Caser les mythes. Analyse de collections de bandes dessinées consacrées à la mythologie
p. 53-65
Texte intégral
1La mythologie est au cœur d’un phénomène éditorial en bande dessinée, avec la diffusion de plusieurs séries pour la jeunesse consacrées aux mythes – grecs, mais il ne semble pas nécessaire de le préciser – : la Mythologie en BD, lancée chez Casterman en 2015, puis la Sagesse des mythes créée en 2016 sous le patronage de Luc Ferry chez Glénat, ont rejoint au rayon bande dessinée la série d’humour des Petits Mythos publiée par Bamboo depuis 2012. À première vue, deux projets bien différents sont à distinguer : d’un côté, un projet documentaire, avec la Mythologie en BD de Casterman qui propose de “découvrir ou mieux connaître les grands épisodes et les héros de la mythologie”1 et avec la Sagesse des mythes qui ambitionne de “révéler l’apport philosophique”2 des mythes ; dans une toute autre perspective, les Petits Mythos promettent un monde d’humour où “l’anti-Mythe est fourni”3. Un accompagnement documentaire est cependant toujours proposé en fin d’album, et un Guide de la mythologie est paru dans la collection. Or à travers cette orientation documentaire, des convergences avec les deux autres séries s’observent, qui donnent à voir la force d’un certain rapport à la mythologie : c’est l’objet de cet article, qui s’attache à analyser les représentations de la mythologie véhiculées par ces publications à vocation documentaire. Après avoir montré que la mythologie est abordée dans ces séries comme un ensemble d’épisodes à connaître plutôt que comme un ensemble de récits traversé par des logiques diverses, nous nous demanderons comment la narration en bande dessinée se déploie dans le cadre de ces projets à vocation didactique, comment les ressources du médium y sont mobilisées. Nous confronterons enfin le corpus analysé à d’autres œuvres, en bande dessinée ou non, pour esquisser la diversité et la vivacité de la présence de la mythologie dans la production contemporaine.
Des mythes au présent de vérité générale
2Les deux séries documentaires et les dossiers complémentaires proposés dans la série humoristique partagent une approche assez fixiste de la mythologie, en donnant des mythes abordés une représentation univoque et définitive, coupée de l’univers narratif complexe qui leur a donné naissance et postérité.
Les mythes envisagés au singulier
3Les mythes sont énoncés sur un ton gnomique, comme s’il existait une vérité du mythe, valable par-delà ses différentes incarnations dans des récits particuliers, qui donnent pourtant lieu à une forte variation. La pluralité des mythes est gommée : si le dossier consacré à Jason dans la Mythologie en BD par exemple fait état “d’un grand nombre de versions avec des variantes plus ou moins importantes” (p. 42), on ne sait pas sur quoi portent ces variantes, ni pourquoi parmi des variantes possibles c’est telle version plutôt que telle autre qui a été retenue pour le scénario. Les différentes œuvres évoquant Jason sont mentionnées, mais rien n’est dit de la variation des récits, la succession des versions est envisagée comme un ensemble de sources plus ou moins “complètes” :
“Jason est déjà cité dans l’Iliade et l’Odyssée, longs poèmes datant du viiie siècle avant notre ère et attribués à Homère, un poète aveugle dont l’existence n’est pas certaine. Eunéos, le fils de Jason et d’Hypsipyle, la reine de Lemnos, apparaît même dans l’Iliade.
Hésiode, toujours au viiie siècle avant Jésus-Christ, évoque les exploits des Argonautes dans sa Théogonie, un long récit sur l’origine des dieux et celle des héros, qui sont des êtres nés de l’union entre une divinité et un humain. Il faut attendre Pindare, au Ve siècle avant notre ère, pour avoir le premier récit vraiment complet des hauts faits des Argonautes, dans la ive Pythique. Mais nous devons la version la plus célèbre du mythe à Apollonios de Rhodes et ses Argonautiques (iiie siècle avant. J.-C.)”.
