Romans historiques pour la jeunesse et civilisation minoenne
p. 109-120
Texte intégral
1Minos est un personnage quasiment universel et inévitable dans les histoires mythologiques racontées aux enfants. Les légendes dont il est le protagoniste se déclinent depuis des siècles et ont occasionné et occasionnent toujours la production de nombreuses œuvres classiques, comme la Phèdre de Racine, qui s’est inspiré des auteurs grecs de l’Antiquité.
2La légende raconte que le roi Minos a deux filles, Phèdre et Ariane. Ariane est partie avec Thésée, après qu’il a tué le Minotaure dans le labyrinthe, dont il sort grâce au fil procuré par Ariane. Thésée et Ariane partent ensemble, mais Thésée abandonne Ariane dans l’île de Naxos et finalement épouse Phèdre. Se greffe là-dessus l’histoire de Dédale, architecte et constructeur du labyrinthe, et de son fils Icare, qui, enfermés par Minos, veulent s’évader en imitant les oiseaux et en accrochant des ailes sur leur dos.
3Actuellement, les ouvrages inspirés par cette légende sont légion et sont adaptés à l’infini, donnant une place centrale à Minos, qui reste le personnage déclencheur des événements, sans pour cela être le héros, car il a été détrôné par Thésée et ses exploits. Nous pensons par exemple à Thésée contre le Minotaure (2010), Thésée et le Minotaure (2016), Ariane contre le Minotaure (2004), Thésée et le Minotaure (2013), Thésée, Ariane et le Minotaure (2017), Le Minotaure et le fil d’Ariane ((2016), Petit Poucet et le Minotaure (2010), Le Labyrinthe et le Minotaure (2012), Thésée et Ariane contre le Minotaure (2014), La fabuleuse histoire de Thésée et le Minotaure (2017) et autres ouvrages.
4Cependant, depuis les fouilles et les découvertes archéologiques faites de 1900 à 1905 par Sir Arthur Evans en Crète, les objets mis au jour, comme les fresques, les vases peints ou sculptés, ont permis d’orienter différemment notre vision de la Crète de l’époque de Minos. Les romanciers se sont emparés de la nouvelle histoire ainsi dessinée. Les personnages légendaires sont restés les mêmes, mais il a été possible d’imaginer des personnages et des événements fictifs à partir des éléments représentés sur les fresques et les vases et de proposer des usages aux objets énigmatiques de ces époques anciennes.
5Ainsi, on peut se demander ce que les romanciers ont fait de la déesse aux serpents, du prince aux fleurs de lis, des rhytons en forme de tête de taureau, des vases décorés de poulpes, des statuettes en ivoire représentant des acrobates…
6Nous avons retenu :
Une petite nouvelle intitulée “Les soldats du roi Minos”, de Georges G. Toudouze, parue en 1913 dans la revue enfantine Mon Journal, revue hebdomadaire illustrée pour les enfants de 8 à 12 ans.
L’Acrobate de Minos de Louise-Noëlle Lavolle, paru en 1966 (réédité en 1972, 1983, 1991).
La Fille de Minos et de Pasiphaé de Maurice Vauthier, paru en 1996 dans la collection “Signe de piste”.
Atalante. Le secret du labyrinthe d’Anne-Sophie Sylvestre, 2003 (réédité en 2011).
7Dans Les Soldats du Roi Minos, paru en 1913, l’auteur montre un Minos inséré dans l’histoire de la guerre de Troie, même si le roi de Crète, nommé dans l’Iliade et venu renforcer les forces grecques, était non pas Minos, mais Idoménée. De plus, le récit, tout en présentant un roi Minos semblable au souvenir qui perdura au long des siècles – Minos étant alors vu comme un roi bon, juste et respectueux de ses sujets – est fantaisiste. En effet, le roi se demande comment faire pour ne pas respecter la parole donnée à Ulysse de lui envoyer des soldats, car il craint pour la vie de ses sujets. C’est un enfant, nommé Euryalos, qui lui suggère d’envoyer à la place des vrais soldats une armée de soldats en argile de 20 cm de haut. La ruse fonctionne. Et Ulysse est trompé dans le domaine pour lequel il est resté célèbre.
