Les Gaulois sont dans la planche… Représentations des Gaulois dans la bande dessinée après la Seconde Guerre Mondiale
p. 147-158
Texte intégral
1Les Gaulois, mal aimés des sciences historiques, maltraités par la bande dessinée ? L’extrême popularité d’Astérix ne masquerait-elle pas une avancée dans la vulgarisation des recherches récentes sur l’Antiquité nationale ? Depuis Le Gladiateur mystère de Willy Van der Steen, bande dessinée parue dans le Journal de Tintin en 1953 à la bande dessinée interactive Le dernier Gaulois, publiée en 2016, fruit de la collaboration entre un dramaturge Kevin Keiss, une entreprise de multimédia Mutation Narrative et une illustratrice, Lucy Mazel ainsi qu’un historien, Jean-Louis Brunaux, les Gaulois ont fait l’objet de projets didactiques et esthétiques récurrents et variés.
2Cet article se propose d’analyser les représentations des peuples gaulois véhiculées dans la bande dessinée depuis les années ’50 jusqu’à nos jours. Quelles variations/évolutions dans les discours ? Comment expliquer le choix du medium bande dessinée par des tandems hétéroclites (dessinateurs/scénaristes ; dessinateurs/historiens…) ? Quelles modalités narratives ? Quelle place et quel traitement du héros ? Quels liens entre fiction et historicité ? Quels rapports aux sciences historiques (archives textuelles et archéologiques) ?
3Un premier balayage de la production française nous a amenés à constituter un corpus diachronique composé de plus de 75 oeuvres réalisées entre 1948 et 2015. Ce corpus se compose à la fois d’albums isolés comme Alésia de Luccisano et al. (2011), de séries comme Astérix ou Vae Victis, ou de volumes issus de collections, comme L’Histoire de France en bandes dessinées (Larousse) et également d’épisodes de série comme Taranis ou Rock l’Invincible dans des revues telles que Pif Gadget ou Hurrah !
4D’emblée, trois phases semblent se détacher. De 1950 à la fin des années ’70, la période est dominée par la série Astérix le Gaulois. Du début des années ’80 à la fin des années ’90, une génération d’auteurs et de dessinateurs s’emparent du sujet ; les représentations des Gaulois se veulent moins anachroniques. Enfin, avec le début des années 2000, arrivent sur le marché de la bande dessinée des ouvrages qui veulent témoigner des avancées de la recherche sur des peuples méconnus. À partir de quelques exemples tirés du corpus, nous étudierons le traitement graphique, historique et textuel d’un personnage (Vercingétorix) et d’un événement (Alésia).
Astérix le Gaulois and Co (1950-1970)
5La première période que nous rencontrons débute après la Seconde Guerre Mondiale. Nous aurions pu la faire débuter avec la parution de la première aventure d’Alix de Jacques Martin dans le n° 38 du Journal de Tintin, le 16 septembre 1948. Or Alix est Gaulois de naissance, mais Romain de cœur et ses premières aventures ne nous donnent que très peu d’informations sur son peuple d’origine. Il faudra attendre pour cela 1985 et la sortie de l’album Vercingétorix. En revanche, les personnages d’Aviorix (1955) et de Rock l’invincible (1956) sont des Gaulois qui revendiquent leurs origines gauloises ou celtes. Aviorix ne sera jamais publié en France en raison de la loi de juillet 1949, Rock et Olac seront des adaptations de bandes dessinées britanniques dans des revues de seconde zone. La période semble principalement dominée par une série qui va remporter un grand succès dès son apparition dans le n° 1 du journal Pilote le 29 octobre 1959, Astérix le Gaulois. Vingt-quatre albums sortent entre 1961 et 1979, dessinés par Albert Uderzo d’après un scénario de René Goscinny.
6Lorsque F. Clauteaux crée Pilote, il a en tête de fonder une revue qui se démarquerait des autres qui publient à l’époque énormément de bandes dessinées inspirées des comics américains. Ainsi Rock est un (super-)héros gaulois épique et réaliste. Rock, créé en 1956 par Ronald Embleton pour la revue britannique TV Express Weekly, est un esclave qui a brisé ses chaînes et qui combat l’envahisseur romain. La série est reprise par l’éditeur Cino Del Duca pour la revue Hurrah ! entre 1959 et 1962. L’adaptation est confiée à Ruggiero Giovannini et les dessins à Angelo Di Marco.