4Une présentation similaire, allant des premières sources à la source la plus “complète” chez Apollonios, ouvre le dossier écrit par Luc Ferry sur Jason. Chaque mythe fait ainsi l’objet d’une synthèse au singulier, dans une version dont les choix ne sont pas justifiés, sinon par le recours à la source la plus complète ou la plus célèbre4. C’est à ce prix que Luc Ferry souhaite nous faire “bien comprendre l’enjeu de la légende d’Héraclès”5, le singulier de l’enjeu supposant le singulier de la légende, quand bien même, sur Héraclès comme pour tous les mythes, “pour chacune de ces légendes pourtant secondaires, il existe à nouveau une pluralité de versions”6…
5C’est donc au présent de vérité générale que les mythes sont moins racontés que décrits comme des essences fixées pour toute éternité dans le continent indéfini de la mythologie grecque. Les petits Mythos expliquent que “comme chaque mythologie, celle de la Grèce a sa propre explication de la création du monde”7 :
“Ouranos et Gaia ont une sacrée descendance. Tout d’abord il y a les Titans, six garçons et six filles. Ensuite trois Cyclopes ; puis les Hécatonchires, d’immondes brutes violentes au nombre de trois également. Tout ce petit monde est contraint par le tyrannique Ouranos, qui les déteste, à vivre caché au centre de la Terre, c’est-à-dire à l’intérieur même de leur mère, dans le noir et sans grand-chose à faire pour s’occuper…”.
6Cette genèse est donc présentée comme “explication de la création du monde”, et non comme un récit ancré dans une œuvre particulière, celle du poète Hésiode, qui relève au moins autant d’une logique de création poétique que d’une explication primitive de la naissance du monde.
7Cette vision fixiste de la mythologie, qui se traduit par un ton plus descriptif ou assertif que narratif, conduit aussi à une orientation des récits qui ne dit pas sa partialité. Ainsi les héros peuvent se voir rehaussés par des scénarios qui ne retiennent des sources citées que les épisodes à leur avantage. Puisque Thésée serait à interpréter comme “un artisan de l’ordre juste et comme un homme profondément serein et bienveillant”8, Luc Ferry constitue à partir des récits de Plutarque et Apollodore cités comme ses “sources” une version conforme à son interprétation. De Plutarque, il retient le courage de Thésée qui se désigne comme volontaire pour le tribut qu’Athènes doit envoyer au Minotaure :
“Laisse-moi tuer le Minotaure pour toi. Laisse-moi mettre fin à cet atroce rituel ! Il est temps pour moi de me montrer à la hauteur de ce qu’Athènes attend de moi ! Fais-moi confiance, je tuerai la bête de Minos. Je me porte volontaire !”9
8Ce n’est pourtant pas l’unique version ni même la principale selon Apollodore : “il fut ajouté sur la liste pour le troisième tribut que l’on devait remettre au Minotaure ; mais d’après certains il se proposa de son plein gré”10. À l’inverse, les passages de Plutarque moins valorisants pour le héros sont laissés de côté, quand par exemple c’est la jalousie de la gloire d’Héraclès qui anime Thésée du désir de combattre lui aussi des monstres (Plu., Thés., 8). De même le motif de l’abandon d’Ariane au retour de l’expédition, dont Plutarque évoque plusieurs versions11, est évacué au profit de la version d’Apollodore (Epit., 1.8), selon lequel Dionysos a enlevé Ariane pour le plus grand malheur de Thésée : le héros se voit ainsi disculpé de ce qui est présenté comme une trahison dans de nombreuses œuvres12. Les mêmes choix sont opérés dans le volume de La Mythologie en BD. On le voit, le scénario des albums emprunte à différentes sources pour retenir les versions et épisodes les plus glorieux d’un héros dont il s’agit de montrer la grandeur.
9Cette orientation n’est pas à mettre au compte d’un souci d’éviter la violence ou la cruauté dans des publications pour un public jeune, puisque les scènes de meurtre ne sont pas absentes des albums13, mais il semble bien plutôt qu’il s’agisse de ne pas écorner l’image de héros présentés dans une perspective assez hagiographique.
10Les scénarios se présentent donc comme la synthèse objective des mythes à connaître, sans explicitation des choix et orientations dont ils résultent pourtant nécessairement. De la même façon, l’approche très encyclopédique de “la mythologie” est naturalisée, entretenant le “mythe du mythe”14 selon lequel on pourrait substituer des récits reconstitués à des pratiques discursives toujours destinées à des évènements particuliers.