8La mythologie se mêle à la guerre de Troie, qui est elle aussi en partie légendaire. L’auteur a introduit un enfant-héros qui prend l’initiative des événements, à la place des dieux. Finalement, le caractère mythologique est très affaibli, seul Minos est pris en compte, et l’histoire, placée au niveau d’un jeune enfant, vient au premier plan. Un seul événement ressort, la guerre de Troie et l’alliance des rois grecs. L’auteur préfère montrer le rôle de la ruse, même entre alliés. Ce qui donne une dimension ludique à la guerre, puisqu’elle est impossible à mener avec des soldats en terre cuite. L’enfant transforme le conflit en bataille de jouets. L’auteur fait sentir à son lecteur la vanité des guerres. Le texte a été publié en 1913, donc peu de temps avant le premier grand conflit mondial. L’auteur a-t-il voulu montrer qu’il fallait éviter la guerre ? Mais sans doute a-t-il surtout voulu donner un rôle aux jouets qu’un enfant affectionne.
9Extrait : Agamemnon et les autres rois grecs s’élancent pour voir l’armée promise :
“…au bord de la mer, bien rangée en ordre de bataille sur le sable, une armée vient d’apparaître, une armée de trois mille soldats… En terre cuite, les chars et les cavaliers à l’aile droite, l’infanterie au centre, les frondeurs à l’aile gauche. Haut [sic] de vingt centimètres, bariolés de couleurs vives, figés en leur attitude menaçante de combattants acharnés, les voilà, les Crétois annoncés, ces vaillants soldats qu’a promis le roi Minos, et dont le jeune Euryalos a annoncé le bien réel débarquement. […] Une longue clameur furieuse monte des rangs grecs ; d’un geste furieux de sa lance Achille a fauché dix rangs des soldats de terre cuite, qu’Ajax piétine du talon, tandis qu’Ulysse, très pâle, montre le poing au petit navire crétois brusquement apparu tout seul sur la mer immense et bleue” (p. 454).
10Les jeunes lecteurs ont sans doute apprécié cette ruse, imaginée par un enfant espiègle au cours d’un événement aussi célèbre que la guerre de Troie. L’enfant se rapproche ainsi de l’histoire. Ce procédé, au xixe siècle, était déjà bien ancré dans les récits offerts aux enfants, où l’on rencontrait gamins de Paris ou Gavroche. On a affaire ici à une tradition littéraire propre à la littérature de jeunesse.
11Dans L’Acrobate de Minos, paru en 1966, l’histoire prend le pas sur la mythologie. Un enfant, le futur pharaon d’Égypte Thoutmosis III, se retrouve, au cours de sa fuite occasionnée par la poursuite malintentionnée de sa sœur Hatchepsout, esclave-acrobate de Minos en Crète.
12Cette fois, les découvertes faites à Cnossos et les reconstructions de Sir Evans jouent leur rôle. Le roi Minos est un vieux souverain, le dernier de la lignée des Minos, dont le pouvoir est contesté par les prêtres. Un des prêtres paraît aux cérémonies sous la figure effrayante du Minotaure, il porte un masque de taureau. La mythologie est déconstruite, humanisée. Le roi Minos a besoin de l’aide de l’esclave Nessos/futur Thoutmosis III pour sauver sa situation.
13Pendant quelques pages, le lecteur est d’abord au cœur de la civilisation égyptienne : les costumes, les diverses populations, le désert, la cruauté des punitions, les systèmes d’éducation, la nourriture, les cultures, les inscriptions sur les jarres de vin, les animaux du fleuve, les deux parties du pays, les noms, les dieux, les villes et bourgades, le pharaon-dieu, la mort et le livre des morts, la ”lettre de change” constituée d’une tablette d’argile défilent devant les yeux du lecteur. Quelques dieux sont nommés : Amon, Hathor, Neith.
14Puis la civilisation crétoise apparaît, originale et différente, admirée pour son “modernisme” : maisons à étages, serrures munies de clés, tout-à-l’égout, usage d’eau chaude, robinets. L’auteur insiste sur les fresques, les décorations, l’aspect de labyrinthe du palais, les magasins remplis de grandes jarres. Le palais n’est pas le célèbre labyrinthe, il existe pour cela un ensemble de galeries dans la montagne, construit par Dédale, où vit un taureau divin, appelé Minotaure. Le grand-prêtre du taureau divin s’appelle également Minotaure. C’est lui qui porte un masque lors des cérémonies. Il n’y a pas de monstre à la fois homme et taureau, qui serait fils de Minos et de Pasiphaé1.
15Le roi Minos est réélu tous les neuf ans. Il doit alors se rendre dans une grotte au sommet de la montagne sacrée, où se trouve le labyrinthe de Dédale. Dans ce roman, Minos est un roi triste qui a peur de perdre sa place de roi. Il n’est actif ni en tant que roi, ni en tant que juge, ni en tant que prêtre.
