Le manga au prisme de la bande dessinée francophone : modèles et écarts
p. 15-36
Texte intégral
1La bande dessinée, qu’elle soit européenne, nord-américaine ou japonaise, doit-elle toujours être considérée comme de la littérature jeunesse ? Est-elle toujours destinée au jeune public ? Comment la bande dessinée est-elle consommée en France ? L’Antiquité y a-t-elle une place de choix ?
2Prenons l’exemple de l’année 20161 : 5305 tomes de bande dessinée ont paru en France, représentant quasiment 7% de la production éditoriale nationale, dont les nouveautés atteignent presque les 4000 titres. La bande dessinée francophone compte 1558 titres, devancée d’une courte tête par le manga avec 1575 ouvrages, contre 494 comics et 361 romans graphiques. Le genre le plus produit est l’humour avec 418 titres, suivi par l’histoire, toutes périodes confondues, avec 381 albums. Les tirages de la bande dessinée francophone pour l’année 2016 sont éloquents : 500 000 exemplaires pour le t. 7 de Lucky Luke, 400 000 exemplaires pour le t. 24 de Blake et Mortimer, 320 000 exemplaires pour le t. 7 de Lou ! et 220 000 exemplaires pour le t. 3 de l’Arabe du futur. La première bande dessinée à sujet antique se classe très loin derrière : il s’agit du t. 5 des Aigles de Rome avec 75 000 exemplaires tirés2. Loin d’être tout public, ce titre est classé chez son éditeur Dargaud pour “Ado-adulte, à partir de 16 ans”. Quant au manga, les tirages sont différents : l’exemplaire le plus tiré est le t. 1 de One-Punch Man à 265 000 exemplaires et le premier manga à sujet ou ayant pour trame de fond l’Antiquité ou des influences venant de l’Antiquité est le t. 5 de The Heroic Legend of Arslan avec 22 000 tirages seulement.
3Il existe ainsi toutes sortes de productions, ayant chacune son public privilégié, ce qui se traduit souvent par des tirages limités, visant un public clairement défini. M. Thiébaut souligne bien que les auteurs et éditeurs publient pour des publics de niche, et notamment pour des mordus d’histoire et des érudits, professeurs de latin ou professeurs d’histoire3. Les productions se caractérisent d’abord par la culture des sociétés desquelles proviennent auteurs et publics cibles. L’impact des attentes des publics sur les produits culturels est généralement très fort dans les productions de films, romans, ou bandes dessinées, en revanche, nous verrons que, pour la bande dessinée récente, l’offre proposée par les auteurs est souvent à la fois érudite et imaginative et tente de s’éloigner des images d’Épinal dont la culture commune est pourtant imprégnée. J.-P. Gabillet résume parfaitement la situation :
“…tout comme ‘le’ cinéma américain ne se résume pas aux blockbusters, les comics ne racontent pas uniquement des histoires de super-héros. De la même façon, les mangas ne se limitent pas à mettre en scène dans des situations scabreuses des collégiennes aux grands yeux et aux jupes courtes, et l’essentiel de la bande dessinée produite en Europe francophone depuis trente ans n’entretien plus qu’un rapport fort éloigné avec l’école franco-belge de l’après-guerre dont Tintin fut le chef de file !”4.
4Les cartes sont redistribuées, comme pour Pline, dans le manga, ou Les Aigles de Rome, dans la bande dessinée francophone, et si le traitement des thèmes se détache des traditions du xxe siècle, le public-cible est de plus en plus âgé, du moins pour les séries traitant de l’Antiquité rencontrant un relatif succès.
5Contrairement aux comics ou à la bande dessinée francophone, le manga est davantage codifié pour le lectorat. Il existe un style persistant avec des éléments narratifs, visuels et thématiques bien définis par type de public :
le kodomo destiné à des moins de 10 ans sans distinction ;
entre 10 et 18 ans, le public masculin se tourne vers le shōnen alors que les adolescentes lisent plutôt du shōjo ;
ensuite l’on retrouve pour un public pré-adulte le seinen plutôt à destination des jeunes hommes, le josei pour les jeunes femmes ;
enfin, le seijin est lu par tout le lectorat adulte.
