Le lieu de l’Arène dans Bestiarius (M. Kakizaki)
p. 245-253
Texte intégral
1Masasumi Kakizaki, né en 1978 (Monbetsu, Hokkaido), a débuté dans le manga en 2001 (avec le one-shot Two Tops). C’est un mangaka assez prolifique, dans des domaines variés (horreur, western…) ; sa série la plus connue est Rainbow (avec G. Abe, 2002-2010, 22 vol.), sur sept jeunes enfermés dans un centre de redressement. Il est reconnu pour la qualité graphique de ses productions, davantage soignées que la moyenne : trait détaillé, usage de la ligne blanche pour marquer le dynamisme des scènes, art du clair-obscur qui prévaut dans les scènes de batailles, souci du décor… Il est rangé parmi les auteurs sur lesquels passe pour s’exercer une plus grande influence de la culture occidentale.
2Bestiarius (titre original : Toujuushi Bestialious) a commencé à paraître en prépublication en 2011 dans le magazine Weekly Shonen Sunday (numéros 11-12 de février)1. Il était prévu pour être un one-shot et cette première publication constitue un ensemble en soi. Toutefois, l’histoire a été reprise deux ans plus tard, en 2013, avec un deuxième épisode, rattaché quelque peu artificiellement au premier. C’est aussi en 2013, en décembre, qu’a débuté au Japon la publication en volumes (en 2015 en France). La série, terminée en 2019, comporte au total 7 volumes, rassemblant 6 épisodes d’un nombre variable de chapitres, intitulés successivement Ière Arène (épisode de 2011), IIème Arène, IIIème Arène, etc2. Le 7ème et ultime volume, paru en France le 18 septembre 2019, correspond à la VIème Arène. Le manga est classé comme shônen. On en relève le rythme de parution, relativement lent en regard des standards du manga.
3Le dessin, plus que le scénario, passe pour être le point fort de Kakizaki. Bestiarius est à cet égard la première série pour laquelle il n’opère pas avec un scénariste, mais construit seul l’histoire. L’originalité en est de mêler un cadre historique antique historiquement défini (la dynastie flavienne3) avec des éléments de fantasy, en particulier avec des monstres. La coexistence des uns et des autres fournit au récit son ressort essentiel aussi bien qu’une partie de sa morale, tournée autour de l’acceptation de l’altérité, de la construction des identités, de la puissance des liens entre individus… On en retiendra aussi la construction narrative : assez éclatée, apparemment désorganisée, elle développe dans un premier temps des histoires indépendantes qui sont en définitive autant de fils qui ramènent toujours au(x) même(s) lieu(x)4. Restent les clichés nombreux, les schémas narratifs répétitifs, les péripéties prévisibles…
4Au total, le manga, qui marque le premier essai de Kakizaki, autrement connu pour ses seinens, dans le shônen, reste typique de sa manière : l’intérêt pour la psychologie humaine, le sens du devoir et des responsabilités se mêlent à un goût pour les scènes sanglantes5, ce que favorisent la représentation du milieu de la gladiature et le grand nombre de combats. S’y ajoute un trait habituel du mangaka : le manichéisme, presque caricatural des personnages6.
5L’Arène, comme lieu du récit
6L’Arène où s’affrontent les combattants n’est pas autrement nommée ; son image scande le récit, représentée en vue panoramique ou dans sa section supérieure (avec ou non évocation des clameurs qui s’échappent de l’intérieur)7. Ces vignettes ont le plus souvent valeur de transition ou de pause narrative, plus rarement de relance dramatique. Quoi qu’il en soit, leur régularité inscrit durablement le lieu dans la thématique que développe le manga. En effet, de façon globale – et l’on retrouve là le manichéisme saillant chez Kakizaki –, la narration oscille entre deux lieux, qui sont l’antithèse l’un de l’autre. D’une part, il y a la région et la vallée d’Hebden, dans l’île de Bretagne, où monstres et humains aspirent à vivre ensemble en paix et libres, un havre qui ne connaît la violence que par la faute de l’inextinguible soif de conquêtes de Rome8. De l’autre, la ville même de Rome, foyer de cette violence et pour ainsi dire symbole du mal, lequel s’incarne précisément dans l’Arène, émanation par excellence de la Ville corruptrice et sanguinaire9, où se déroulent des exécutions arbitraires et sont produits des combats sans merci entre monstres et humains. Souhaité seulement par et pour les Romains, ce lieu reste étrange/étranger aux habitants d’Hebden. Ainsi, tandis que les Romains font irruption par intrusion sur les terres des monstres, les monstres, eux, ne vont à Rome et ne participent aux spectacles de l’Arène que lorsqu’ils y sont menés par la force ou le devoir, contraints de s’y livrer, pour le plaisir des Romains et la gloire de l’empereur, à une violence sans objet qui contrarie leur nature. Cette présence, souvent forcée, des héros à Rome ou dans l’Arène10 est source d’une tension dramatique qui n’est dénouée qu’au terme de péripéties leur permettant de s’en échapper. Les trois premières Arènes se terminent ainsi par la fuite (par les airs et grâce à la Wyverne, dragon protecteur d’Hebden) des héros loin de l’Arène11.
