre Milet et Magnésie, il est interdit aux citoyens de l’une des deux cités d’acquérir, de leur propre initiative ou par l’entremise d’autrui, quelque partie que ce soit du territoire de l’autre, par quelque moyen que ce soit – acquisition à prix d’argent, don, offrande, consécration35. Cette clause avait visiblement pour but de prévenir toute transaction entre particuliers susceptible d’aboutir à l’implantation de propriétaires étrangers sur le sol de l’une ou l’autre cité. La limite entre la défense des intérêts particuliers et celle des intérêts de l’État n’est pas toujours facile à établir ; les litiges privés entre voisins, quand ceux-ci n’étaient pas concitoyens, risquaient de se transformer en litiges publics entre cités voisines. On le voit bien dans le cas d’un autre conflit à répétition, celui qui opposa pendant de nombreux siècles Priène et Samos au sujet de la région littorale appelée Batinétide. Trouvant ses origines à l’époque archaïque, ce conflit a des répercussions jusqu’à l’époque de la domination romaine et fournit sur bien des points un parallèle intéressant à l’exemple de la région de Myonte.
3) Priène et Samos
Une enclave en territoire étranger
26La Batinétide est une plaine s’étendant sur le littoral qui fait face à Samos ; elle est comprise entre la petite cité d’Anaia, au nord, et les contreforts du mont Mycale, au sud (fig. 1). Elle fut partagée à la fin du viiie s. entre Samos et Priène, à la suite d’une guerre menée avec d’autres cités contre Mélia, qui fut vaincue et dont le territoire fut démembré. Une invasion cimmérienne, à la fin du viie s., chassa de ce territoire aussi bien les Priéniens que les Samiens et mit fin pour quelques années à leur occupation conjointe de la Batinétide. Les premiers à revenir, une fois la région abandonnée par les envahisseurs, furent les Priéniens, qui occupèrent alors l’ensemble du territoire. Lorsque Samos voulut à son tour faire valoir ses droits, une guerre éclata entre les deux cités ; elle fut marquée par une grande défaite de Priène, mais l’intervention de Bias, l’un des Sept Sages, assura apparemment l’avantage à sa patrie lors des négociations qui s’ensuivirent. Quelque trois siècles plus tard, néanmoins, c’est Samos qui semble occuper la plus grande partie de la Batinétide et réussit à s’en faire confirmer la possession par le roi Lysimaque. Dans la lettre qu’il envoie à cette cité, en 283/282, Lysimaque s’excuse presque d’avoir accepté, à la demande de Priène, de juger ce litige, tant les droits de Samos lui paraissent, après examen, inattaquables36. Toutefois, si l’on ajoute foi aux allégations ultérieures des ambassadeurs priéniens devant une commission de juges rhodiens, dès cette époque un district de la Batinétide fut reconnu comme propriété de Priène : il comportait un fort appelé Karion, construit au pied du mont Mycale, et la région autour, appelée Dryoussa. Il y avait donc une enclave priénienne au sud-ouest d’un territoire appartenant globalement à Samos. Cette situation devait fatalement alimenter de nouveaux litiges, et après s’être disputé la Batinétide entière, les deux cités voisines allaient entrer en conflit pour la possession d’une de ses parties, sans doute géographiquement identifiable et stratégiquement intéressante – un fort installé sur une hauteur et ses alentours immédiats.
27Le premier témoignage direct que nous ayons conservé des revendications portant spécifiquement sur Karion et Dryoussa est un arbitrage de Rhodes entre les deux cités, que l’on a longtemps daté des années 190, mais que l’on peut désormais situer avec certitude dans les années 180, peu après la paix d’Apamée37. La sentence des juges rhodiens attribue le fort et sa région à Priène, qui a prouvé qu’elle les occupait depuis longtemps. Le très long texte gravé par Priène pour commémorer cette victoire, extrêmement intéressant mais par endroits fort mutilé, reproduit en détails les arguments des deux parties. Je ne relèverai ici qu’un point particulier, qui complète les observations formulées à propos des conflits dans la région de Myonte.
28Les avocats priéniens, dans leur plaidoirie, font référence au jugement de Lysimaque et affirment qu’à cette époque, les Samiens ne contestaient pas à Priène la possession du fort. Bien plus, alors que des procès privés pour empiètement sur la propriété d’autrui étaient intentés aux habitants de Karion, Samos en tant qu’État ne s’engagea pas aux côtés des particuliers concernés et ne porta pas plainte contre Priène (l. 125-131). Elle le fit plus tard, sous le règne d’Antiochos II Théos, c’est-à-dire vers le milieu du iiie s., à une époque difficile pour la cité38. Mais même alors, l’occupation priénienne de Karion ne fut pas remise en cause (l. 132-134). La suite du texte n’est pas complète ; on y reconnaît toutefois les noms de plusieurs rois ou représentants royaux qui durent intervenir dans le conflit au fil des siècles, ainsi que la mention récurrente d’empiètements territoriaux (παρορίζɛσθαι, l. 142, 144, 152). On lit aussi à plusieurs reprises qu’aucun acte d’accusation ne mentionna le fort lui-même : la ligne de défense des ambassadeurs priéniens semble avoir été de prouver que, malgré les nombreux procès publics intentés par Samos contre Priène pour transgression de frontières, le droit de Priène à posséder Karion ne fit jamais de doute. Ce droit a pourtant fini par être contesté, puisque l’arbitrage rhodien devait précisément déterminer à qui appartenaient le fort et sa région.
29Dès lors, il est plausible de supposer un durcissement progressif de la position de Samos. D’abord satisfaite de la situation entérinée par le jugement de Lysimaque, qui lui était globalement favorable, la cité aurait négligé dans un premier temps de s’intéresser aux conflits d’intérêts privés nés entre les Priéniens occupant Karion et les Samiens établis à proximité du fort. Puis, comme les litiges privés persistaient, voire se multipliaient, la cité aurait pris le relais des particuliers pour s’engager elle-même dans la bataille, avec envoi d’ambassades et recours à l’arbitrage. Elle se serait contentée alors de dénoncer les empiètements faits sur le territoire samien par les habitants de Karion et de Dryoussa, qui avaient tendance à s’étendre au-delà des alentours immédiats du fort. Mais par la suite, comme la limite précise entre les territoires samien et priénien était brouillée par les constants empiètements des particuliers, Samos en serait venue à considérer qu’elle avait des droits sur le fort lui-même. Le heurt d’intérêts privés aurait donc été à l’origine d’une escalade aboutissant à l’entrée en conflit de deux États pour la possession d’une région entière. Il ne faut pas pour autant sous-estimer le rôle des intérêts de la collectivité dans son ensemble. La tendance “expansionniste” des propriétaires priéniens lotis dans la région de Karion et Dryoussa s’accordait sans doute avec le sentiment général de leurs concitoyens, nostalgiques du temps où Priène contrôlait une plus vaste partie de la Batinétide. Inversement, les plaintes des Samiens limitrophes du fort à l’encontre de ses habitants ont pu réveiller à Samos le rêve d’une Batinétide unifiée et soumise jusque dans ses marches méridionales à la seule autorité samienne. Les individus comme les États, placés dans une situation telle que celle de Samos et Priène en Batinétide, étaient presque automatiquement tentés, pour les uns, de s’étendre au-delà des limites étroites de leur enclave, et pour les autres, de réduire, contrôler, voire annexer complètement cette enclave. Aussi n’est-il pas étonnant que le conflit ait perduré, d’autant plus que l’intervention de Rome en Asie Mineure avait, peu de temps avant le jugement rhodien, donné l’occasion à Samos de faire entendre ses revendications.
L’intervention romaine
30En effet, dans le conflit entre Samos et Priène, un rôle important fut de nouveau tenu par Manlius Vulso et ses légats. Dans la région de Myonte, la commission, en renversant une décision isolée de Philippe V, semblait refuser les innovations et favoriser les revendications étayées par un long passé (elle “restaurait” à Milet un territoire traditionnellement soumis à son contrôle). Mais dans le cas de Karion et Dryoussa, son attitude fut inverse : ne tenant pas compte de l’occupation durable et continue du fort par Priène, Manlius Vulso accorda ce district de la Batinétide à Samos. Son action nous est connue par deux sénatus-consultes, datés de peu avant 135 et de 135, qui y font allusion tout en la désavouant pour confirmer la sentence émise par Rhodes dans les années 180 à la demande des deux parties39. Comment expliquer la décision visiblement contestable de Manlius en 188 ? Deux hypothèses ont été avancées40. Certains auteurs le décrivant comme un homme avide, ne dédaignant pas les moyens d’enrichissement illicites, on peut imaginer que Manlius ait accepté un pot-de-vin pour favoriser Samos en dépit du bon droit. Mais la cité insulaire avait de toute façon mérité une récompense, pour les services importants qu’elle avait rendus durant la guerre contre Antiochos. La décision de Manlius a donc pu simplement être motivée par le principe habituel de la diplomatie romaine à cette époque : récompenser de façon éclatante les plus fidèles alliés de Rome41. Le proconsul aurait alors considéré que cette nécessité politique l’emportait sur le respect des droits traditionnellement reconnus à chacun dans la région.
