Jules Verne et l’Antiquité
p. 175-178
Texte intégral
1Si les romans de Jules Verne font voyager les jeunes lecteurs à travers le monde entier, ils ne l’amènent jamais dans l’Antiquité. La raison en est à chercher, semble-t-il, dans le but et la conception des Voyages extraordinaires
2C’est en 1863, que naissent, au croisement du roman d’aventures et de la littérature de jeunesse, les Voyages extraordinaires. “Ils embrasseront dans leur ensemble, déclare Hetzel, son éditeur, le plan que s’est proposé l’auteur, quand il a donné pour sous-titre à son œuvre celui de ‘Voyages dans les mondes connus et inconnus’. Son but est, en effet, de résumer toutes les connaissances, géographiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous une forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l’histoire de l’univers”.
3Montrer le monde d’aujourd’hui à la jeunesse, c’est à la fois l’instruire et l’amuser, plutôt l’instruire en l’amusant. C’est ce même Hetzel qui, après avoir lancé, en 1843, Le Nouveau Magasin des enfants, le remplacera en 1857, avec Jean Macé (qui fondera en 1886 La Ligue de l’enseignement), par Le Magasin d’Éducation et de Récréation. Lui-même écrivain pour la jeunesse, l’éditeur est avant tout un moraliste et un éducateur : “Dès le matin, j’écris pour les mioches, je mets du lait dans mon encrier. Si je fais de meilleurs petits garçons, ça fera de moins mauvais hommes” (Lettre au général Trochu du 14 juillet 1873).
4Aussi Jules Verne, avec ses “Voyages extraordinaires”, est-il à même de presser – si l’on ose dire – les deux mamelles de la littérature de jeunesse : éducation et récréation. Voyages dans le monde contemporain, certes : aucun de ses romans ne se passe dans l’Antiquité. Et pourtant ! Elle est là, un peu partout, cachée au fond de l’intrigue, à travers ses héros et ses mythes. Et d’abord celui de l’Atlantide.
5Résumons à grands traits l’histoire de l’Atlantide telle que Platon l’a rapportée dans deux traités : le Timée et le Critias. Dans le premier (17a1-27b6), une discussion a lieu chez Socrate entre ses convives, Timée, Critias, Hermocrate, sur la cité juste dont leur hôte a énoncé la veille les principaux éléments dans La République. Critias rappelle alors un antique récit, vieux de 9000 ans, mais dont les Sages Égyptiens ont conservé la mémoire : la victoire d’Athènes sur une île, vaste comme l’Afrique et l’Asie réunies, qui avait pour nom l’Atlantide. Après bien des péripéties, les Athéniens furent vainqueurs et l’Atlantide disparut sous les flots. Dans le second dialogue, l’Atlantide est décrite avec force détails et les raisons de sa chute sont analysées : au respect des lois et au mépris des richesses ont succédé corruption, indécence, soif de pouvoir et matérialisme. Ce qui ressemblait, à l’origine, à une cité utopique était devenu une sorte de contre-utopie. Ce qui causa sa perte. On trouve dans l’Atlantide des éléments qui figureront bien souvent dans les utopies (et les contre-utopies) ultérieures : l’insularité, l’isolement, la toute-puissance de l’État, un espace politique fondé sur une construction géométrique, l’abondance, la puissance. On peut même y voir un reflet du mythe de l’âge d’or, souvent évoqué par les poètes de l’Antiquité, Virgile ou Ovide. À cette différence près : ce mythe crée un monde où tous vivent sans soucis ni souffrances, éternellement jeunes et sans crainte de la mort qui n’est qu’un sommeil prolongé, un monde sans organisation sociale, économique et politique.
6Et depuis vingt-quatre siècles un déluge d’hypothèses, d’interrogations, de fabulations, de fantasmes et de théories a noyé le texte platonicien sous des milliers d’ouvrages, des centaines de milliers d’articles et d’innombrables productions de fiction : romans, bandes dessinées et films, dont jamais personne sans doute ne fera le compte exact !
7On a cru voir l’Atlantide partout, du triangle des Bermudes au Sahara, en passant par la Crète minoenne, l’Amérique précolombienne et le Groenland ! En gros le mythe atlante est dominé par deux courants, issus de la localisation géographique supposée : l’hypothèse saharienne et l’hypothèse maritime, qu’elle soit océanique ou méditerranéenne. C’est surtout sur celle-ci que s’est penché Jules Verne, dont on associe rarement le nom à celui de l’Atlantide.
