L’Univers, les dieux, les enfants. Avatars de la relation aux divinités grecques dans la bibliographie de fiction destinée à la jeunesse de la fin du xxe siècle en France1
p. 37-52
Texte intégral
1Il est communément admis que les enfants ont besoin de héros. La diversité lexicographique2 de ce terme peut se résumer ainsi : personnage d’exception, d’essence semi divine représentant un idéal bien souvent au cœur d’un ensemble d’œuvres ou de récits. La mythologie notamment grecque est une matrice des plus fécondes traversant les siècles pour irriguer et nourrir les récits des jeunes lecteurs. Au sein du foisonnement littéraire destiné au jeune public, il est apparu opportun d’éclairer par une approche comparée, l’exploitation du lien entre les dieux et l’humanité. Autour de ce thème, nous avons choisi de retenir trois formes d’écriture du récit, diffusées en France durant les années 80 : un roman historique français, un cycle de trois livres jeux britanniques3 et une série américaine de comics. À partir de l’analyse des apparitions, des interactions et emplois narratifs4 des différentes divinités issues du panthéon grec classique, il nous est apparu possible de mettre en lumière les apports et les dynamiques de ce matériau culturel emprunté à l’Antiquité à destination plus particulièrement, mais non exclusivement, du jeune public.
2La vitalité inspirante des polythéismes antiques traverse durablement et de manière variée la production littéraire destinée à la jeunesse si l’on en juge par les résultats de l’analyse des collections issues du dépôt légal5. Les deux dernières décennies du xxe siècle constituent un moment particulier d’exploitation du thème de l’Antiquité. Le récit sous des formes variées occupe presque seul le créneau alors que la période des péplums se tarit au cinéma et que le jeu de rôle, le jeu-vidéo6, le cinéma d’animation ou d’effets spéciaux se consacrent plus largement à d’autres genres (création originale, fantasy, multivers des mythologies contemporaines, space opera et science-fiction).
3Par bien des égards, la présence de l’Antiquité grecque se joue à travers la familiarité de ces dieux et de leurs représentations. Loin des figures impassibles et inatteignables, nous les découvrons bien souvent protagonistes. Dans un second temps, ces êtres supérieurs agissent sur le récit pour en constituer de véritables ressorts narratifs. La nature divine est d’ailleurs à ce titre un élément facilitateur. Le héros humain agit alors dans un registre d’exécutant des volontés supérieures. Pour finir, il convient de reconnaître que la relation des dieux à l’humanité ne se limite pas à la sujétion exercée par cette galerie de figures tutélaires, le jeu d’interactions est tel qu’il se révèle être le support d’une expérience narrative de différenciation du commun à la fois pourvoyeuse de protection et porteuse d’exploit.
Présence : un monde habité de rencontres au prisme des genres
4La revivification des civilisations antiques s’exprime dans l’élaboration de nombreux récits. La fiction à l’instar de la science historique reconstitue une société humaine en comblant les lacunes d’un passé lointain par la projection créatrice sur les aspérités léguées par notre patrimoine et sa mise au jour. Le corpus mythologique polythéiste constitue alors un matériau à l’influence profonde jusque dans l’œuvre fictionnelle contemporaine. Le corpus convoqué à destination notamment du jeune public traduit la présence forte des dieux grecs qui par leur richesse évocatrice semblent habiter les différents narrations et décors dépeints par ces auteurs et illustrateurs du xxe siècle finissant.
5Si depuis l’Antiquité, la mythologie est un genre exploité en prose comme en poésie, notre propos confronte ce thème à ces genres extrêmement différenciés éventuellement codifiés que sont au sein de la littérature de jeunesse contemporaine, le roman historique, le livre jeu et la bande dessinée. Le Messager d’Athènes d’Odile Weulersse dépeint une présence divine inscrite dans un régime réaliste d’historicité de l’année 490 a.C. autour de l’événement qui sert de cadre à l’aboutissement du récit que constitue la bataille de Marathon.
“Les citoyens d’Athènes sont venus remercier le dieu [Apollon] pour la victoire de Marathon. Au sanctuaire le plus prestigieux de Grèce, ils vont présenter une offrande magnifique. Une offrande qui rappelle, aux peuples des temps futurs, la victoire des hommes libres sur l’invincible roi des Perses”7.
6Les dieux se succèdent pour rendre compréhensible la dimension culturelle de la civilisation grecque du ve siècle a.C. Les intentions des divinités leur sont prêtées par le bagage culturel et la tradition transmise. La place des déesses et des dieux dépend également de l’état émotionnel ou de ce qu’en perçoivent les personnages en fonction de leur environnement immédiat ou projeté ou encore des décisions à prendre et des questionnements intérieurs.
7En comparaison, la trilogie des Chroniques crétoises mettant en scène Althéos de Philip Parker, Daniel Honigmann et John Butterfield mêle inscription historique et traversée narrative d’une large partie du corpus mythique de la Grèce antique. Historiquement le récit se situe aux alentours de 1300 a.C. La civilisation minoenne est proche de sa fin. La guerre de Troie a déjà eu lieu et ses protagonistes sont morts. Le roi Égée règne à Athènes. Le livre jeu introduit cependant une dimension supplémentaire avec la mise en scène de son propre parcours de lecture défini à la volée. Les paragraphes sont tous numérotés afin de matérialiser le système de renvois. La narration emprunte alors une voie qui n’est pas strictement linéaire puisque l’enchainement à la lecture dépend à la fois des décisions et de la chance au jet de dés du lecteur dans un certain nombre d’interactions avec les protagonistes rencontrés ou certains événements.