7Clauteaux demande alors à Uderzo et Goscinny de créer des personnages qui puissent incarner une certaine francité. Comme l’affirme N. Rouvière : “Astérix se présente comme un discours sympathique et non sérieux sur l’identité collective”1. Astérix n’est ni Aviorix, ni Rock ou encore Olac, ces héros musclés, bien bâtis et beaux. Il correspond à un tout autre cahier des charges exprimé par René Goscinny, si l’on en croit le témoignage d’Albert Uderzo :
“Et puis est arrivé le lancement de Pilote. Son fondateur, François Clauteaux, nous a demandé d’imaginer de nouveaux personnages qui seraient issus de notre patrimoine. C’est comme cela qu’est né notre petit Gaulois. Goscinny m’a dit : ‘Tu ne me fais pas un beau mec, mais quelqu’un de petit, malingre et plus malin que les autres. Tu me le fais seul également’”2.
8Dans toutes les bandes dessinées publiées entre les années ’50 et ’70, le fond historique n’est qu’un prétexte, un décor. Les anachronismes sont légion voire une source d’inspiration, dans le cas d’Astérix, pour certains gags. Ce qui semble marquer véritablement toute la production cartoonistique de cette période, derrière la création d’Astérix, c’est la volonté propédeutique. Il s’agit effectivement d’initier le jeune lecteur aux valeurs identitaires, républicaines et résistantes. N. Rouvière a montré que derrière l’image d’un Abraracourcix en “Clovis de Carnaval”3 se cachait celle d’un chef-pantin démocratique qui aurait bien du mal à prétendre à l’absolutisme. Panoramix n’est pas un druide qui fait appel au surnaturel. Il est à l’image de l’instituteur laïc et républicain, arborant les couleurs nationales (tunique blanche, cape rouge et chaussures bleues). Il est le dernier garant de la cohésion du village : “Assurancetourix, figure des arts et de la culture”4. Dans Astérix, ce n’est pas la Gaule de César qui nous est dépeinte mais la France de de Gaulle et Pompidou “qui s’américanise à grands pas, avec ses promoteurs, la toute-puissance des médias, l’urbanisation accélérée et le rush des vacances…”5. Et pour paraphraser N. Rouvière, les villageois du village d’Astérix ne se posent pas en libérateurs de la Gaule. Ils laissent “l’américanisation” se faire sans eux6.
9On retrouve ce même désir de message et de transmission dans la série Taranis, fils de la Gaule. La série est créée par Jean Ollivier et Carlo Marcello dans le n° 430 de Pif Gadget en 1976. Jean Ollivier est un scénariste prolixe qui a été rédacteur en chef de Vaillant, la maison d’édition communiste qui réunit d’anciens résistants. Très vite, le scénario de Taranis est confié à Victor Mora, mais le contour du personnage reste le même : Taranis, après la défaite de Vercingétorix à Alésia, continue le combat et la résistance à l’oppresseur. Si la figure de Vercingétorix avait pu être instrumentalisée en 1941 par le régime de Vichy comme le héros qui avait eu le courage de se rendre, Taranis représente pour la génération des scénaristes qui avaient connu l’occupation allemande, la période franquiste ou le régime mussolinien, un message de résistance à l’oppression quelle qu’elle soit. La série sera publiée jusqu’au milieu des années ’80.
10Dans la série des albums d’Astérix, le personnage de Vercingétorix apparaît essentiellement comme figure tutélaire, héros fondateur des irréductibles Gaulois. La scène emblématique reprise comme un leitmotiv par Goscinny et Uderzo est celle de la reddition après la défaite d’Alésia. Elle reprend le motif présent dans La Guerre des Gaules de César (Gal., 7.89) :
“1. Le lendemain, Vercingétorix convoque l’assemblée et dit : ‘Qu’il n’a pas entrepris cette guerre pour ses intérêts personnels, mais pour la défense de la liberté commune ; 2. que, puisqu’il fallait céder à la fortune, il s’offrirait à ses compatriotes, leur laissant le choix d’apaiser les Romains par sa mort ou de le livrer vivant’. On envoie à ce sujet des députés à César. 3. Il ordonne qu’on lui apporte les armes, qu’on lui amène les chefs. 4. Assis sur son tribunal, à la tête de son camp, il fait apparaître devant lui les généraux ennemis. Vercingétorix est mis en son pouvoir ; les armes sont jetées à ses pieds. 5. À l’exception des Éduens et des Arvernes, dont il voulait se servir pour tâcher de regagner ces peuples, le reste des prisonniers fut distribué par tête à chaque soldat, à titre de butin”.
