Les aventures d’Atlas : sentences et impertinences
p. 84-94
Texte intégral
1Si les récits de l’Antiquité sont étudiés en classe, inscrits au programme dès le collège, ils sont également plébiscités en médiathèque par les jeunes lecteurs. Issus de la mythologie, ils appartiennent aux textes fondateurs d’une culture dont la fonction est d’expliquer la création du monde, de l’humanité. Les faits et gestes des dieux et des héros ont valeur d’exemplarité. Beaucoup de jeunes lecteurs éprouvent un réel intérêt pour les héros grecs, dû, on peut le penser, à la présence d’êtres fabuleux doués de pouvoirs tout aussi extraordinaires : Ulysse, Hercule, Persée etc. sont rencontrés par les élèves au cours de leur scolarité, et exercent sur eux une véritable fascination. Les jeunes lecteurs s’identifient à ces personnages, modèles de bravoure, mais découvrent également un monde dont les règles de vie diffèrent du leur : les dieux interviennent dès que l’on fait appel à eux et peuvent exaucer les vœux du héros. En général, les monstres de ces récits fabuleux sont vaincus par ces personnages héroïques même si ces derniers n’hésitent pas à commettre, eux aussi, des exactions : les guerres, les crimes sont justifiés au nom d’un impérialisme divin. Ainsi la fascination pour les héros antiques est adjointe d’un sentiment exutoire, sorte de défouloir d’émotions diverses, parfois inavouées.
2Mais avant tout ces textes restent des récits fabuleux dans lesquels les personnages vivent des aventures extraordinaires comme celles de notre héros : le Géant Atlas, assez peu connu du grand public.
3Les éditions Actes Sud Junior publient dans la collection “Premier roman” Les extraordinaires aventures du géant Atlas de Denis Baronnet en 2017. L’ouvrage est agrémenté d’un bandeau sur lequel on peut lire “La mythologie c’est du costaud !”. Les éditions définissent ce récit comme “Un roman où la mythologie grecque rencontre une plume mordante et résolument actuelle, qui la rend accessible aux plus jeunes lecteurs”.
4Nous interrogeons la réception de cet ouvrage, que d’aucuns jugeraient iconoclaste, par les lecteurs de 2017. Les textes de l’Antiquité sont perçus comme des textes sacrés, autant par leur inscription historique que par la compréhension du monde et de l’humanité qu’ils tentent de donner à travers particulièrement les actions héroïques des personnages.
5Denis Baronnet propose ainsi une réécriture du célèbre mythe dont le héros Atlas est un peu égratigné, n’hésitant pas à inventer des épisodes, remettant en cause, d’une certaine manière, le fondement du mythe. On pourrait parler de détournement par son caractère iconoclaste fortement développé. Résolument moderne, l’œuvre offre au lecteur un accès au mythe d’une façon assez peu convenue, privilégiant le plaisir de lire à l’explication didactique.
Modernité de l’œuvre, réécriture du héros
6Le roman de Denis Baronnet, dans la collection “Premier roman”, s’adresse à de jeunes lecteurs (dès 8 ans). Le titre dont la fonction est programmatique Les extraordinaires aventures du géant Atlas s’associe à une illustration d’Amandine Laprun présentant un personnage en pagne portant le ciel. La première de couverture assure ainsi son rôle de présentation : héros antique (par ses vêtements) doublé de son qualificatif “géant” portant une masse bleue qui semble être le ciel. La quatrième de couverture est un extrait du récit, un dialogue entre Zeus et Atlas présentés respectivement comme le roi des dieux et le chef des Géants, dont les paroles ne ressemblent en rien à celles auxquelles on s’attendrait de la part d’un dieu : “Mon cher Atlas, j’ai quelque chose à te proposer, un job à grosse responsabilité, un job titanesque, un job pile poil pour toi”.
7La créativité de l’ouvrage se traduit par une transgression des codes : les héros hors-pair deviennent des personnages presque banals, l’intrigue s’éloigne de sa linéarité empruntant quelques chemins de traverse, et le langage est résolument contemporain.