“–Thèsèe est mort, poursuivait Hermès. Son corps repose maintenant dans le labyrinthe de Minos. Du sombre royaume d’Hadès, les âmes de tes ancêtres réclament vengeance. Égée, ton noble père, pleure la disparition la disparition de son puissant fils. […] Vous êtes Althéos, valeureux héros grec. Votre tâche est presque surhumaine et, pour accomplir votre quête, vous devrez souvent affronter bêtes sauvages et humains, et gagner les faveurs des dieux. Le voyage sera difficile et périlleux et vous serez seul maitre de votre destin”8.
8Ce système de jeu n’est pas entièrement construit sur le hasard, il est fait appel à un jeu de valeurs chiffrées souvent évolutives déterminant des caractéristiques ou des scores qui évoluent en fonction des choix, des réussites et des échecs. Ces éléments sont d’ailleurs communs à de nombreux livres jeux, notamment parmi les séries de la collection des Livres dont vous êtes le héros. La présente trilogie introduit cependant un système original alliant un binôme “honneur” et “honte” ainsi qu’un tableau des dispositions de chaque divinité en fonction de ses choix et des actes organisée autour de trois pôles : protecteur, favorable et défavorable. Le lecteur joueur se trouve ainsi directement lié avec le fait divin et compose avec ce dernier à l’instar d’un paramètre dans un système d’aide à la décision.
9Dans la série Les Vengeurs parue dans le mensuel Strange, nous découvrons durant quatorze épisodes une présence agissante. Les dieux sont des acteurs directs du récit. L’un d’entre eux, Hercule9, intervient régulièrement sur Terre jusqu’à devenir membre régulier de l’équipe de super-héros. À la faveur d’un combat perdu qui le voit tomber dans un coma profond, les héros mortels et le divin Thor se trouvent projetés dans la dimension de l’Olympe pour affronter la colère de Zeus et se frayer un chemin au sein des différents camps et des jeux d’alliance du panthéon grec largement convoqué par les auteurs.
“– Voici mon fils Hercule ! Même si son corps est vivant, il est privé de mouvement et son esprit est gravement atteint !
Ces blessures, il les a reçues en compagnie des vengeurs !
Alors, vengeurs, vous paierez pour la calamité qui frappe mon fils ! Vous serez punis !!!
La punition sera la mort dans les tourments ! Zeus a parlé !”10.
10Dans un récit caractérisé par le lien étroit entre dessin et dialogue au sein d’une narration rythmée par la nécessaire prise en compte du caractère contraint d’un épisode mensuel de vingt à vingt-deux pages, les dieux se livrent à de larges séquences d’action entrecoupées de scènes de dialogues avec les héros éponymes de la série. Les deux registres sont régulièrement utilisés lors d’échanges de coups et de répliques simultanés. La bande dessinée issue des comics américains confronte le monde des dieux gréco-romains à la société contemporaine héroïsée de la seconde moitié du xxe siècle américain. Ce choc des cultures permet l’émergence d’une expérience originale de divinité modernisée par une forme d’uchronie vectrice de liberté de créer, mais également marque d’un imaginaire largement référencé.
11En tant qu’être relevant d’une dimension supérieure, la divinité conserve au sein de ces différents types d’œuvre un mode de présence au monde marqué d’abord dans l’évocation de son nom. Avec le patronyme, les auteurs disposent d’un moyen pratique pour puiser dans la mythographie classique et déployer un jeu d’épithètes et d’attributs organisé autour de la répartition des caractères, des origines et des domaines de responsabilité de chaque divinité.
“– Toi qu’on appelle Guêpe… Je veux te parler ! Héra jure qu’elle ne te veut aucun mal.
– Héra ? (Héra était reine des dieux mythologiques mais cette femme ne peut… Serais-je…) Dans l’Olympe ?”11.
12Les déesses et les dieux disposent ainsi d’une place dans l’univers de représentations de chaque personnage. Ils donnent une dimension particulière au propos, aux réflexions et aux souvenirs. Ils renforcent l’évocation du lien avec le monde antique tout en apportant une forme de vraisemblance par opposition à l’époque vécue par le jeune lecteur qui ne connaît que les différents monothéismes comme élément de comparaison. Les emplois du nom des dieux sont multiples. Dans les scènes de dialogue, ils servent à invoquer, jurer, maudire ou encourager.
“– Le sang a été versé, gronde Minos, et le sang doit être vengé ! Déméter ! Ô toi, princesse du monde souterrain, accepte en sacrifice un malheureux étranger !”12.
13À l’appui des descriptions, ils deviennent toponymes pour désigner le lieu, mais également la marque de propriété des domaines terrestres comme ceux qui relèvent d’autres dimensions, hors de l’espace et du temps communs.
“Les dieux qui ont fait la terre ont créé l’isthme de Corinthe pour que les voyageurs s’arrêtent dans la ville de l’amour avant de consulter l’oracle d’Apollon”13.
14Les récits se caractérisent ainsi de manière transversale comme relevant d’un propos encyclopédique, entre la galerie de portraits et le guide de voyages.
15L’image, présente à des niveaux différents dans le corpus, est un levier puissant pour la personnification des dieux comme des habitants de plein exercice des différents mondes fictionnels. Il est possible d’isoler trois niveaux de représentation : les manifestations, les servants et les avatars, les dieux en personne hier et aujourd’hui. L’illustration des divinités consiste en une exploitation des attributs, de l’historique et la symbolique de chaque dieu autour d’un faisceau de repères qui transcendent les périodes et les œuvres. Le graphisme des dieux est une interprétation moderne proche des images que nous avons de l’Antiquité, transmises par la sculpture et la peinture antique, mais également cultivées par des siècles de représentations sur divers supports. Cette logique de reconnaissance autour d’invariants culturels est également remaniée pour suivre les contraintes de genre dans le cadre des comics américains. Chaque membre du panthéon présente un costume reprenant des éléments communs préexistants chez de nombreux personnages de la galaxie Marvel tout en se voyant attribuer un jeu de couleurs et de pièces de vêtements uniques pour faciliter la reconnaissance avec parfois des choix graphiques surprenants telle la couleur verte associée à Zeus à partir de sa deuxième apparition jusqu’à la fin de la séquence étudiée14. La construction archétypale de la déesse ou du dieu grec est ainsi parée du même mode de reconnaissance autour du costume du super-héros tout en rappelant l’esthétique du corps athlétique héritée de la statuaire gréco-romaine.