16Une troisième civilisation est présente : celle d’Akkad, en la personne de Ninourta, un prince akkadien qui se retrouve comme le jeune Thoutmosis esclave en Crète et a l’occasion de le protéger. Il possède un cylindre-sceau, “sur lequel on reconnaissait Ninourta étreignant un aigle d’une main et tenant de l’autre un casse-tête ” (p. 29), sceau qui permet à Thoutmosis/Nessos de le retrouver après qu’ils ont été séparés lors d’une tempête, car le sceau a été récupéré par un pêcheur. Et Thoutmosis parvient à reprendre le cylindre en faisant croire au pêcheur que c’est une “pierre funeste”.
17Le lecteur évolue dans des pays bien cernés géographiquement, aux civilisations spécifiques, dont l’auteur a voulu indiquer la contemporanéité. Cette indication de contemporanéité est très utile pour se représenter le monde antique à une époque donnée. L’auteure a utilisé des données historiques plutôt que les données mythologiques, qui sont presqu’inexistantes dans ce roman. Cependant il fallait parler du Minotaure et du labyrinthe : est évoqué brièvement le sacrifice de sept jeunes gens et sept jeunes filles au Minotaure comme étant un “tribut parfois exigé des peuples vaincus” (p. 65). On est loin de l’histoire de Thésée venant d’Athènes pour tuer le Minotaure et sauver quatorze jeunes Athéniens.
18Dans La Fille de Minos et de Pasiphaé, paru en 1996, l’auteur essaie de donner un contenu historique au mythe du Minotaure, et de faire comprendre comment la pensée à cette époque du deuxième millénaire a.C. était emprisonnée dans des croyances. Le Minotaure est un pauvre jeune homme dont le front était orné d’une corne et, à cause de cette infirmité, cette anomalie plutôt, on l’a enfermé sa vie durant dans la montagne. Il a passé sa vie à fabriquer et peindre de beaux vases, qu’on découvre après sa mort. L’héroïne est une fille de Minos, elle aussi affublée d’une infirmité – c’est une “innocente”, elle ne peut que répéter les mots qu’elle entend, elle ne sait pas s’exprimer, tout au moins jusqu’à ce que sa pensée se délie.
19C’est l’époque des grandes catastrophes, l’explosion du volcan de Théraï (Santorin) et du raz-de-marée à Kaphtor (Crète). La fillette est parmi les survivants qui ont pu fuir de Santorin en Crète. Elle se nomme Ganaaz’al, elle a dix ans, s’appelle en réalité Ariadne. Elle devait être sacrifiée aux dieux à cause de son infirmité, mais ses amis l’ont protégée. Parmi eux est Héphèt, quatorze ans, fils d’un modeste armateur. À leur tête est Aon’Ab, un neveu de Minos-Ebelen.
20Car l’auteur imagine une vraie dynastie de Minos :
le grand Minos et la grande Pasiphaé. Minô-tauros est leur fils ; c’est lui qui a été enfermé dans la montagne à cause de sa corne et est devenu Kniss, le dieu des Monts Creux ;
Minos-Sotaram, qui a deux fils : Minos-Aptar et Minos-Ekkal ;
le défunt Minos-Aptar a épousé Pasiphaé, sœur d’Aon’Ab, fille d’Aon-Olor. Ariadne/Ganaaz’al est sa fille ;
Minos-Ekkal, l’oncle d’Ariadne, est un roi affaibli. Il est le jouet de quelques Hittites, qui veulent s’emparer du pouvoir en Crète.
21L’auteur joue à la fois avec la mythologie et avec l’histoire. Il n’est pas question d’une Ariane abandonnée dans une île par Thésée, mais d’une fillette devenue “sans âme” à la mort de ses parents tués par des pirates, qui se réveille tout à coup et devient celle qui devine, qui sait ce que veulent les dieux2. Après les terribles événements, elle choisira de rester avec Héphèt, un garçon d’humble condition et elle retournera à Théraï (Santorin), malgré les destructions que l’île a subies.
22Les jeux taurins sont l’occasion de désigner le successeur de Minos-Ekkal, vieux et faible. C’est le jeune Aon’Ab, victorieux aux jeux, qui lui succèdera. La dynastie des Minos s’achève donc en même temps que les catastrophes ravagent les deux îles.
23L’imagination de l’auteur crée des événements, des personnages inhabituels, comme la suite des Minos, ou les parents de cette famille. Minos, Ariane et le Minotaure sont des personnages “déviants” par rapport à la mythologie classique. Du point de vue historique, l’auteur fait vivre à ses personnages la catastrophe de Santorin et de la Crète. Tout le reste est imagination : les bateaux qui vont de Théraï à Kaphtor, la présence des Hittites et leurs mauvaises actions, les séjours dans les montagnes et les grottes, l’élection du successeur du dernier Minos à partir des jeux taurins.
