Double décentrement japonais et romain : pour une lecture littéraire du manga Thermae Romae
p. 233-243
Texte intégral
1Profitant de la popularité du manga auprès d’un jeune lectorat, les enseignants d’histoire et de latin semblent de plus en plus enclins à utiliser des planches de bande dessinée japonaise afin d’attiser l’intérêt des élèves. Thermae Romae est l’un des titres les plus recommandés sur les carnets de recherche de la plateforme OpenEdition ou sur les sites d’association d’enseignants1. Son succès dans le monde enseignant est parallèle à la patrimonialisation du manga, entré dans les textes officiels depuis 2016.
2Mais l’inclusion scolaire de ce titre se fait au détriment de plusieurs éléments. Comme d’autres bandes dessinées, elle n’est bien souvent que le prétexte à mettre en image l’Antiquité dans des conventions graphiques censées être en vogue. Cette réduction à une documentation illustrée va de pair avec une méconnaissance du manga qui propose de nombreux genres à visée didactique ou informative2. Il est étonnant que les enseignants choisissent une série de divertissement destinée à un lectorat adulte au lieu de proposer des planches d’œuvres destinés à un public enfant3 ou de mangas éducatifs4.
3La richesse du récit proposant un double décentrement humoristique est également négligée. Le héros Lucius est un Romain projeté dans le Tokyo de 2009 ce qui permet à la fois de dresser des parallèles entre Orient et Occident et de montrer des différences temporelles. L’œuvre destinée à un public japonais repose sur des ressorts comiques perçus différemment en France. Si le lectorat original peut rire de Lucius découvrant les toilettes automatisées habituelles au Japon, les lecteurs français peuvent s’identifier au Romain et être déconcertés par ce qui est familier pour ceux-ci. Comme les autres œuvres de Mari Yamazaki, ce manga invite à questionner le familier en présentant des manières de vivre différentes dans une perspective cosmopolite5. Le voyage dans le temps et l’espace est un topos narratif permettant d’interroger le présent et il nous semble que cette perspective peut être féconde pour comprendre notre rapport à l’Antiquité. Nous tenterons de faire une lecture littéraire de ce manga en tenant compte à la fois des processus de narration sérielle, d’une poétique du support et d’une approche interculturelle. Après avoir rappelé de quelle manière la décontextualisation et les formats de publication français modifient la perception de l’œuvre traduite, nous apporterons des éléments pour comprendre l’inclusion de la série dans un écosystème de production culturelle différent, afin de mettre en relief l’art de la mise en relation et de la réflexion critique à travers l’humour.
Décontextualisation et reformatage de l’œuvre
4Comme pour la majorité des productions artistiques, le passage d’un pays à un autre ne se fait pas sans déformation, le transfert culturel opérant une reconfiguration de la réception en fonction du public local. Dans le cas de Thermae Romae, la décontextualisation opérée lors de la traduction et l’édition en France engendre de nombreux malentendus qu’il faut souligner avant d’étudier réellement l’œuvre comme texte à part entière. Ces déformations sont assez symptomatiques de celles qui affectent d’autres œuvres de littérature étrangère, que ce soit des romans ou des bandes dessinées6.
5Même si le médium est souvent considéré comme un support de lecture privilégié du jeune public, les études récentes montrent une distinction entre les types de bande dessinée selon l’âge du lectorat : si l’album est lu par un public de plus de 40 ans, les autres catégories sont bien plus présentes dans les générations plus jeunes7. Toutefois cela ne signifie pas que tous les mangas sont conçus pour des enfants. Se distinguant du shônen ciblant les garçons et constituant la majorité de la production, la catégorie des seinen vise un lectorat de jeunes adultes, tandis que les kodomo sont destinés aux enfants. Même si ces segmentations éditoriales ne correspondent pas toujours au lecteur réel, elles ont un impact direct sur le type de récit, les thèmes abordés ou le graphisme.