16Dans le cadre de la réinterprétation de l’Antiquité à laquelle nous invitent les fictions contemporaines, nous pouvons identifier la tension nécessaire organisée entre l’historicité du sujet et la possibilité de jouer avec les genres. En cela, les auteurs semblent puiser dans le moment que constitue, à la suite d’Hésiode, le tournant de l’âge des héros qui voient les derniers représentants du monde divin sur le point de cesser d’arpenter et d’influer directement sur le monde des mortels. Cette ultime rencontre est d’ailleurs rappelée par Prométhée avec angoisse. Dans une tradition prophétique, cet ultime face à face comporte une incertitude sur son issue :
“Il est venu…
… le jour que je redoutais tant !
La bataille finale entre hommes et dieux commence.
Et cette guerre n’aura pas de vainqueurs”15.
17Althéos vit la fin de l’âge héroïque par la rencontre régulière des dieux, des héros et divers êtres mythologiques contribuant même à provoquer ce déclin par la victoire à mort sur nombre d’entre eux (Sanglier d’Érymanthe, Talos, Minotaure…). Timoklés expérimente l’espérance messianique d’une aide requise au quotidien qui doit se contenter de signes pour guider ses actes et ses décisions. Les Vengeurs assistent avec leur coéquipier Hercule et l’ensemble de la famille olympienne à la tentation du retour des dieux dans un monde qui les a oubliés et n’attend plus rien d’eux. Du point de vue des héros, une constante se dégage dans leurs relations avec ces êtres supérieurs et réputés insondables. Ces derniers déploient un mode de communication extrêmement codifié pour organiser la rencontre avec chaque mortel. Un véritable système se met en place relevant à la fois de l’initiation et de la nécessité de prouver sa valeur pour prétendre communiquer avec les dieux. Dans une sorte de progression épiphanique, il s’agit de détecter et d’interpréter des signes, de passer par des intercesseurs, de supporter une mise à l’épreuve pour enfin bénéficier d’une apparition et éventuellement d’un échange direct avec la divinité.
Informer, protéger, punir, pour une “théopolitique” de l’action
18Face aux êtres humains, les déesses et les dieux ne sont plus seulement dans le registre affecté à leurs attributs, ils dévoilent leurs volontés et exposent traits de caractères et motivations, ne reculant parfois devant aucun paradoxe pour des êtres d’essence pure, sensés confiner au sublime. Le corpus nous présente non pas des dieux en coulisse, mais de véritables protagonistes dans un jeu de relations en théorie inéquitable avec le genre humain.
19L’immortalité confère un rapport original des dieux avec le savoir. Omniscient grâce au savoir acquis par l’infini du temps et de la perception, le dieu se projette également dans l’avenir. C’est même une spécialité dans son rapport au monde si nous interrogeons la figure d’Apollon. Pour le héros il s’agira bien souvent d’en passer d’abord par des agents sur Terre de cette transmission d’information rarement littérale et bien souvent obscure. Le corpus exploite à de nombreuses reprises les interventions des fonctions religieuses et sociales, assurées à ce titre par les prêtres, les devins ou les sibylles. La Pythie émerge de ce groupe d’intercesseurs de par la mise en scène de la relation aux dieux et de la très forte attractivité du sanctuaire au-delà des limites de la ville de Delphes.
“Un long silence suit sa question. Timoklés a l’impression d’étouffer. L’air devient-il plus lourd ? Il ferme les yeux pour mieux entendre. La respiration de la vieille femme s’accélère, et devient saccadée et brutale. Puis, elle se transforme en longs sifflements plaintifs. Soudain, le trépied, soulevé par le souffle sacré, tape contre la margelle. Et la Pythie, saisie par la possession divine, pousse des cris effrayants. Longtemps, les hurlements résonnent contre les parois de la fosse”16.
20Le livre jeu, de ce point de vue, organise le recours à l’oracle au fil de la lecture par la possibilité de l’interroger régulièrement en courant le risque de décevoir les dieux par des interrogations infondées comme de disposer d’éléments pour éclairer favorablement un choix ou alerter lors d’une situation apparemment anodine17. Ce n’est finalement pas un hasard si afin de guider les Vengeurs, nous voyons intervenir Prométhée le “prévoyant” motivé par sa dette envers Hercule, qui survient opportunément pour accompagner l’équipe de héros vers la liberté et utilise ses dons à l’encontre même des volontés de Zeus18. La requête à destination de l’avenir n’est donc pas uniquement à l’initiative du héros. La prescience visite l’esprit dans le cadre propice du sommeil par le biais de rêves ou de songes tout aussi sujets à décryptage et interprétation. Malgré ce tissu dense de signaux, d’interpellations et de contacts, il ne s’agit pas de dépeindre les dieux comme de simples observateurs dispensateurs impavides d’une connaissance supérieure à partager. Le rappel à l’ordre, l’encouragement ou le dévoilement ne sont que des préalables à l’exercice direct de la volonté divine.