Des personnages proches du lecteur
8“Pour les Grecs, ce n’étaient pas les dieux qui avaient créé le monde, mais l’inverse : l’univers avait créé les dieux. Bien avant qu’il y eût des dieux, le ciel et la terre (Ouranos et Gaïa) s’étaient formés et ils étaient l’un et l’autre les premiers parents. Les Titans étaient leurs enfants et les dieux leurs petits-enfants”1. Autrement dit, Zeus et Atlas entretiennent des liens de filiation, mais Zeus prenant le pouvoir bannira la plupart des anciens dieux sauf certains dont Atlas, qui se contentera alors d’un rang moins élevé. C’est ce que le narrateur nous apprend : les Géants et les dieux ont guerroyé, Zeus explique à Atlas “On s’est un peu chamaillés. On s’est un peu massacrés. J’ai gagné”, et le condamne à porter le monde, en l’occurrence la voûte du ciel.
9Plusieurs personnages de l’Antiquité sont présents : Hermès, Héraclès, Dédale, Persée, Poséidon, Hadès, Pléioné et quelques autres divinités évoquées : les Hespérides, les Cyclopes et les Hécatonchires. Ils sont tous issus de lignée divine et pourtant le pouvoir que chacun possède est minimisé et vu du point de vue d’un lecteur du xxie siècle.
10La focalisation interne de la narration donne à lire l’intrigue à travers le prisme d’Atlas, à travers le regard du vaincu. Ainsi voit-il “à ses pieds, le nouveau roi des dieux qui lui fait coucou au milieu de sa cour” (p. 10). Héraclès vient lui rendre visite, mais il “n’a pas que ça à faire. Il a du boulot par-dessus la tête” (une note de bas de page indique qu’il s’agit des Douze Travaux), Dédale, connu pour son célèbre labyrinthe est présenté comme un architecte dépité par les exigences de ces clients : “Une baie vitrée ? Ah, des clients casse-pieds, j’en ai eu, mais alors vous, vous avez le pompon !” (p. 30). Tous les personnages ressemblent au commun des mortels de notre monde contemporain, leurs pouvoirs étant peu mis en avant.
11Atlas devient un anti-héros envers qui le lecteur ressent de l’empathie, portant le ciel à bout de bras depuis la nuit des temps, n’osant s’absenter de peur, comme les Gaulois, que le ciel ne tombe. Il est vu comme “une grande perche” par Zeus. On est triste pour lui lorsque “ça lui fait mal de voir ce type [Persée] étaler son triomphe devant lui”, mais heureux lorsqu’il rencontre par inadvertance la nymphe Mahave dont il tombe amoureux.
12Les aventures du Géant sont en définitive des rencontres : lui, statique en tenant le ciel, est visité par plusieurs personnages qui vont le faire réfléchir jusqu’à ce qu’il décide d’abandonner la tâche imposée par Zeus et rencontrer une nymphe avec qui il partagera un moment de sa vie.
13Ainsi nos héros ont perdu de leur superbe pour se rapprocher des simples individus que nous sommes.
Une narration qui déjoue les codes : une intrigue simple et amusante
14L’auteur du roman ajoute au traitement des personnages une narration linéaire, sorte de récit de randonnée statique, puisque le héros reste sur place : condamné par Zeus à porter le ciel, il attend. Héraclès, Dédale, Persée viennent lui rendre visite jusqu’à ce qu’Atlas décide, provoqué par Persée, d’abandonner sa fonction. Sur un malentendu, il rencontre celle dont il tombe amoureux. D’après les écrits de l’Antiquité (Ovide, Homère, etc.), Atlas est condamné à porter le ciel.
15Denis Baronnet poursuit le récit en ajoutant quelques aventures inventées : si la rencontre avec Héraclès est un épisode que l’on retrouve dans des écrits antiques, il n’en est rien pour Dédale qui n’a jamais rencontré le Géant. Une note de bas de page précise “Sa rencontre avec Atlas est une invention de l’auteur” (p. 30). La rencontre amoureuse qui clôt le récit est due à une méprise du Géant qui, pensant se diriger vers le Nord, s’est rendu dans le Sud-Est : pour un Géant dont la mission est de porter le monde, la bévue est de taille et ne peut que faire sourire le lecteur.
16L’auteur réécrit l’histoire d’Atlas en apportant une nouvelle fin, en ajoutant des rencontres et également de nouveaux personnages. En effet, certains semblent inventés ou inconnus (le nombre de personnages mythologiques étant si vaste !), l’effet étant d’ancrer le récit dans une réalité contemporaine. Ces nouveaux personnages ainsi ne peuvent avoir d’épaisseur puisqu’à peine nés, contrairement à ceux dont les noms restent prestigieux tels que Hermès, Héraclès etc.