Les œuvres de l’Antiquité, des sources documentaires ? Le grand détournement encyclopédique
11Les scénaristes s’appuient en premier lieu sur des textes qui partageaient dès l’Antiquité le souci de proposer une version synthétique des récits mythologiques : les travaux des mythographes qui, à partir de l’époque hellénistique, ont ordonné une matière auparavant présentée dans des sources éparses, en ne retenant que la matière narrative d’œuvres le plus souvent poétiques. Les références sont nombreuses à la Bibliothèque d’Apollodore notamment : composée sans doute vers le iiie siècle a.C., cette somme fournit “la carte routière qui permettait au lecteur, déjà dans l’Antiquité, de s’orienter dans les itinéraires complexes créés par les vies des héros du passé”15. Les séries de mythologie en bande dessinée se présentent en fait comme des adaptations de ce type d’écrits mythographiques, de la Bibliothèque d’Apollodore aux Fables d’Hygin écrites dans l’empire romain, également fréquemment citées.
12Si cela n’étonne pas, au regard du projet documentaire soucieux d’offrir des récits synthétiques à un large public, on peut regretter toutefois qu’il ne soit jamais expliqué que “la mythologie” présentée correspond en fait à cette invention, tardive dans le monde grec, d’une mythologie “fossilisée en des écrits littéraires ou savants”16. Au contraire, pour la Sagesse des mythes, Luc Ferry soutient être toujours “parti des versions originelles, des premières matrices”17, affirmation bien discutable au regard des versions retenues… Une clarification de cet ordre, qui éviterait une présentation essentialiste des mythes, est pourtant tout à fait envisageable dans le cadre de l’accompagnement proposé18, y compris pour le jeune public – les programmes scolaires prévoient par exemple au cycle 3 (élèves de 10-12 ans) un travail sur les croyances et textes fondateurs dans la Méditerranée du ier millénaire a.C., les croyances n’étant pas envisagées indépendamment de leurs manifestations textuelles dont le statut particulier de “texte fondateur” est à questionner.
13Par ailleurs, il apparaît problématique qu’en dehors des textes des mythographes, d’autres œuvres soient convoquées selon la même approche. Le rapport entretenu avec les sources mentionnées montre en effet comment des éléments narratifs en sont extraits comme autant d’informations biographiques, sans prise en compte de leur inscription dans des œuvres dont les enjeux de composition sont pourtant déterminants. Les dossiers de la Mythologie en BD sont ainsi intitulés “ce que nous savons sur” chacun des héros (et non par exemple, “comment tel auteur parle de…”), la démarche est bien de collecter du savoir dans les différentes sources disponibles, qui se complèteraient les unes les autres. Reprenons l’exemple de Jason cité plus haut, avec la référence aux Argonautiques d’Apollonios de Rhodes comme la version la plus complète et la plus célèbre. Peut-on extraire les hauts faits du héros de cette épopée en vers, œuvre “qui joue en virtuose de l’écho et de l’écart”19 pour rivaliser avec Homère ? “Savons-nous” grâce à Apollonios que l’Argo a fait une escale chez Circé ou a croisé le chemin des Sirènes ? Ces épisodes ont-ils un sens dissociés d’une écriture qui s’inscrit dans un jeu manifeste avec l’épopée homérique ? Les éléments de l’intrigue retenus et mis en scène par chacun des auteurs sont inextricablement liés à la logique des œuvres qui les mettent en scène. L’exemple le plus parlant de ce phénomène est sans doute celui des épopées homériques dont la composition est systématiquement gommée au profit d’une réécriture strictement chronologique des événements narrés. Dans les volumes de la Sagesse des Mythes ou de la Mythologie en BD, les premières planches des volumes consacrés à l’Odyssée montrent non pas l’assemblée des dieux, ni le départ de chez Calypso ou encore le naufrage d’Ulysse et l’arrivée chez les Phéaciens, épisodes qui marquent le début du récit ou celui des aventures d’Ulysse, mais le départ des guerriers qui quittent Troie. Ainsi coupées du fil narratif qui les organise chez Homère, les aventures d’Ulysse ne sont plus jamais confiées au héros lui-même. Ce n’est pas un simple détail : cela retire toute l’ambiguïté liée au statut énonciatif de nombreuses péripéties ancrées dans les récits qu’Ulysse, seul témoin vivant de ce qu’il raconte, fait à un auditoire avide d’histoires… Alors que “l’Odyssée n’est pas un récit, au premier degré, mais un récit de récits”20, seules les péripéties du retour d’Ulysse sont retenues, pour être replacées sur un axe chronologique dans une narration strictement linéaire.