11Cette mention laconique par César de la reddition de Vercingétorix, victime expiatoire volontaire et donc potentiel héros national, s’est cristallisée dans les imaginaires autour du dépôt des armes. C’est ce temps symbolique que fixera l’image d’Épinal retravaillée par Uderzo et interprétée en fonction du point de vue adopté. En effet, dès le premier album, Astérix le Gaulois, Vercingétorix est présenté comme le guerrier dominant, le brenn gaulois a de la prestance, jette ses armes non aux pieds de César, mais sur les pieds d’un César débile et fort peu triomphant.
12Cette représentation est reprise et accentuée dans Le Bouclier Arverne, une seconde image de la scène montrant un César définitivement ridiculisé, maladroit, burlesque qui retourne dans sa tente en se tenant le pied écrasé par des armes dont le poids ne lui est manifestement pas familier, tandis que Vercingétorix, stoïque et puissant, semble indestructible.
13En revanche, dans Le Domaine des Dieux, la scène étant évoquée du point de vue de César, Vercingétorix est représenté épuisé, en haillons, il demande grâce…
14La reddition de Vercingétorix est par ailleurs le point de départ de l’intrigue du Bouclier Arverne puisque Astérix et Obélix sont mandatés pour retrouver le bouclier de Vercingétorix, métonymie du héros, afin de permettre un triomphe à leur chef sur le site de Gergovie. Ce triomphe vise à prouver à César que le Gaule “résiste toujours et encore à l’envahisseur…” (fig. 1).
15La planche initiale de l’album place en incipit l’objet éponyme dont elle scénarise la disparition. Le moment fondateur de la déposition des armes est ici évoqué, en analepse.
16On notera le rythme et la composition spécifiques de la planche, l’amenuisement des vignettes se perdant dans le blanc pour mieux évoquer la disparition du bouclier. Cette planche a par ailleurs une fonction programmatique, puisque chaque étape du circuit qui aboutit à l’effacement du bouclier emblématique fera l’objet d’un épisode de sa quête par Astérix et Obélix. En une seule planche, les bédéistes réussissent par ailleurs à suggérer les phases par lesquelles passe l’objet : pièce d’armement jetée aux pieds du vainqueur, le bouclier devient objet d’échanges qui le dévalorisent avant de retrouver une certaine noblesse dans les mains d’un “guerrier gaulois rescapé du désastre… et cherchant l’oubli dans le vin”, le terme d’oubli faisant écho à la disparition progressive du motif sur la planche. Effet magistral de l’iconotexte, l’illisi/visibilité de la dernière vignette protège l’anonymat du guerrier. Par ailleurs, le récit du Bouclier Arverne est entièrement infiltré par la présence en creux du héros Vercingétorix. C’est la correction infligée par Astérix et Obélix sur la route de Gergovie à Tullius Fanfrelus, représentant de César, qui va entraîner la complication, ce dernier décidant de s’offrir un triomphe à la gauloise, c’est à dire sur le bouclier du brenn et sur les lieux mêmes de sa plus éclatante victoire. La diégèse va se retourner contre lui, César assistant, tel l’arroseur arrosé au triomphe du rescapé d’Alésia, à savoir Abraracourcix, chef du village irréductible. Celui-ci devient donc symboliquement l’héritier de Vercingétorix et son triomphe sous les yeux de César a tout l’air d’une revanche de l’histoire. Dans cet album, la défaite d’Alésia apparaît par contraste comme un non-événement, ou pire, comme un trou noir de l’histoire, re-nié par les Gaulois. “Ch’est quoi Alégia ? Hmm ??? Qu’eche que vous lui voulez à Alégia ? Nous ne chavons pas où ch’est, Alégia !” éructe Alambix.