7Cette opposition entre les deux lieux, soulignée par certains contrastes entre planches (par exemple dernière planche III.14 et première planche III.15), rythme la narration. Ainsi, le récit commence par 6 planches relatives à la conquête de Bretagne, suivies de 4 planches de combats acharnés dans l’Arène ; il se termine pareillement par 5 planches relatives à Rome (combats de gladiateurs sans saveur et assassinat de Domitien) suivies de 6 planches relatives à la Bretagne et au paisible village de la vallée d’Hebden. Le renversement que décrit le manga – d’une vallée d’Hebden en proie à la fureur romaine à une vallée d’Hebden bénéficiant d’une libre tranquillité – se fait en écho constant avec Rome.
8Par ailleurs, à mesure que le récit s’amplifie (Bestiarius, comme Thermae Romae, résulte du développement en récit long de ce qui devait être un one-shot), on observe un rééquilibrage entre les lieux. Rome, lieu pratiquement unique de la Ière Arène, s’efface progressivement devant Hebden ; la IVème Arène ne comporte qu’une scène notable dans l’Arène de l’Vrbs, et la Vème Arène n’en comporte même aucune. Pareillement d’autres lieux de Rome et de l’Italie, sont évoqués : rues de la ville, palais de l’empereur, Sénat, un ludus à Vérone (IIème Arène), un ludus près de Rome (IVème Arène). Trois autres arènes apparaissent : une arène à Vérone (IIème Arène), une arène souterraine où ont lieu des combats officiellement interdits (Vème Arène), une arène désaffectée où sont exécutés des alliés des héros (Vème Arène). Si ces arènes présentent les mêmes caractéristiques que celle de Rome, les ludi ont un statut intermédiaire dans la mesure où gladiateurs humains et non humains s’y côtoient, voire, le cas échéant, y nouent des liens forts, comme c’est le cas pour les deux héros “fil-rouge” du manga, Finn le bestiarius, dont le père centurion a été tué sur le champ de bataille en Bretagne, et la Wyverne, qui va reprendre ce rôle de père.
9À chaque lieu s’attachent des personnages. Les héros, qui portent comme valeurs l’honneur, la famille, l’amitié…, ont un tropisme qui les ramène à la douce vallée d’Hebden12. Domitien, principal “méchant” de l’histoire, présent de manière continue dans chaque grande division de celle-ci, est, lui, associé à la violence de l’Arène13. Enfin, il est des personnages qui, à l’image du ludus, fonctionnent comme des “ponts” entre Rome et Hebden, entre le bien et le mal. Lucius Dias, dont l’histoire fait l’objet de la longue IVème Arène (dont une partie est d’ailleurs précisément située dans un ludus), est un centurion romain qui s’est couvert de gloire lors de précédentes campagnes contre les monstres ; pour cette raison, il est choisi par Domitien pour l’accompagner lorsqu’il se rend en Bretagne ; laissé pour mort par le prince dont il a protégé la déshonorante fuite face aux habitants d’Hebden, il est recueilli et soigné par ces derniers. De retour à Rome, il tente de persuader Domitien de faire la paix avec ces Bretons, mais l’empereur s’empare de sa famille et le force à devenir bestiarius. Lucius s’échappe alors en compagnie de gladiateurs non humains, les conduit en Bretagne et meurt en permettant aux habitants du village de se mettre à l’abri. Il sera passé de bras armé de l’impérialisme à celui de défenseur des singularités du village breton, pour lequel il donne finalement sa vie. On citera aussi Hannibal Barca, un golem, programmé pour être, contre son gré, une machine à tuer14 ; ayant trouvé son libre arbitre, il emploie sa force indestructible à sauvegarder les habitants d’Hebden, dans la communauté desquels il finit par s’intégrer. Ou encore Saeros, fils d’un elfe et de l’impératrice Domitia ; élevé par la Chimère Longinus, il assiste longtemps celle-ci dans son désir de prendre le pouvoir à Rome, avant de mourir en tentant à son tour de protéger la Bretagne.