8Tout au plus, se souvient-on que le capitaine Nemo et ses compagnons vont redécouvrir les ruines de la cité engloutie, au chap. 9 de Vingt mille lieues sous les mers (1870). Pourtant le thème atlantidéen est présent dès 1866 dans Voyages et aventures du capitaine Hatteras. Au chap. 24, alors que les héros du roman ont atteint le pôle Nord, l’un d’eux rappelle l’hypothèse de l’astronome Bailly “qui soutint que le peuple policé et perdu dont parle Platon, les ‘Atlantides’, vivait ici même”.
9C’est l’hypothèse maritime que retient, dans L’Île mystérieuse (1874), le professeur Cyrus Smith : “Toutes les îles immergées de ce vaste océan ne sont que des sommets d’un continent maintenant englouti, mais qui dominait les eaux aux époques antéhistoriques”. Dans Kéraban le têtu (1883), Jules Verne reprend – avec des réserves – une théorie contemporaine sur la localisation de l’Atlantide, en Crimée, entre le Caucase et la mer Caspienne : “N’a-t-on pas voulu retrouver dans les marécages du Sivach des traces des gigantesques travaux de ce problématique peuples des Atlantes ?”.
10Autre hypothèse, évoquée dans L‘Invasion de la mer (1905), l’hypothèse saharienne –qui fera la fortune de L’Atlantide (1919) de Pierre Benoît : “Vous avez sûrement entendu parler d’un continent disparu qui s’appelle l’Atlantide, eh bien ! ce n’est pas une mer saharienne qui passe aujourd’hui dessus, c’est l’océan Atlantique lui-même, et sous des latitudes parfaitement déterminées”.
11Deux ans plus tard, L’Agence Thomson et compagnie évoque, au cours d’une croisière, un groupe de touristes fascinés par le récit que fait leur guide du drame mis en scène par Platon.
12Mais ces brèves évocations de l’Atlantide, témoins de l’intérêt que Jules Verne a toujours porté au continent disparu, sont reprises et illustrées dans le seul récit vernien entièrement consacré au sujet. Dans L’Éternel Adam, publication posthume de 1911 et dont on ne sait quelle est la part prise par Michel Verne, le fils du romancier, dans L’Éternel Adam donc, l’Atlantide est retrouvée par les rescapés d’un cataclysme qui a anéanti presque toute l’humanité.
13On est ainsi passé des majestueuses ruines sous-marines de Vingt mille lieues sous les mers aux paysages dévastés et cauchemardesques de L’Éternel Adam. Il est vrai qu’à l‘optimisme vernien du début des Voyages extraordinaires a succédé une vision de plus en plus pessimiste sur l’avenir de l’humanité dont l’Atlantide pourrait bien être le modèle.
14Cette humanité dont on trouve déjà de vagues ruines dans Voyage au centre de la Terre (1864). Les intrépides explorateurs y aperçoivent de loin des sortes d’animaux géants guidés par un monstrueux berger. Souvenir de temps antiques, issus des mythologies gréco-romaine ou biblique ? Restes d’une humanité primitive, réfugiée au centre de la Terre ? Le romancier ne s’attarde guère là-dessus. Ses personnages non plus. On les comprend !
15Au-delà du mythe de l’Atlantide, la mythologie classique est partout présente dans les romans de Jules Verne. Les allusions à l’Odyssée sont fréquentes dans Vingt mille lieues sous les mers. Le harponneur Ned Land est “un nouvel Homère canadien chantant l’Iliade des régions hyperboréennes”. (I.6). Le professeur Arronax, au milieu des phoques du pôle Sud, cherche “le vieux Protée, le mythologique pasteur qui gardait les immenses troupeaux de Neptune” (II.14). C’est à la scène où Ulysse rencontre les sirènes que lui fait penser sa rencontre avec le dugong (II.5). Sans oublier que Nemo est le nom par lequel Ulysse s’est présenté au cyclope, le fils de Neptune !
16Dans Robur-le-conquérant (1886), Robur, dont le nom évoque la force en latin, a inventé un avion, l’Albatros. Il ressemble à “ce fou d’Icare, fils de Dédale, dont les ailes, attachées avec de la cire, tombèrent aux approches du soleil”.