6Si au niveau des ventes, l’hégémonie du shônen reste incontestée, au niveau de la médiatisation à travers la presse les seinen prédominent8. Cela entretient une image distordue de la réalité des pratiques qui se reflètent dans les lectures recommandées par l’institution scolaire : les titres seinen sont très largement représentés dans les textes recommandés par Eduscol et dans la base de données L@BD du CNDP. Ce contexte médiatique explique sans doute pourquoi Thermae Romae est considéré comme une lecture pour collégiens alors qu’il se destine en réalité à un public de jeunes adultes9. Plus encore, la série est publiée dans Comic Beam, mensuel dont la diffusion représente moins de 1% de celle des hebdomadaires de shônen. Autrement dit, Thermae Romae est un titre alternatif très éloigné des lectures réelles du jeune public.
7Outre ce décalage entre le public présumé et le lectorat réel, le titre est souvent présenté comme un récit historique sur lequel l’enseignant pourrait s’appuyer pour en extraire des illustrations. Il nous semble que prendre Thermae Romae comme document iconographique sur l’Antiquité est aussi saugrenu que de s’appuyer sur Un Yankee à la cour du roi Arthur de Mark Twain comme témoignage de la vie féodale anglaise : dans les deux cas, il s’agit d’un récit comique reposant sur le décalage et une représentation quelque peu caricaturale. Même si le personnage principal (Lucius Modestus) est un Romain vivant au temps d’Hadrien, il passe plus de temps à découvrir le Japon contemporain qu’à déambuler dans le monde antique. Ainsi la seule case représentant les latrines (t. I, p. 133) n’est présente que comme contrepoint dans un chapitre consacré aux toilettes modernes : siège avec abattant automatisé, musique d’ambiance et jet d’eau lavant sont bien plus longuement représentés, en vue de montrer l’émerveillement du Romain face à ces technologies.
8Plus encore, les textes entrecoupant les chapitres et présentant les recherches de l’auteure ne sont en rien originaux par rapport à la démarche d’autres créateurs de manga. Dans le cas du shônen Silver Spoon, Hiromu Arakawa a visité des lycées agricoles, interrogé les élèves et fait des récits de ces visites documentaires à la fin de ses mangas. La recherche iconographique est inhérente à toute création de bande dessinée afin de créer des effets de réel, d’accentuer la vraisemblance et d’immerger le lecteur dans le monde fictif. Cette documentation est d’autant plus importante dans un récit comique jouant sur le contraste entre la réalité quotidienne des Japonais et celle des habitants de la Rome antique. L’exactitude des quelques données historiques sur la vie de l’empereur Hadrien est d’autant plus importante pour l’effet de réel que le reste de l’intrigue est totalement fantaisiste. Toutefois, celle-ci est sans commune mesure avec l’appareil critique mis en œuvre dans Manga Nihon no rekishi (Histoire du Japon en manga), véritable manga à visée didactique, commandité par le ministère de l’éducation et de la culture japonais et réalisé en collaboration avec une équipe d’historiens10. Seuls quelques titres à visée pédagogiques ont été publiés en français et ils ne figurent pas parmi les textes recommandés par l’institution scolaire11.
9Ce double reformatage de Thermae Romae lors de sa réception et de son utilisation pédagogique en France comme récit historique pour collégiens est favorisé par plusieurs éléments. Contrairement à ce qui se passe dans l’aire universitaire anglophone, peu d’études académiques sont consacrées au manga, ce qui a pour conséquence une relative méconnaissance du contexte de production japonais et de son importance sur les récits. Cette lacune donne d’autant plus d’ampleur aux discours d’escorte des éditeurs qui cherchent de nouveau relais de croissance en diversifiant leur lectorat auprès des adultes réfractaires aux shônen. Outre Thermae Romae, d’autres titres seinen couvrant des périodes historiques ont ainsi été présentés dans des revues spécialisées comme Histoire et Historia afin de toucher un public adulte peu enclin à lire des mangas. Pour leur faciliter la prise en main, les éditeurs publient d’ailleurs des versions en grand format cartonné et dans le sens de lecture français12. Il est étonnant que cette modification graphique majeure ne soit pas relevée dans les conseils de lecture comme si seuls le contenu des dialogues et la trame événementielle avaient de l’importance, amputant la bande dessinée de sa spécificité en tant que médium hybridant texte et image13.