17Le premier que nous rencontrons dès le début du roman se nomme Zoïgos, présenté par le narrateur comme “un dieu subalterne, lointain cousin, qui cherche à se distinguer” ; il disparaîtra aussi vite qu’il est arrivé et ne survivra pas à plus de deux pages. Mahave – “Elle et sa famille ont toujours vécu en paix, ici, et elle n’a jamais entendu parler de Zeus et de l’Olympe” (p. 87) – est celle avec qui Atlas décide de vivre. Leur rencontre amoureuse s’éloigne des scènes où les dieux sont loués et leur amour chanté. La première parole que Mahave adresse à Atlas “Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça imbécile ?” n’est pas dans le registre attendu du langage d’une déesse antique.
18La narration se modernise également par sa focalisation interne : le lecteur a ainsi accès aux pensées des personnages, ce qui crée une proximité, mais également un décalage entre les actions héroïques que le récit mythologique tend à décrire et les paroles prononcées ou pensées qui appartiennent à un langage contemporain, mais surtout un langage imagé et familier, peu convenu pour ce type de récit. La narration présente une perturbation chronologique qui donne accès à l’enfance du Géant, à travers les souvenirs qu’il évoque.
19Elle emprunte, ainsi, par la présence de beaucoup de dialogues, aux chants d’Homère, mais chants revisités, car actualisés : le langage n’a plus rien d’antique.
Un langage définitivement désacralisé
20Que ce soit à travers les paroles des personnages des dieux et du Géant, que ce soit dans la narration, le langage, à travers un lexique actuel et un registre familier, ancre le récit dans un monde contemporain et un milieu langagier proche de celui des élèves, jeunes lecteurs.
21Il s’apparente alors à un jargon commercial : Zeus, le dieu des dieux endosse le rôle d’un chef charismatique cherchant à flatter ses collaborateurs “Voilà une belle initiative, voilà une idée de constructive. Voilà ce que j’attends de mes collaborateurs. Prenez-en de la graine, les autres” (p. 10), ou au contraire les invectivant lorsque la situation lui échappe : “Si je comprends bien, personne ne sait rien ! On est en train de perdre notre temps. Bravo ! Ah, ils sont beaux les dieux, les maîtres de l’univers ! Ça fait plaisir d’avoir des collaborateurs sur lesquels on peut compter !” (p. 78).
22Le lexique appartient au registre familier : le narrateur parle de “job” au sujet de la condamnation d’Atlas ; tout comme les expressions figurées : “cracher le morceau”, “prendre le ciel sur le coin du museau”, “gober une histoire”, etc.
23Mais c’est surtout dans le langage oral que l’on retrouve à travers les paroles des personnages une familiarité sans jamais tomber dans la grossièreté : “Un poteau, un poteau, j’t’en foutrais des poteaux !” (p. 43), s’exclame Atlas.
24Un décalage entre l’origine du récit, issu des textes de l’Antiquité, sacrés par leur ancienneté, berceau de l’humanité, et le langage familier, contemporain se crée inévitablement, entraînant le rire.
25Le texte proposé n’est pas très éloigné de la parodie, lui empruntant les procédés tels que le changement de statut des personnages et la transposition temporelle : Atlas est présenté comme un simple exécutant un peu idiot, les fils de Zeus manquent d’autonomie, et on a le sentiment que le récit se déroule aujourd’hui, dû essentiellement aux allusions et langage contemporains. On peut qualifier le roman de Denis Baronnet de texte récréatif qui amuse le jeune lecteur, mais pourrait agacer le lecteur plus averti.
Un mythe détourné
26Pour C. Connan-Pintado, le conte est détourné dès qu’il n’est pas conforme à sa première version. L’ouvrage de Denis Baronnet, qui n’est pas un conte, emprunte néanmoins différents procédés de détournement énumérés dans l’ouvrage : Lire les contes détournés à l’école, de la GS au CM22, tels que l’humour. En effet, le comique est très présent sous maintes formes : comique de mots, comique de situation, anachronismes.