Le Gaulois, ce héros romanesque (1980-1990)
17Au milieu des années 1980, “la Gaule de papier entre enfin dans l’âge adulte”7. En effet une “nouvelle forme d’objets moins standardisés”8 apparaît. Son format excède souvent les 48 p. couleurs traditionnels. Mais plus que le format, c’est le projet littéraire qui est différent. Ces romans graphiques, traduction littérale de l’expression graphic novel créée par Will Eisner en 1985, affirment une ambition littéraire, jouent avec une disposition plus libre des textes et des images dans la page. Les sujets traités ne visent pas le gag ou le comique, mais bien davantage le tragique ou le romanesque. Dans La Bande dessinée mode d’emploi, T. Groensteen écrivait à leur propos :
“Qu’on les désigne ou non comme romans graphiques, les bandes dessinées alternatives ou littéraires se distinguent généralement de la production de masse par un autre critère : elles ne s’inscrivent pas dans une série vouée à l’éternel retour du même personnage (Blueberry… ou Tintin, Astérix, XIII, Titeuf) et de ses tout aussi sempiternels acolytes”9.
18Une série initie le mouvement vers la bande dessinée pour adultes, il s’agit des Veines de l’Occident de Frédéric Boilet et René Durand, parue chez Glénat. Cette série, qui comprend deux tomes (La Fille des Ibères, 1985 ; Le Cheval démon, 1987), est prépubliée dans la revue VECU créée en 1985 par Glénat à la suite du succès de la série Les Passagers du vent de François Bourgeon (1979-1984). Dès le n° 1 qui paraît en mars 1985, la rédaction met en avant ce qui constitue la “bible” de la revue :
“Du premier silex pris en main jusqu’à nous, cent mille générations se sont succédées et vingt milliards d’êtres humains sont passés sur cette planète. Les hommes ont trois millions d’années pendant lesquelles ils sont nés, ils sont morts. À tort ou à raison, ils ont agi, ils ont cru. En un mot, ils ont vécu. Et, ici, en tentant de décrire l’Histoire, nous voulons raconter leurs histoires…
Rien que du VECU.
Et uniquement du VECU. Car comment trouver meilleur scénariste que la vie elle-même ? L’imaginaire ne sera jamais aussi vert que la réalité et avec nos récits nous voulons vous entraîner, à travers les civilisations et les âges, à la découverte de l’Aventure. [...]
C’est l’idée de VECU.
C’est pour cela que VECU ne craint pas les mélanges : BD, récits et nouvelles servent tous les mêmes propos : montrer que l’Histoire, c’est aussi l’Aventure…”10.
19Les Veines de l’Occident raconte l’histoire de Rennos, un jeune adolescent exalté gaulois qui va s’engager dans une aventure à travers la Narbonaise. Le lecteur est transporté au milieu des tribus gauloises se partageant les Corbières avant l’arrivée de César. Il ne s’agit plus ici d’épisodes distincts les uns des autres, mais bien d’une saga en deux volumes dans l’esprit du roman graphique. Les récits graphiques de VECU s’inscrivent dans la plus pure tradition du roman historique du xixe siècle, à l’instar des romans d’Alexandre Dumas. De ce fait, le fond historique tente d’être le plus “vraisemblant” que possible. René Durand, le scénariste de la série, ne s’appuie pas seulement sur les sources littéraires, et principalement La Guerre des Gaules, mais également sur la multiplication des chantiers archéologiques “programmés” (guidés par un programme de recherche) et dits de “sauvetage” (causés par de grands travaux d’infrastructure), qui ont livré une somme d’informations importantes à partir du milieu des années ’70.
20La série Vae Victis de Simon Rocca et Jean-Yves Mitton, publiée aux éditions Soleil, obéit aux mêmes règles de la bande dessinée historique. Les 15 t., édités entre 1991 et 2006, racontent la vie d’Ambre, une jeune esclave celte de Rome, pendant la Guerre des Gaules. Ambre rompt le ban de sa servitude et décide de rejoindre la Grande-Bretagne qui l’a vu naître. Sur son chemin, elle croise la route de nombreux peuples gaulois et personnages historiques tels que Caius Julius César (t. I-IX, en particulier) ou Celtill/Vercingétorix (t. XI-XV, en particulier). Partout, elle sème le vent de la révolte et de la résistance à l’envahisseur romain.