10Outre l’importance du discours paratextuel de l’éditeur dans la médiatisation auprès du public et sa reprise par l’institution scolaire, les méthodes d’enseignement en lettres ont également pu favoriser la reconfiguration de saynètes comiques pour adultes en roman graphique historique pour enfants. En effet, la perspective déterritorialisée et anhistorique adoptée tend à effacer les dispositifs de production et les contextes culturels. Or il n’est pas sûr que les outils et les catégories littéraires s’appliquent sans distorsion aux productions culturelles non occidentales14. Plus encore, la structuration des mangas selon le principe rhétorique du kishotenketsu étant inconnu des lecteurs occidentaux15, ceux-ci ont souvent l’impression que les récits font se succéder des événements non ordonnés.
11La décontextualisation de l’œuvre lors de sa traduction et sa commercialisation auprès d’un public auquel elle n’était initialement pas destinée entraînent ainsi une série de reconfigurations par l’éditeur, la presse et les institutions. Celles-ci doivent être soulignées afin de comprendre la réception initiale et ne pas créer d’interprétation biaisée par une forme d’européanocentrisme qui facilite l’instrumentalisation de l’œuvre à des fins documentaires dans le cadre scolaire.
Recontextualisation indispensable
12Analyser Thermae Romae en tant qu’œuvre à part entière, et non comme un simple support documentaire iconique, impose de recontextualiser le récit dans le dispositif médiatique de publication et dans son contexte culturel.
13Publié de manière irrégulière dans un magazine mensuel, Thermae Romae n’est devenu une publication régulière que tardivement, et les chapitres indépendants n’ont été publiés en six recueils qu’après le succès de la parution en presse16. Cette forme de diffusion explique en grande partie le caractère répétitif des chapitres dans les premiers volumes qui suivent le même schéma narratif : Lucius est confronté à un problème dans l’empire romain ; il se retrouve par inadvertance dans le Japon contemporain et découvre un nouvel élément lié aux bains ; il retourne dans l’Antiquité pour appliquer avec succès ce qu’il a appris. Destinés à être lus de manière indépendante et irrégulière, ces chapitres paraissent d’autant plus répétitifs lorsqu’ils sont regroupés dans un même volume et lus les uns à la suite des autres, l’aspect sériel étant renforcé par la mise en recueil.
14A contrario, à partir du vol. 4, le récit devient un feuilleton à suivre, les chapitres ne pouvant pas aussi facilement être détachés les uns des autres. Les saynètes accumulant les gags laissent place à une romance assez convenue, jouant sur le décalage entre les deux amoureux. Ce changement de régime narratif amorce également une série de renversements. Alors qu’il ne faisait que de courts séjours au Japon, Lucius reste plusieurs jours dans une station thermale avant de ne plus pouvoir repartir dans le futur. Face à Lucius, captivé par la technologie moderne, apparaît le personnage féminin de Satsuki, Japonaise fascinée par la Rome antique, le couple formant un chiasme parfait. Par ailleurs, après le chap. 30, Lucius reste dans son monde, tandis que les voyages temporels sont réalisés par les Japonais (Satsuki et son grand-père). Enfin, les copies romaines d’objets modernes élaborées par Lucius dans les premiers volumes deviennent des artéfacts antiques exhumés par Satsuki lors de fouilles archéologiques (chap. 36). Au chap. 1, une bouteille industrielle de lait aromatisé était ramenée de Tokyo et reproduite par des artisans antiques ; au chap. 36, ces répliques sont découvertes par les archéologues. Le retour de ces objets souligne la boucle formée par le récit.