14Les œuvres d’auteurs de l’Antiquité sont ainsi envisagées comme des sources d’informations sur les héros de la mythologie et non comme des œuvres singulières – comme si aujourd’hui on abordait les productions hollywoodiennes qui renouvellent régulièrement les aventures des super-héros comme autant de “sources” sur Spiderman ou Batman… Comment cela pourrait-il ne pas “réduire singulièrement autant l’extraordinaire richesse sémantique de ces manifestations discursives que l’éventail des fonctions sociales et symboliques que peuvent assumer des récits toujours attachés à une mise en discours et à des conditions d’énonciation singulières”21 ?
15C’est sur un malentendu de cet ordre que des “connaissances” sont prélevées dans des œuvres antiques sans considération pour l’ancrage des faits narrés dans un contexte énonciatif et artistique traversé par ses propres logiques.
16L’analyse du rapport entretenu avec la mythologie dans les collections à vocation documentaire, qui a pointé quelques écueils de la vision fixiste de la mythologie, s’est attachée au discours tenu sur les mythes et à la représentation qui en est proposée en tant que mythe. Il convient maintenant de s’intéresser au médium choisi, en interrogeant la mise en récits et en images des mythes, en étudiant comment les ressources de la narration en bande dessinée sont mobilisées pour faire connaître les mythes.
Une BD sous contrôle
Une BD encadrée
17Dans les séries de Casterman et Glénat, les planches de bande dessinée passent le relais en fin d’albums à des dossiers “documentaires” ou “pédagogiques” selon les présentations des éditeurs. Un texte y apporte des compléments sur des épisodes non abordés dans le récit en bande dessinée (par exemple sur les amours de Zeus dans le volume consacré aux douze travaux d’Héraclès dans la Mythologie en BD), indique parfois les sources utilisées pour le scénario (mais, on l’a vu, sans préciser quels choix ont été opérés parmi les différentes sources), et livre une interprétation du mythe, surtout dans la Sagesse des mythes. Des documents iconographiques présentent également des œuvres de différentes époques figurant les héros des récits – vases grecs, tableaux de la Renaissance ou photogrammes de films hollywoodiens. Les albums sont donc partagés entre une partie à visée narrative, en bande dessinée, et une autre à visée documentaire avec les dossiers complémentaires, en texte et en images.
18Notons que chez Casterman la partie narrative elle-même, chapitrée, est partagée entre des planches de bande dessinée et des pages intermédiaires comportant titre du chapitre, illustration unique et texte d’une dizaine de lignes qui raconte les étapes intermédiaires entre les épisodes retenus et en explicite les enjeux. Des informations parfois indispensables à la compréhension de la situation de départ du chapitre sont apportées :
“Eurysthée est si versatile qu’il choisit de ne pas donner la ceinture à sa fille, mais de la consacrer à Héra. Héraclès ronge son frein. Depuis sa naissance, la déesse a répandu sur le malheur, et c’est elle qui aura le trophée ! Quelle injustice ! Mais le héros ne peut protester ; s’il n’accomplit pas ses travaux, les dieux ne le pardonneront jamais, aussi a-t-il hâte de continuer. Cette fois, c’est le troupeau de bœufs du roi Géryon qu’Héraclès doit rapporter, en allant jusqu’aux rivages de l’Atlantique, près de l’Hispanie. Il reprend la route […]”22.
19La première vignette prend la suite de cette introduction ; on y voit Géryon, présenté par un récitatif “Géryon se prétend l’homme le plus fort de la terre. C’est un géant né avec six bras et trois têtes”, mais rien n’explique pourquoi Héraclès croise sa route, la lecture des pages intermédiaires est donc indispensable pour lier entre eux les épisodes en bande dessinée sinon discontinus. En plus du complément documentaire, le récit en bande dessinée se voit de cette manière étonnamment relayé et balisé par des pages de narration illustrée : la bande dessinée n’est-elle pas considérée capable de porter l’ensemble du récit ?