6Dans les importations françaises de manga, l’Antiquité n’est pas présente dans le komodo, et reste plutôt tournée vers un public d’adultes ou d’adolescents âgés. Car effectivement, l’Antiquité méditerranéenne est présente dans ce produit publié en noir et blanc, distribué dans des magasins, des automates. Le manga s’achète partout, en grand nombre, ce qui en fait un objet culturel de masse, vecteur de diffusion d’une culture nippone confrontée, comparée à d’autres cultures. L’Antiquité occidentale apparaît dans le manga dans les années 70 et les œuvres la convoquant se multiplient dans les années ‘80, alors que le Japon investit les marchés européen et américain. Le fer de lance de l’expansion de ce soft power est Saint Seiya, plus connu sous le nom approximatif Les Chevaliers du Zodiaque, publié en 1986 au Japon et en 1997 en France. Néanmoins, ce n’est pas le manga qui a conquis le premier l’Occident, mais bien son anime, diffusé dès 1988 sur la première chaîne française. Dans les années 2010, l’Antiquité gréco-romaine se retrouve dans de nouvelles histoires, notamment Thermae Romae, Eurêka, Pline, Virtus ou Bestiarius. Il faut noter que l’un d’entre eux, Bestiarius, à l’instar de Saint Seiya, est un shōnen, les autres étant plutôt des seinen. À bien regarder les ventes de ces productions, mis à part Thermae Romae et ses 20 000 exemplaires par tome en France, aucune n’est classée parmi les mangas les plus vendus dans notre contrée. De plus, Thermae Romae est un grand succès au Japon, alors qu’il reste une édition relativement discrète en France. On peut alors en tirer trois enseignements :
les mangakas japonais sont intéressés par la mise en scène de l’Antiquité gréco-romaine ; ils font appel à de nombreux mythes, qu’ils soient propres à leur culture ou bien à celle des Occidentaux, afin de les distiller dans leur création ;
cet intérêt est beaucoup plus restreint du côté des éditeurs et du public occidental ;
il s’agit là, en France, d’une édition de niche, certainement destinée à un lectorat de connaisseurs, plutôt âgé5.
7Les bandes dessinées francophones et japonaises sont donc diffusées auprès de centaines de milliers de personnes, mais elles ne visent pas toutes le même public, peu sont destinées à tous les lecteurs, surtout celles qui nous intéressent ici et qui s’inspirent de l’Antiquité ou placent leur action dans une temporalité ancienne. Quand nous disons “Antiquité”, il faut bien évidemment définir de quelle antiquité il est question et l’usage qui en est fait : est-ce une toile de fond exotique, un marqueur identitaire qui établit une complicité entre l’auteur et son lecteur, ou encore un support de discours sur le monde ? En d’autres termes, à travers l’étude de ces deux types de productions, nous souhaitons identifier à quelle Antiquité est confronté le lecteur ainsi que l’image que cela peut donner du passé. Afin de répondre à ces interrogations, nous verrons, dans un premier temps, comment est utilisée la matière antique dans les mangas traduits et publiés en France ainsi que dans la bande dessinée francophone depuis les années 2010. Puis, dans un deuxième temps, nous proposerons une lecture de l’impact qu’ont ces œuvres sur le public des bandes dessinées en présentant les thèmes abordés par les deux traditions tout en essayant de définir les normes de la représentation de l’Antiquité et en analysant les écarts à ces normes faits par certains auteurs. Enfin, nous tâcherons d’évaluer l’utilisation de ces œuvres comme support de médiation et d’apprentissage, ce qui peut aussi avoir un impact sur la façon dont elles sont reçues par les jeunes lecteurs.
L’Antiquité dans le manga et dans la bande dessinée
8Quelles thématiques antiques sont mises en scène dans les bandes dessinées japonaises et francophones ?
9Tout d’abord, notons que, ces dernières années, les œuvres fondées sur une histoire antique ou placées dans un contexte antique sont en retrait. En 2014, on était encore dans la dynamique née au début des années 2000 qui voyait un retour en force de la matière antique dans toutes les productions, du cinéma au manga, et 75 titres paraissaient en France. Ces chiffres s’érodent régulièrement depuis et la tendance pour 2017 et 2018 se situe entre 40 et 50 titres, dont seule une réédition du t. 35 d’Alix dépasse les 50 000 exemplaires, et il faut remonter à Thermae Romae en 2012 pour voir un manga à l’antique dépasser les 20 000 exemplaires. Cela représente aujourd’hui autour de 1% de l’ensemble des titres, contre plus de 3% au début des années 2010. Pour l’année 2016, si l’on compte en nombre de tirages des titres émis à plus de 20 000 exemplaires, les productions antiques représentent 200 000 volumes imprimés sur près de 21 millions au total. La tendance est la même pour les productions cinématographiques ; cela étant, ce “creux de la vague” est bien moins marqué que celui des années ’70-’80. Nous devons donc être bien conscients que nous raisonnons sur une proportion infime qui ne touche qu’une toute petite part du public et a donc un impact très limité. Il ne faut toutefois pas négliger l’importance des collections familiales de bande dessinées, mais il est très difficile d’en mesurer l’impact sans mener une vaste enquête sociologique auprès de différents publics.