15Outre l’importance du mode de publication sur le récit, il faut insister sur la tonalité comique qui influe fortement sur l’œuvre au niveau graphique. Celle-ci se perçoit notamment dans les illustrations en couverture des recueils, détournement parodique de sculptures antiques célèbres. Le Doryphore de Polyclète tient une serviette de bain et une bassine en bois au lieu d’avoir une lance, la Vénus de Milo a de nouveau des bras mais c’est pour mieux se sécher les cheveux avec un appareil électrique, Laocoon (sans ses fils) n’est plus attaqué par des serpents, mais se lave la tête avec un couvre-chef en plastique. Outre le décalage temporel, ces œuvres d’art sont ramenées dans un univers plus trivial, l’hygiène remplaçant l’épique. Cet aspect burlesque peut néanmoins passer inaperçu si les références iconiques ne sont pas connues du public.
16D’autres juxtapositions humoristiques jalonnent les chapitres, mais ne sont sans doute toujours perçues par le lecteur occidental. Aux compétences liées à une culture visuelle, il faut en effet ajouter des connaissances liées au Japon. L’image de Hideyo Noguchi, figurant sur le billet de mille yens, est détournée avec l’ajout d’une toge et d’une couronne de lauriers au chap. 13. Le T-shirt que revêt Lucius aux chap. 16 et 17 est un souvenir touristique avec en image le Pavillon d’Or de Kyoto. La situation du temple au milieu d’un plan d’eau inspire au Romain l’idée d’une statue de Diane sortant de son bain, le bâtiment bouddhique servant de modèle à l’aménagement d’un jardin privé antique. Ces quelques exemples montrent à quel point l’humour dans l’œuvre ne peut être analysé sans une mise en contexte et une attention particulière aux références artistiques et japonaises.
17Des codes graphiques récurrents dans les mangas sont également utilisés pour souligner certaines émotions dans Thermae Romae et ils ne sont interprétables que dans le contexte de cette production culturelle. Ainsi, pour signifier le contentement de Lucius lorsqu’il est assis sur des toilettes et qu’un jet d’eau le nettoie (chap. 4), des fleurs sont représentées dans les cases, faisant disparaître le décor en faveur d’un arrière-plan expressionniste (t. I, p. 135). Ces changements graphiques rompant avec la mimésis au profit d’une mise en image exagérée et symbolique des émotions sont typiques des shôjo manga et se sont propagés dans tous les types de manga. Dans ce chapitre, la disparition du décor, l’apparition des fleurs et l’absence de contour de la vignette forment l’équivalent d’un fondu enchaîné au cinéma. Le personnage donne l’impression de disparaître progressivement de la page, ce qui correspond également à son retour dans l’Antiquité. Les trois cases suivantes représentent les Japonais ouvrant le local et constatant sa disparition. Cet exemple souligne l’importance d’une connaissance du médium et de ses codes afin de mieux apprécier la mise en case du récit.
18En dehors du contexte de publication, des références et des conventions iconiques, étudier une œuvre pour elle-même, et non comme prétexte documentaire sur l’Antiquité, suppose qu’elle soit replacée dans une intertextualité et un genre afin d’en montrer les spécificités. En l’occurrence, Thermae Romae est à la fois un récit de fantasy sur le thème du voyage temporel et une exploration des différences culturelles.
19Les mangas reposant sur ce topos sont extrêmement nombreux et l’on peut considérer Sora wa Akai Kawa no Hotori de Chie Shinohara (Shogakukan, 1995) comme une sorte de précédent17. Selon U. Heinze, il serait possible de classer ces récits selon trois catégories en fonction du rapport au temps des personnages. Dans le premier cas, les héros cherchent à contrôler et préserver le cours du temps avec un appareillage technologique conséquent. Dans la deuxième catégorie, les personnages sont beaucoup plus en proie aux aléas, et les récits permettent de vivre dans un monde alternatif avant un retour à la chronologie orthodoxe. Enfin, dans le dernier type de récit, le voyage dans le temps est l’occasion d’une exploration plus personnelle, une plongée dans ses émotions. Pour Heinze, Thermae Romae appartient à cette dernière veine : “This manga is not about the historical or political problems of ancient Rome, but about the personal problems of an individual in globalised contemporary society”18.