20Dans la production actuelle, le partage d’albums à vocation didactique entre bande dessinée et un autre mode d’expression tend pourtant à disparaître et la narration graphique se voit de plus en plus confier le propos explicatif23. Chez Casterman, la collection Sociorama se refuse ainsi à faire suivre un récit en bande dessinée d’une leçon de sociologie qui en livrerait les clés rétrospectivement dans un discours surplombant. Dans cette collection comme dans d’autres (en particulier la Petite Bédéthèque des savoirs au Lombard), l’association d’un expert et d’un auteur de bande dessinée donne lieu à une création à quatre mains dans laquelle la narration graphique est pleinement porteuse de l’information et de la réflexion – selon des modalités diverses déployant les potentialités de la pensée visuelle24, par la mise en scène du savant comme personnage dialoguant ou agissant dans différentes situations, par la figuration métaphorique des notions abordées... Ce n’est pas la démarche choisie par les collections étudiées ici, qui semblent envisager le médium bande dessinée comme l’auxiliaire d’un discours lui-préexistant et non comme un acteur à part entière du processus d’écriture.
Le rôle auxiliaire du médium
21Béatrice Bottet, auteur de nombreux volumes de la Mythologie en BD, explique qu’elle n’est “pas très habituée aux bandes dessinées” et qu’adapter l’Odyssée était une “première” pour elle ; plus familière de l’écriture du roman, elle a donc procédé au découpage du texte, puis le “dossier a été confié ensuite à Émilie Harel”25. Le processus d’écriture, marqué par une stricte division du travail entre découpage du scénario et illustration, n’intègre donc guère le rôle de l’image dans la narration. Sans surprise, la mise en images se fait le plus souvent littérale et s’accompagne d’un texte régulièrement redondant, comme quand les créatures affrontées par Héraclès, découvertes à l’image, sont décrites en récitatif (“l’hydre vit dans les marais. Elle est dotée de sept têtes voraces” ; “les oiseaux [du lac Stymphale] attaquent les habitants, ils sont féroces, leurs serres et leurs becs sont d’airain” ; “Géryon se prétend l’homme le plus fort de la terre. C’est un géant né avec six bras et trois têtes”26).
22Du côté de la Sagesse des mythes, si la conception des albums a été confiée à une équipe d’auteurs et dessinateurs, on retrouve un processus d’écriture dans lequel l’élaboration du scénario et la mise en images interviennent tardivement : les volumes de la collection ne sont pas le fruit du regard d’un artiste sur un mythe, mais les artistes ont à mettre en images la version écrite par le savant avant de lui laisser la parole en fin d’album. Ce partage strict du travail et ce rôle auxiliaire donné à l’image se redouble d’une autre contrainte, d’ordre documentaire – ce qui est fort surprenant en matière de récits mythiques :
“Ce qui est épatant avec la BD, c’est la force d’évocation de l’image. On a trouvé des dessinateurs formidables pour la collection, qui ont réalisé un travail à la fois très beau et très précis. Ils ont vraiment fait en sorte que le tout soit extrêmement fiable sur le plan historique, ce à quoi je tenais absolument. Les armes, la vaisselle, les vêtements, les intérieurs des maisons, la structure des palais, des villes… tout cela est absolument fidèle à la réalité telle qu’on la connait, car on a aujourd’hui accès à énormément de documentation sur la Grèce. Le résultat est donc à la fois très esthétique et parfait du point de vue documentaire”27.
23La mise en images des récits, strictement encadrée par ce cahier des charges, donne cependant lieu à une certaine recherche. Les modalités narratives sont variées, le mouvement des scènes de combat est par exemple souvent transcrit par des planches sans texte avec des changements de cadrage rapides28, des ellipses ou des sommaires dynamisent le rythme, il est rare que l’image soit accompagnée d’un texte redondant... La critique note que l’ensemble est inégalement réussi : tout en applaudissant les “tableaux de peinture réalisés par Dim D” dans la Naissance des dieux, tableaux où “la représentation de la création est époustouflante et le graphisme un véritable opéra de couleurs et de trouvailles visuelles”, le critique du site PlaneteBD regrette par exemple un “gros point faible de la collection : les dieux ont certes une apparence humaine, mais le traitement graphique ne leur accorde ni charisme ni grandeur”29.
24À plusieurs égards, le projet d’une bande dessinée pour raconter les mythes selon une visée documentaire conduit à une certaine sous-exploitation des potentialités du médium. À la difficulté de donner à découvrir les récits mythiques sans négliger la complexité qui les caractérise s’ajoute celle d’envisager ce que chaque moyen d’expression choisi pour les évoquer peut apporter à cette évocation. Des œuvres contemporaines ouvrent des pistes pour associer création et réflexion sur la place des récits mythiques dans notre monde et notre culture. Esquissons brièvement ces pistes.