21Même s’il n’est pas le personnage éponyme de la série, ni le héros central, le personnage de Celtill, qui deviendra Vercingétorix, se construit de volume en volume, la série couvrant peu ou prou l’ensemble des conquêtes de César sur les Celtes. Les t. II-III le montrent adulescens, jeune prince gaulois en rébellion, car privé du pouvoir à Gergovie par les vergobrets. Il est en proie aux tensions entre des peuples gaulois alliés de circonstance des Romains et d’autres qui sont attachés à leur indépendance. Il intégrera les légions auxiliaires de César pour endiguer l’invasion helvète. Celtill est véritablement un personnage romanesque. Les auteurs mettent l’accent sur sa fougue adolescente, sur les humiliations successives qu’il subit, autant de mécanismes psychologiques qui permettent d’expliquer l’accession au pouvoir du personnage. À deux occasions, les auteurs le mettent en présence de César, annonçant de manière proleptique l’affrontement futur. La fin du t. XI, Celtill le vercingétorix, met en scène sa prise du pouvoir selon le parti pris des auteurs. En effet, Critovax, son conseiller, a promu la candidature de Celtill à travers toute la Gaule, cherchant des alliances y compris chez les Germains. L’élection elle-même (P. 41-42) est mise en scène de manière hollywoodienne. La dernière case de la P. 41, qui en occupe toute la largeur, est une vue oblique montrant l’arrivée majestueuse de Celtill sur son cheval, escorté par ses guerriers, au sein d’une foule massée “au cœur de la forêt des Carnutes” qui scande son nom. Il s’apprête à pénétrer dans le cromlech sacré, illuminé pour l’occasion. Un druide, hissé sur un dolmen, l’accueille par ces mots : “Viens Celtill, viens et entre au centre du centre de notre empire celte ! Viens au nom de Taranis, dieu du renouveau !”. Lors de cette nuit du solstice, il est plébiscité par les Gaulois pour devenir leur chef suprême sur incitation du grand druide Gutuater. Seule Ambre/Bodicae semble conserver une distance critique voire ironique : “Le coq s’est transformé en paon. Méfie-toi de lui…” dit-elle à Cloduar, son ambact.
22Les auteurs ont choisi de faire de “vercingétorix”11 un titre honorifique. Celtill devient “un” vercingétorix suivant ainsi la théorie de J. Michelet12. Dans la série Vae Victis, Celtill, une fois devenu “vercingétorix”, semble avoir perdu ses qualités guerrières, voire ses qualités de chef. La vision des auteurs devient alors iconoclaste, Vercingétorix étant présenté comme un indécis, un personnage veule qui répugne à entrer dans la bataille. L’énergie guerrière, dans la série, est transférée du personnage de Vercingétorix à celui de Bodicae, reine des Icéniens, anachroniquement introduite dans le récit au service de sa dramatisation13. Déjà à Gergovie, c’est elle qui pousse Vercingétorix à l’action.
23La bataille d’Alésia, quant à elle, est traitée en quatorze planches, à la fin du t. XV, dernier volume de la série, intitulé Ambre à Alésia. Cursum perficio. Vercingétorix y est présenté comme le jouet du destin. Ces quatorze planches constituent une chronique d’un désastre. Les scènes de bataille sont traitées à l’intérieur de cases panoramiques sur la largeur de la planche, avec une grande profondeur de champ, renvoyant à un traitement en cinémascope hollywoodien. Lorsqu’ils tentent une percée hors des murs d’Alésia, les guerriers gaulois sont représentés torse entièrement nu, le corps paré de peintures apotropaïques (P. 42-43). L’événement est dramatisé par un effet de champ/contre-champ dynamique et symbolique : le déferlement désespéré des Gaulois assiégés se heurtant à la mécanique implacable de l’armée romaine. Une seule case donne une vue d’ensemble d’Alésia et de sa double circonvallation (bande 3, P. 40), montrant du même coup la sortie des femmes, des enfants et des malades mandubiens, évacués par Vercingétorix. Les auteurs ont choisi de faire l’impasse sur le sort des Mandubiens, abandonnés dans un no-man’s land (cf. Gal., 7.78).