27Le comique de mots se traduit par l’écart, rapporté précédemment, entre le langage attendu d’un dieu, d’un Géant, dont la fonction au sommet de la pyramide du monde oblige à une certaine réserve, et la verve des paroles. À cela s’ajoute le comique de situation, le texte fortement imagé entretient des accointances avec le théâtre. On trouve ainsi quelques situations incongrues lorsque Dédale propose la construction d’une tour à Atlas pour qu’il puisse se reposer, lorsque ce dernier s’en prend à Persée et le malmène, offrant au lecteur le plaisir de la connivence : le lecteur n’est pas dupe de la supercherie (une note de bas de page, tout aussi amusante que le récit, redouble cet effet comique : “La mythologie retiendra une autre version dans laquelle Persée, grâce à la tête de la Gorgone Méduse, pétrifie le géant qui devient une montagne. Cette montagne, dès lors, portera son nom [l’Atlas]. C’est sans doute la version de Persée. Évidemment le héros ne va pas aller raconter qu’il s’est fait botter les fesses par le géant”, p. 69). La dernière aventure du Géant suscite également le sourire. Il doit sa rencontre amoureuse à une méprise géographique.
28Le jeu sur les indications temporelles, réduisant les durées immémoriales à des instants, les ellipses deviennent anodines et humoristiques : ce ne sont pas vingt ans qui se sont écoulés, mais “Dix mille ans”. La condamnation à perpétuité d’Atlas perd de sa valeur et la sanction devient moins impressionnante. Là encore, le décalage se crée entraînant un effet comique : “Porter le ciel, c’est un coup à prendre, deux trois fractions d’éternité inconfortables et puis après ça va tout seul, ça roule, à part les crampes dont à ce jour il n’a jamais réussi à se débarrasser totalement” (p. 15).
29Le ciel est alors comparé à un objet sans réelle envergure. Lorsqu’Héraclès vient rendre visite au père des Hespérides afin de pouvoir récupérer les pommes d’or, il lui propose de prendre sa place, de porter le ciel quelque temps, afin qu’Atlas puisse rendre visite à ses filles : “Je te remplace, tu vas faire un tour, tu prends ton temps et tu me ramènes les pommes” (p. 22). Une fois l’échange réussi, Atlas reprend sa place : “Voilà les pommes, refile-moi le ciel !”, et le narrateur d’ajouter “En deux temps, trois mouvements Atlas retrouve sa place”.
30La tâche qui incombe au Titan semble, en définitive, assez désuète et deviendra l’objet d’une question que les dieux se poseront, question qui restera sans réponse : “Comment tenait le ciel avant qu’il ne soit confié à Atlas ?”, question philosophique, cosmogonique, anthropologique, qui fait place à une autre, constante “D’où venons-nous ?”. La mythologie grecque y apporte une réponse, celle d’une époque ancienne. Dans le mythe réécrit de Denis Baronnet, la question portant sur le rôle du ciel ne donne aucune réponse religieuse comme pourraient le faire certains écrits, mais apporte une réponse pragmatique, actuelle, liée à la connaissance de l’univers que nous avons aujourd’hui. Si le mythe antique tente de définir le monde dans lequel l’individu s’inscrivait, celui de Denis Baronnet semble avoir la même intention, mais d’une autre manière : il convoque l’humour, le bon sens qui mettent à l’écart toute explication religieuse. Quand Atlas explique à sa nouvelle compagne ce qu’il a fait tout ce temps, “quand il lui dit qu’il a porté le ciel pendant si longtemps, elle rigole et se moque de lui, gentiment” ; c’est elle qui aura le dernier mot “C’est idiot, c’est de l’air. Ça ne pèse rien” (p. 88), ce qui nous semble bien évident.
31Le lecteur amusé devient lecteur avisé3. C’est là l’intérêt du mythe réécrit qui joue avec les récits anciens, littérature augmentée pourrait-on dire. En effet, la réécriture devient ludique, elle “admet la perversité du comportement de ses héros, [il] met en scène de nouveaux personnages en transformant les stéréotypes éculés et s’ouvre à de nouveaux thèmes audacieux, de plus en plus libérés des idées reçues et des lourds tabous”4.