20Le topos du voyage dans le temps permet également de mettre en lumière les différences interculturelles, ce thème étant de plus en plus populaire dans les mangas à mesure que les métissages augmentent19. Dans un genre proche, il est possible de citer My Darling Is a Foreigner (Dârin wa Gaikokujin)20, série de manga dessinée par Saori Oguri et mettant en scène de façon humoristique les différences culturelles au sein de son couple avec un mari américain21. Il existe une version bilingue traduite par le mari de l’artiste. Dans À nos amours (Jean-Paul Nishi, Kana, 2017), la situation est en quelque sorte inversée puisque l’épouse est cette fois-ci française et le mari un dessinateur japonais. On peut ajouter à cette liste Nihonjin No Shiranai Nihongo (“Le japonais que les Japonais ne connaissent pas”) qui met en scène une enseignante face à des étudiants étrangers22. Le manga est l’occasion de décortiquer la langue en se servant des malentendus et erreurs des élèves23. Ces divers mangas humoristiques mettent ainsi en cases les différences entre les pratiques culturelles et dans le même temps, ils tendent à valoriser des éléments qui pourraient paraître totalement triviaux. Ainsi, dans Thermae Romae, le voyage temporel est avant tout l’occasion de réenchanter le quotidien, le lecteur japonais redécouvrant les objets et les pratiques ordinaires à travers le regard émerveillé de Lucius24.
21La recontextualisation du manga de Yamazaki nous permet ainsi de mieux comprendre en quoi Thermae Romae est moins un roman historique en manga qu’un récit de fantasy basé sur le topos du voyage dans le temps et une œuvre intimiste et contemporaine où l’auteure traite avec humour les décalages entre les civilisations.
L’art de la mise en relation
22Destiné initialement aux lecteurs de la revue Comic Beam, l’œuvre de Yamazaki permet de donner un éclairage nouveau aux objets du quotidien par le biais d’un regard étranger. La méthode n’est pas neuve que l’on se place dans l’histoire littéraire française ou dans celle du manga : les Persans de Montesquieu introduisent une mise à distance critique pour dépeindre la France du xviiie siècle tandis que les paysans dessinés par Kitazawa Rakuten dans Tagosaku to Mokubê no Tôkyô-Kenbutsu découvrent le Tokyo moderne de l’ère Meiji. L’originalité tient plutôt dans le thème trivial du manga. Si la plupart des œuvres antérieures ont une portée politique ou sociale, Thermae Romae reste très léger dans son propos. Il propose plutôt de célébrer le quotidien et, dans une certaine mesure, des produits industrialisés. En effet, Lucius regarde avec admiration la réalisation parfaite des bouteilles en verre que les artisans romains sont incapables de reproduire. Les babioles produites à la chaîne et vendues dans une boutique de souvenirs deviennent des trésors. Fabriquée pour la très grande diffusion et comportant une série d’équipements standardisés, la salle de bain typique des appartements japonais se transforme en un lieu très sophistiqué. De même, aux yeux du Romain, le plastique revêt des caractéristiques fantastiques.
23Toutefois, le manga n’est pas une simple apologie de la modernité. Lors de son séjour prolongé dans une station thermale à partir du vol. 4, Lucius se fait le défenseur des traditions, aidant les villageois à ne pas vendre leurs propriétés et abandonner leurs pratiques désuètes au profit de la construction d’un nouveau centre touristique. Dans le vol. 5, il expérimente également les bienfaits de la médecine traditionnelle (acupuncture et massage) en faisant connaissance avec le grand-père de Satsuki, qui dans le volume suivant soulage Hadrien lors de ses derniers jours. À travers Thermae Romae, Yamazaki célèbre quelques éléments du mode de vie japonais qu’elle a sans doute d’autant plus regrettés qu’elle habite depuis son adolescence dans des pays occidentaux où les salles de bains et les accessoires sont très différents25. En un sens, le manga modifie la perception du monde en élaborant ainsi un merveilleux du quotidien pour le lectorat japonais.