24La reddition de Vercingétorix est traitée en deux planches. Encore une fois, les auteurs montrent un Vercingétorix qui tarde à prendre sa décision et y est enjoint par Bodicae. Dans une image quasi symétriquement opposée à celle de son élection dans la forêt des Carnutes, Vercingétorix sort du cercle formé par les remparts d’Alésia pour se diriger vers la tribune où trône César. Il est nu, casqué, à cheval, et lorsqu’il arrive devant le général romain, il jette ses armes et son enseigne dans un geste sacrificiel (cases 1, 2, bande 3, P. 45). Les auteurs nous semblent avoir surinvesti les quelques lignes de la Guerre des Gaules dans une perspective plus romanesque encore que celle du xixe siècle et montrant, dans la dernière planche par exemple, un Vercingétorix martyrisé, pris sous un orage qui pourrait faire songer à celui qui gronde sur le Golgotha.
25Une telle représentation fait écho aux écrits des historiens du xixe siècle, et notamment à l’ouvrage d'A. Thierry, Histoire des Gaulois, paru en 1828, et repris par J. Michelet quelques années plus tard. Dans un article portant sur la construction du mythe Vercingétorix, L. Theis écrivait en 2001 :
“Associé à Jeanne d’Arc comme enfants de la patrie à laquelle ils ont sacrifié leur vie, Vercingétorix n’est pas loin d’être assimilé, dans son incarnation de la France souffrante, au Christ crucifié. Conduit devant César comme Jésus devant Pilate, il monta enchaîné au Capitole comme l’autre au Golgotha. C’est le républicain Bonnemère qui l’affirme : ʻVercingétorix est pour nous le Christ nationalʼ, prophète d’une France laïque qui vaut qu’on meure pour elle : on défendra Verdun comme on a défendu Gergovie”14.
Le Gaulois, cet inconnu (2000 à nos jours)
26Lors d’une table-ronde organisée à Leipzig en juin 2005 sur le thème “Celtes et Gaulois dans l’Histoire, l’historiographie et l’idéologie moderne”, S. Rieckhoff affirmait qu’à partir du milieu des années ’90 s’étaient opérées dans le domaine de la recherche en Antiquités nationales quelques transformations majeures. Les nombreuses trouvailles archéologiques se trouvèrent analysées à la lumière des apports de la nouvelle archéologie anglaise qui s’inspirent de l’anthropologie et des autres sciences sociales.
27Un nouveau type de bandes dessinées voit alors le jour au début des années 2000. Ces bandes dessinées entendent parler autrement des Gaulois et veulent s’affranchir de la construction identitaire ou de l’instrumentalisation de l’Histoire. Elles ne veulent pas se servir de la période historique comme un décor, une toile de fond à l’intrigue. Bien au contraire, c’est l’intrigue elle-même qui doit servir de prétexte à faire revivre le passé celte et gaulois.
28Le Casque d’Agris (2005) de Silvio Luccisano et Laurent Libessart est peut-être la première bande dessinée de ce genre sur les Gaulois. Elle s’appuie sur le conseil scientifique de C. Goudineau, professeur au Collège de France, et sur un scénario élaboré par un passionné d’archéologie expérimentale. Luccisano insiste sur la crédibilité historique de son travail de scénariste :
“Pour aller plus loin, il est possible d’associer à ce travail de recherche, qui incombe en général au scénariste (car c’est lui qui dictera ses choix de reconstitution au dessinateur), un ou plusieurs scientifiques, chercheurs, archéologues ou historiens. C’est la démarche que j’ai suivie pour améliorer mes scénarii et la qualité du rendu graphique d’un bon nombre de reconstitutions dessinées. Certes, mes connaissances historiques et archéologiques, sciences que je perfectionne en autodidacte depuis plus de quarante années, m’ont été très utiles au départ. Cependant, pour rendre plus crédible mon travail et perfectionner certains détails dans les reconstitutions dessinées, j’ai souhaité obtenir l’aval d’archéologues spécialistes du second Âge du Fer ou de l’époque romaine”15.