31Quoi qu’il en soit, sa décision dut soulever un tollé à Priène, puisqu’elle fut contestée très peu de temps après et renversée par les juges rhodiens. Quelque cinquante ans plus tard, c’est le Sénat qui est saisi de l’affaire, cette fois peut-être à l’initiative de Samos qui souhaitait, comme le dit l’inscription, que soit remis en vigueur le jugement de Manlius. Mais le Sénat reconnut le caractère arbitraire de cette sentence et souligna au contraire la valeur consensuelle du jugement rhodien, qui fut donc confirmé tel quel. Une tierce cité – dont le nom est perdu – fut, selon toute vraisemblance, désignée par le Sénat pour veiller à ce que soit à nouveau lisible, sur le terrain, le tracé de frontière établi dans les années 18042. La commission envoyée sur place eut bien du mal à retrouver les stèles érigées du temps de la décision rhodienne : la plupart avaient été détruites par le temps ou délibérément arrachées “à cause des (querelles de ?) voisinage entre personnes privées”43. De tels actes de vandalisme traduisent bien l’importance de ce que l’on pourrait appeler le facteur humain, ou l’échelon individuel, dans ce type de conflits : des individus s’installent sur des terres, y vivent, les travaillent, se les approprient, et refusent le moment venu de se conformer à la décision d’une instance supérieure qui leur impose de quitter ces terres pour laisser la place à ceux que l’on a reconnus comme légitimes propriétaires. Les ressentiments accumulés de part et d’autre se transmettent de génération en génération et contribuent à relancer sans fin le conflit.
32Après l’intervention du Sénat, située quelques années avant la création de la province d’Asie, nous n’avons pas de témoignage explicite de la reprise du conflit entre Samos et Priène au sujet de Karion et Dryoussa. Néanmoins, une allusion contenue dans une inscription datant des années 90 a de fortes chances de faire référence à l’éternelle pomme de discorde que fut la Batinétide dans les relations entre les deux cités. Il s’agit d’une inscription dont j’ai déjà parlé, celle qui honorait un ambassadeur anonyme pour son action en faveur de Priène dans le conflit avec Milet, soumis à l’arbitrage d’Érythrées puis de Sardes44. Le même personnage est remercié pour un grand nombre d’autres ambassades, dont une “à Samos pour le conflit au sujet du territoire et de l’extradition des meurtriers” (πρὸς Σαμίους ὑπὲρ τε τῶν κατὰ τὴν χώραν καὶ τὴν έξαίτησιν τῶν ἀνδροφόνων, l. 25-26). Il est tentant de localiser le territoire mentionné ici sans plus de précision dans la région de Karion et Dryoussa, rendue à Priène après une brève période où elle avait été reconnue comme possession samienne. Tout comme dans les années 130, Samos n’avait toujours pas accepté la décision en faveur de Priène, prise cinquante ans plus tôt, la même cité pouvait encore, dans les années 90, avoir des velléités de remettre en cause les conclusions auxquelles était parvenu le Sénat en 135. Il était inévitable que le choix fait par Manlius en faveur de Samos, aussi arbitraire et éphémère fût-il, cristallisât des revendications susceptibles de renaître régulièrement par la suite. D’autant que la solution retenue par le Sénat en 135, en maintenant l’enclave priénienne, continuait de renfermer son lot de litiges en puissance. L’inscription des années 90 n’évoque toutefois aucune intervention des autorités romaines, ce qui semble indiquer que le conflit en était encore au stade où l’on tentait de le régler par des négociations bilatérales.
33À ce conflit territorial s’ajoutait un litige relatif à l’extradition de meurtriers. Faute de parallèle, il est difficile de commenter cette information ; faut-il comprendre qu’il y avait un lien entre les deux affaires et que les meurtres avaient pour toile de fond l’affrontement de voisins priéniens et samiens se disputant les mêmes terres ? Ce qui semble certain, c’est que l’une des deux cités refusait de livrer à l’autre des criminels qui s’étaient réfugiés sur son territoire, ce qui trahit le mauvais état des relations entre Priène et Samos45. Ainsi, même si l’on rejette l’identification du territoire contesté dans les années 90 avec le district de la Batinétide disputé entre les deux voisines au iie s., force est de constater que les anciennes inimitiés subsistent et que les ennemies d’hier continuent de s’affronter sous la domination romaine. Priène et Samos, mais aussi Priène et Milet, s’opposent au début du ier s. comme elles le faisaient aux siècles précédents ; la carte des rapports de force entre cités, ainsi que les causes et les enjeux des conflits, ne semblent pas, dans cette partie de l’Ionie du moins, avoir subi de changement notable du fait de la provincialisation. Un troisième et dernier exemple achève d’illustrer ce phénomène de continuité : celui des contestations territoriales entre Priène et Magnésie.
4) Priène et Magnésie
34L’inscription en l’honneur de l’ambassadeur priénien anonyme nous apprend en effet que ces deux cités étaient elles aussi en conflit dans les années 90, puisque le personnage s’est rendu “plusieurs fois à Colophon au sujet du conflit avec Magnésie” (πρὸς Κολοφωνίους ὑπὲρ τῶν πρὸς Μάγνητας πλεovάκις)46. La formule fait très exactement écho à celle qui évoque les ambassades menées à Érythrées et à Sardes pour défendre la cause de Priène contre Milet (πρὸς Ἐρυθραίους δὲ ὑπέρ τῶν πρὸς Μιλησίους καὶ πρὸς Σαρδιανοὺς ὁμοίως), ce qui suggère que Colophon fut sollicitée comme arbitre dans le litige entre Priène et Magnésie. Rien dans le texte ne permet de deviner sur quoi portait ce litige. Mais il est intéressant de le rapprocher d’un précédent conflit, beaucoup mieux documenté, mettant aux prises les deux cités.
35Celles-ci avaient été alliées, on s’en souvient, dans la guerre qui les opposa à Milet et Héraclée pour la possession du territoire de Myonte dans les années 180. Une inscription de Magnésie, datée du deuxième quart ou du milieu du iie s., témoigne néanmoins de la rupture des bonnes relations entre les anciennes alliées47. Ce long texte reproduit un décret honorifique décerné par Magnésie aux avocats qui plaidèrent victorieusement la cause de la cité devant un tribunal de juges mylasiens ; celui-ci était chargé de trancher un litige territorial entre Priène et Magnésie. Ensuite vient une lettre du préteur M. Aemilius, portant à la connaissance des Mylasiens le sénatus-consulte qui donnait la formule de base dont ils devaient s’inspirer pour émettre leur jugement ; le Sénat préconisait de reconnaître la propriété du territoire contesté à celle des deux cités qui le possédait au moment de l’entrée dans l’amitié romaine – c’est-à-dire certainement 190. La troisième partie de l’inscription, assez fortement mutilée, est constituée par un compte rendu du jugement rendu par Mylasa, avec un rappel des arguments avancés par les deux parties. Vient enfin la liste nominative des avocats honorés.
36En tentant de reconstituer les détails de ce conflit, on retrouve les mêmes éléments que dans ceux que nous avons déjà étudiés : récurrence du litige, déjà tranché une première fois en faveur de Magnésie avant d’être porté à la connaissance du tribunal mylasien ; résistance de l’une des parties – ici, Priène – à la décision qui lui avait enlevé le contrôle d’un territoire partiellement occupé par elle ; actes de violence des deux côtés, dénonciation de “torts” (άδίκήµατα) sans doute commis par des particuliers, incendies, razzias.
37Les cités qui combattaient ensemble quelques années ou quelques décennies plus tôt en sont donc venu à s’affronter directement. Un indice invite à établir un lien de cause à effet entre le dénouement de la guerre livrée en commun et le conflit postérieur : le décret voté par Magnésie précise que les juges mylasiens sont venus sur place étudier le terrain, puis se sont retirés (sans doute pour délibérer) “dans le sanctuaire de l’Apollon de Myonte”. Certes, comme le souligne R. Sherk, il n’est pas dit que le sanctuaire se trouvait sur le territoire contesté, et les juges ont pu choisir de s’y réunir pour d’autres raisons que sa proximité immédiate avec le lieu du conflit. L’indication ne prouve donc pas de manière certaine que le litige entre Priène et Magnésie portait sur la région de Myonte ; néanmoins, rapprochée du fait que ces deux cités ont, dans un passé récent, combattu ensemble pour le contrôle de cette région, elle est suffisamment frappante pour suggérer avec force le scénario suivant. Priène serait entrée dans la guerre contre Milet aux côtés de Magnésie avec l’espoir de recevoir, à l’issue du conflit, un morceau du territoire de Myonte. La guerre une fois terminée et Magnésie en sortant avec un léger avantage – comme le laisse penser le nombre inégal de prisonniers détenus dans les deux camps –, Priène pouvait attendre sa récompense. Or, le partage du territoire contesté semble n’avoir profité qu’aux deux principales belligérantes. Priène, se sentant flouée, se serait alors retournée contre son ancienne alliée, revendiquant pour elle-même une partie du territoire gagné par celle-ci. Si cette reconstitution des faits est exacte, la guerre des années 180 entre Milet et Magnésie apparaît comme le plus spectaculaire d’une série d’épisodes liés entre eux et tous centrés sur la région de Myonte : en amont, le conflit entre Milet et Héraclée s’est conclu par une alliance ; en aval, l’alliance entre Priène et Magnésie dégénère en conflit.
38Faut-il considérer que le litige attesté entre Priène et Magnésie dans les années 90 appartient à la même série et conclure qu’à cette époque encore, les deux cités luttaient pour la possession de l’ancien territoire de Myonte ? À vrai dire, aucun élément ne peut venir étayer cette hypothèse, qui reste une simple possibilité. Mais davantage que l’objet précis du litige, ce qui doit retenir notre attention, c’est là encore la continuité entre la période qui précède et celle qui suit la création de la province d’Asie. Les conflits dans lesquels Priène se trouve engagée au début du ier s. – contre Milet, contre Samos, contre Magnésie – perpétuent tous trois des oppositions vieilles de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles. Si les causes conjoncturelles de ces conflits ont pu varier au fil du temps, leur structure est remarquablement stable : l’identité des protagonistes ne change pas et l’essentiel des revendications porte toujours, autant qu’on puisse en juger, sur le contrôle et l’exploitation du territoire.