24L’auteur essaie de faire un historique de la dynastie des Minos, des difficultés de succession. Le statut social de chaque personnage, son lien avec le roi ou les rois constituent l’essentiel du roman, qui est aussi un plaidoyer pour que les humains “normaux” acceptent “l’anormalité”.
25Ainsi les valeurs du monde occidental actuel, lui-même héritier de la civilisation de l’époque décrite, sont insérées dans le roman. Les lecteurs d'aujourd’hui peuvent facilement s’identifier aux jeunes héros.
26Dans Atalante. Le secret du labyrinthe, paru en 2003, le mythe traditionnel est raconté d’une manière plus complète que dans les romans précédents, mais il est revisité, et ressemble à un récit de vie. La légende est racontée habilement comme un roman mettant en valeur les faits de la vie quotidienne. L’auteur met en scène des personnages qui nous ressemblent. Ainsi Ariane est une figure féminine sensible, rouée, mais aussi tout à la fois légère, aimant à être flattée, tyrannique, cherchant à briller. Quand elle est abandonnée par Thésée, elle ressent une grande déception. Mais elle comprend la réaction de Thésée, semble accepter de bonne grâce Dionysos et part avec lui dans le monde des nymphes.
27Le mythe est plutôt complet : sont évoqués la mort d’Androgée, d’où s’ensuit le tribut d’Athènes à l’égard de la Crète, l’épopée de Thésée, le fil d’Ariane puis la disparition d’Égée. Tous ces événements s’entremêlent avec l’épopée de Dédale et Icare. Mais le mythe est très édulcoré. Le Minotaure est rendu sympathique, car Ariane se rappelle comme elle a joué avec lui lorsqu’elle était petite, c’est un être instinctif, donc malheureux à cause de son état et de son emprisonnement. Il est sans doute émouvant pour l’enfant lecteur, qui ne comprend peut-être pas bien comment Ariane, qui lui a été attachée, peut l’abandonner à son sort, quand elle devient une jeune fille. Il est vrai qu’elle demande à Thésée de ne pas le tuer et cette demande est la première cause de leur désaccord. Le résultat du combat de Thésée et du Minotaure est brièvement mentionné. Enfin l’auteure laisse entendre que c’est Thésée lui-même qui a fait volontairement disparaître les voiles blanches, pour pouvoir monter plus vite sur le trône d’Athènes.
28Dédale a un rôle important : c’est lui qui a l’idée du fil à donner à Thésée pour sortir du labyrinthe, même si c’est Ariane qui le donne personnellement. C’est Dédale qui a construit le labyrinthe sous le palais de Minos, il y a son atelier et ne peut s’y perdre.
29Icare ne meurt pas dans son vol imprudent vers le soleil. Il tombe dans la mer et parvient à remonter dans la barque où se trouvent Dédale et leurs amis Atalante et le marin Eskandéros. Il a seulement un bras cassé. C’est lui qui raconte :
“Quand je suis arrivé au-dessus de la plaine mer, tout a changé. J’ai été pris dans un incroyable courant montant […]. Une sorte de pompe qui m’a hissé jusqu’aux premières barbules des nuages. Jamais, je crois, je n’étais monté si haut. Et là-haut, c’était une féerie de vents. Un grand courant m’emmenait vers le nord-est et des turbulences me secouaient de droite et de gauche. L’air était glacial et le soleil brûlant. Et l’air […] me donnait envie de voler toujours plus haut et toujours plus vite. La vitesse, l’espace, le ciel, tout était beauté pure.
Et, soudain, il y eut un clac. Quelque chose avait lâché dans mon aile. […] L’aile était tout de travers mais elle était encore capable d’assurer mon retour. J’ai commencé une descente prudente” (p. 196-197 [éd. 2003]).
30Puis c’est la chute libre, l’aile qui éclate quand il pénètre dans l’eau, et la nage vers le bateau.
31Sans doute ce roman est d’une lecture plus facile et plus attirante pour les jeunes lecteurs de notre époque, car ils y retrouvent la complexité des caractères, des relations humaines, mais aussi une foi en un avenir positif, même s’il faut passer pour cela par la destruction et le changement.
Les objets de la civilisation minoenne dans ces romans. Leur rôle
32Remarquons que, dans l’ensemble, les objets bien connus de l’époque minoenne sont peu décrits dans ces ouvrages. Ils sont souvent simplement cités, ou donnent lieu à des scènes pittoresques, comme les jeux taurins.