17Dans Maître du monde, la suite (1904), il est devenu Prométhée bravant les feux du ciel : “Il poussait l’appareil au plus fort de l’orage, là où les décharges électriques s’échangeaient le plus violemment d’un nuage à l’autre” (17). C’est comme Prométhée qu’Herbert, l’un des héros de L’Île mystérieuse, fera du feu pour l’offrir à ses compagnons d’infortune. Il d’ailleurs nommé son singe Jupiter !
18Mais il est aussi des situations qui peuvent renvoyer à des mythes. On retrouve celui d’Orphée à travers Le Château des Carpathes (1892), où la Stilla, une cantatrice morte, au nom d'étoile (Stella en latin), revit au moyen d’un dispositif visuel – ancêtre de la télévision – mis au point par Orfanik, un inventeur au nom transparent. Tout comme, dans Les Indes Noires (1877), Nell, l’héroïne, bien vivante elle, qui a passé sa vie dans l’obscurité d’une mine abandonnée, est ramenée à la lumière par Harry, l’homme qui l’aime, et qui, nouvel Orphée, la guidera vers le jour et l’amour. Grâce à l’aide de l’ingénieur James Starr, au nom d’étoile, lui aussi.
19Il ne manque pas non plus d’Œdipes dans l’univers de Verne. Dans Cinq semaines en ballon (1863), son premier roman, le docteur Fergusson est comparé à “un Œdipe moderne” (2).
20Michel Strogoff (roman homonyme, 1870), devenu aveugle, est guidé, nouvel Œdipe, par Nadia, nouvelle Antigone. Sans oublier l’apparition finale d’un sphinx dans Le Sphinx des glaces (1897) ! D’ailleurs Aronnax ne considère-t-il pas Nemo “comme Oedipe considérait le Sphinx” (I.10) ?
21Les labyrinthes sont souvent présents dans Les Voyages extraordinaires, dont les héros se transforment en de modernes Thésées, au cœur des galeries souterraines du Voyage au centre de la Terre, ou de celles des Indes Noires. Le Château des Carpathes “présente un plan aussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenne, de Lemnos ou de Crète” (13). La cité des Cinq cents millions de la Bégum (1879) est bâtie comme un labyrinthe. La ville de Bénarès, dans La Maison à vapeur (1880), est si complexe que “Thésée lui-même, le fil d’Ariane à la main, se serait perdu dans ce labyrinthe” (I.8). Fil d’Ariane qui, parfois, sauve le héros, tels la liane de La Jangada (1881) ou… le fil électrique de L’Île mystérieuse.
22Après le Pluton des mondes souterrains, le Vulcain des volcans. Les deux volcans du Voyage au centre de la Terre permettent aux héros d’entrer au cœur de la Terre et d’en sortir. Le Volcan d’or (1906) crache de l’or. Un volcan est découvert au Pôle par le capitaine Hatteras, un autre, dans L’Île mystérieuse, provoquera la mort du capitaine Nemo. L’Etna apparaît dans Mathias Sandorf (1885) et, enfin, le volcan de la comète Gallia permet aux héros d’Hector Servadac (1877) de ne pas mourir de froid.
23Mais la mythologie biblique est aussi présente chez Jules Verne. Adam dont le nom figure dans le titre de L’Éternel Adam, revit de façon plaisante à travers la figure de Michel Ardan, le héros de La Terre à la Lune (1865) et d’Autour de la lune (1869) : il ne veut pas devenir un nouvel Adam, même si apparaissent sur la lune de nombreuses Èves ! C’est à Adam, à moins que ce ne soit à Abel, que fait penser, dans Voyage au centre de la Terre, le berger antédiluvien aperçu au loin.
24Ainsi donc, si Jules Verne, comme d’ailleurs tous les romanciers pour la jeunesse de son siècle, ne s’intéresse guère à l’Antiquité, elle est pourtant présente, d’une façon quasi naturelle, au cœur de ses romans.
25Tout comme elle l'est d'ailleurs dans le monde qui l'entoure, particulièrement chez ses jeunes lecteurs, pétris de latin et nourris de mythologie gréco-romaine. Heureuse époque où le désir d'apprendre et de découvrir le monde ne faisait pas oublier ses racines...
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