24La fascination de Lucius pour le monde moderne fait également écho à celle de l’auteure pour l’Antiquité. À travers l’élaboration du manga, Yamazaki a dû faire des recherches sur la civilisation romaine et découvre par exemple l’ingéniosité de leur théorie et de leur utilisation thérapeutique de l’électricité (notes de l’auteure dans le vol. 4). Il y a sans doute plus d’informations documentaires sur l’Antiquité dans les notes de l’auteure insérées entre deux chapitres que dans l’œuvre elle-même. En outre, il est possible de rapprocher l’auteure (japonaise mariée à un Italien) du personnage de Satsuki (figure féminine fascinée par Rome qui finit par vivre avec Lucius dans le monde antique). D’ailleurs, l’adaptation cinématographique de Hideki Takeuchi (2012) accentue ce rapprochement : Lucius rencontre une Japonaise qui devient auteure de manga en racontant les voyages du Romain dans la société moderne.
25L’appréciation de l’œuvre par le lectorat japonais procède d’un double décentrement temporel et géographique lui permettant de mettre en perspective son quotidien et celui des Romains. Mais dans le cadre de sa réception par un public français, l’œuvre de Yamazaki peut prendre un sens légèrement différent puisque le lectorat hexagonal n’est pas familier avec les pratiques japonaises et ne possède sans doute pas toutes les clefs des références humoristiques. Ce qui est habituel pour le public cible original, devient exotique pour le public second de la version traduite : en Europe, il n’y ni toilettes à jet d’eau, ni bloc de salle de bain intégrant douche extérieure et baignoire à battant. Si le lectorat japonais peut rire de Lucius, le public français est bien souvent dans la position du Romain découvrant les bains extérieurs réservés aux singes, les œufs cuits dans les sources d’eau chaude ou les placards intégrés permettant de ranger les futons. Pour le lectorat français, Thermae Romae propose ainsi un double exotisme celui de la Rome antique et celui du Japon moderne.
26Le topos du voyage dans le temps contribue non seulement à relier deux époques et deux cultures différentes pour en saisir les spécificités de manière humoristique, il permet également de mettre en scène la mise en relation en tant que processus cognitif. Lucius analyse toutes les pratiques et objets du monde moderne en fonction de ses préjugés et ses connaissances de Romain. Il croit deviner que les Japonais sont l’un des peuples conquis et que les vieillards rencontrés au chap. 5 sont des soldats (alors que les cicatrices apparentes sont liées à tout autre chose). D’autres interprétations erronées sont destinées à faire sourire le lecteur japonais par leur caractère burlesque. De la même façon, les Japonais interprètent les actions de Lucius de manière erronée, car ils présupposent qu’il s’agit d’un employé d’une firme étrangère venu travailler dans l’archipel. Les préjugés de chaque interlocuteur entravent la rencontre, les stéréotypes influençant les comportements. Le manga épingle ainsi le même procédé de pensée chez le Romain et les Japonais.
27Ces mésinterprétations peuvent également inciter le lecteur à remettre en cause les préjugés et cadres de réflexion à partir desquels il interprète les mondes romain et japonais. Comme Lucius, nous ne sommes jamais à l’abri de biais cognitifs, raccourcis dans les schémas de pensée nous amenant à des conclusions erronées à partir de mauvais présupposés. Ils sont d’ailleurs à l’œuvre lorsque ce manga est réduit au simple récit historique alors qu’il met également en scène des pratiques différentes de celles des sociétés européennes. Mais cette divergence est rendue invisible, car le fait que le lecteur a tendance à croire que toutes les civilisations partagent les mêmes us et coutumes que les siennes.