10Au-delà de la question du nombre, voilà comment se répartissent les principaux thèmes abordés en 20176.
Sur 43 productions recensées en 2017 | |
Nature | 1 roman graphique, 4 mangas, 38 albums |
Thèmes | 1 Homère, 15 mythologie gréco-romaine, 14 histoire de Rome et de ses provinces, 2 didactique, 3 jeunesse, 9 divers (Égypte, transpositions diverses, histoire du christianisme…) |
11La principale observation à faire sur les thématiques est le changement net d’orientation avec la nouvelle prééminence des thématiques mythologiques et homériques sur l’histoire romaine. En effet, dans les productions de bandes dessinées ou, à plus forte raison cinématographiques, la préférence est donnée à l’histoire romaine depuis le début du xxe siècle. Si cette tendance se confirme dans les années à venir, elle pourrait souligner un important changement culturel similaire à celui qu’ont connu les États-Unis où la littérature historico-mythologique grecque ancienne et les œuvres contemporaines qui s’en inspirent survivent beaucoup mieux que les productions mettant en scène l’impérialisme romain7.
12Dans les titres parus depuis 2010, qui nous intéressent ici, il existe une profonde différence entre les choix thématiques opérés par les productions japonaises et francophones.
13Le manga met souvent en opposition ou en parallèle la culture japonaise et gréco-romaine. Il peut être question à la fois de comparer les deux civilisations, connexes depuis longtemps, ou de les mettre en concurrence. Thermae Romae en est l’exemple le plus représentatif. Le personnage principal, constructeur d’établissements thermaux sous Hadrien, avance dans le temps jusqu’au Japon et puise dans la culture balnéaire asiatique des idées, qu’il installe par la suite dans les bains romains. In fine, le premier niveau de lecture amène le lecteur à identifier la culture japonaise, multiséculaire, comme à l’origine ou tout du moins, comme une influence de la pratique du bain en Occident. Or la réalité est autre. La pratique du bain au Japon semble débuter au viiie siècle p.C., alors qu’en Europe, les bains antiques trouvent leurs sources en Grèce au ve s. a.C.8. Par ailleurs, la mangaka à l’origine du titre a fait ses études en Italie. Elle a donc été à la fois coutumière de la culture des bains au Japon et de celle du monde romain. Les six tomes de Thermae Romae sont complétés d’un apparat critique très instructif permettant de comprendre plusieurs éléments de son processus créatif. Présenter aux lecteurs japonais un élément de narration montrant que leur culture a toujours des choses à apporter aux Occidentaux est certainement une source de succès pour Mari Yamazaki, mais son intention est tout autre : “S’il m’était possible de transporter des Romains d’il y a deux mille ans au Japon, le premier lieu où j’aimerais les emmener serait un bain en plein air depuis lequel on peut contempler le mont Fuji” (t. I,
p. 73). Son ambition est bel et bien de faire discuter les deux cultures, de les confronter dans ce qu’elles ont de différent pour tirer le meilleur de chacune, en dépassant la tension au Japon entre le désir d’imitation de l’Occident et la défense de valeurs traditionnelles9. Elle montre alors au lecteur, japonais comme occidental, ce qu’il y a de plus universel aux êtres humains.
14Revenons-en au choix des thèmes. Si Saint Seiya traite de la mythologie, les autres titres de manga évoqués abordent plutôt trois thématiques récurrentes : les jeux, la vie quotidienne, mais aussi la question de l’impérialisme romain, en particulier via la question de Carthage et des Guerres Puniques. Au regard de l’expérience Thermae Romae et de la classification de ces titres (essentiellement des seinen), les préoccupations mises en scène dans ces productions renvoient à la politique, à la violence des sociétés en question, mais aussi à des traditions culturelles. En effet, il ne faudrait pas penser que le manga a intégré l’Antiquité dans le but de conquérir le marché occidental. Ces mangas se vendent bien mieux au Japon qu’ailleurs, la confrontation des deux traditions permet aux mangakas de développer une pensée de leur propre identité. Dans Thermae Romae ou dans Virtus, les Japonais sont mis en valeur. L’impérialisme romain est comparé à tout ce que l’Amérique peut représenter de négatif aujourd’hui, tandis que les mœurs et croyances romaines sont assimilées aux valeurs traditionnelles du Japon. Ce dernier est ainsi transformé en un conservatoire de saines valeurs partagées avec l’Occident, contre-point nécessaire aux excès de la culture américaine10.