21Si les dieux savent se montrer avisés et enclins à prodiguer le fruit de leur sagesse, le héros mortel doit mesurer qu’il convient de suivre leurs préceptes pour espérer en obtenir une aide directe et prendre garde à ne pas provoquer leur courroux, au risque d’en subir les douloureuses conséquences. Dans le souci de conserver un statut supérieur au-dessus des turpitudes des mortels, les divinités s’attachent à n’intervenir qu’épisodiquement afin d’infléchir le cours de la vie de ceux qui les aiment comme de ceux qui les craignent. En matière d’assistance, le soutien des dieux se caractérise par la forme du don, mais se décline suivant différentes dimensions en rapport avec le corps mortel. En première intention ou en conditions du premier domaine d’intervention du héros, un objet servira de support à un niveau de puissance hors du commun. Produit d’un art pourtant partagé par les mortels, mais investi de caractéristiques inattendues, l’objet concentre une qualité qui permet au héros de bénéficier d’un avantage. Cette thématique de la matérialisation du pouvoir permet à la fois de donner à voir le processus créatif, prérogative du divin mais également de faire la démonstration de l’acte de transmettre tout en laissant une part de responsabilité au héros sur l’usage ultérieur et avisé de son nouvel avantage. La figue d’Héphaïstos est ainsi caractéristique de cet art de placer du divin en un objet inerte devenu arme et talisman19. L’usage peut également être symbolique en parant le personnage des attributs divins. Chrysilla, sœur de Timoklés utilise par déguisement ou subterfuge ce procédé à plusieurs reprises pour paraître d’essence divine comme lors de sa rencontre avec un berger revêtu des bijoux d’un trésor perdu :
“Chrysilla s’arrête brusquement. Un berger, en chantonnant, vient de surgir de derrière la colline, accompagné de son chien. Stupéfait par une apparition aussi resplendissante dans des lieux aussi sauvages, il croit voir une divinité descendue sur la terre”20.
22Si l’objet ne suffit pas, certaines divinités choisiront d’attribuer un don, une capacité surnaturelle au héros à commencer par un regain de courage.
“Timoklés qui ne supporte pas de rester un témoin inactif, saisit une épée et se précipite au milieu du combat. Il pousse tel le dieu Pan, de grands cris effrayants. Les Grecs transportés par une ardente fureur, pourfendent leurs ennemis en accomplissant maintes prouesses remarquables”21.
23Ce faisant le personnage mortel pénètre dans le registre divin, devenu héros hors de pair. Son allure même évoque aux yeux de ses contemporains, un dieu incarné. Lorsque tous les moyens sont épuisés ou parce que la divinité choisit d’intervenir au moment critique, réparer le corps jusqu’à l’âme devient la règle. La guérison voire la résurrection sur le fil de la bascule vers la mort constitue le stade ultime de l’aide apportée par le don de vie22, telle une seconde chance dont il convient de faire bon usage. Implacables face à l’adversité, déesses et dieux savent également frapper et manier le péril pour arrêter le héros qui a failli. Le pouvoir divin se situe dans cette perspective sur deux plans, d’une part il assure le respect des préceptes qu’il prône, d’autre part il souhaite rappeler l’ordre du monde et l’équilibre social. Pour servir ses desseins comme dans un exercice de haute justice, la divinité exécute ses propres sentences et veille à assurer le maintien d’un équilibre dont elle s’estime garante. Vengeance et punition sont ainsi les deux facettes d’une même sanction. La “colère des dieux” se décline en une grande variété de formes. Les divinités n’hésitent pas à mettre à contribution l’environnement en fonction de leurs attributs et domaines de responsabilités sur la Nature, ainsi nous voyons Poséidon utiliser sa maitrise de l’élément marin ou des tremblements de terre pour sceller le sort des héros23. La société est également convoquée par la possibilité de légiférer via notamment la classe sacerdotale sur la condamnation morale ou politique. Le héros est alors confronté à la honte, au rejet, à l’exil et doit se soumettre à un processus d’expiation dans l’espoir d’obtenir le pardon vis-à-vis du corps social sous le strict encadrement des dieux24. À l’image des nombreux exemples du corpus mythologique, il est également fait recours à la malédiction et au tourment éventuellement perpétuel dans une forme d’édification par l’exemple d’une douleur sans fin. Pluton s’adresse ainsi en ces termes aux vengeurs qui tentent de lui échapper :
“Crétins ! Ici, je suis souverain ! Je peux vous annihiler tous d’un geste !
Mais non ! Zeus vous a condamnés à périr dans les tourments […] un ordre que j’exécuterai avec plaisir !”25.
24Le dieu peut se résoudre à l’affrontement et au défi par l’intermédiaire d’un agent exécuteur de ses volontés, enrichissant ainsi la galerie de portraits proposée par la mythologie. En dernier recours, la narration et la représentation nous permet d’expérimenter la rencontre directe avec la puissante brute et souvent illimitée d’êtres hors du commun.
25Observateurs amusés des destins humains en contrebas du balcon de leur divine supériorité ou acteurs omniscients et omnipotents qui semblent jouer avec les destinées, les déesses et les dieux peuvent dans leur mise en scène nous permettre de reconstituer un projet et une ambition. Il est permis par la récurrence des interventions positionnées par les auteurs de déceler des profils et des caractères. En effet, un jeu de sociabilité semble s’insérer dans la relation au divin comme au sein même de la communauté du panthéon. Comprendre la marque culturelle des divinités antiques consiste à mettre au jour une géographie imaginaire des relations de pouvoirs. Une “théopolitique” des relations émerge à la faveur de l’interrogation du corpus qui laisse entrevoir une traduction culturelle de la place de chaque déesse ou dieu dans l’imaginaire transmis. Au sein de l’ensemble du panthéon parcouru par les différents auteurs, trois figures se détachent nettement par un grand nombre d’occurrences témoignant d’une attention particulière vis-à-vis des mortels et d’une réciprocité de ces derniers quant à la recherche de conseil, d’assistance et de protection. Le premier d’entre eux par le nombre d’évocations et la singularité de la place est Zeus, dieu suprême incarnant le pouvoir royal et céleste, mais également le jugement dernier. Primus inter pares, il est le seul à pouvoir arbitrer entre les dieux eux-mêmes et dispose de l’habilité suprême à décider de la vie ou de la mort. Face aux dieux mandés en assemblée il légifère et impose à tous sa volonté :
“… que si les ‘dieux’ sont plus forts que les mortels, ils ne sont pas plus sages qu’eux. Notre pouvoir peut être fatal aux plus puissants d’entre eux. L’humanité a trop souffert de nos folies. Je jure donc devant ces mortels que plus jamais un citoyen de l’Olympe ne posera le pied sur la terre !”26.