Accès à une culture, développement des connaissances
32Si l’histoire racontée semble emprunter quelques chemins buissonniers, elle appartient néanmoins au patrimoine culturel de la mythologie. Les dieux, Géants, Titans mentionnés sont des personnages issus de cette culture littéraire antique, leurs célèbres actions également. Atlas a bien été condamné par Zeus à porter la voûte du ciel, après la guerre qui a opposé les Titans aux Dieux de l’Olympe, Héraclès est connu pour ses Douze Travaux (dont la rencontre avec le monstre dans le jardin des Hespéride, “Héraclès a essayé de pénétrer dans le jardin mais le dragon lui a roussi les fesses”, p. 22, et l’échange avec Atlas [qui accepte d’aller chercher les pommes d’or pendant qu’Héraclès à son tour porte le ciel]), Hermès, Persée, Pléioné, Zeus sont conformes aux récits qui ont pu être faits dans les textes anciens. Les notes de bas de page sont les garants du respect de ces récits. En effet, elles assurent plusieurs fonctions : elles sont à la fois explicatives, informatives voire narratives (avec une pointe, parfois, d’humour). Si l’absence de référence précise ne permet pas de vérifier la source, la note hors cadre joue toutefois ce rôle de pondération, rectifiant si besoin la conformité aux mythes, ce qui est le cas de l’épisode rajouté de Dédale ou celui de Persée. S’adressant à un jeune public, la note de bas de page permet, par un raccourci, l’accès à des informations dont un adulte avisé pourrait être en possession. On trouve ainsi des informations sur les identités d’Hermès (p. 9), Héraclès (p. 17), Dédale (p. 30), Persée (p. 63), la Gorgone (p. 64), Poséidon, Hadès (p. 75), les Cyclopes, les Hécatonchires, les Titans (p. 81), Pléioné (p. 85) ; des définitions de noms propres tels que le Tartare (p. 12) ; des éclaircissements sémantiques (les notes des p. 20, 22 expliquent brièvement pourquoi Héraclès est débordé de travail) ; les écarts de l’auteur face aux récits anciens (intervention de Dédale, p. 30, ou de Persée, p. 69).
33Le jeune lecteur peut alors se référer aux informations données tel qu’un glossaire présentant le nom des divinités afin d’étayer ses connaissances.
34Quelques allusions culturelles qui ont trait à des éléments appartenant à la vie quotidienne (à l’instar du film devenu culte d’une génération, Astérix et Obélix, Mission Cléopâtre [Chabat, 2002]) étayent le récit et lui donnent une dimension actuelle : le langage résolument contemporain comme nous l’avons évoqué précédemment ; les références à l’architecture contemporaine lors de l’épisode de la construction d’un échafaudage par Dédale ; les allusions au monde du travail, références au travail intérimaire (“Vous voulez dire que la tour vous remplacerait de temps en temps, une tour intérimaire ?”, p. 33), au partage du travail, à son organisation via un planning (p. 67), et également aux jeux de cirque aquatique (les otaries portant un ballon).
35L’œuvre littéraire prend pour point de départ le mythe d’Atlas et l’adapte aux lecteurs de 2017 (date de publication) dans la langue de leur époque, néanmoins la portée reste universelle et participe à la construction de soi tout en permettant l’accès à un patrimoine commun.
Effet de postmodernité
36Le rôle du mythe est revu : si l’accès à une compréhension du monde était sa fonction première à sa naissance, aujourd’hui il permet surtout l’ouverture de l’imaginaire se rapprochant toutefois d’une démarche étiologique, la création du monde.
37Ce que Denis Barronet nous offre, en définitive, est à la fois la réactivation d’un genre, l’accès à un réservoir d’images archétypales et la découverte d’un genre détourné dont l’effet humoristique reste ludique avant tout.
38“Les versions multiples des mythes grecs nous entraînent dans des mondes de création fictionnelle qui invitent à de constantes réinterprétations, et à de puissantes recréations”, explique C. Calame dans l’avant-propos de son ouvrage sur la mythologie grecque5.
39Si la distance entre le jeune lecteur et le héros semble se réduire grâce aux procédés décrits précédemment, le caractère interprétatif et symbolique n’a pas perdu de sa valeur, autorisant par une richesse métaphorique, une réinterprétation du mythe.
40Le récit appartenant à la collection “Premiers romans”, donc pour jeunes lecteurs, semble toutefois se rapprocher davantage du divertissement que de la réflexion cosmogonique dévolue aux mythes. La fonctionnalité éducative est moins à l’épreuve, l’auteur cherche davantage à séduire son lectorat par des liens de connivence tels que l’humour.