33Dans L’Acrobate de Minos, L.-N. Lavolle s’attache à faire sentir l’existence simultanée de diverses civilisations à la fois assez proches et très différentes. En particulier elle met en évidence le fait qu’une personne d’une civilisation, même d’un très haut rang, devenait facilement esclave si elle tombait aux mains d’un autre peuple.
34C’est donc par l’œil d’un esclave étranger, en l’occurrence le futur Thoutmosis III d’Égypte, que les grandes jarres, les bijoux, les fresques, les rhytons, les vases peints, les vêtements défilent au fur et à mesure qu’il les voit lui-même. Il s’en étonne, car ces objets artisanaux n’ont pas leurs pareils en Égypte. De même il regarde avec surprise et admiration le sceau-cylindre du prince Ninourta.
35Le vase à libations, le célèbre rhyton en forme de tête de taureau en pierre verte, est utilisé pour donner à boire à Thoutmosis retrouvé presque mort dans l’eau près de la plage après le naufrage du navire phénicien qui le transportait.
36Lui-même découvre un monde totalement étranger au sien, et ses découvertes successives composent un puzzle qui se complète au fur et à mesure qu’il avance dans Cnossos et sa région. Ce puzzle est centré sur les cérémonies préparées en l’honneur du taureau sacré, auxquelles la population assiste. Le jeune Thoutmosis y est intégré immédiatement, car l’acrobate préféré du roi Minos vient de mourir, ces sports sur les taureaux étant dangereux, et il faut le remplacer. Tout cela se fait dans des salles au décor joyeux, dans le grand palais qui par la multitude de ses pièces ressemble à un labyrinthe.
37Lors des jeux, Nessos/Thoutmosis, ayant été bien entraîné, paraît :
“Maintenant, Thoutmosis était seul dans l’arène. Seul, en face d’une porte terrible qui allait s’ouvrir.
Une boule lui serra la gorge lorsqu’il vit l’énorme taureau charger, la tête basse.
Svelte et précis, il pivota légèrement au moment où le fauve lui soufflait sur le ventre et saisit une des cornes de la bête.
Le taureau, surpris, releva le front, soulevant ainsi le jeune acrobate en lui donnant l’élan nécessaire pour effectuer un rétablissement.
Thoutmosis retomba les deux pieds sur le sable, derrière le taureau, tandis que Minos donnait le signal des applaudissements.
La bête avait bloqué sa charge et, retournée, grattant le sol, soufflant et mugissant, cherchait cet adversaire si brusquement envolé.
Immobile comme une statue, l’acrobate attendit la nouvelle attaque.
Au galop, le taureau fonça.
Dans un élan irrésistible, Thoutmosis sauta sur la nuque du fauve, dos à dos, puis, les pieds sur la croupe, fit le pont, se redressa et enfin culbuta en arrière” (p. 108-109 [éd. 1989]).
38Après avoir grandi plusieurs années en Crète et être devenu un jeune homme habile et fort, Thoutmosis retourne dans son pays et parvient à prendre sa place de pharaon. L’auteure, L.-N.Lavolle, explique dans une préface avoir voulu imaginer dans ce roman ce qu’a pu devenir le jeune frère d’Hatshepsout quand cette dernière l’a exilé pendant plusieurs années pour être elle-même pharaon.
39La civilisation minoenne telle qu’on l’entrevoit à partir des découvertes archéologiques n’est guère référencée dans L’Acrobate de Minos. On y parle peu des fresques, poteries peintes, objets spécifiques qui la font surgir sous nos yeux. Cependant l’auteure fait comprendre que, alors que le vieux Minos a perdu tous ses enfants (Androgée, le Minotaure, Ariane – il n’est pas fait mention de Phèdre), avec l’essor des techniques et de l’esprit de découverte, le centre de la civilisation quitte la Crète et se déplace vers le Nord.
40La Fille de Minos et de Pasiphaé fait évoluer le lecteur dans un monde minéral (palais, grottes, souterrains) que la présence humaine sanctifie et magnifie par ses cérémonies, ses œuvres, son action transcendante. Chaque objet retrouvé participe à la création d’une atmosphère envoûtante, car il est regardé avec admiration par les jeunes protagonistes comme ils l’ont été par les découvreurs et le sont à présent par les visiteurs des lieux ou des musées.
41Tout en redonnant vie aux objets, le roman participe à leur sacralisation. Les protagonistes les manient avec soin, comme des objets d’exception, ou bien les regardent simplement au passage, mais ce regard leur confère une sorte d’éternité.