26À ses côtés deux de ses enfants se distinguent, tournés vers l’humain du fait de leurs attributs respectifs et d’une place singulière dans l’héritage grec dans lequel baigne tout auteur du xxe siècle. Athéna, déesse tutélaire de la cité attique tient son rang dans l’imaginaire collectif de sa prérogative en matière de sagesse et d’assistance, combinée au combat souvent à connotation défensive par opposition à Arès. Timoklés rappelle ainsi à sa sœur la force de cette présence :
“‘C’était sans doute Athéna !’
‘Athéna, ce vieux marin ?’, s’exclame Chrysilla qui n’en croit pas ses oreilles.
Timoklés lui jette un regard lourd de reproche.
‘Ce n’est pas l’or qui fait les déesses’”27.
27Elle représente symboliquement la gloire de la cité d’Athènes, dont l’histoire structure la lecture historique et fantasmée du “miracle grec”. Apollon, le dieu solaire, complète cette triade humaniste, son rôle sur le cours de la journée est renforcé par sa capacité de devin associée à l’héritage de la Pythie de Delphes, l’un de ses oracles dont la renommée antique nous est largement parvenue. Il n’hésite pas à alerter directement le héros avec parfois beaucoup de familiarité, comme dans cette scène avec Althéos :
“Je crois que tu devrais partir. Calypso est vraiment mauvaise. Du moins, je pense qu’elle l’est ou l’a été. Quelque chose de terrible pourrait se produire si tu ne construis pas un bateau pour t’échapper. Je ne peux pas t’aider dans cette tâche car tu sais bien que bricolage et immortalité ne vont pas ensemble”28.
28Son penchant pour le souci de l’humanité se traduit également par l’usage de la figure de son fils Asclépios parfois en complet syncrétisme avec lui, pour guérir maladies et blessures voire déjouer la mort elle-même en se plaçant sur le terrain de Zeus lui-même. Un second groupe de divinités adopte une position largement plus liée aux événements, alternant assistance et opposition en fonction de ce qu’ils perçoivent des actes et des comportements des héros. Elles jaugent d’abord les mortels par rapport à leurs domaines respectifs et sauront se montrer utiles ou hostiles moins par altruisme que par nécessité d’être considérées. Aphrodite, Arès, Héphaïstos et Héra comptent parmi ce type de dieux, chacun dans un registre différent. La déesse de l’amour n’hésite ainsi pas à éprouver le courage et les talents d’amant d’Althéos, au moment d’être choisie comme sa déesse tutélaire29. S’il les sollicite avec respect et discernement, le héros trouve dans ses divinités, des alliés utiles et précieux dans des situations aussi variées que peuvent être respectivement : la séduction et le rôle des protagonistes féminins, la force et l'endurance, un équipement d'exception ou la tempérance de Zeus. Les différents récits présentent un troisième groupe de dieux plus distants et insondables, mais non moins instigatrices et instigateurs. Artémis, Déméter, Dionysos, Hadès et Poséidon constituent un groupe associé au domaine terrestre ou chtonien par opposition aux dieux célestes. Ce regroupement fonctionne y compris avec le dieu des mers qui préside aux tremblements de terre et aux fonds sous-marins. Déméter joue régulièrement ce rôle initiatique, convoquée par l’entremise des mystères auxquels elle préside dans chacun des trois volumes de la série des Chroniques crétoises30. Nuit, mystère, folie, souterrain ou tempête en sont les terrains de prédilection. Ces divinités sont à la fois moins accessibles et moins prévisibles pour le héros mortel qui doit passer par différents rites initiatiques pour accéder à son attention. Cette dernière constitue bien souvent le principal gain à espérer de leur part.
29Le niveau de la lutte à livrer pour des humains est elle-même d’essence supérieure, à ce titre certains agents divins se montrent préoccupés d’œuvrer à l’émancipation de la société mortelle. Au sein de la “théopolitique” divine, les figures de Prométhée et d’Héraclès/Hercule émergent symboliquement comme intermédiaires de cet accompagnement et de cette empathie pour s’avérer des personnages de premier plan aux cotés des héros mortels au sein de la série Les Vengeurs. Hiératique, le dieu devient un frère d’armes familier et solidaire. Pour s’en convaincre, il suffit de l’écouter présenter ses coéquipiers :
“– J’ai jamais trinqué avec un vengeur… Il sont tous aussi forts ?
– Pas aussi forts que moi, mais ce sont tous des héros !
– Ah oui ? Un exemple ?
– Prends Captain America, ce n’est qu’un mortel mais au combat, il vaut une douzaine d’ennemis. Je suis fier de servir avec lui !
Et notre jolie Captain Marvel ! Elle est rapide et forte comme la foudre.
Quant au chevalier noir, il est aussi efficace… que son épée d’ébène.
Sur terre, en l’air ou sous la mer, peu d’hommes valent Namor, le prince des mers”31.
30Le titan autrefois puni pour avoir aidé les hommes contre la volonté de Zeus fait ainsi l’objet d’un échange de souvenirs de culture classique entre Captain America et Docteur Druid :
“– J’ai lu la légende de Prométhée défiant les dieux pour aider les hommes.