Parler des mythes / faire parler les mythes aujourd’hui
Des mythes de bouche à oreille
25Dans L’Univers, les dieux, les hommes, J.-P. Vernant s’est efforcé non pas d’offrir une synthèse des récits mythiques qu’il importerait de connaître aujourd’hui, mais de les donner à entendre.
“Dans ce livre, j’ai tenté de livrer directement de bouche à oreille un peu de cet univers grec auquel je suis attaché et dont la survie en chacun de nous me semble, dans le monde d’aujourd’hui, plus que jamais nécessaire. Il me plaisait aussi que cet héritage parvienne au lecteur sur le mode de ce que Platon nomme des fables de nourrice, à la façon de ce qui se passe d’une génération à la suivante en dehors de tout enseignement officiel. J’ai essayé de raconter comme si la tradition de ces mythes pouvait se perpétuer encore. La voix qui autrefois, pendant des siècles, s’adressait directement aux auditeurs grecs, et qui s’est tue, je voulais qu’elle se fasse entendre de nouveau aux lecteurs d’aujourd’hui”30.
26Si le projet de raconter suppose de “choisir une version, c’est-à-dire négliger les variantes, les gommer, les réduire au silence”, on peut se prémunir contre le risque d’offrir une version fixée dans une forme définitive, si le narrateur assume sa position de conteur qui “intervient en personne et se fait interprète”31. Le récit intègre en effet ses hésitations et ses interprétations, comme quand il se demande “à quoi bon !”32 raconter la guerre de Troie après Homère ou lorsqu’il commente la part de nourriture que Prométhée attribue aux hommes et aux dieux – “cette histoire est étonnante puisqu’elle semble indiquer que Prométhée a pu duper Zeus”33… Le récit est donc porté par une voix singulière qui ne sépare pas les histoires racontées des réflexions qu’elles lui inspirent.
27Favoriser une transmission orale est également l’objectif des Feuilletons (d’Hermès, de Thésée et d’Ulysse) signés par Murielle Szac. Les mythes y sont travaillés en tant que matière narrative, découpés en épisodes “à suivre” pour faire éprouver la tension narrative et favoriser une lecture à haute voix en famille avec de jeunes enfants comme y incite la préface au Feuilleton de Thésée34. Loin de la linéarité de volumes synthétisant brièvement le parcours d’un héros unique, l’enchâssement de récits donne par ailleurs à voir les ramifications des récits mythiques (le Feuilleton de Thésée fait ainsi place à Œdipe, celui d’Ulysse aux épisodes dramatiques du retour d’Agamemnon dans sa cité…).
28Ces initiatives visant à ancrer la transmission des récits dans une dynamique énonciative tracent une première piste pour une approche moins fixiste des mythes.
Des réécritures et reprises variées
29Les récits grecs inspirent nombre d’œuvres qui les réécrivent ou les reprennent selon des modalités très diverses. Nous n’en citerons que quelques-unes pour montrer la vitalité de ces créations en bande dessinée.
30Si nous avons associé les dossiers à vocation pédagogique de la série Les Petits Mythos au corpus étudié, en raison des similitudes observées sur le plan de la visée documentaire avec les autres séries examinées, il faut bien souligner que cette visée n’est que secondaire, les albums relevant avant tout d’une bande dessinée humoristique : on y suit les déboires d’avatars enfantins de héros et dieux de la mythologie grecque, dans des gags qui font écho aux grands motifs de la mythologie, sur le mode d’un détournement très burlesque. Une telle orientation comique est partagée dans d’autres titres, comme dans les albums de Blain et Sfar mettant en scène le chien d’Héraclès (Socrate le demi-chien. Héraclès), ou dans les gags de Jul (50 nuances de Grecs), qui crée des effets d’échos absurdes entre héros des mythes et situations du monde contemporain. Ces jeux avec des motifs célèbres de la mythologie mettent en œuvre un rapport dynamique aux récits détournés.