42L’atmosphère dans laquelle évoluent les protagonistes est à la fois terrestre et divine, le lecteur est dans un monde à la frontière des deux mondes, le monde souterrain rejoint le monde des dieux par la fonction qui lui est donnée, les sanctuaires sont des lieux bien dissimulés, réservés à une élite. L’élément religieux pourtant n’a guère de place dans les événements, et les dieux sont peu nommés et peu priés. C’est plutôt les croyances superstitieuses qui occupent les esprits et représentent un danger pour la jeune Ariadne. Ainsi l’auteur tente d’expliquer au lecteur un mode de pensée qui pouvait prévaloir alors. Les protagonistes réagissent à des forces à la fois invisibles et contraignantes.
43La jeune Galaaz’al (Ariadne) irradie sur son entourage. Elle est au centre des faisceaux de forces qui sous-tendent les personnages, les événements, et le récit qui en est fait.
44Les objets participent à la composition de cette atmosphère spirituelle, alors que leur description est très succincte. Les événements (explosion du volcan, tremblement de terre, raz-de-marée, pluie de cendres) ont une dimension cosmique, ce qui fait vivre le lecteur dans un monde symbolique. Ce caractère est renforcé par les noms des personnages, qui renforcent l’étrangeté : Galaaz’al, Aon’Olor, Suow, Héphèt, les noms des divers Minos (cf. supra).
45Le roman débute à Akrotai (act. Akrotiri), ville antique de de Santorin retrouvée en 1967 et semblable, en plus petit format, à Pompéi, avec maisons à étages, rues, jarres dans des magasins. Mais elle est beaucoup plus ancienne que Pompéi.
46C’est sous le regard émerveillé des enfants que les objets viennent en lumière, au fur et à mesure de leurs déplacements. Ainsi, la déesse aux serpents est vue dans un sanctuaire de Rhéas’s, la Grande Mère, pendant des incantations (p. 80).
47Les objets apparaissent le plus souvent furtivement, excepté lors d’un véritable arrêt sur image, quand la jeune Galaaz’al se montre fascinée par les poteries peintes et s’exerce à en fabriquer elle aussi, car elle veut imiter l’artiste que fut le dieu Kniss, c’est-à-dire le Minotaure. Là, dans le secret de la montagne, elle passe deux ans à modeler et à peindre. Quand elle en sort, elle a treize ans. Auront lieu alors les jeux taurins, que l’auteur fait revivre en s’inspirant d’une fresque et des statuettes représentant les acrobates. Les objets découverts permettent donc cette mise en scène vivante, tout en laissant le romancier libre de développer son imagination et d’introduire des aventures capables de tenir le lecteur en haleine – en l’occurrence, l’empoisonnement d’Aon’Ab par les Hittites, qui veulent l’empêcher de concourir et, en l’éliminant, régner eux-mêmes sur la Crète.
“L’entrée de la bête, annoncée des étables par des remuements, des cris et des coups dont personne n’avait l’habitude, fait sensation. Cinq hommes avec des cordes tentent de la maîtriser. Au seuil de l’arène, elle leur échappe. Dans le silence, qui a brusquement serré toutes les gorges, exaspéré par cette insupportable captivité, le taureau des Monts Creux pousse son mugissement, puis, faisant voler une barrière, fonce avec fureur” (p. 175).
48Plusieurs athlètes échouent. C’est le tour du jeune Héphèt.
“Tout se passe avec une vitesse effrayante : l’animal fonce. Au-delà de la peur, les gestes d’Héphèt se déclenchent et s’enchaînent. Il réussit à saisir à la fois les deux cornes, à les lâcher au moment exact. Il s’élève, retombe sur l’énorme garrot, sent sous ses paumes le pelage en sueur, et progresse tandis que son corps et ses jambes amorcent dans l’air le cercle parfait” (p. 181).
49Mais le jeune garçon est déséquilibré et tombe.
50Enfin, Aon’Ab, qui par suite de l’empoisonnement par les Hittites, n’avait pu concourir, se sent mieux et apparaît.
“Éclair, élan, bruit et poussière des sabots furieux. Les cornes sont dans ses mains ! Aussitôt, comme Héphèt, le voici dans les airs traçant un cercle magistral. Plus heureux que lui, il poursuit sa marche sur les mains, achève la voltige en retrouvant la terre !” (p. 186).
51L’auteur donne un rôle précis à chaque objet archéologique qu’il cite. Il le replace dans un contexte imaginaire. C’est pourquoi l’auteur dit se référer à une “Histoire poétique” (p. 10).