– Moi aussi, Captain, espérons qu’il est digne de sa légende !”32.
31Au final, les différents récits démontrent qu’il convient de composer avec les déesses et les dieux dans le jeu des interactions. Personnages à part entière, ils ne se limitent pas à teinter le récit de vraisemblance. Ils agissent et posent la question d’une forme distincte de récit transcendant les cadres de chaque genre.
Les voies de la narration
32La diversité de ces figures riches d’une charge mythologique, symbolique et historique introduit une dynamique dans le récit qui dépasse la seule référence à un pan incontournable de l’Antiquité grecque qu’est la place du divin dans la politique, la société et la culture. Se confronter aux dieux revient à permettre aux lecteurs par l’entremise du héros, une expérience particulière de construction du récit. Après l’analyse des marqueurs de la présence divine dans le récit et la mise au jour d’un statut de protagoniste à part entière, il convient d’identifier l’emploi de deus ex machina auprès du héros humain dans le cadre de la narration.
33Les divinités endossent la plupart des rôles dans les différentes trames proposées : scènes d’exposition, ruptures et défis, quêtes d’assistance ou dénouement et retour à la réalité. De prime abord, il est pratique pour un auteur de pouvoir disposer de protagonistes dépourvus de limites dans leur action pour relancer ou dénouer un récit. À l’analyse, cette capacité d’intervention dénote la mise au jour d’un ordonnancement du monde qui parcourt l’ensemble de la structure sociale dans laquelle évoluent les personnages. Ces derniers reconnaissent par culture, conviction ou nécessité la puissance des êtres divins et recherchent à se placer sous leur égide.
“Tous les événements passés s’ordonnent maintenant dans son esprit en une suite cohérente et inéluctable […]. Tout ce long et difficile voyage était nécessaire pour qu’aujourd’hui se réalise enfin l’oracle du dieu. C’est parce qu’elle savait tout cela à l’avance qu’Athéna est venue à son secours. Combien profondes sont les pensées des dieux. D’un seul regard, ils embrassent le temps”33.
34Nous retrouvons cette dimension tutélaire de la relation inscrite dans la vie quotidienne, mise en règle par le système de protection et de gestion des faveurs ou comme ressort scénaristique. Les Vengeurs, pourtant dénué de croyance au sens religieux du terme envers les anciens dieux, recherchent ainsi à convaincre les divinités prêtes à défendre leur cause auprès de Zeus34. Les déesses et les dieux président à des territoires, des espaces, des bâtiments, des rites, des événements. Ce sont en même temps des individus à l’instar des combattants qui luttent pied à pied contre les Vengeurs, mais ils se caractérisent également par l’immanence de leur présence dans toute chose. Cette présence admise par tous paraît sans limite, et pourtant au moment où l’humanité se détache de leur représentation, il se pose alors la question du sens de l’existence pour les dieux et pour les humains.
35Ce vécu commun de la permanence divine et des générations mortelles qui passent tout en se transmettant ce lien entraîne les personnages à tourner le regard vers l’avenir par l’intermédiaire des dieux. Le thème du destin est essentiel dans cette relation, notamment en concourant à un processus d’élévation. Ce dernier dote les personnages d’une faculté d’affronter ce qui se situe aux marges incertaines de leurs perceptions, de leurs actes et de leurs réflexions. La connaissance de la destinée est une nécessité inscrite dans la pratique sociale et rituelle qui semble obséder les comportements dans la lecture de la culture antique proposée, y compris lorsque des héros contemporains sont confrontés à la rencontre des déesses et des dieux. Ces derniers sont considérés par essence comme seuls capables de régir le devenir des êtres mortels, ce qui renforce la nécessité de mettre en pratique les idéaux véhiculés par/attribués au divin. Détenir la clé de l’avenir pose les bases d’un système moral inscrit dans la société. Cette présence a également un revers en interrogeant la liberté des êtres humains à maîtriser leur destin. La notion n’est donc pas univoque dans son exploitation et comprend également une mise en scène de la fatalité. Les personnages sont à de multiples reprises dans une relation de servitude aux volontés divines. Ainsi poussé par les événements à se rapprocher d’Ariane, fille de Minos, pour s’échapper du labyrinthe après avoir vaincu le Minotaure35, Althéos risque d’être frappé par le châtiment divin implacable par l’intermédiaire des Furies. Le lecteur joueur expérimente alors la violence de la nécessité du destin :
“Vous comprenez soudain que, ayant épousé Ariane, vous avez fait entrer dans votre maison les membres de la famille royale de Crète et, par conséquent, le Minotaure lui-même, assassin de Thésée, mais aussi votre victime. Folie et supplices éternels sont le sort réservé par les Furies à ceux qui tuent leurs propres parents.
Vous regardez autour de vous. Pendant un bref instant, chacun reprend son apparence humaine. Ariane et le capitaine vous fixent d’un air implorant, étonnés de votre soudaine attitude. Puis le rebord de la falaise sur lequel vous vous teniez s’écroule et vous tombez brusquement dans le vide avant de vous écrasez en contrebas sur les rochers battus par les flots. Même Zeus ne pourrait sauver ceux qui se suicident”36.
36Le principe du livre jeu en intégrant le hasard au récit allié au risque du choix du lecteur capitalise sur cette tension et permet d’expérimenter jusqu’à la violence, le poids d’un destin instrumentalisé. Interroger le panthéon grec apparaît donc comme une assistance à vivre, mais également une soumission choisie ou subie à un jeu de volontés sur lequel le personnage mortel a peu de prise. Au-delà du poids des divinités sur son avenir, ce questionnement existentiel dénote un souci récurent d’inscrire sa conduite sous la protection bienveillante des dieux. La diversité du corpus permet de mesurer que derrière le réflexe social sourd une interrogation existentielle parfois exacerbée. Les héros parviennent même à faire douter les dieux du sens de leur immortalité et à les convaincre d’un retrait au monde signifiant l’abandon de toute conduite des destinées mortelles. L’art de la narration est alors de démontrer comment s’opère la transition du personnage en héros en tentant de dominer cette privation.