39La continuité ne se fait pas sentir seulement dans les enjeux et la géographie des conflits, mais encore dans les solutions qui y sont apportées : l’arbitrage d’une tierce cité, précédé ou non d’une intervention de Rome, reste courant au début du ier s., comme il l’était avant la provincialisation. Dans une perspective un peu différente, le maintien de la pratique de la sympolitie atteste également de la vigueur d’une conception traditionnelle des relations entre cités, fondée sur le rapport de force et la volonté de s’agrandir aux dépens de la voisine.
II. Modes d’expression et de règlement des conflits
1) L’arbitrage d’une tierce cité
40Nous avons vu qu’Érythrées d’abord, Sardes ensuite, avaient rendu des jugements destinés à régler le litige entre Priène et Milet ; Colophon a probablement fait de même pour tenter de concilier des intérêts divergents entre Priène et Magnésie. Un autre cas d’arbitrage, à situer selon toute vraisemblance à la même période, est fourni par un ensemble de fragments retrouvés à Pergame48. Le parallèle est intéressant car il pose des problèmes aux conséquences importantes.
L’arbitrage de Pergame entre Sardes et Éphèse : problèmes de datation
41Cinq fragments de stèle ont été rapprochés par M. Fränkel et leur agencement reconstitué de la manière suivante. Les fragments A et B, où l’on discerne deux colonnes inscrites, livrent dans celle de droite (la plus complète) le nom de Q. Mucius Scaevola au nominatif et la mention de concours pentétériques, sans nul doute ceux institués par la province en l’honneur de ce proconsul. Le fragment C comporte lui aussi deux colonnes, celle de gauche réduite aux dernières lettres des quelques lignes restantes, celle de droite donnant un texte un peu plus substantiel : un personnage s’y exprime à la première personne du pluriel et rapporte qu’il a envoyé un de ses proches, un Athénien, inviter deux cités, dont Sardes, à se réconcilier ; suivent les noms des ambassadeurs délégués par Sardes pour mener les négociations. Enfin, les fragments D et E, où le texte a été gravé d’un seul tenant, contiennent la fin d’un traité entre Sardes et Éphèse. L’interprétation retenue depuis la première édition est que Mucius Scaevola, gouverneur d’Asie au début des années 9049, est intervenu dans un conflit opposant Sardes et Éphèse, en dépêchant un émissaire chargé de renouer les relations entre les deux cités et en écrivant lui-même à celles-ci ; les deux colonnes des fragments A, B et C correspondraient alors à deux lettres identiques envoyées à Sardes et à Éphèse pour les encourager à régler au plus vite leur litige, ou les féliciter de l’avoir réglé avec succès ; la mention des concours au début de ces lettres aurait été une simple entrée en matière, le gouverneur commençant par remercier les deux cités de l’honneur qu’elles contribuaient à lui rendre. Un passage du fragment E nous apprend en outre qu’une cité médiatrice est intervenue dans la conclusion du traité entre Sardes et Éphèse ή μɛσιτɛυoύση τὰς συνθήκας πόλις, l. 21) et devra superviser les procédures prévues en cas de litige futur ; cette cité a toutes les chances d’être Pergame, où ont été gravées des copies de ces textes. Dès lors, le gouverneur n’aurait fait que lancer le processus de négociation, conseillant de s’en remettre à une tierce partie pour mener ce processus à son terme.
42Cette interprétation a été partiellement remise en cause par K. J. Rigsby50. Arguant de légères différences d’écriture entre les fragments A et B d’une part, le reste de la stèle reconstituée de l’autre, mais aussi – ce qui paraît plus convaincant – de la difficulté à faire entrer dans un même document une question intéressant la province entière (la réponse au vote d’un concours en l’honneur de Scaevola) et une question limitée aux relations entre deux cités, qui plus est deux cités libres, il propose de détacher les fragments A et B du reste du texte et de considérer qu’on est en présence de deux documents différents et sans rapport entre eux. Les deux colonnes des fragments A et B ne reproduiraient pas, dans ce cas, le début des deux lettres envoyées à Sardes et à Éphèse, mais un décret du koinon d’Asie (ou de son ancêtre) à gauche, et la réponse de Scaevola à droite. La conséquence de cette nouvelle lecture est que l’on perd l’identité de l’auteur des lettres à Sardes et à Éphèse (fragment C) et, du même coup, la date du traité négocié entre ces deux cités (fragments D et E). Il faut alors, comme le souligne Rigsby, s’en tenir aux éléments contenus dans ces trois derniers fragments pour proposer une datation. Or, les indications livrées par le texte peuvent paraître contradictoires.
43D’un côté en effet, certaines clauses du traité rendent un son très “autonome” et évoquent davantage l’époque des royaumes hellénistiques que le temps de la province romaine. Ainsi, il est prévu que si un membre de l’une des deux cités transporte sur le territoire de l’autre, en temps de guerre (κατὰ πόλɛμoν), des biens qu’il veut mettre à l’abri, les autorités devront les recevoir et veiller à leur conservation. Ce genre de clause trouve de très exacts parallèles dans les traités du début du iie s. étudiés précédemment51. Plus frappant encore : dans le traité qu’elles ont conclu, Éphèse et Sardes s’engagent à ne pas se faire la guerre mutuellement, ainsi qu’à ne pas laisser passer par leur territoire ni aider de quelque façon que ce soit les ennemis de l’autre cité (le mot employé est bien πολέμιοι)52. Ces lignes ont suscité un certain embarras chez les commentateurs qui, s’en tenant à la reconstitution de Fränkel, dataient le texte des années 90 : pour R. Sherk, il s’agit d’une concession de pure forme au langage diplomatique traditionnel, tous les protagonistes sachant bien que la possibilité d’une guerre ouverte entre cités, même libres, est désormais exclue53. Aussi pourrait-on être tenté, en suivant la nouvelle interprétation de Rigsby, de rejeter le conflit entre Sardes et Éphèse, ainsi que son règlement, à une date beaucoup plus haute, qui s’accorderait mieux avec les clauses d’alliance en cas de guerre. Rigsby pense à la période attalide, mais Éphèse jouissait-elle réellement, lorsqu’elle faisait partie du royaume de Pergame, d’une plus grande autonomie que sous la domination romaine, qui lui valut probablement d’obtenir le privilège de la liberté, en récompense de sa lutte contre Aristonicos ?54 Il faudrait, pour donner aux clauses “autonomes” du traité un véritable contenu, remonter encore à la période antérieure, celle où la domination séleucide connaissait suffisamment d’aléas dans la région pour laisser aux cités une marge de manœuvre dans leur politique extérieure. Mais d’autres éléments du texte posent alors problème – en particulier, le fait que dans les deux cités ait cours une double éponymie qui distingue, à côté d’un magistrat “traditionnel” (prytane à Éphèse, prêtre de Zeus Polieus à Sardes), un prêtre de Rome55. Il est totalement impossible de situer cet usage, qui témoigne de la diffusion et de l’importance du culte de Rome, avant 189. Même si l’on s’en tient à l’époque attalide, cela paraît pour le moins étonnant ; Rigsby lui-même considère qu’il s’agit là d’un argument décisif en faveur de l’époque provinciale. De plus, il faut tenir compte d’une brève étude de L. Robert, qui, reprenant l’interprétation de Fränkel, avait établi des recoupements prosopographiques plaidant pour une date postérieure à 13356 ; il me semble que ces recoupements, sans constituer des preuves absolues, convergent néanmoins avec la mention des prêtres de Rome pour étayer l’hypothèse d’une datation basse du traité.
Persistance des pratiques du passé
44Ainsi, le détour par la nouvelle lecture proposée par Rigsby nous ramène-t-il finalement à notre point de départ : que l’auteur des lettres à Sardes et à Éphèse soit ou ne soit pas Q. Mucius Scaevola, il reste très probable que ces lettres ont été écrites par un magistrat romain au temps de la province d’Asie, et plutôt dans ses premiers temps, avant que la dangereuse aventure de Mithridate ne poussât les Romains à imposer plus durement leur domination. Dès lors, le document retrouvé à Pergame prend une valeur qui n’a pas, à mon avis, été suffisamment soulignée par les commentateurs fidèles à la reconstitution de Fränkel : il témoigne de la forte persistance, dans les relations entre cités – ou du moins entre cités libres57 – des schémas hérités du passé, quelques décennies après la réduction d’une partie de l’Asie en province. Il ne me paraît pas anodin que des cités puissent encore, à cette époque, envisager de mener une véritable politique extérieure – avoir des alliés, des ennemis, entrer ou refuser d’entrer en guerre – et l’expriment dans les termes consacrés par une tradition multiséculaire, comme si l’ordre romain n’était pas venu s’imposer avec force dans l’ensemble du monde grec. Il faut certes faire la part du conservatisme propre au langage juridique, qui s’adapte souvent avec retard, voire ne s’adapte pas du tout, aux changements produits par l’histoire. Mais même si les Grecs soumis à Rome (et les cités libres l’étaient elles aussi, bien que de manière moins directe que les provinciaux) avaient pleinement conscience de ce décalage, la fidélité aux formules anciennes élaborées par leur diplomatie n’en gardait pas moins une forte charge symbolique ; elle leur permettait de proclamer leur attachement à un principe qui, s’il était battu en brèche depuis bien longtemps, restait encore une référence omniprésente : celui de la souveraineté des cités-États58.