29Ce souci de rendre le récit dessiné en adéquation avec les avancées archéologiques les plus récentes, cette quête de la crédibilité historique rencontre l’adhésion de la communauté scientifique. Dans la préface qu’il rédige pour le t. I du Casque d’Agris, C. Goudineau salue “un scénario à la fois plausible et prenant, des personnages et des cadres de vie proches de ce que nous savons”. Il dessine les contours de cette bande dessinée d’un nouveau type :
“Le succès phénoménal rencontré par Astérix a été ressenti avec consternation par plus d’un archéologue, amer de voir s’imposer une image de la Gaule dont ils savent (comme Goscinny) la fausseté : la forêt, le petit village, les menhirs, les sangliers, etc. Mais le droit à la fiction ne saurait être contesté, et, par ailleurs, le lecteur a toujours raison ! La seule réaction possible : utiliser les mêmes armes pour faire passer un autre message, plus véridique !”.
30Gérard Coulon reconnaît, dans la préface qu’il rédige pour le t. I d’Arelate, Vitalis (2009), que ce type de bandes dessinées évite “l’écueil d’une pesante érudition et les passages obligés d’une fiction archéologique mal maîtrisée” (p. 10). De toute évidence ce nouveau type n’utilise pas la trame historique comme décor subalterne au récit. Il constitue à la fois un outil pédagogique pour faire connaître des connaissances scientifiques et un “tableau suggestif de la ville dont on sent battre le cœur”. Faire revivre le passé dans ses couleurs, ses sonorités les plus vraies. Coulon conclut en écrivant : “cette BD en dévoile assurément bien plus sur la vie de tous les jours que certains longs et savants traités !”.
31Alésia, réalisé en 2011 par Silvio Luccisano et plusieurs dessinateurs, s’est appuyé sur un comité scientifique et technique qui a supervisé les travaux de cet album. Celui-ci débute par une bibliographie sommaire et se termine par un dossier scientifique d’une vingtaine de pages. Vercingétorix, surnom ici donné à Celtill, y apparaît comme un personnage tempéré, fin stratège et diplomate, image fidèle aux travaux des historiens modernes tels ceux de C. Goudineau16. Vercingétorix est un aristocrate de haut rang, impliqué dans les contingents auxiliaires durant certaines campagnes de César comme bon nombre de jeunes issus de la noblesse gauloise et romaine. Cette expérience se retrouve d’ailleurs dans les choix stratégiques et tactiques que le chef gaulois fait à Alésia. Vercingétorix ainsi que la plupart des Gaulois dans cette bande dessinée sont représentés comme très proches, tant dans leur allure que dans leur équipement, des soldats romains. Les Gaulois ont, par exemple, les cheveux courts et ne portent pas de moustache, signe de leur romanisation partielle avant même la chute d’Alésia.
32Cette bande dessinée, entièrement consacrée à la bataille d’Alésia, explicite les circonstances du siège et a pour objectif de rétablir une vérité historique, dans une optique presque didactique. Ainsi la vue d’ensemble d’Alésia et de sa double circonvallation (P. 54-55) occupe une double-planche, montrant une vue panoramique de la géographie du lieu. Le point de vue est celui de l’armée de secours, placée sur les hauteurs, en inclusion dans l’image. Le procédé pourrait s’apparenter là à ce que P. Hamon17 a mis en évidence dans les procédés de la description romanesque, à savoir la nécessité d’un personnage regardant. La stratégie didactique des auteurs place symétriquement en deux fois deux cases sous l’image panoramique les commentaires de Vercingétorix et de César.
33Les auteurs se montrent fidèles aux Commentaires de César quand il s’agit de traiter du déroulement du siège, et en particulier, du sort réservé aux Mandubiens et de la reddition de Vercingétorix. Le départ des Mandubiens occupe l’ensemble des planches 51 et 52. C’est sans doute le passage le plus dramatisé de l’album. La P. 52 est plongée dans un climat morbide dans laquelle les corps décharnés se trouvent pris entre les murs de leur propre oppidum et les lignes romaines, s’éteignant à petit feu. Les vignettes 3 et 4, qui s’étirent sur la largeur de planche, mettent en évidence l’agonie du groupe humain en s’appuyant sur la figure d’une mère soutenant son enfant souffrant puis mort, telle une pietà.