31Autre forme de réécriture, des transpositions ou actualisations s’efforcent de manifester les échos que les récits mythiques peuvent trouver dans différents contextes. Le quatrième mur35 raconte le projet d’un metteur en scène français de faire jouer Antigone d’Anouilh en 1982 à Beyrouth, par des acteurs des différentes nationalités et confessions engagées dans le conflit. À l’instar du roman, la bande dessinée établit un rapprochement entre le destin d’Antigone et cette situation où des partis irréconciliables s’affrontent jusqu’à s’entretuer et à condamner à mort la jeunesse, tout en donnant à voir la diversité des réceptions possibles de l’intrigue (un chef phalangiste acceptant avec fierté par exemple que son frère “incarne le puissant Créon”36). La transposition donne ici une place importante à la réflexion sur le sens ou plutôt les sens qu’on peut donner à l’histoire d’Antigone. Cette dimension réflexive sur la place du mythe dans notre imaginaire est également intégrée aux Voyages d’Ulysse (Lepage et al., 2016), qui placent une jeune femme de la fin du xixe siècle à la tête d’une expédition maritime, en quête des œuvres d’un peintre ; non seulement les œuvres du peintre représentent les aventures d’Ulysse, mais les péripéties maritimes de l’expédition redoublent les échos à l’Odyssée, dans une narration qui questionne la mise en images de ces récits fondateurs.
“Alors je me disais : ‘est-ce comme cela que je l’avais imaginé ?’ Le visage d’Ulysse était là, les situations et les personnages foisonnaient sur les toiles, et j’en arrivais presque à entendre le bruit de la bataille. Je laissais derrière moi les images imprécises nées de la lecture de ma mère”37.
32Cette réflexion sur la façon dont les mythes sont ancrés dans notre imaginaire est au cœur de la dernière démarche que nous souhaitons présenter.
Les mythes et nous : approche réflexive
33Dans Ulysse, les Chants du retour de Jean Harambat, la bande dessinée suit le récit par Homère du retour d’Ulysse à Ithaque, mais en interrompant ce récit pour laisser la parole au bibliothécaire et à d’autres habitants de l’île d’Ithaque exprimant leur vision de l’histoire, à des archéologues interrogés sur les fouilles réalisées sur les pas de l’épopée, à Jean-Pierre Vernant qui prend parfois le relais du récit… Le récit du retour se fait ainsi polyphonique, et s’accompagne d’un ensemble d’éclairages. Parmi ces éclairages, la bande dessinée est en particulier l’occasion d’une réflexion sur les images que l’on se fait de l’Odyssée : on accompagne Jacqueline de Romilly au musée devant la toile Ulysse combattant Iros de Lovis Corinth (représentée en crayonné), Pierre Michon confie que pour lui le regard d’Ulysse est celui du capitaine Haddock, et en parallèle les vignettes qui racontent le retour d’Ulysse s’inspirent à l’occasion du graphisme de vases antiques, d’un livre didactique de la bibliothèque familiale ou du cinéma de Pasolini, dans une narration graphique qui dit ses références et ses tâtonnements. C’est à travers la pluralité d’interprétations proposées et de sources convoquées pour mettre Ulysse en images que l’œuvre explore plus qu’elle ne postule la richesse du texte et de ses réceptions.
34La publication de séries de bandes dessinées visant à faire connaître la mythologie au jeune public participe du souci de fournir des synthèses faciles d’accès sur les plus grandes figures des récits grecs, selon une approche encyclopédique dans la lignée des écrits mythographiques. Au regard de l’ambition documentaire, il est cependant étonnant qu’une vision très univoque et définitive des récits soit proposée, sans prise en compte ni de la pluralité des versions ni des caractéristiques singulières des œuvres convoquées comme sources. Par ailleurs, la bande dessinée semble considérée comme simple auxiliaire d’un discours à l’élaboration duquel elle n’est guère associée, contrairement à ce qu’on peut observer dans le domaine des documentaires graphiques où la narration graphique est invitée à déployer toutes ses potentialités pour figurer toutes sortes de réflexions et notions. Pour appréhender la mythologie grecque, bien présente dans l’imaginaire contemporain, d’autres voies sont possibles, notamment en bande dessinée, pour offrir une approche qui interroge les mythes plus qu’elle ne les décrypte et qui en travaille la matière plus qu’elle ne la fige dans un discours définitif.
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Saïd, S., Trédé, M. et Le Boulluec, A. (1997) : Histoire de la littérature grecque, Paris.
Schubert, P. (2003) : Apollodore. La Bibliothèque. Un manuel antique de mythologie, traduit sous la direction de P. Schubert, Neuchâtel.
Sousanis, N. (2016) : Le Déploiement, Éditions de l’An 2, Actes Sud.