45Si les conclusions auxquelles invite la datation basse du traité entre Sardes et Éphèse peuvent surprendre au premier abord, elles sont en réalité tout à fait conformes au tableau qui se dégage de notre étude des sources du début du ier s. : durant les premiers temps de la province d’Asie, les Grecs vivent encore largement en continuité avec l’époque antérieure. C’est vrai de la façon dont se nouent et se dénouent les conflits entre cités, c’est vrai aussi, de manière plus générale, pour les relations entretenues par une cité avec l’extérieur. D. Magie, en commentant brièvement les inscriptions de Priène que j’ai exploitées, ainsi qu’une autre inscription un peu antérieure (le décret en l’honneur de Moschion, gravé à la fin du iie s.), constatait déjà, non sans quelque étonnement, combien l’activité diplomatique d’une cité d’importance moyenne pouvait être intense, encore à cette époque : Priène envoyait de très nombreuses ambassades, à Rome bien sûr, mais aussi à d’autres cités et même aux représentants de grandes puissances extérieures à l’Empire romain, tels les rois de Syrie et d’Égypte59. Là encore, on peut invoquer les privilèges d’une cité libre60, mais également une tolérance (ou une indifférence ?) globale du pouvoir romain face au maintien de traditions qui ne le menaçaient pas directement. Qu’une cité continue d’entretenir des relations diplomatiques vivaces, à l’intérieur et à l’extérieur de la province, que des traités d’alliance soient rédigés en des termes évoquant une liberté d’action révolue – peu importait à Rome, du moment que la diplomatie menée n’était en rien contraire à ses intérêts, que les clauses d’entraide militaire restaient lettre morte. Aussi la domination romaine, si elle se faisait indubitablement sentir dans certains aspects de la vie des cités – et avant tout à travers l’action des publicains –, pouvait, dans d’autres, passer presque inaperçue.
46Il est vrai que Rome intervenait souvent dans le cadre même des procédures traditionnelles réglant les relations entre cités. Mais ce n’était pas là un fait nouveau : dès avant la provincialisation, le Sénat ou des représentants de Rome, reprenant le rôle des rois hellénistiques, avaient agi comme arbitre, au sens juridique, dans les différends entre cités. La question est de savoir si le mode d’intervention romaine a évolué à partir du moment où des gouverneurs ont été envoyés régulièrement pour administrer les régions nouvellement intégrées à l’Empire. Dans son livre sur l’arbitrage entre cités, S. Ager suggère brièvement, à propos du litige et du traité entre Éphèse et Sardes, qu’une évolution a effectivement eu lieu : intervenant d’abord à la demande des intéressés, les Romains auraient eu de plus en plus tendance à prendre eux-mêmes l’initiative de s’impliquer dans les affaires grecques, et en particulier dans celles qui se prêtaient à l’arbitrage61. Certes, l’auteur des lettres à Éphèse et Sardes semble bien avoir envoyé de son propre chef un de ses proches pour tenter d’apaiser les tensions entre les deux cités et être ainsi à l’origine de la procédure d’arbitrage. Néanmoins – et S. Ager le souligne au passage –, la décision de confier l’arbitrage lui-même à une tierce cité est en totale continuité avec la pratique romaine antérieure à la provincialisation : à plusieurs reprises, le Sénat, sollicité par des ambassades concurrentes pour se prononcer sur un litige, avait alors préféré déléguer le travail d’enquête et le jugement à une cité – quitte à donner, comme dans le conflit territorial entre Magnésie et Priène, la formule de base devant inspirer la sentence. De ce point de vue donc, il n’y a pas de rupture entre l’époque qui précède et celle qui suit la réduction d’une partie de l’Asie en province : à la fin du iie et au début du ier s., le recours à l’arbitrage d’une tierce cité reste, comme il l’était auparavant, une pratique courante, cautionnée par le pouvoir romain, qui ne souhaite pas s’encombrer d’affaires locales aux détails compliqués.
47Par ailleurs, l’exemple du proconsul (Q. Mucius Scaevola ou un autre) intervenant spontanément dans le litige entre Éphèse et Sardes ne suffit pas pour poser le principe général d’une évolution de l’attitude des Romains. Dans le règlement du conflit entre Priène et Milet, arbitré successivement par Érythrées et Sardes, les représentants du pouvoir romain – gouverneur et Sénat – jouent un rôle actif, mais rien dans le texte n’indique qu’ils furent à l’origine de la procédure ; au contraire, la mention des nombreuses ambassades menées par Cratès suggère plutôt que l’initiative vint des cités en conflit, et peut-être de Priène elle-même, qui s’estimait victime d’abus de la part de Milet et se tourna vers Rome, comme elle aurait pu le faire avant la provincialisation. Une différence notable intervient toutefois : le gouverneur L. Lucilius apparaît comme un interlocuteur obligé, celui auquel on s’adresse en priorité ; les premières instructions données à propos du conflit entre Priène et Milet – comme à propos du conflit avec les publicains d’ailleurs – le furent apparemment par lui ; c’est par son intermédiaire que le Sénat fut informé de l’affaire62. Ce qui a changé, donc, ce sont les voies de communication entre les Grecs et le pouvoir romain : un intermédiaire s’est ajouté sur le chemin de Rome ; désormais, Cratès doit faire le voyage à Éphèse, siège du gouverneur, avant de partir éventuellement en ambassade devant le Sénat63. Mais pour le reste, il me paraît excessif de parler d’une évolution de l’attitude des Romains, d’une implication plus grande de leur part dans les affaires locales, et en particulier dans les conflits territoriaux. Au contraire, des exemples montrent que certains problèmes pouvaient même être réglés totalement en-dehors de leur intervention.
48Un premier cas, contemporain de la mise en place d’une présence romaine permanente en Asie Mineure, est celui de l’arbitrage confié à la petite cité de Bargylia en Carie, pour mettre fin à un conflit entre Rhodes et Stratonicée64. L’inscription date de l’époque de la guerre d’Aristonicos, et ce contexte explique sans doute en partie l’initiative assez étonnante qui y est relatée. Le décret honore un certain Poseidonios qui, entre autres services rendus à Bargylia, sa patrie, a mené des ambassades à Rhodes et à Stratonicée à un moment de grande tension entre les deux cités ; le texte évoque la haine (ἀπέχθɛια) des Rhodiens envers les gens de Stratonicée, mais ne précise pas l’objet du litige. Les deux cités avaient décidé d’envoyer, chacune de son côté, une ambassade au Sénat pour solliciter un arbitrage. Poseidonios, par ses discours devant le conseil et le peuple, les a persuadées de renoncer à cette démarche (ἒδοξɛ αὐτοῖς μηκέτι πέμπɛιν) et de s’en remettre plutôt à Bargylia pour arranger leur différend ἐπιτρέψαι τῷ ἡμɛτέρῳ δήμῳ τὴν τῶν ἀμφιλγομένων διɛξαγωγήν). Il existe au moins un autre exemple d’une initiative semblable, par laquelle une cité propose sa médiation à deux parties en conflit : vers la fin de l’époque attalide, Pergame a envoyé des ambassadeurs à Mytilène et à Pitanè qui se disputaient une région du littoral, et ces hommes ont été investis d’une mission d’arbitrage65. Toutefois, Pergame est une cité puissante, dont l’intervention auprès de deux cités voisines de moindre importance se justifie aisément dans le cadre des pratiques d’arbitrage international. Il est plus difficile de comprendre pourquoi Bargylia, cité modeste qui fut certainement tributaire de Rhodes entre 188 et 167, s’entremet dans un conflit opposant l’ancienne grande puissance de la région à une cité qui a également subi la domination rhodienne. L’explication tient sans doute à la fois à la situation générale de la Carie à cette époque et à la personnalité de Poseidonios.
49En effet, celui-ci a également mené une ambassade auprès de Gn. Domitius, un lieutenant de M’. Aquillius, à un moment où Bargylia était accablée par les levées supplémentaires de troupes exigées par Q. Caepio, en charge du commandement dans la région. Cette ambassade a été un succès, puisque le contingent de citoyens qui combattait avec l’armée romaine a été libéré. M. Holleaux, en commentant cette inscription, avait bien souligné son intérêt pour notre connaissance de la guerre d’Aristonicos : le conflit ne s’est pas achevé avec la capture du chef des rebelles en 130, et la Carie constituait visiblement un important foyer de troubles en 129/128. Une inscription récemment découverte sur un site de la vallée de l’Harpasos, dans l’arrière-pays carien (presque certainement le site de Bargasa), confirme que sous le proconsulat de M’. Aquillius, la région fut un théâtre d’opérations pour l’armée romaine et que certaines cités tentaient de se soustraire aux obligations pesantes découlant d’une alliance avec Rome66. À l’image de ces cités, qui paraissent soutenir Rome presque contre leur gré et souhaitent limiter les conséquences humaines et financières de ce soutien, Poseidonios se trouve dans une position ambiguë : il entretient manifestement de bonnes relations avec de puissants Romains, puisqu’il a été choisi pour mener l’ambassade auprès de Gn. Domitius et a réussi à le convaincre ; mais il se fait aussi le porte-parole de sa cité lorsque celle-ci subit le coût très fort de la domination romaine. Son initiative auprès de Rhodes et de Stratonicée, qui avait certainement reçu l’aval des autorités de Bargylia, peut dès lors apparaître comme un effort d’indépendance vis-à-vis du pouvoir romain. En évitant de s’en remettre à Rome pour une affaire carienne, elle visait peut-être à affirmer l’unité de la région et à prendre des distances avec ce pouvoir de plus en plus présent mais pour l’heure en difficulté. Si les motivations de Bargylia peuvent avoir été complexes et liées au contexte particulier de la guerre d’Aristonicos, le principe au fondement de son initiative trouve des illustrations ailleurs : c’est l’idée que les Grecs, malgré une tendance certaine à recourir aux interventions extérieures et en particulier à celle de Rome, se sentent encore capables, parfois, de régler leurs affaires entre eux.