34La reddition de Vercingétorix se conforme également aux recherches actuelles en revenant au témoignage de César, recherches éclairées par les documents iconographiques, textuels et archéologiques. Le récit cartoonistique qui en est fait relate une reddition organisée de manière méthodique, voire rituelle, en deux temps : l’abandon des armes par-dessus les remparts (case 2, bande 1, P. 68) puis la livraison des chefs (bande 3, P. 69). Les auteurs s’appuient alors sur l’épisode de la reddition des Atuatuques racontée par César (Gal., 2.32) : “Du haut du mur, ils jetèrent dans le fossé qui était devant la place forte une si grande quantité d’armes que leur monceau atteignait presque la hauteur du mur et du terrassement”.
35Les légionnaires prennent possession ensuite de l’oppidum, en font sortir les combattants désarmés et enchaînent les chefs, dont Vercingétorix. César, du haut de sa tribune, assis sur sa chaise curule, entouré des enseignes militaires, reçoit la soumission des chefs gaulois, en référence à une scène de la colonne Trajane (scène 85).
36En 1993, dans un ouvrage consacré à l’Histoire par la bande dessinée, l’historien P. Ory s’interrogeait sur la présence de deux types de bandes dessinées. Il écrivait dans un article où il distinguait bande dessinée historique et bande dessinée historienne :
“Présente parfois comme accessoire narratif [...], [la bande dessinée] est surtout devenue constitutive de la narration. Ici elle servira de décor à des histoires “en costumes” [...] ; là plus en profondeur, elle agit comme déterminant d’un récit spécifique, supposé intransposable, comme dans les albums de Bourgeon. Parallèlement, cette conquête d’un espace croissant s’est accompagnée d’une progression en quelque sorte qualitative, sensible d’une part dans l’affichage, par certains bédéastes, de préoccupations quasi scientifiques, et, de l’autre, dans l’utilisation de la bande dessinée comme instrument pédagogique. On passe alors de la bande dessinée ‘historique’ à la bande dessinée ‘historienne’, avec, là aussi, une perception chaque jour plus grande des responsabilités didactiques de ce qui est fort loin [...]”18.
37Cette approche nous interroge depuis longtemps déjà et nous serions tenté de vouloir apporter quelques modifications à ce premier essai taxinomique. Notre approche du corpus portant sur les Gaulois à travers la bande dessinée depuis 1950 nous conduit en effet à distinguer trois types de bandes dessinées, et non pas deux. Il existe effectivement une bande dessinée que nous qualifierons avec P. Ory d’“historienne”, qui met en avant la réalité historique, le souci de transmettre le passé le plus proche possible du crédible. Il existe également une bande dessinée “historique” qui utilise la période historique comme toile de fond et qui met la priorité sur le récit au prix parfois d’anachronismes. Enfin, il en existe une troisième qui correspondrait davantage à l’essentiel de notre première sélection d’albums entre 1950 et 1980. Il s’agit de récits s’appuyant sur des stéréotypes et qui ont comme principal souci de renvoyer à la temporalité qui a vu naître ces albums. Astérix est une production culturelle gaullienne, pompidolienne et giscardienne. Elle entend, à la manière de Molière, rire des mœurs du temps présent. Nous pourrions qualifier ces bandes dessinées, faute de mieux, de “patrimoniales”, dans la mesure où le patrimoine constitue un témoignage du temps.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Rouvière, 2006, 4.
2 Aa. Vv. 2015, 55
3 Rouvière 2015, 9.
4 Rouvière 2015, 9.
5 Aziza in : Aa. Vv. 2011, 72.
6 Rouvière 2015, 10.
7 Aziza, in : Aa. Vv. 2011, 74.
8 Groensteen 2007, 16.
9 Groensteen 2007, 17.
10 Vécu, n° 1, mars 1985.
11 Veros = “vrai”, “grand” ; cingetos = “marcheur”, “guerrier” ; rixs = “roi”, “chef” d’après Lambert 1994.
12 Michelet 1869.
13 D’après Tacite et Cassius Dion, Bodicée est une reine brittonique des Icéniens née c. 30 p.C. et morte vers 60.
14 Theis 2001.
15 Luccisano 2015, 241.
16 Goudineau 2001.
17 Hamon 1993.
18 Ory 1993, 94.
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