37Initié aux révélations du divin, alternativement mis à l’épreuve comme protégé de leurs volontés, le héros s’inscrit dans un récit individuel porteur d’exploit et de dépassement à valeur d’exemplarité, inscrit dans une mémoire collective. Le personnage est à la fois seul et représentant d’un collectif. De fait, il a une opportunité d’endosser un rôle d’antagoniste dans un combat a priori déséquilibré. Mis à l’épreuve, il affronte les dieux représentant d’une humanité tentant de s’extraire de sa condition. La narration se veut initiatique dans la mesure où confronté à l’absolu du défi divin confinant à l’existence même, le héros n’en ressort pas indemne et cela participe également de sa transformation à l’instar de Timoklés accédant au statut de citoyen à la fin du récit :
“Timoklés s’avance vers l’autel consacré aux dieux. Il tend la main et dit d’une voix ferme :
‘Je lutterai pour la défense de l’État et des sanctuaires. Je n’abandonnerai pas mon camarade de combat. J’obéirai aux lois établies, et, si quelqu’un veut les renverser, je l’en empêcherai de toutes mes forces et avec l’aide de tous’”37.
38Le récit met également en exergue l’épreuve fatale avec les nombreuses issues défavorables potentielles pour Althéos. Le personnage se pare des habits du héros également par ce qu’il représente ou prend en charge pour une collectivité. Le récit se fait alors écho d’une épopée humaine symbolique d’un groupe (la famille, la cité, le peuple, l’humanité) appelée à s’inscrire dans une mémoire sur le temps long prenant la suite du corpus mythique antique (honneur, liberté, cohésion). Sur le temps long, le corpus consacre l’évolution d’un héros mortel contemporain dénué de doute, comme disposant de la maturité suffisante pour le défier dans une lutte libératoire de toute soumission. Les déesses et les dieux désignent alors une altérité dont la confrontation affranchit l’humanité.
39Le dialogue croisé des trois récits convoqués autour du fait divin destiné notamment au jeune public met au jour les ingrédients introduits par chaque auteur dans un système de genres extrêmement codifié. Les approches proposées permettent d’interroger la rénovation du récit mythique et religieux au sein du foisonnement de la littérature de jeunesse, marqué par la prédominance de l’ouvrage documentaire et du récit puisé dans la matrice traditionnelle des contes, des légendes et des mythes. Le corpus parcouru nous livre un portrait de dieux à la fois proches et étonnamment acteurs des destinées mortelles. Les trois textes se concluent d’ailleurs sur l’évocation de cette relation dont la lecture enchaînée résume le parcours auquel nous invitons l’observateur des représentations antiques. Le lecteur est ainsi tour à tour confronté à la félicité de la victoire fêtée à Delphes des dernières lignes du roman de O. Weulersse à la violence de la fatalité frappant le héros à l’épilogue des Chroniques crétoises et au retour à la condition humaine dans un plaidoyer pour prendre en main sa destinée contenu dans les dernières paroles de Prométhée aux Vengeurs sur le seuil de l’Olympe.
– “Puis, songeant avec fierté que sa vie a fait partie des plans organisés sur l’Olympe, il conclut joyeusement ‘je suis un favori des dieux’. […] Deux aigles se tiennent à leurs sommets et suivent la cérémonie. Puis déployant leurs larges ailes ils se dirigent vers le sanctuaire. Les oiseaux de Zeus font glisser leurs ombres divines sur le trésor des Athéniens et chacun comprend que le père des dieux partage l’allégresse de ce triomphe de la liberté”38.
– “Dieux : Où êtes-vous donc !
Un orage éclate à proximité. Vous vous déshabillez et, debout au milieu des ruines, le torse nu sous la pluie, vous hurlez vers le ciel :
‘Le Vagabond est de retour ! Qu’avez-vous à me dire maintenant, immortels ?’
Mais les dieux restent silencieux et ne diront plus rien. Vous regardez la ville en ruine et la pluie continue de tomber tandis que les ténèbres vous enveloppent. Vous êtes chez vous.
Et, à quelques milliers de stade à l’est, votre fille attend son heure en aiguisant ses ciseaux”39.
– “Zeus est fier, chevalier, et il a eu honte. Comprends que par tempérament, les dieux de l’Olympe ont toujours été des enfants.
Leur pouvoir est tel qu’ils ignorent ce qu’est la défaite. En reconnaissant son erreur, Zeus a fait preuve d’une grande maturité. Avec le temps, les olympiens acquerront le sens des responsabilités inhérentes à leur pouvoir. Espérons-le ! […]
Maintenant, allez. D’autres défis vous attendent sur votre monde. L’humanité aura grand besoin de héros et de votre courage !”40.