28Enfin, ce manga nous encourage également à réfléchir sur la relativité du temps. Lorsque Satsuki explique aux archéologues que l’artefact découvert est un chapeau permettant de se nettoyer les cheveux sans que le savon ne coule dans les yeux, ceux-ci pensent qu’elle fait un anachronisme. Il s’agit en quelque sorte d’une influence rétrospective comme si les Romains avaient fait un “plagiat par anticipation” selon une expression de P. Bayard. En l’occurrence dans le manga, il s’agit d’un véritable espionnage industriel et économique du Japon par les Romains, chose d’autant plus ironique pour le lectorat occidental que la culture japonaise a souvent été assimilée à celle de la (mauvaise) copie26. Le manga met en scène le mirage du présent dans le passé en postulant qu’il ne s’agit pas d’une illusion téléologique, mais d’un véritable voyage dans le temps d’un Romain dans le Japon de 2009.
29Cette illusion permettant de confondre les espaces-temps et de les inverser peut se retrouver dans la réception par un public français interprétant le récit à partir de présupposés erronés, l’édition française ne proposant pas de recontextualisation de l’œuvre. Yamazaki ne nie pas la réalité des artefacts, mais elle montre de quelle manière le regard que l’on porte sur eux change leur valeur. Au lieu de définir un caractère intrinsèquement japonais ou romain des artefacts liés aux bains, le manga souligne le processus de mise en relation, opération qui permet à la fois de relever les différences et de faire émerger les convergences. Il met en évidence le primat de la relation sur une ontologie de l’objet, que ce soit une bouteille en verre ou une œuvre culturelle.
30L’apport le plus intéressant de Thermae Romae ne réside pas dans la mise en image de l’Antiquité romaine ou sa fidélité historique au niveau de la représentation d’Hadrien. Manga humoristique jouant sur des éléments bien souvent peu connus du lectorat occidental n’ayant pas de culture visuelle liée au manga ou de références culturelles japonaises, il a pu être perçu comme une simple ressource iconographique pour des cours de latin ou d’histoire. En fait, cette œuvre nous invite à faire un pas de côté et à regarder le monde sous un autre angle afin de découvrir le merveilleux dans le quotidien et la modernité du passé. La mise en relation par le topos du voyage dans le temps et par l’humour souligne à la fois les décalages et les continuités entre les pratiques du bain dans des cultures éloignées aussi bien spatialement que temporellement. Ce manga nous invite donc à un double décentrement afin de nous mettre à la place d’un romain visitant le Japon de 2009 ou d’un lecteur japonais découvrant la Rome antique. La prise de conscience de ces multiples lectures est au cœur de l’approche littéraire : il ne s’agit pas de l’instrumentaliser ou de la figer dans une interprétation, mais de comprendre que celles-ci sont plurielles, l’œuvre étant toujours ouverte.
Bibliographie
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10.4000/recherchestravaux.175 :Notes de bas de page
1 Voir par ex. http://reainfo.hypotheses.org/8231 ou les séquences et propositions de séance de l’association “Arrête ton char” : https://www.arretetonchar.fr/bienvenue-chez-les-romains/ et https://www.arretetonchar.fr/quand-seneque-inspire-les-mangas/. Le manga est également cité à titre d’exemple in : Gallego 2015.
2 Le gakushû manga correspond à ce que les anglophones nomment edutainment (mot valise avec education et entertainment, “éducation et divertissement”). À cette catégorie s’ajoute le jôhô manga (manga informatif) et bien d’autres. Voir à ce sujet Morita 2009.
3 Ainsi la série Saint Seiya, shônen de fantasy mélangeant Japon moderne et mythologie grecque.
4 Ainsi L’Histoire en manga publié chez Bayard en 2017, trad. française d’une série en 12 t. par l’éditeur scolaire japonais Gakken.
5 Voir M. Yamazaki, Un Simple Monde, Pika 2017.
6 À propos des déformations liées à la traduction, on pourra se reporter à Nièvres-Chevrel 2009, 187-209 (chap. : “Récriture : traductions, adaptations”). Dans le cas des traductions de manga, voir Suvilay 2017.
7 Voir Berthou 2015.
8 Voir Suvilay 2018.
9 Sur le site d’“Arrête ton char”, Thermae Romae est présenté comme une œuvre destinée à un public de collégiens, alors qu’il s’agit d’un seinen manga. Voir https://www.arretetonchar.fr/thermae-romae-tome-01/.