10Les spectateurs des jeux : empereur et peuple romain
11Empereur durant l’essentiel du récit (sauf dans la IIème Arène dont la majeure partie se passe sous Vespasien, en 73 p.C.), Domitien incarne Rome elle-même15, et c’est précisément lors des spectacles de l’Arène que se réalise le lien qui l’unit au peuple et qui le légitime16. Cette dimension populaire est clairement rendue dans Bestiarius. Pas moins de 168 cases, laissent voir la présence du peuple durant les spectacles, sans compter les vignettes où cette présence est simplement signifiée par la notation de cris s’échappant de l’édifice. Sur 66 de ces 168 cases, le public ne constitue qu’une masse indistincte, en arrière-plan des combattants. Restent néanmoins 102 cases où, sans que les combattants soient figurés, on devine ou voit distinctement les spectateurs. Dans 40 de ces cases, ceux-ci sont représentés de loin, formes stylisées remplissant simplement une section de l’arène. Mais dans 62 autres, nous avons affaire à des plans rapprochés, faisant apparaître en coupe, sur deux, trois ou quatre gradins, des visages anonymes dont les expressions (d’excitation, de dépit, d’admiration, d’étonnement…), explicitées parfois par des phylactères, apparaissent comme le point sur lequel le mangaka focalise l’attention.
12L’analogie avec le chœur tragique vient bien sûr à l’esprit, encore qu’il ne faille pas rejeter une autre analogie, avec le rôle des rumeurs dans les œuvres historiques antiques. Chez Tacite, par exemple, les rumeurs ont en commun avec les inserts de Bestiarius de revêtir une dimension sociale, voire politique17, en puisqu'ils dévoilent la nécessité pour le prince de procurer, à travers les spectacles de l’Arène, ce que souhaite le peuple – “du sang, de la sueur et des cris” (IV.7)18 – et de consolider par là-même son pouvoir.
13Dès le premier chapitre de la Ière Arène, on saisit la jalousie de Domitien lorsque se manifeste l’enthousiasme du peuple envers le bestiarius Finn (I.1) ; un homme sur lequel il n’aura de cesse de vouloir affirmer sa supériorité, jusqu’à la parodie de combat qui occupe le début de la VIème Arène : Domitien est alors censé terrasser devant le peuple son adversaire qui, en fait, ne riposte pas, car il a conclu avec le prince un marché dont le prix est la sauvegarde des habitants d’Hebden (VI.1-2). Dans la IIèmeArène, la victoire du Minotaure et de son frère humain est jugée comme une humiliation pour l’empire et un risque pour Rome elle-même. Il en va de même dans la IIIème Arène, lorsque le Breton Arthur libère, sous les acclamations, celle qu’il aime – et qui a été enrôlée comme gladiatrice (cf. III.15 : “Mon autorité vient d’en prendre un grand coup…”)19. Dans la IVème Arène20, le fait que l’empereur perde dans l’Arène la face devant l’ancien centurion Lucius est un signe de faiblesse et mine son autorité (IV.13) Dans la VIème Arène, le simulacre de combat qu’il a manigancé avec le bestiarius (VI.1-2) se termine par son déshonneur, ce qui “a causé des remous dans l’empire” (VI.3)21. Enfin, à la fin du manga, à la suite de la disparition des monstres, les combats de l’Arène ont perdu leur saveur, ce dont se plaint le public romain ; la scène qui suit est précisément l’assassinat de l’empereur.