40La relation des dieux à l’humanité ne se limite pas forcément à une sujétion exercée par cette galerie de figures tutélaires. Il est également le support d’une expérience de différenciation du commun. L’évocation vivace de la mythologie grecque recouvre une réalité variée d’un patrimoine culturel hybridé dans l’espace transmédiatique contemporain. Ce dernier rejoint un corpus de l’imaginaire et perd peu à peu son régime d’historicité. Cette contribution nous incite à proposer une étude de la réception par le jeune public d’un héritage revivifié dans une transition, qui est à interroger par le jeu croisé des différentes formes de récit dans une perspective du long xxe siècle médiatique intégrant les apports du texte, de l’image, de l’interaction et du jeu. Pour les sociétés occidentales, une telle étude permettrait de situer la place acquise par la culture classique dans un environnement où l’on dénonce à loisir une désaffection des humanités. La littérature de jeunesse de la fin du siècle dernier introduit le jeune lecteur au sein du groupe des Argonautes non pas seulement par la force de ses exploits, mais élevé par l’expérience de la main tendue d’une divinité prévoyante et avisée. La littérature pour la jeunesse met au jour une expérimentation du dépassement de soi. La vitalité des mythes grecs nourrit un imaginaire ou l’impérieux défi individuel de grandir pour chaque jeune lecteur de la fin du xxe siècle peut librement convoquer de puissants intercesseurs, figures certes hiératiques, mais invariablement rongées par la tentation prométhéenne de contribuer à l’avènement de l’humanité.
Bibliographie
Parker, P., Honigmann, D. et Butterfield, J. (1986) : La Vengeance d’Althéos, Chroniques crétoises, Paris, Gallimard (coll. “Collection Folio junior”).
Parker, P., Honigmann, D. et Butterfield, J. (1986) : Le Labyrinthe du roi Minos, Chroniques crétoises, Paris, Gallimard (coll. “Collection Folio junior”).
Parker, P., Honigmann, D. et Butterfield, J. (1986) : L’Odyssée d’Althéos, Chroniques crétoises, Paris, Gallimard (coll. “Collection Folio junior”).
Stern, R., Buscema, J., Palmer, T. et al. (1989-1990) : Les Vengeurs, in : Strange, Lyon, Semic France, n. 232-245, avril 1989-mai 1990.
Weulersse, O. et Beaujard, Y. (ill.) (1985) : Le Messager d’Athènes, Paris, Librairie générale française (coll. “Le Livre de poche”).
Notes de bas de page
1 Par ce titre, je dédie avec humilité, cet article à Jean-Pierre Vernant, auteur entre autre d’un inoubliable L’Univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines, paru au Seuil, en 1999.
2 “Héros, héroïne” Portail lexical, Centre national de ressources textuelles et lexicales consultable à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/definition/h%C3%A9ros [consulté le 23/01/18].
3 NB : pour ces derniers, les références données dans la suite de cet article indiqueront par facilité de repérage le numéro du paragraphe, la plupart des pages n’étant pas numérotées.
4 L’étude porte sur un corpus d’un peu plus de 900 scènes et extraits impliquant une ou plusieurs divinités se répartissant comme suit : 140 pour le Messager d’Athènes, 384 pour les Chroniques crétoises et 388 pour Les Vengeurs.
5 Analyse statistique des fonds destinés à la jeunesse à travers le catalogue général de la Bibliothèque nationale de France, http://catalogue.bnf.fr/recherche-uni-jeun.do?pageRech=ruj.
6 Kid Icarus, jeu développé et édité par Nintendo, distribué en France en 1988 en est une exception notable. Le joueur incarne le héros Pit qui n’est sans rappeler le dieu Éros et sert Palutena qui évoque par le nom et les attributs, la déesse Athéna, https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb402118354.
7 Weulersse, Messager, 218-219.
8 Parker et al., Vengeance, 11
9 Le nom latin du demi-dieu est privilégié par les auteurs américains au nom grec d'origine.
10 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 241 (“Trahis par les dieux”), 96.
11 Stern et al., Vengeurs, in : Stange, n. 244 (“Bataille sur l’Olympe”), 79.
12 Parker et al., Labyrinthe, § 485.
13 Weulersse, Messager, 56.
14 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 242 (“Les captifs”), 88.
15 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 243 (“Ceux que les dieux veulent détruire !...”), 96.
16 Weulersse, Messager, 80.
17 Parker et al., Vengeance, 23.
18 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 242 (“Les captifs”), 82.
19 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 243 (“Ceux que les dieux veulent détruire !...”, 86-88 ; Parker et al., Vengeance, § 390.
20 Weulersse, Messager, 146.
21 Weulersse, Messager, 216.
22 Parker et al., Vengeance, § 584.
23 Parker et al., Labyrinthe, § 452 et 535.
24 La série des Chroniques crétoises utilise ainsi un jeu de deux attributs rappelé en introduction de chaque volume. L’“Honneur” est une “valeur fondamentale pour un héros”. Cette donnée mesure le rapport du personnage à ses compatriotes et à son dieu protecteur. Ce score évolue en fonction des réussites du héros notamment en combat. Il permet d’accroître temporairement les capacités du héros ou éventuellement d’invoquer l’aide des dieux. La “Honte” sert à suivre l’évolution d’une valeur sociale qui évolue peu contrairement aux autres caractéristiques et se trouve alimentée par les fautes graves, “crimes”.
25 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 242 (“Les captifs”), 93.
26 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 245 (“Le crépuscule des dieux”), 92.
27 Weulersse, Messager, 151.
28 Parker et al., Odyssée, § 29.
29 Parker et al., Vengeance, § 42, 201, 66, 154 et 223.
30 Parker et al., Vengeance, § 86 ; Labyrinthe, § 485 ; Odyssée, § 322.
31 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 234 (“Rites de conquête”), 77-78.
32 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 244 (“Bataille sur l’Olympe”), 88.
33 Weulersse, Messager, 220.
34 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n. 243 (“Ceux que les dieux veulent détruire !...”), 84.
35 Parker et al., Labyrinthe, § 473.
36 Parker et al., Odyssée, § 148.
37 Weulersse, Messager, 203.
38 Weulersse, Messager, 220-221.
39 Parker et al., Odyssée, § 600.
40 Stern et al., Vengeurs, in : Strange, n) 245 (“Le crépuscule des dieux”), 93.
Auteur
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