52Ce roman, paru dans la collection “Signe de piste” qui s’adresse aux lecteurs d’une douzaine d’années, s’efforce de s’implanter dans l’Histoire en associant mythologie et découvertes archéologiques de manière à créer la vision du monde que peut avoir un enfant, pour qui le monde est neuf, magique, plein de surprises, et dont il gardera le souvenir d’un monde enchanté, disparu, différent du monde des adultes. Les aspects négatifs, les malheurs, la méchanceté, la cruauté, l’injustice, l’ignorance, font eux aussi partie de ce monde. Mais on les voit et on les cerne si nettement que l’on peut les combattre et les vaincre.
53On remarquera qu’aucun des deux auteurs ne nomme les objets à la manière des archéologues ou historiens : “le prince aux fleurs de lis”, ou “la parisienne” ; aucun ne décrit vraiment les célèbres vases peints décorés de fleurs stylisées ou de poulpes. Le pittoresque vase aux moissonneurs est également absent. Pourquoi cette discrétion ?
54À travers ces trois ouvrages, la civilisation minoenne, “la première civilisation de race blanche” selon M. Vauthier (p. 9) reste bien isolée, car elle ne ressemble ni à la civilisation égyptienne, ni aux civilisations proche-orientales, ni à la civilisation grecque classique. Elle ne semble pas avoir eu d’héritiers directs après les catastrophes subies vers le milieu, puis la fin du iie millénaire a.C., même si le déchiffrement du linéaire B a révélé “les caractéristiques d’un système grec archaïque” (M. Vauthier, p. 198). Notons que Zeus est né en Crète, ce qui montre que les Grecs ont reconnu là leur origine.
55La civilisation minoenne se définit par un grand raffinement dans les costumes, dans la décoration des bâtiments, dans les bijoux, dans l’utilisation des matériaux. De nombreux objets font preuve d’un art achevé. Les fouilles ont révélé surtout des objets de la vie quotidienne et religieuse, peu concernent la vie militaire. Ce qui a été retrouvé permet d’imaginer des foules réunies pour assister à des danses, à des spectacles sportifs.
56Cependant, cette civilisation reste énigmatique et nous laisse à la fois admiratifs et perplexes. De l’organisation politique, religieuse, économique, sociale, nous ne pouvons connaître que des aspects.
Poids de la mythologie dans les romans historiques
57Les romanciers français s’inspirent donc pour parler de la civilisation minoenne aux jeunes lecteurs de la mythologie classique et/ou des découvertes faites au cours du xxe siècle et essaient de reconstituer des événements ou des modes de vie et de pensée, en soulignant à l’occasion les contemporanéités.
58L’image la plus forte de cette mythologie est certainement l’affrontement de Thésée et du Minotaure ; cependant l’histoire d’Ariane semble de plus en plus prépondérante. On a vu que L.-N. Lavolle néglige complètement le Minotaure, que M. Vauthier a complètement transformé son personnage et en fait un homme infirme et rejeté. A.-S. Sylvestre raconte un récit classique, mais elle fait du Minotaure un personnage sensible, aimant les enfants, jouant avec eux. Elle évite de raconter le combat avec Thésée.
59Ariane ne paraît pas chez L.-N. Lavolle, qui veut imprimer à son roman un caractère essentiellement historique. M. Vauthier en fait une petite fille touchante, énigmatique, qui possède des dons qu’on peut assimiler à de la voyance. Elle se mariera avec le jeune garçon qui a été son gardien fidèle pendant toute la période d’épreuves. L’exploit d’Héphet n’est pas de combattre un Minotaure, c’est d’être toujours présent quand c’est nécessaire, en particulier lors des jeux taurins, où, à vrai dire il échoue, mais permet ainsi à celui qui est destiné à être le futur roi de se présenter au saut final et de gagner les jeux. A.-S. Sylvestre décrit une Ariane très proche des jeunes filles actuelles.
60Thésée n’est présent ni dans le roman de L.-N. Lavolle ni dans celui de M. Vauthier. Il est bien sûr présent dans le roman de A.-S. Sylvestre, puisque la légende est reprise intégralement. On a vu qu’elle en a fait un personnage plutôt antipathique, sujet à des sautes d’humeur. L’auteur laisse entendre qu’il est assoiffé de pouvoir et pense d’abord à prendre le trône de son père. Minos lui dit lors de leur seule entrevue qu’il “crève d’ambition” (p. 107). Thésée abandonne Ariane à Naxos après qu’elle lui a dit qu’elle attend un enfant et les nymphes, découvrant Ariane, déclarent que Thésée est un “malotru fieffé” (p. 179).