50Pour appuyer cette idée, un dernier témoignage datant de la fin du iie ou du début du ier s. mérite d’être étudié. Il atteste de la permanence, à cette époque, d’une autre pratique héritée du passé : la sympolitie, dont on sait qu’elle n’a pas toujours été l’union harmonieusement consentie de deux corps politiques en un seul, mais pouvait masquer l’affrontement d’intérêts rivaux.
2) La sympolitie et ses enjeux cachés
Mylasa et Eurômos
51Un décret de Mylasa, étudié à deux reprises par L. Robert, nous apprend que deux ou trois décennies après la création de la province d’Asie, deux cités pouvaient décider de s’unir en sympolitie, dans un contexte de grande tension avec une troisième cité, tout cela apparemment sans intervention des autorités romaines67. Le personnage honoré dans le décret, Moschion, est remercié pour deux ambassades menées à Héraclée du Latmos dans des circonstances délicates, “alors que les Eurôméens étaient entrés en sympolitie avec le peuple et que les ustensiles sacrés et les biens privés étaient retenus à Héraclée” (Εὐ ρωμέων τɛ συμπολιɛτυομένων τῶι δήμωι, τῶν τɛ ἱɛρῶν κατασκɛυασμάτων ἔτι δὲ καὶ τῶν ἰδίων ἑκαστοῦ ὑπαρχόντων κατɛχoμένων ἐν Ἡpακλɛίαι). Moschion, envoyé à Héraclée pour protester, “est arrivé à un règlement conforme aux intérêts de la cité” (κατῳκονομήσατο τὰ συμφέροντα τῇ πόλɛι). La deuxième ambassade qu’il a menée prenait la défense des intérêts d’un seul homme, un certain Léonteus, citoyen de Mylasa, qui avait déposé une plainte officielle devant les autorités de sa patrie, au sujet des biens qui lui avaient été dérobés par les Héracléotes (ὑπὲρ τῶν ἀπαχθέντων αὐτοῦ ὑπὸ τῶν ἐξ Ἡpακλɛίας). Le succès de Moschion dans cette mission fut sans équivoque, puisque la totalité de ses biens furent rendus à la victime.
52L. Robert comprenait que c’était Eurômos – petite cité dont le territoire faisait tampon entre ceux de Mylasa, au sud, et d’Héraclée du Latmos, au nord (fig. 1) – qui avait fait l’objet des pillages décrits dans le texte, et que si Léonteus, citoyen de Mylasa, avait eu à en souffrir, c’est sans doute parce qu’il possédait un domaine sur le territoire de cette cité. L’Eurômide semble en effet avoir été une région fertile, propice à la culture de la vigne, et en partie mise en valeur par des étrangers – membres de cités voisines – qui y avaient obtenu le droit de propriété68. D’autre part, la différence de formulation pour évoquer le résultat des deux ambassades (“un règlement conforme aux intérêts de la cité” dans un cas, “ses biens en totalité furent rendus” dans l’autre) suggère une différence dans les problèmes qui avaient motivé l’intervention de Moschion. Dans les deux cas, on a affaire à des biens emportés par les Héracléotes, mais dans le cas particulier de Léonteus, citoyen de Mylasa, l’illégitimité de cette action a été pleinement reconnue, alors que le pillage des “ustensiles sacrés et des biens privés” non identifiés ne semble pas avoir été suivi d’une restitution pure et simple. Aussi peut-on conclure, avec L. Robert, que ce pillage ne devait pas concerner les Mylasiens, apparemment bien protégés contre ce genre d’abus, mais les Eurôméens, dont Mylasa prit la défense en vertu d’un accord de sympolitie. De plus, que l’action des Héracléotes, quand elle atteignait des Eurôméens et non des Mylasiens, ne donnât pas lieu à une condamnation sans ambiguïté laisse penser que la situation juridique était complexe ; selon L. Robert, des hypothèques ou un droit de représailles avaient dû fournir une forme de justification au pillage d’Eurômos.
53Ces différents points établis, il reste à s’interroger sur le rapport entre la sympolitie conclue par Eurômos et Mylasa et l’incursion d’Héraclée sur le territoire d’Eurômos69. Pour L. Robert, il ne fait pas de doute que l’accord de sympolitie a précédé et provoqué le pillage d’Eurômos, les Héracléotes réagissant “avec une grande vigueur” à une décision qui mettait leurs intérêts en péril70. Il est certain qu’Héraclée ne pouvait pas être favorable à un accord de ce type, conclu pour ainsi dire à sa porte ; alors qu’il représentait, pour Mylasa, une notable expansion territoriale, il portait un coup d’arrêt aux ambitions d’Héraclée, qui avait peut-être elle-même des vues sur l’Eurômide. Toutefois, le texte n’est pas explicite sur la chronologie des événements, et l’on peut également envisager la solution inverse : Eurômos, victime d’un pillage de la part d’Héraclée, trop faible pour négocier elle-même une restitution, redoutant en outre que de semblables violences se reproduisent, n’aurait pas trouvé d’autre issue que de s’unir en sympolitie avec une voisine capable de la protéger. Si tel fut le cas, la décision ne dut pas être facile, car les quelques témoignages qui nous éclairent sur les relations entre Mylasa et Eurômos nous apprennent que celles-ci sont loin d’avoir toujours été harmonieuses.
54Un épisode est daté avec certitude : en 167, Mylasa, profitant de la révolte de Caunos contre Rhodes, envahit l’Eurômide, mais les Rhodiens réagirent avec vigueur, envoyant une expédition qui défit les Mylasiens et leurs alliés d’Alabanda71. Les auteurs qui relatent cet incident ne disent rien des buts poursuivis par Mylasa : voulait-elle se livrer à une simple incursion, peut-être punitive, ou tentait-elle de conquérir et d’annexer à terme cette région ? Dans les deux cas, son action ne pouvait qu’être jugée hostile par les Eurôméens. Par ailleurs, une inscription très lacunaire, découverte à proximité d’Eurômos, indique qu’un litige opposant, selon toute vraisemblance, cette cité à Mylasa fut soumis à l’arbitrage d’un tribunal rhodien72. Le texte conservé ne mentionne pas l’objet du litige, mais souligne “le danger” (τὸν κίνδυνoν) que comportait la mission du personnage honoré, chargé de plaider la cause de sa patrie ; l’importance de l’enjeu se mesure aussi au montant de l’amende que réclamait apparemment Mylasa (peut-être 50 talents). Deux propositions ont été faites pour situer cet épisode.
55L. Robert l’interprétait en lien avec la sympolitie attestée entre Mylasa et Eurômos ; selon lui, ce pourrait être la rupture de cette sympolitie qui aurait entraîné “des prolongements juridiques” sous la forme du litige arbitré par Rhodes – qu’il faudrait alors dater du ier s. a.C. S. Ager a récemment envisagé une autre possibilité : ce litige, visiblement réglé au détriment de Mylasa, serait à situer peu avant 167 et aurait été la cause directe de l’invasion de l’Eurômide, Mylasa tentant d’imposer par la force ce qu’elle n’avait pu obtenir par la diplomatie. Dans ce cas, l’intervention de Rhodes pour repousser les troupes mylasiennes aurait une double motivation : la volonté de faire respecter le jugement qu’elle venait de rendre, mais aussi d’affirmer de manière plus générale son influence dans la région, à une époque où celle-ci était fortement contestée. Toutefois, cette deuxième hypothèse se heurte à un obstacle de taille : l’inscription découverte près d’Eurômos mentionne un στρατηγóς (l. 8), qui ne peut être qu’un magistrat ou promagistrat romain ; il faut sans doute en conclure que les parties en litige s’adressèrent d’abord à un représentant de Rome, qui décida, comme c’était courant, de confier l’arbitrage à une tierce cité, en l’occurrence Rhodes. Or, le net refroidissement des relations entre Rome et Rhodes à partir de 177 (lorsque les Lyciens révoltés viennent se plaindre au Sénat et y reçoivent un accueil favorable) rend improbable un tel scénario peu avant 167. Il faudrait remonter au moins dix ans plus haut pour qu’un arbitrage de Rhodes commandité par Rome ait quelque vraisemblance73. Dès lors, le lien avec l’invasion de l’Eurômide par Mylasa n’est plus évident et la démonstration de S. Ager perd de sa force.
56L’hypothèse d’un différend consécutif à la rupture de la sympolitie me paraît donc la plus probable. Elle implique que l’union entre Mylasa et Eurômos, sans doute de courte durée, fut un échec et ne répondait pas aux aspirations de l’ensemble des contractants. Même si l’on ne tient pas pour assuré cette reconstitution des faits, l’essentiel demeure : deux cités, dont l’une a d’abord tenté d’envahir l’autre, finissent par s’unir en vertu d’une convention qui fait d’elles une seule communauté ; la sympolitie apparaît dès lors, dans ce cas précis, comme un équivalent pacifique de l’annexion par la guerre. Cela ne signifie pas pour autant qu’Eurômos soit entrée dans cette union contrainte et forcée : nous avons vu qu’elle peut y avoir trouvé, ponctuellement, son intérêt. Mais l’opération ne manquait pas de profiter aussi à Mylasa, la plus grande des deux cités, qui, à ce titre, devait avoir le poids politique le plus important au sein de la nouvelle communauté : elle gagnait un territoire fertile, donc des revenus supplémentaires, et voyait sa population augmenter ; elle devenait plus puissante et pouvait espérer imposer plus fortement sa présence à l’échelle régionale. Que la sympolitie ait précédé ou suivi le pillage d’Eurômos, elle causait indubitablement du tort à Héraclée et traduisait la rivalité d’intérêts existant entre cette cité et Mylasa. Le parallèle avec une situation similaire, mais datée du début des années 180, permet à la fois de confirmer cette interprétation de la sympolitie entre Mylasa et Eurômos et de constater à nouveau que dans la région, la façon dont s’expriment les rapports de force entre cités n’a pas beaucoup changé avec la provincialisation.