10 Shôtarô Ishinomori (créateur des séries à succès Cyborg 009 et Kamen Rider) est le dessinateur de cette série en 48 t. publié entre 1989 et 1993 par un éditeur académique (Chûô Kôronsha). Voir à ce sujet Rosenbaum 2016. Sur la question plus large de la représentation de l’histoire dans le manga, voir Rosenbaum 2012.
11 Publié sous le titre Les Secrets de l’économie japonaise en bande dessinée chez Albin Michel en 1984, Manga Nihon Keizai Nyûmon (Introduction à l’économie japonaise en manga) est l’adaptation d’un livre d’économie en feuilleton par Shôtarô Ishinomori, publiée dans un journal économique, Nihon Keizai Shinbun. Les 10 vol. de Manga Science parus chez Pika se destinent à un jeune lecteur et mettent en récit les découvertes scientifiques.
12 Thermae Romae a ainsi été republié en 3 vol. dans le sens de lecture français en 2013.
13 Regarder en miroir une image est une astuce très connue pour relever les erreurs dans un dessin et beaucoup d’artistes ont refusé de voir leurs œuvres inversées lors des traductions.
14 On peut prendre l’exemple du genre autobiographique qui n’existe pas sous la même forme en Asie. Voir Chen Andro et al. 1998.
15 Sur la structuration en kishotenketsu des mangas, voir Berndt 2013.
16 Ce type de distorsion entre la lecture en livre et en presse a déjà été étudié en littérature. Voir Thérenty 2007.
17 Shôjo manga publié en anglais sous le titre Red River ; dans celui-ci, l’héroïne japonaise est aspirée au fond de son bain pour réapparaître dans l’empire hittite durant l’Antiquité, selon un schéma qu’on peut considérer comme inverse de Thermae Romae.
18 Heinze 2012, 178.
19 Désigné par le terme hâfu (prononciation japonaise de l’anglais half “moitié”), les métisses. Voir à ce sujet le documentaire Marya Kunimaru – Hâfu documentary et http://www.hafujapanese.org/ http://hafufilm.com/en.
20 Édité au Japon par Media Factory depuis 2002, la série comporte 3 vol.
21 On peut également citer d’autres œuvres de M. Yamazaki elle-même, mettant en scène des couples mixtes ou une fascination japonaise pour une culture différente comme Un Simple Monde et Pil, tous deux disponibles en français. Dans Italia Kazoku: Fuurin Kazan et Moretsu! Italia Kazoku, elle décrit sa vie quotidienne au sein de la famille italienne de son mari. Sur ce manga et sa veine autobiographique, voir Amano 2015.
22 Créée par Takayuki Tomita et Umino Nagiko, la série compte 4 vol. publiés chez Media Factory depuis 2009.
23 Il est à noter que Dârin wa Gaikokujin et Nihonjin No Shiranai Nihongo sont des mangas qui utilisent les différentes formes d’écriture japonaise pour montrer le degré de compétence linguistique d’un personnage, procédé stylistique difficile à traduire.
24 En un sens, la démarche de Thermae Romae peut rappeler celle des documentaires produits par NHK et mettant en scène Peter Barakan, gaitare (star d’origine étrangère) qui dans chaque émission met en scène son ébahissement face aux pratiques japonaises, que ce soit les modalités de livraison à domicile ou les rituels dans un temple shintô. Toutefois le manga de M. Yamazaki est avant tout un divertissement destiné au lectorat japonais et sans grande prétention pédagogique, alors que l’émission télévisée se veut plus didactique et se destine notamment à un public international.
25 Rappelons que les Japonais prennent généralement leur bain en fin de journée. Ils se lavent avec le pommeau de douche, assis sur un tabouret à l’extérieur de la baignoire. Une fois propres, ils peuvent s’allonger dans le bain conservé chaud par des panneaux recouvrant la cuve. Tous les membres de la famille partagent le bain les uns à la suite des autres.
26 Voir à ce sujet le chap. “Le Japon singe” in : Lucken 2016.
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