14Ainsi, dans la vision que véhicule le manga, la fortune de la dynastie, et même dans une certaine mesure, de Rome elle-même, dépend des combats de l’Arène, de leur qualité, de leur issue. La composition de certaines planches traduit ce mécanisme de pouvoir : au-dessus, une vue de l’Arène – au centre, en deux bandeaux horizontaux, d'une partle peuple romain, dont la notation des cris unifie le reste de la page, et de l'autre l’empereur, qui semble lui aussi en état de transe – en bas, enfin, le combat lui-même. Maîtriser l’Arène, c’est contrôler le peuple et détenir le pouvoir dans l’Vrbs. Deux planches montrant la Chimère Longinus juchée au sommet d’un édifice de spectacle désaffecté (V.7) symbolisent la volonté de ce monstre de s’emparer du pouvoir tout autant que l’état de déréliction dans lequel il laisserait cité et empire s’il y parvenait.
15Bestiarius et l’Antiquité en manga
16La problématique qui se pose aux auteurs de mangas qui situent leurs œuvres dans l’Antiquité est de rendre celle-ci accessible à un lectorat qui n’en a qu’une connaissance approximative22. Parmi les moyens qu’ils adoptent figure la mise en avant d’analogies entre l’Antiquité et le Japon ; exemple bien connu, Thermae Romae met en parallèle thermes romains et onsens nippons. Un autre biais, peut-être mieux approprié au jeune lectorat des shônens, est le recours à la mythologie, à ses fabuleuses créatures, à ses héros et leurs exploits hors du commun : ainsi l’un des pionniers du manga antique, le shônen Seinto Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque, 1986-)23 ou encore, dans le domaine de l’anime, Ulysse 31. Il en résulte souvent des histoires non situées historiquement ou projetées dans un univers de science-fiction (“archéo-SF”)24. Or Kakizaki, tout en puisant au bestiaire mythologique (Chimère, Minotaure…), met en scène un cadre historique romain antique, signifié d’emblée avec autant de précision que l’est par exemple celui de Thermae Romae, ainsi que des personnages historiques (Domitien, mais aussi Domitia, Nerva) qu’il s’efforce (en tout cas pour les deux premiers) de représenter de manière crédible, tout comme il figure Rome de façon vraisemblable ou que la représentation des costumes traduit quelque effort de documentation. En fin de récit, l’évocation d’une sorte de damnatio memoriae qui aurait frappé les monstres (VI.9), dont le souvenir serait passé aux oubliettes de l’Histoire25, fait penser au procédé par lequel les auteurs d’“Astérix” invoquent les Commentaires de César et le désir de ce dernier de ne pas ternir son image pour expliquer l’ignorance par l’Histoire de l’irréductible village gaulois26.
17Certes, il y des erreurs historiques – certaines évitables avec un minimum de recherche d’information27 –, certes le Nerva du manga n’a rien à voir avec les portraits qui nous en ont été laissés, certes on tenterait en vain de faire coïncider les vues de Rome avec les tentatives de restitution “réalistes” en 3D qui en ont été faites, certes, l’historien de l’Antiquité ne manque pas d’être quelque peu déconcerté en découvrant Hannibal en golem ; il n’empêche qu’il y a une volonté affirmée d’utiliser un cadre historique, le Haut-Empire romain, appréhendé à travers le prisme des jeux de gladiateurs, et ce choix même ne peut être tenu pour indifférent.
18Outre Bestiarius, deux mangas suivent une trame qui mêle Haut-Empire et gladiature. Tous deux sont, à la différence de Bestiarius, des seinens28.
19Cestus, la légende de la boxe, de Wazarai, se décline en deux mangas successifs, Cestus I (Kento Ankokuden Cestvs, 1998-, 154 chap.) et Cestus II (Kendo Shitouden Cestvs 2012-, une centaine de chap.) ; il s’attache à un jeune gladiateur, Cestus, dont le destin s’entrecroise avec ceux d’un jeune combattant libre, Ruska (Lusca), et de l’empereur Néron. L’ancrage est historique et néronien, mais le récit développe plutôt l’aspect dynastique du règne, livrant de l’empereur une image nuancée, presque positive (cela reste toutefois à relativiser par le fait que l’histoire se situe aux débuts du règne). L’arrière-plan politique des jeux n’est pas développé ; ainsi les vignettes montrant les réactions du public renvoient uniquement à un sentiment face au spectacle et non, comme dans Bestiarius, à une opinion sur le gouvernant. Ce sont les combats qui retiennent en priorité le mangaka, lequel s’attarde même à expliquer diverses techniques de boxe.