Milet et Pidasa
57La sympolitie conclue entre Milet et Pidasa est connue depuis longtemps grâce à une inscription de Milet publiée par A. Rehm74, mais divers articles ont récemment contribué à en faire progresser l’étude. Tout d’abord, en ce qui concerne la chronologie, il semble acquis qu’il faille placer ce texte au lendemain de la paix d’Apamée (au plus tôt en 188/187 et de toute façon pas beaucoup plus tard) et que ce traité précède de trois ans celui que jurèrent Milet et Héraclée pour mettre fin à une guerre dont l’un des enjeux était une portion de l’ancien territoire de Myonte75. Les causes de la sympolitie entre Milet et Pidasa, l’intérêt que pouvait y trouver chacune des parties, ont été éclairés par deux approches complémentaires s’attachant à analyser les aspects institutionnels et financiers de cette union politique76.
58Ainsi, Ph. Gauthier a montré que les Pidaséens étaient très certainement à l’origine de la sympolitie, que c’étaient eux qui en avaient fait la demande parce qu’ils ne parvenaient plus à assurer tout seuls leur sécurité. Les nombreuses exemptions de taxes (sur les récoltes autres que celle de l’huile, sur le bétail, sur les ruches) accordées aux Pidaséens suggèrent en effet que leur territoire avait subi des attaques, des pillages, qui en avaient réduit provisoirement la productivité ; la défense de ce territoire sera désormais assurée par les citoyens de Milet, qui doivent restaurer les remparts et envoyer une garnison sur le fort de Pidasa. Une autre clause confirme que Pidasa considérait la sympolitie comme un moyen de se protéger contre une voisine hostile : le traité précise que “le peuple des Milésiens sera l’avocat (des Pidaséens) au sujet du territoire qui leur a été rendu par les stratèges, au cas où il y aurait jugement contradictoire” ἐγδικῆσαι δὲ τὸν δῆμον τὸμ Μιλησίων καὶ περὶ τῆς χώρας τῆς ἀποκαθεσταμένης αὐτοῖς ὑπὸ τῶν στρατηγῶν, ἐάν τις γίν[η]ται διάκρισις, l. 37-39). C’est donc qu’une autre cité contestait la restitution effectuée en faveur de Pidasa par “les stratèges”, c’est-à-dire, à cette époque, presque certainement des magistrats romains et, dans ce cas précis, très probablement Manlius Vulso et ses légats.
59L’hypothèse de Ph. Gauthier, qui me paraît très convaincante, est que la cité qui s’opposait ainsi à Pidasa et avait sans doute tenté de l’impressionner par des incursions sur son territoire était Héraclée, sa voisine au nord (fig. 1). Trois arguments plaident en ce sens. D’une part, une inscription d’Héraclée témoigne que vers 196-193, la cité avait bénéficié d’un gain de territoire grâce à l’intervention de Zeuxis, le représentant du roi séleucide dans la région77. Dès lors, il est tentant de penser que cette modification de frontières s’était faite au détriment de Pidasa, qui dut attendre 188 et un changement de pouvoir pour faire valoir ses revendications. Manlius Vulso n’aurait alors fait que renverser la décision antérieure d’un souverain hellénistique hostile à Rome, comme il le fit dans plusieurs autres cas en 188. D’autre part, le fait que la sympolitie entre Milet et Pidasa fut suivie de près par une guerre entre Milet et Héraclée suggère un lien entre ces événements78. Si l’on admet que l’union politique de ses deux voisines fut, pour Héraclée, un des éléments déclencheurs du conflit armé avec Milet, c’est que cette union portait effectivement atteinte à ses intérêts. Enfin, une inscription récemment publiée nous apprend que dans le dernier quart du ive s. (entre 323 et 313), une sympolitie fut conclue entre Latmos (rebaptisée Héraclée du Latmos quelques années plus tard, après sa refondation sur un nouveau site) et Pidasa79. Au sein de la communauté ainsi formée, il était prévu de créer une nouvelle tribu appelée Asandris, du nom d’Asandros, le satrape de Carie à cette époque. Cette clause suggère fortement que la sympolitie fut voulue et sans doute imposée par Asandros. Les résistances (dont témoignent encore les mesures rendant obligatoires pour 6 ans les mariages mixtes entre Pidaséens et Latmiens) devaient surtout venir du côté de Pidasa, qui pouvait craindre que la mise en commun des ressources prévue par le traité ne prenne la forme d’une exploitation de son territoire par la plus forte des deux parties. Il est probable que cette sympolitie forcée ne dura pas, mais elle dut jouer un rôle important dans l’éveil des ambitions d’Héraclée : l’union avortée de la fin du ive s. pourrait bien expliquer les revendications territoriales du début du iie. Pour Pidasa, l’évolution qui mena d’une sympolitie à l’autre était un triste reflet de son impuissance : ayant réussi de justesse à maintenir son indépendance face à Héraclée, elle se voyait contrainte, un siècle et demi plus tard, d’y renoncer volontairement au profit de Milet, afin de protéger ses habitants et son territoire.
60Un dernier point, mis en évidence par L. Migeotte, peut venir achever la démonstration. Le traité entre Milet et Pidasa prévoit, nous l’avons vu, diverses exemptions de taxes pour les Pidaséens ; ceux qui sont propriétaires dans l’Eurômide (très certainement en vertu d’une enktèsis accordée par Eurômos) bénéficient d’une exemption particulière : ils sont autorisés à exporter vers Milet jusqu’à mille métrètes de leur vin en ne payant comme droit de douane qu’un chalque symbolique. Or, la clause suivante indique qu’une route carrossable devra être construite entre la Pidaside et Ioniapolis, un port situé au fond du golfe latmique, non loin d’Héraclée ; ainsi serait facilité le voyage de Pidasa à Milet, que l’on pouvait rejoindre par mer depuis Ioniapolis (fig. …). Cette mesure avait pour but de développer les échanges – et en particulier le commerce du vin – entre les deux cités entrées en sympolitie ; en assurant aux Pidaséens un accès direct au golfe latmique, elle leur évitait de devoir passer par le territoire d’Héraclée en acquittant un droit de douane80. Pour cette dernière cité donc, ces changements représentaient un manque à gagner. Il est d’ailleurs intéressant de constater que dans le traité qui met fin à la guerre entre Milet et Héraclée, il est également question d’Ioniapolis : les Héracléotes obtiennent d’être taxés à l’égal des Milésiens (c’est-à-dire sans doute moins qu’ils ne l’étaient auparavant) pour la traversée du golfe dans les deux sens, entre Milet et Ioniapolis81 ; cette route commerciale était visiblement un enjeu important dans la région. La sympolitie entre Milet et Pidasa semble donc avoir lésé Héraclée à plus d’un titre : elle consolidait un circuit d’échanges qui privait Héraclée de certains revenus et risquait même de rendre plus difficiles ses propres échanges avec l’extérieur ; elle réduisait les chances qu’avait Héraclée de faire valoir ses droits contre Pidasa, celle-ci étant désormais protégée par une voisine plus puissante qu’elle.
61L’exemple de Milet et Pidasa, bien mieux documenté que celui de Mylasa et Eurômos, nous a permis de comprendre concrètement en quoi une sympolitie entre une petite cité et une voisine plus importante pouvait constituer une atteinte directe aux intérêts d’une troisième cité. L. Robert a très bien résumé ce phénomène, en marquant la continuité qui se faisait sentir par delà la création de la province d’Asie : “Tout ce chapelet de villes, depuis Héraclée et Milet jusqu’à Mylasa, chacune dans sa plaine fertile, mais petite, cherchait à s’agrandir. Mylasa, comme Milet, s’étendait largement par des sympolities. Ces villes étaient toutes en compétition.” Avant et après 133, la compétition garde globalement les mêmes formes. On objectera que dans les années 180, une sympolitie mal acceptée par une voisine pouvait déclencher une guerre, ce qui n’était plus le cas au tournant des iie et ier s. a.C. : le gouverneur présent dans la province n’aurait pas toléré qu’un conflit dégénérât de la sorte. Pourtant, si la sympolitie entre Mylasa et Eurômos ne fut certainement pas suivie d’une guerre ouverte, elle fut la cause ou la conséquence d’un coup de main, d’une incursion sur un territoire étranger, avec pillage de biens meubles.
62La violence, à condition de ne pas dépasser certaines limites, pouvait encore avoir cours dans les relations entre cités ; même en-dehors des périodes où des conflits généralisés, dans lesquels était impliqué le pouvoir romain, venaient enflammer la région entière, la partie occidentale de l’Asie Mineure passée sous domination romaine n’était pas encore le paradis pacifié qu’elle aura vocation à être par la suite.
Notes de bas de page
1 Ferrary 1999 a bien montré les inévitables conséquences de la présence romaine sur la vie des cités libres, notamment dans le domaine judiciaire.
2 Kallet-Marx 1995.
3 IPriene, 111, 120 et 121 ; Ager 1996, no 171.
4 Pour cette suggestion, voir Sherwin-White 1984, 237.
5 Avec les corrections de Holleaux 1938, I, 310.
6 Voir la restitution proposée par Robert 1926, 181, pour la l. 120.
7 Piene l. 145-148 : τῆς μὲν ἡμɛτέρας πόλɛως βουλο[μένης κρίνɛσθ]αι πɛρ[ὶ] ὧν ἦν [ἡ διαφορά], πɛρὶ δὲ ὧν ἦμeν προκɛκριμένο[ι ὑπ’] Ἐρυθραίων καὶ νɛ[ν]ικήκ[αμ]ɛ[ν τὸ ζήτημα τὸ κατ]ὰ τὸν ɛἴσπλουν…, καὶ πeρὶ ὧν ὁ στρατηγὸς Λɛὺκιoς Λɛ[υκίλιoς ἔγρaψeν] καὶ ἀvέπɛμψɛν [πρὸς τὴν σ]ύγκλητον...