41“La principale qualité du mythe est en fait sa plasticité, qui permet aux auteurs de le réinterpréter et de l’investir de fonctions nouvelles, pertinentes dans le contexte historique, social et politique qui est le leur”, lit-on dans la présentation d’un module sur les mythes proposé à l’Université de Haute Bretagne. Le mythe présenté dans ce récit adressé à de jeunes lecteurs est réinterprété par son auteur et par son récepteur, effet d’une part des procédés du détournement utilisé et d’autre part du respect de la trame principale de l’histoire d’Atlas.
42L’œuvre, dans une certaine mesure, s’inscrit dans un courant que l’on peut qualifier de postmoderne.
“La période contemporaine, d’après les théoriciens de la postmodernité, est celle qui voit s’écrouler la notion de modelé et, liée à cette idée de modèle, celle de macrostructure, qu’il s’agisse de modèle politique, social, économique ou artistique. On assiste à une généralisation de la fragmentation, de la multiplication des voix au sein d’une même œuvre, tendances qui favorisent la coexistence de modes d’expression distincts, sans que leur proximité dans l’œuvre engendre tension et rivalité”6.
43L’histoire d’Atlas racontée par D. Baronnet redéfinit l’espace dans lequel évolue le personnage principal, à la fois espace scénique en quelque sorte et espace de la narration elle-même. Le mythe ici renvoie à un temps ancien par le propos qu’il développe (l’histoire des Dieux et Géants sur Terre) et également par la référence à laquelle il renvoie (texte de la mythologie donc texte universellement connu) ce qui représente d’une part l’espace de la scène jouée (presqu’un huis-clos pour Atlas) et d’autre part l’espace mimétique, c’est-à-dire l’imagination à laquelle est soumis le lecteur par les distorsions présentes.
44La notion de personnage est centrale dans cette réécriture, personnage qui s’émancipe du rôle auquel il est soumis, car au-delà de sa fonction actantielle, le héros Atlas devient être vivant, moderne et s’éloigne de son devoir. À l’opposé du héros cornélien, il fera le choix de son amour plutôt que sa mission.
45Le roman est agréable et facile à lire, plaisant. Roman d’aventures comme son titre l’indique sur fond de mythologie. Le texte ne respecte sans doute pas à la lettre l’histoire d’Atlas que les auteurs de l’Antiquité nous ont transmise, mais il respecte les grands traits de caractère et les grandes actions. Si l’ouvrage ne traite pas, de façon conventionnelle, le récit antique en termes de savoirs, il incite, néanmoins à poursuivre la recherche, il attise l’envie d’en connaître davantage. Ni anthologie, ni mythe adapté simplement pour le rendre accessible au plus grand nombre, Les extraordinaires aventures du géant Atlas est avant tout une épopée drôle, qui donne envie de poursuivre l’aventure des héros rencontrés. Loufoque, décoiffant, diraient certains, oui, certainement. On ne sera pas surpris d’apprendre que Denis Baronnet aime le théâtre, il a su faire passer à travers les savoureux dialogues, les scènes comiques, l’intrigue réaménagée du célèbre Titan. On se laisse aller à rire, on s’amuse des audaces, bref on aime.
Bibliographie
Butlen, M. et Couet, M. (2003) : “Lecteur abusé, lecteur amusé, lecteur avisé : fausses pistes et stéréotypes”, in : Gion, 2003.
Calame, C. (2012) : Qu’est-ce que la mythologie grecque ?, Paris.
Cândido de Oliveira Martins, J. (2010) : “Réinvention parodique dans le conte actuel pour enfants et adolescents”, Synergie France, 7, 69-77.
Connan-Pintado, C. (2010) : Lire les contes détournés à l’école, de la GS au CM2, Paris.
Gion, M.-L., éd. (2003) : Les Chemins de la littérature au cycle 3, Paris.
Gobbé-Mevellec, E. (2014) : L’Album contemporain et le théâtre de l’image, Paris.
Hamilton, E. [1940] (1978) : La Mythologie. Ses dieux, ses héros, ses légendes, Verviers.
Notes de bas de page
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tradition et innovation dans l’épopée latine, de l’Antiquité au Moyen Âge
Aline Estèves et Jean Meyers (dir.)
2014
Afti inè i Kriti ! Identités, altérités et figures crétoises
Patrick Louvier, Philippe Monbrun et Antoine Pierrot (dir.)
2015
Pour une histoire de l’archéologie xviiie siècle - 1945
Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich
Annick Fenet et Natacha Lubtchansky (dir.)
2015