Todorov, T. (1971-1980) : Poétique de la prose, Paris.
Vernant, J.-P. (1999) : L’Univers, les dieux, les hommes, Paris.
Notes de bas de page
1 Bandeau de quatrième de couverture des Douze travaux d’Héraclès, Casterman, 2016.
2 Page de présentation de la collection sur le site de l’éditeur : http://www.glenatbd.com/actu/la-sagesse-des-mythes-toute-la-mythologie-grecque-en-bd.htm. Consulté le 13 juillet 2018.
3 Page de présentation de la collection sur le site de l’éditeur : https://www.bamboo.fr/bd-les-petits-mythos-tome-1-9782818908358.html. Consulté le 13 juillet 2018.
4 Le volume unique Contes et légendes de la mythologie grecque aux éditions Petit à petit adopte une approche différente : pour chaque épisode mis en bande dessinée, une introduction précise quel texte de référence a été adapté. Les mythes ne sont donc pas dissociés de leur mise en récit dans une œuvre particulière.
5 Ferry et al., Héraclès. La jeunesse du héros, 51.
6 Ferry et al., Héraclès. La jeunesse du héros, 56.
7 Cazenove & Larbier, La Mythologie expliquée par les Petits mythos, 6.
8 Ferry et al., Thésée et le Minotaure, 2016, 50.
9 Ferry et al., Thésée et le Minotaure, 2016, 24.
10 Schubert 2003, 204.
11 Ariane se serait pendue de douleur quand elle se vit abandonnée par Thésée, ou Thésée aurait été contraint de laisser à terre Ariane enceinte et ne supportant plus l’agitation de la mer… ; Plu., Thés., 24.
12 Dans les Héroïdes d’Ovide par ex. (Her., 10.7-8), Ariane accuse Thésée de l’avoir trahie (prodidit), d’avoir commis un crime (facinus).
13 On voit par ex. les crimes d’Héraclès, avec le crâne enfoncé de son précepteur Linos ou les corps de ses enfants baignant dans leur sang ; Ferry et al., Héraclès. La jeunesse du héros, 32 et 46.
14 Dupont 2009.
15 Schubert 2003, 5.
16 Vernant 1999, 12.
17 Présentation de la collection par une interview de Luc Ferry, sur le site de l’éditeur : http://www.glenatbd.com/actu/la-sagesse-des-mythes-toute-la-mythologie-grecque-en-bd.htm.
18 D’autant plus que Luc Ferry dit vouloir cet accompagnement “au niveau universitaire, au meilleur niveau de la Sorbonne”, : https://www.youtube.com/watch?time_continue=152&v=uZa-1otDHH4. Consulté le 19 juillet 2018.
19 Saïd et al. 1997, 323.
20 Todorov 1971-1980, 29.
21 Calame 1998, 15.
22 Pottet & Harel, Douze travaux d’Héraclès, 29.
23 Ce paragraphe s’appuie sur l’analyse présentée aux Rencontres nationales de la CIBDI, à Angoulême en octobre 2017 : Raux 2017.
24 Dont, par ex., Sousanis 2016 montre l’étendue.
25 Interview de Béatrice Bottet lors du salon du livre jeunesse de 2014 : https://www.youtube.com/watch?v=sjOpmVhZibg.
26 Bottet & Harel, Douze travaux d’Héraclès, 14, 21 et 30.
27 Luc Ferry, interview présentée sur le site de l’éditeur : http://www.glenatbd.com/actu/la-sagesse-des-mythes-toute-la-mythologie-grecque-en-bd.htm Consulté le 19 juillet 2018.
28 Par ex. le combat avec le Minotaure dans l’album consacré à Thésée, p. 32-34.
29 Guillaume Clavières, http://www.planetebd.com/bd/glenat/la-naissance-des-dieux/-/34554.html Consulté le 19 juillet 2018.
30 Vernant 1999, 4ème de couverture.
31 Vernant 1999, 14.
32 Vernant 1999, 91.
33 Vernant 1999, 71.
34 Préface du psycho-pédagogue Serge Boimare, Bayard jeunesse, 2011, 11
35 Roman de Sorj Chalandon, Grasset, 2012, adapté en bande dessinée par Corbeyran et Horn, Marabulles, 2017.
36 Chalandon et al., Quatrième mur, 86.
37 Lepage et al., Voyages d’Ulysse, 8.
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