8 Notamment Sherwin-White 1984, 237 et Ager 1996, 508.
9 C’est ce que signalait Robert 1968, 438 n. 2, en écrivant que “les lignes 123-133 ne concernent pas les conflits avec les publicains comme l’a cru l’éditeur”. Ferrary 2000, 177 et n. 80, considère lui aussi que le texte fait alterner, suivant un ordre chronologique, les allusions au conflit avec les publicains et celles au conflit avec Milet et que les l. 123-133 se rattachent à la deuxième affaire.
10 Ager 1996, 508 semble penser que le premier succès de Cratès contre les publicains a eu lieu sous le proconsulat de C. Iulius Caesar ; mais ce personnage n’est nommé explicitement qu’à la colonne précédente (l. 14 et 21), et une lacune de quelque 78 lignes sépare la fin de ce passage de celui qui nous concerne. Ferrary 2000, 175-179 a montré que les proconsulats de César et de L. Lucilius (nommé à la l. 136 et sollicité à propos du conflit avec les publicains et du conflit avec Milet) ne sont sûrement pas consécutifs. Aux l. 115-118, le proconsul que Cratès a acquis à la cause de Priène n’est pas nommé ; or, les formules employées font nettement écho à celles des l. 139-143, qui décrivent les réactions du gouverneur L. Lucilius : dans les deux cas, le gouverneur est persuadé que les publicains sont dans leur tort et maintient le statu quo en faveur de Priène en attendant que le Sénat se prononce. Pour une structure similaire dans un décret honorifique, qui évoque une première fois, en termes à la fois vagues et concis, l’ambassade menée par le personnage honoré, avant de développer le contenu et le déroulement de cette ambassade dans une clause ultérieure, voir le décret pour Ménippos publié par Robert & Robert 1989, 70-87 (cinq ambassades d’abord évoquées colonne I, l. 20-31, et développées ensuite colonne I, l. 34-colonne II, l. 7).
11 Le site exact du port n’a pas été localisé.
12 Sans doute grâce aux impôts prélevés sur les produits de la pêche. Voir de Laet 1949, 96 et 355.
13 Str. 14.1.26.
14 Voir sa note ad loc. :… Heracleotis, which was in revolt (i-e from Ephesus). Le verbe ἀφίστημι est souvent employé, chez Hérodote et Thucydide, pour évoquer une tentative de défection de la part d’alliés.
15 Robert 1978, 508-514.
16 Ce sont les conclusions que suggère l’article de Bürchner 1913.
17 D’après Str. 12.8.17, les alluvions du Méandre avaient formé, à son époque, une bande de terre de 40 stades, faisant de Priène une cité de l’intérieur.
18 On pourrait encore comprendre, éventuellement, que c’était la liaison terrestre entre le site de Priène et son port qui posait problème : les citoyens de Priène, désormais privés d’un accès direct à la mer, devaient emprunter une route qui mordait sur le territoire acquis par Milet de ce côté du golfe ; cette dernière en profitait pour entraver les communications de sa voisine avec la mer. C’est ce que suggère Hiller von Gaertringen dans son commentaire, p. XIX. Toutefois, le terme ὁ ɛἴσπλος, dans son sens le plus courant, renvoie à l’entrée dans un port depuis la mer, plutôt qu’à l’accès à la mer depuis la terre.
19 Pour cette idée, voir Magie 1950, 167 et Migeotte 1984, 298, qui expliquent respectivement le déclin économique de Milet et de Priène par ce rétrécissement du golfe du Latmos.
20 L’inscription a été publiée avec un commentaire très détaillé par Herrmann 1994.
21 On ne peut exclure toutefois que la rivale de Milet en cette affaire ait été Magnésie du Méandre ou Héraclée du Latmos ; les territoires de ces cités avaient des points de contact dans cette région disputée, ainsi que le montrent les conflits étudiés infra.
22 Pour l’installation des colons crétois, voir Milet, I. 3, 33-38, avec les commentaires de Launey 1949, 277-278 et 1950, 660-664 ; voir aussi Daverio Rocchi 1988, 129. Pour l’histoire de Myonte, voir Ruge 1935 ; Magie 1950, 883-884 n. 81 ; Herrmann 1965, 90-103. Les textes fondamentaux concernant la sympolitie avec Milet sont Paus. 7.2.11 et Str. 14.1.10 : ἢ νῦν δι’ ὀλιγανδρίαν Μιλησίοις συμπɛπόλισται (avec la question de savoir à quelle époque le νῦν fait référence : celle de Strabon ou celle de sa source Artémidore, c. 100 a.C. ?).
23 Pol. 16.24.9.
24 Pol. 21.45.5.
25 Milet I.3, 150, l. 78-79.
26 Milet, I.3, 150, l. 36-37 (clause d’amnistie après une guerre) et l. 83-86 (les deux cités doivent choisir une cité libre et démocratique qui enverra des juges pour régler tous les litiges frontaliers entre elles).
27 Milet, I.3, 148.
28 C’est Errington 1989 qui a établi cette chronologie. Pour cela, il s’est en partie appuyé sur la liste des stéphanéphores de Milet telle qu’elle a été révisée par Wörrle 1988. Les principaux points de l’argumentation peuvent être résumés comme suit. La lettre de Zeuxis publiée par M. Wörrle donne comme stéphanéphore le dieu, pour la troisième fois après Démétrios ; or le traité entre Milet et Héraclée est conclu l’année où le dieu est stéphanéphore pour la 14e fois après Démétrios ; il y a donc un intervalle de 11 ans entre ces deux documents. La lettre de Zeuxis ne pouvant être postérieure à 193, le terminus ante quem pour le traité est l’année 182/181. Le terminus post quem est donné par le traité de sympolitie conclu entre Milet et Pidasa (Milet, I.3, 149) : la séquence des stéphanéphores de Milet donne un intervalle de 3 ans entre ce traité et celui conclu entre Milet et Héraclée ; or, la sympolitie Milet-Pidasa est certainement postérieure à Apamée ; elle date donc au plus tôt de 188/187, et le traité Milet-Héraclée au plus tôt de 185/184. Si Errington retient cette date haute pour construire sa chronologie, il serait plus rigoureux de garder la fourchette 185-181. De plus, il ne me paraît pas absolument exclu (même si c’est moins vraisemblable) que la guerre entre Héraclée et Milet ait suivi, et non pas précédé, la guerre entre Milet et Magnésie ; les deux cités, d’abord alliées, ont pu entrer en conflit (comme le feront Priène et Magnésie, voir infra), avant de se réconcilier et de conclure une nouvelle alliance.
29 IPriene, 27 ; Ager 1996, no 100.
30 Je reprends en les développant les hypothèses proposées par Ager 1996, 271-273.
31 La commission de négociateurs a été envoyée sur le terrain pour déterminer l’emplacement des bornes devant longer l’Hybandos et marquer la frontière entre Milet et Magnésie (Milet, I.3, 148, l. 34-36). Pourquoi la même commission n’aurait-elle pas pu superviser le bornage des territoires respectifs de Milet et Priène ?
32 Robert 1959, 16-17. Il faut ajouter le parallèle offert par Str. 12.8.19, qui rapporte les propos d’anciens historiens (τῶν παλαῶν συγγραφἐων). Le texte est difficile à traduire et pose des problèmes d’interprétation. Je reprends ici la traduction de F. Lasserre dans la CUF : “on prétend encore que le Méandre est cité en justice pour le déplacement de bornages fonciers, quand il érode les terrains enserrés dans ses boucles, et qu’une fois reconnu coupable il paie l’amende sous la forme de taxes prélevées sur les passeurs”. Quelle autorité levait ces taxes ? Je comprends qu’il est fait référence à des plaintes déposées par des particuliers, dont le terrain a été amoindri, devant les autorités de leur cité, qui pouvaient, après jugement, dédommager le plaignant en lui versant une partie des revenus qu’elles tiraient des taxes normalement prélevées pour la traversée du fleuve. Cette procédure permettait de neutraliser les litiges que l’action du Méandre était susceptible de provoquer entre concitoyens. Mais quand il s’agissait du déplacement de frontières entre cités voisines, et non plus entre particuliers appartenant à une même cité, il devait être plus difficile de faire assumer au fleuve la responsabilité de son action perturbatrice.
33 Milet, I.3, 150, § 9 l. 72-77. Commenté par Chandezon 2003, 229-231. La restriction est destinée à éviter que du bétail soit importé à Héraclée pour y être vendu sans que les propriétaires n’acquittent de droits de douane.
34 § ἐάν τινɛς τῶν ἐκτημένων ἐν τῆι Μιλησίων χώραι ἢ γɛωργoύντων διάγωσιν κτήνη ἐκ τῆς Μιλησίων χώρας ɛἰς τῆν Μιλησίαν διὰ τῆς Ἡρακλɛωτῶν χώρας ἢ πόλɛως, [...] ɛἶναι αὑτοὺς ἀτɛλɛῖς
35 Milet, I.3, 148, § 4 l. 38-47.
36 IPriene, T 500 ; Welles 1934, no 7 ; Ager 1996, no 26. Ces deux commentateurs rappellent l’historique de l’occupation de la Batinétide depuis l’époque archaïque. Voir aussi, pour un résumé des principales étapes du conflit entre Samos et Priène, Magie 1950, 892-893 n. 99 et Daverio Rocchi 1988, 172-177 (avec cependant une erreur de taille p. 175 : la Batinétide et la région de Dryoussa et de Karion ne sont pas un seul et même territoire ; voir infra).