20Dans Virtus de Gibbon et H. Shinanogawa (2008-2009)29, la confrontation entre Rome et le Japon prend, comme dans Thermae Romae, la forme d’une translation dans le temps : des prisonniers japonais sont projetés dans le Colisée durant le règne de Commode ; amenés à se battre, ils remportent, de multiples victoires en s’appuyant sur des techniques de judo. Si les combats occupent une grande place en raison de leur potentiel récréatif, leur dimension politique n’est pas occultée, comme l’indiquent les réactions prêtées à la foule, dont certaines visent l’empereur. Plus largement, les héros japonais apparaissent comme des sortes de sauveurs de l’empire romain, auquel ils rendent ses valeurs ancestrales (cf. sur la couverture “Des sables de l’arène émergera le sauveur de Rome”). Parmi ces valeurs, émerge la uirtus, assimilée dans le manga aux valeurs les plus traditionnelles du Japon, et tout particulièrement au yamato, premier nom du Japon impérial30. En ce sens, la rencontre entre une Rome dégénérée et un Japon pétri de valeurs véhicule un éloge nationaliste de la supériorité du Japon31. Dès lors, si, dans Virtus, le contexte impérial romain débouche sur une condamnation de son déclin moral, le principe même d’un impérialisme n’est pas contesté, au contraire, il est exalté par l’allusion à l’empire japonais.
21Dans Bestiarius, par contre, l’Arène, davantage mise en évidence comme lieu que dans les autres mangas cités32, apparaît comme le biais à travers lequel le mangaka condamne l’impérialisme. En effet, si l’action hors Rome se concentre surtout en Bretagne, d’autres lieux de l’empire sont évoqués au gré du récit : la Crète (IIème Arène), une bataille non située contre les Reptiliens (IVème Arène), les mines de Las Medulas en Hispanie (IVème Arène), une garnison en Dacie (Vème Arène) …, invariablement en relation avec des actes de répression, de mainmise ou de volonté de mainmise romaine. Les combats de l’Arène eux-mêmes consistent à contraindre des hommes qui ne veulent pas de Rome, et auraient voulu s'en tenir éloignés, à s’affronter à mort pour la distraction des Romains et, considérés sous cet angle, ils peuvent pratiquement être tenus pour un substitut de conquête. Ils en figurent en tout cas une sorte de produit dérivé, et c’est à ce titre que les héros s’y opposent ; au vain sacrifice de leur vie que veulent leur extorquer les vainqueurs, ils opposent un sacrifice librement consenti pour la liberté des assujettis, cause au service de laquelle, à l’instar des personnages des 7 Samouraïs, la plupart des principaux héros de l’histoire (Arthur, Lucius Dias, Finn, la Wyverne…) perdent la vie. Mais aucun ne la perd dans l’Arène ; la plupart périssent sur la terre bretonne pour préserver la liberté du village d’Hebden. Ils démontrent alors que l’héroïsme vrai n’a rien à voir avec celui de l’Arène. En V.7, une double-page faisant figurer “ceux qui sont vraiment forts” ne retient aucune scène qui, par son décor, rappelle l’Arène. Dans ce contexte aussi, le choix de la Bretagne comme lieu du récit ne s’explique pas seulement par son potentiel mythologique à connotation médiévale ; historiquement, il renvoie à Boudicca, à Calgacus, à une tradition de résistance à Rome commencée dès les premières incursions de César33… Tout cela pose la libertas comme la valeur majeure du manga34, et sur ce point, celui-ci se présente à l’opposé de Virtus. De même, la mise en avant dans le manga d’une telle valeur “universelle” explique que la dimension strictement japonaise y soit estompée, cédant le pas devant des considérations à plus vaste échelle, en écho à des phénomènes comme le colonialisme ou même le génocide35.
Bibliographie
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Giovénal, C., Krings, V., Massé, A., Soler, M. et Valenti, C., éd. (2019) : L’Antiquité imaginée. Les références antiques dans les œuvres de fiction (xxe-xxie siècles), Bordeaux.