61La courte nouvelle de G. G. Toudouze, parue en 1913 a-t-elle été écrite sous l’influence des découvertes de Sir Arthur Evans, qui auraient rappelé le personnage de Minos, à vrai dire jamais oublié ? L’auteur a simplement intégré son personnage à l’histoire de la guerre de Troie, telle qu’on l’enseignait au début du xxe siècle, en tenant d’abord compte des goûts de son très jeune lectorat. Minos est décrit “sourcils froncés, lèvres serrées dans sa barbe blanche, yeux fixes et durs […] plongé dans une silencieuse et farouche rêverie” (p. 450).
62M. Vauthier décrit un Minos vite vieilli, affaibli, c’est le dernier de la lignée des Minos. Ainsi,
“Minos-Ekkal peut avoir la quarantaine, et déjà l’embonpoint le guette. D’une taille élevée, ses cheveux imprégnés de parfum forment des mèches savantes derrière la nuque. Sur son front, ceint du bandeau royal, se détachent la double corne et la hache sacrée” (p. 85).
63Trois ans après :
“D’un palanquin doré on vit émerger une silhouette aux mouvements de vieillard, qu’il faut porter jusqu’au trône préparé” (p. 171).
64Et c’est un jeune homme qui le remplacera.
65Tandis que A.-S. Sylvestre présente un Minos dans la force de l’âge, sage, prudent, qui s’efforce d’arrêter le bouillant Thésée et lui promet de ne pas donner les enfants d’Athènes au Minotaure.
66Ces ouvrages se focalisent à leur manière sur le jeune lecteur. G. G. Toudouze fait intervenir une armée de petits soldats en argile, sans doute un des jouets préférés des lecteurs de la revue Mon Journal, au début du xxe siècle. L.-N. Lavolle fait coexister trois grandes civilisations antiques contemporaines pour des élèves qui ont l’âge de les étudier en classe. M. Vauthier insère dans son roman une problématique de notre époque : l’acceptation de l’anormalité par la société. A.-S. Sylvestre anime les personnages du récit mythologique d’une vie et d’une sensibilité modernes.
67La découverte de la civilisation minoenne au début du vingtième siècle en Crète, complétée à Santorin en 1967 avec la découverte du site d’Akrotiri, de ses fresques et de ses poteries, a donc incité des auteurs à imaginer des récits originaux et des personnages autres que mythologiques. On peut s’étonner cependant du faible nombre de ces récits3. Il est vrai que la civilisation minoenne se situe au début de l’histoire de l’Europe et que sa place dans les programmes scolaires est minime. La mythologie grecque, elle, occupe une grande place, étant donné son importance pour comprendre les œuvres littéraires et artistiques, ce qui justifie la parution d’un grand nombre d’ouvrages et albums pour les enfants ayant pour thème les légendes concernant Thésée, Ariane, Dédale, Icare (cf. supra).
Bibliographie
Lavolle, Louise-Noëlle (1966) : L’Acrobate de Minos, Éditions de l’Amitié (coll. “Bibliothèque de l’Amitié-Histoire”, [ré édition : 1968, 1972, 1983 Éditions de l’Amitié ; 5e éd. 1989, coll. “Les Maîtres de l’Aventure. Histoire”, Rageot Éditeur ; 6e éd. 1991, coll. “Cascades Romans”, Rageot Éditeur. Réédité chez le même éditeur de 1992 à 2001].
Sylvestre, Anne-Sophie (2003) : Atalante. T3 Le secret du labyrinthe, Éditions Flammarion (“Castor poche”), [réédité en 2011, Flammarion Jeunesse].
Toudouze, Georges G. (1913) : “Les soldats du roi Minos”, Mon Journal, revue hebdomadaire illustrée pour les enfants de 8 à 12 ans, 450-454.
Vauthier, Maurice (1966) : La Fille de Minos et de Pasiphaé, Éditions Fleurus, coll. “Signe de piste”.
Notes de bas de page
1 Les dieux crétois nommés sont peu nombreux : Dictynna-Rhéa, la déesse-mère, et Astérios, futur Zeus, son fils.
2 Comme Iuttos, dieu de la mer ; Rhéas’s, la grande Mère ; Zeos, dieu qui lance la foudre, fils de Rhéas’s ; Akakallis, déesse, la mieux aimée.
3 Notre liste n’est pas exhaustive, mais nous ne pensons pas que beaucoup de romans sur ce sujet ont été écrits. Il faudrait également dépouiller les nombreuses revues pour les jeunes parues au cours du xxe siècle. Des nouvelles ou récits peuvent s’y trouver.
Auteur
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