37 IPriene, 37 et 38 ; Ager 1996, no 74. Pour la nouvelle datation, voir Bresson 2003, 186 et Habicht 2003, 547-549. Ce dernier reprend et développe ses arguments dans un article à paraître dans Chiron ; je le remercie vivement de m’en avoir fait parvenir le texte avant sa parution.
38 En donnant cette précision, les ambassadeurs priéniens suggèrent que la motivation de Samos en cette affaire était uniquement la réparation financière que la cité pouvait espérer obtenir.
39 IPriene, 40 et 41 ; Ager 1996, no 160. Voir aussi Sherk, RDGE, no 10.
40 Elles sont résumées, avec les références, dans Ager 1996, no 99 p. 271.
41 C’est d’ailleurs également le soutien de Milet à Rome qui justifia la restitution de sa terre sacrée au détriment de Magnésie.
42 IPriene, 42, également repris par Ager 1996, no 160.
43 La restitution δὶά τάς ὶδιωτικάς γειτνι[άσεις], “à cause des voisinages privés”, l. 8, n’est pas très satisfaisante, comme me l’a fait remarquer Ph. Gauthier. La lacune qui suit est assez importante et il faut sans doute suppléer un autre mot à l’accusatif féminin pluriel. Mais le sens général est clair.
44 IPriene, 121.
45 À l’inverse, le traité entre Milet et Héraclée, qui marque le retour à des relations d’amitié, prévoit avec un grand luxe de détails les modalités de restitution des esclaves fugitifs qui se cachent sur le territoire de la cité voisine (Milet, I.3, 150, l. 87-99).
46 IPriene, 121, l. 31. Après le t « n, il y a 3 ou 4 lettres érasées. Fredrich, dans l’apparat critique, estime qu’il doit s’agir d’un deuxième τῶν, répété par erreur.
47 IMagnesia, 93. Holleaux 1924, 396, proposait, sur la base d’un rapprochement avec un texte semblable, une fourchette chronologique comprise entre 175 et 160, suivi en cela par Magie 1950, 113 et 964 n. 82. Sherk, RDGE, no 7, juge la démonstration de Holleaux recevable mais non contraignante, et invoque des arguments prosopographiques qui permettraient de situer le texte vers le milieu du iie s.
48 IPergamon, 268 ; OGI, 437.
49 On a longtemps hésité entre deux dates pour son gouvernement de l’Asie : 98/97 ou 94/93. Mais Ferrary 2000, 163-165, a établi qu’il fallait retenir la date haute, avec la possibilité de remonter encore jusqu’en 99.
50 Rigsby 1988, 141-149.
51 IPergamon, 268, D-E, l. 8-11. Comparer avec Milet I. 3, 148, § 7 l. 54-58 et 150, § 8, l. 67-72.
52 IPergamon, 268, D-E, l. 11-18.
53 Sherk, RDGE, 259 : a clause that was more a concession to old treaty formulas than a statement of possibility.
54 Voir Bernhardt 1971, 106 avec la n. 96 : Éphèse a remporté une bataille navale contre Aristonicos ; il est très probable que Rome lui accorda alors la liberté, qu’elle ne possédait pas sous les Attalides (pas de témoignages directs, mais des indices que Bernhardt juge suffisants).
55 IPergamon, 268, D-E, l. 34-36.
56 Robert 1960 rapproche l’Alkaios prêtre de Zeus Polieus cité dans notre traité (D-E, l. 36) d’un Alkaios dont le nom est frappé sur des monnaies de Sardes postérieures à 133 et de l’Alkaios de Sardes dont Plutarque nous dit qu’il fut mis à mort par Mithridate entre 88 et 85 (Pompée, 37.2). D’autre part, L. Robert analysait lui aussi l’éponymie des prêtres de Rome comme “un signe de la basse époque hellénistique et du début de l’époque impériale”.
57 Nous avons vu qu’Éphèse était probablement libre. Pour Sardes et Pergame, les opinions sont partagées ; Bernhardt 1971, 103 et n. 88 et 106-107 et n. 98, semble accepter la thèse de la liberté de Pergame, mais être plus réticent en ce qui concerne Sardes.
58 Voir en ce sens la remarque conclusive de Brun 2004, 43-44, qui retient la datation basse du traité (peu après la création de la province d’Asie) et y voit le signe que les cités n’avaient nullement abdiqué leurs ambitions du fait de la présence romaine.
59 Magie 1950, 168, qui voyait dans cette activité diplomatique le signe d’une relative prospérité de Priène à cette époque. Migeotte 1984, no 94 p. 296 et no 95 p. 298, a montré que la cité connaissait au contraire d’importantes difficultés financières. Le nombre des ambassades n’en est que plus remarquable.
60 La liberté de Priène après 133 n’est pas directement attestée ; mais elle constitue une hypothèse probable, dans la mesure où la cité semble avoir été libre entre 188 et 133 et que Rome n’avait apparemment pas de raison de la priver de sa liberté après la guerre d’Aristonicos. Voir Bernhardt 1971, 65, 85 et 126.
61 Ager 1996, 501.
62 IPriene, 111, l. 115-117, 147-48. On peut s’étonner qu’une cité libre (si Priène l’est effectivement) s’en remette ainsi au gouverneur de la province. Le contraste est grand avec l’attitude de Colophon dans les années 120, qui luttait pour faire confirmer le principe de non-ingérence du gouverneur dans les affaires d’une cité libre (y compris dans le cas d’un conflit avec une cité voisine). Mais il faut sans doute expliquer ce contraste par l’évolution que connut le statut même de cité libre au fil du temps : voir Ferrary 1991, 573, qui défend l’idée d’un “net déclin de l’autonomie des cités libres” entre 133 et 88.
63 IPriene, 111, l. 139. Voir aussi IPriene, 121, l. 21-23, où il est sans doute fait mention d’ambassades menées auprès de différents gouverneurs d’Asie par le personnage honoré.
64 IK, 28.2-Iasos, 612, l. 43-60. Nouvelles lectures dans SEG, 44, 1994, no 867 et AE, 1994, no 1706. Texte repris et commenté dans Ager 1996, no 161. Voir aussi la traduction française et le bref commentaire de Brun 2004, 38 et 49-50.
65 IPergamon, 245 ; OGI, 335. Repris avec les corrections proposées par L. Robert dans IG XII Suppl., no 142. Voir également Ager 1996, no 146. L’état du texte ne permet pas de savoir si l’initiative de Pergame est spontanée ou répond à une demande préalable de l’une ou des deux partie(s) en conflit. Dans le cas qui nous occupe, en revanche, il semble bien que l’idée de faire appel à Bargylia soit directement inspirée par les discours de Poseidonios, puisqu’avant son intervention, Rhodes et Stratonicée s’apprêtaient à envoyer une ambassade à Rome.
66 Holleaux 1938, II, 179-198 et Briant et al. 2001.
67 IK, 34-Mylasa, 102, commenté par Robert 1962, 59-60 et 1978, 515-518.
68 C’est ce que suggère Milet, I. 3, 149, l. 39-44, où il est question de Pidaséens propriétaires dans l’Eurômide (Πιδασέων οἱ ἐνεκτήμενοι ἐν τῆι Εὐρωμίδι), autorisés à exporter vers Milet à moindre coût le vin qu’ils ont produit.
69 La structure du texte montre que les deux événements sont liés : la sympolitie et le pillage sont évoqués sous la forme de deux propositions participiales (génitifs absolus) mises sur le même plan grammaticalement, qui apparaissent comme les deux causes combinées de l’intervention de Moschion.
70 Gabrielsen 2000, 169, suit cette interprétation.
71 Pol. 30.5.11-15, repris par Liv. 45.25.11-13, qui traduit τὰς ἐν Εὐρώμῳ πόλɛις d’abord par Euromensium oppida, puis par Euromensium provinciam. Bertrand 1991, 162, comprend que ces expressions font référence à des villes attribuées à Eurômos, mais en souligne l’ambiguïté, qui ne permet pas de distinguer clairement entre territoire ancestral et territoire attribué.
72 Ager 1996, no 124. Commenté par Robert & Robert 1983, 203-204. Le texte donne le nom de Mylasa comme l’une des deux cités en litige (l. 7, 9, 17) ; l’autre est celle qui a rédigé le décret et n’est désignée que par le pronom de la 1ère personne du pluriel ; mais étant donné la localisation de l’inscription, il est plus que probable qu’il s’agit d’Eurômos.
73 Voire le situer en 188 ou peu après, comme le propose Bresson 2003, 187 n. 74, en invoquant le poids diplomatique de Rhodes à cette période – sans rejeter pour autant la possibilité d’une datation au ier s. a.C.
74 Milet, I.3, 149.
75 Voir supra, n. 28 p. 35.
76 Gauthier 2001 et Migeotte 2001.
77 Wörrle 1988b.
78 Il y a certes un intervalle de 3 ans entre la conclusion du traité entre Milet et Pidasa et celle du traité entre Milet et Héraclée. Mais ce dernier témoigne d’un apaisement dans les relations entre les deux anciennes ennemies qui suggère qu’un certain laps de temps s’est écoulé depuis les derniers affrontements armés.
79 Blümel 1997 (SEG, 47, 1997, no 1563), avec les commentaires de Ph. Gauthier, Bull. ép., 1999, no 462 et de Jones 1999b.
80 Milet, I.3, 149, l. 39-45, commenté par Migeotte 2001, 131-132. Voir aussi Pimouguet 1995, 98-99.
81 Milet, I.3, 150, l. 99-104.
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