Ducret, P. (2016) : “Le Japon contemporain, véritable héritier de la Rome antique ?”, Cases d’Histoire, numéro 5, http://cdhlemag.com/2016/04/le-japon-contemporain-veritable-heritier-de-la-rome-antique/.
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Scapaticcio, M. C. (2017) : “‘Ils sont fous ces Romains !’: Asterix, Le papyrus de César, e la trasmissione della conoscenza”, Classio Contemporaneo, 3, 13-27.
Notes de bas de page
1 À partir de l’épisode 4, la publication se poursuivra dans le magazine Shonen Sunday S du même éditeur (Shogakukan).
2 Ci-dessous, le renvoi au manga se fera par la mention de l’“Arène” concernée en chiffre arabe et en italiques, suivie de celle du chapitre en chiffre arabe ; par ex. III.5, soit le chap. 5 de la IIIème Arène.
3 À l’exception de la IIème Arène, dont le début est situé en 58 p.C.
4 Le recours fréquent à l’ellipse narrative, parfois reproché à Kakizaki, se marie très bien à ce dispositif et permet notamment de passer aisément d’une époque à un autre, d’un lieu à un autre.
5 Aujeu 2015.
6 Par ex. Aujeu 2015 : “le clivage entre le bien et le mal est d’une redoutable intensité dans les mangas de Kakizaki”.
7 24 représentations de la totalité de l’édifice, 13 d’une partie de celui-ci.
8 Cette idée est récurrente notamment dans la IVème Arène, une fois que les héros ont installé un village dans la région d’Hebden.
9 Cf. III.6 : “sur le sable du lieu le plus emblématique de Rome”. Aussi, par ex., V.7 : “Pour ceux qui vivent par l’épée… il n’y a pas de meilleur endroit pour mourir”.
10 Par ex. IV.11 (propos d’un gladiateur) : “Cela ne ressemble pas à un havre de paix ici”, l’idée de havre de paix pouvant renvoyer à l’image donnée d’Hebden.
11 De même, à la fin de la IVème Arène, d’anciens gladiateurs désertent l’Arène pour se rendre en Bretagne.
12 Le dispositif est en place dès la Ière Arène : en I.1, Finn et la Wyverne Durandal échangent dans le ludus ; Finn l’humain, qui a perdu son père à 4 ans – tué d’ailleurs au combat par la Wyverne – demande à celle-ci : “Et toi… tu n’as pas envie de rentrer chez toi ? dans la vallée d’Hebden… en Albion ?” ; ils élaborent à ce moment le projet de s’y rendre ensemble ; plus loin dans le chapitre, Finn ajoute “Si la vallée d’Hebden est ta patrie… c’est la mienne aussi”.
13 Au fil des chapitres, Domitien est flanqué de conseillers, présents aussi aux combats, et qui le renforcent dans sa recherche d’une popularité passant notamment par la satisfaction du peuple dans l’Arène : Ariane dans la IIème Arène, Lépide dans la IIIème, Solonius dans la IVème, Domitia dans la Vème et la VIème, autant d’ennemis des monstres et des bestiarii, qui échouent les uns après les autres et connaissent un sort funeste, à l’instar de Domitien lui-même, qui est assassiné dans l’ultime chapitre de la VIème Arène.
14 Cf. Scapin & Soler dans ce volume.
15 Cf. IV.8 : “La vie de César est la vie de Rome” ; VI.3 [propos de Domitien] : “Quelque soit le danger qui menace, Rome triomphera toujours et tant que le plus puissant des empereurs sera à sa tête… le mal ne prendra jamais le dessus”. Inversement, Domitien incarne aussi l’opposition la plus acharnée aux habitants d’Hebden ; par ex. IV.3 : “Tant que cet homme vivra, nos souffrances n’auront pas de fin”.
16 29 cases le représentent de manière reconnaissable dans sa loge, face aux spectacles ; dans la VIème Arène, il descend lui-même dans l’Arène pour y combattre Finn.
17 Autin 2019.
18 Aussi V.7 : “cette odeur de sable imprégné de sang et de sueur”.
19 La mort d’innombrables esclaves dans l’Arène avait du reste été donnée elle-même comme explication à l’ascension de Lépide (ancien gouverneur de Bretagne) au Sénat (III.6), autre signe que les carrières politiques se jouent pendant les spectacles de l’Arène.
20 Déjà après l’échec de son expédition en Bretagne, Domitien apaise le mécontentement en organisant un combat à mort dans l’Arène (IV.7), indice également du lien entre autorité impériale et combats de gladiateurs ; sur ce lien, cf. aussi IV.8.
21 Aussi VI.3 : “Saeros a levé la main sur l’empereur devant toute la ville… ce qui a dû éroder la confiance de beaucoup de monde envers la dynastie…”.
22 Buchet 2019, 2 parle de “pont culturel”. Plus largement sur l’adaptation de mythes occidentaux dans le manga, Chappuis 2008.
23 1986- pour la publication au Japon, 1997- pour la publication en France, où c’est néanmoins l’anime, diffusé dès 1988, qui est le plus connu.
24 Sur l’archéo-SF, Aziza 2008, 178 ; aussi Devillers 2019, 201 ; on peut signaler comme exemples les séries relevant de l’univers des “Chroniques de l’Antiquité galactique”, scénarisées par V. Mengin entre 2004 et 2012.
25 Aussi IV.1 : “Huit mois plus tard, en avril 88, les créatures hybrides, prisonniers inclus, avaient été reléguées aux oubliettes de l’Histoire”.
26 Cf. spéc. Le Papyrus de César ; cf. Scapaticcio 2017 ; aussi Devillers 2019, 181.
27 Un Lépide est représenté comme gouverneur de Bretagne sous Vespasien (IIIème Arène) ; la liste des gouverneurs de Bretagne est bien connue, consultable sur wikipedia et il n’est guère difficile de vérifier qu’il n’y a pas eu de gouverneur de ce nom sous les Flaviens. Cf. aussi IV.13 : “la longue [sic] dynastie flavienne” qui pourrait bien s’éteindre avec Domitien ; V.1 : Nerva comme précepteur de Domien ; V.3 : il est question d’une garnison en Dacie sous Domitien (la Dacie est devenue province sous Trajan)…
28 Cela explique peut-être qu’ils soient plus volontiers retenus dans les listes des mangas romains antiques. Par ex. Galeani 2017, 29 n. 9 (liste qui ne reprend pas Bestiarius). Cf. aussi Bouet & Cadiou 2018, 232 : “On doit mettre à part Bestiarius […] qui avec ses dragons et ses créatures fantastiques, relève davantage du genre de l’Heroïc fantasy”. Cela dit, sur le fait qu’il ne faut pas surévaluer cette différence seinen/shônen, le clivage majeur dans les librairies nippones restant le clivage filles/garçons/adultes/pornographiques, cf. Guilbert 2012, 32.
29 À ne pas confondre avec Virtus de G. Tagame (2007), yaoi (manga gay), sur les rapports sado-masochistes entre un gladiateur novice et son instructeur ; le récit (érotique) est antique, mais ne semble pas être autrement situé dans le temps, ni impliquer de personnages historiquement attestés.
30 Sur ce rapprochement, S. Naeco in : chimeresharoko.blogspot.com/2014/04/.
31 Ducret 2016 : aussi Bouet & Cadiou 2018, 238. Voir aussi Scapin & Soler dans ce volume.
32 Récurrences des représentations en vue totale ou partielle de l’extérieur de l’Arène ; supra.
33 L’Occident est du reste souvent évoqué dans le manga japonais pour incarner les valeurs de la guerre ; dans ce sens, Chappuis 2008, 64-65.
34 VI.1 (Finn) : “C’est mon dernier combat pour la liberté !”.
35 Le manga évoque celui des monstres ; cf. IV.1 ; 9 ; VI.7.
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Tradition et innovation dans l’épopée latine, de l’Antiquité au Moyen Âge
Aline Estèves et Jean Meyers (dir.)
2014
Afti inè i Kriti ! Identités, altérités et figures crétoises
Patrick Louvier, Philippe Monbrun et Antoine Pierrot (dir.)
2015
Pour une histoire de l’archéologie xviiie siècle - 1945
Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich
Annick Fenet et Natacha Lubtchansky (dir.)
2015