15Qu’en est-il de la bande dessinée francophone ? En 2018, elle n’a jamais été autant diverse : roman graphique, numérique, petit ou grand format, one shot ou longue série, adaptation littéraire… Son statut a largement progressé, elle est aujourd’hui considérée comme une véritable production artistique11, alors qu’elle est majoritairement lue par des jeunes et des diplômés12. De plus en plus de nouveaux titres paraissent chaque année avec son lot d’histoires en rapport avec l’Antiquité. On observe que différentes tendances se développent depuis quelques années avec un accent mis sur les figures historiques ou des thématiques historiques précises, dont le graphisme des couvertures développe un aspect didactique similaire au manuel ou au journal grand public : on pourra notamment citer les séries “Ils ont fait l’Histoire” (Glénat/Fayard), “Reines de sang” ou “L’Homme de l’année” (Delcourt). Bref, l’Histoire n’a jamais autant fait lire de bande dessinée. Lorsqu’elle fait appel à l’Antiquité, la bande dessinée francophone démultiplie les genres, les thèmes et les situations. Cette période historique, en plus d’être sujette à de nombreux fantasmes, peut être facilement manipulée pour deux motifs : combler les vides historiques par de la création narrative et réécrire l’Antiquité à partir des travaux d’historiens13. Dans cette perspective, le propos des auteurs s’en trouve consolidé, bien plus plausible, accentuant alors l’exigence des lecteurs en matière de contenu. Cependant, comme nous l’avons vu, le nombre de tirages des bandes dessinées utilisant la matière antique est très faible, même pour un blockbuster comme Alix Senator. Comme pour le manga, faut-il en déduire que les lecteurs de ce type de bande dessinée sont forcément des amateurs d’Antiquité et qu’ils ne sont pas tous à la recherche d’informations scientifiques ? Déjà, en 1998, M. Thiebaut démontrait que les images de la bande dessinée n’étaient pas une simple voie d’accès aux connaissances historiques14 ; notamment parce que l’Antiquité a généré moins de récits historiques que d’autres périodes et que la production est dominée de très loin par Astérix, avec 300 millions d’albums vendus15. Mais il ne pouvait pas se douter que, 20 ans plus tard, la situation allait évoluer : Astérix reste le numéro 1 des ventes parce qu’il fait partie du patrimoine dessiné francophone ; mais la production de bande dessinée à sujet antique a évolué depuis 2000 et la diffusion de Gladiator. Les jeunes lecteurs de bandes dessinées ne sont plus ceux des années 1980-2000 : les Alix, Spirou et Tintin, s’ils étaient au centre de l’attention, sont petit à petit troqués pour Naruto, Batman ou Lou ! Bien sûr, les Schtroumpfs et Lucky Luke restent les plus édités, mais au profit d’un changement profond des choix fictionnels du lecteur. Et dans cette battle royale, l’Antiquité ne tire pas forcément son épingle du jeu. Elle semble se faire exigeante, sombre, pour ne pas dire sérieuse et lente, contrairement au manga. Le jeune public ne semble pas s’y tromper : un tome de bande dessinée paraît au mieux annuellement voire bi-annuellement, quand il ne faut pas attendre plusieurs années, avec 45 planches et une action assez lente ; un tome de manga, lui, peut être attendu tous les 6 mois, avec une moyenne de 200 p. d’action à cadence soutenue. Cependant, force est de constater que l’Antiquité dans le manga reste une production de niche tout comme dans la bande dessinée. Les titres se multiplient, même à un tirage ridicule en rapport aux mastodontes historiques tels qu’Astérix16. Néanmoins, on observe des tendances dans les thèmes choisis par les auteurs : jusqu’à 2016-2017, hormis quelques rares cas grecs et égyptiens, c’est surtout le monde romain qui est convoqué dans la bande dessinée, comme pour le manga, plus propice aux complots, adultères, religions souterraines et autres représentations de la nudité, pourtant condamnée et encadrée dans l’Antiquité gréco-romaine. On remarque toutefois un retour en force des thèmes mythologiques ces dernières années.
Normes et écarts
16Si la bande dessinée francophone utilise de plus en plus la matière antique pour mettre en scène l’Histoire, des mythes grecs ou des textes fondateurs comme l’Iliade ou l’Odyssée, les mangas, alors qu’ils se tournaient volontiers vers les mythes grecs dans les années ‘80, s’intéressent plus aujourd’hui à la Rome historique. Comme nous l’avons avancé, trois thèmes dominants interrogent les mangakas : la vie quotidienne des Anciens et ses résonances aujourd’hui, l’impérialisme et l’exotisme, notamment à travers le stéréotype des jeux. Nous proposons ici d’analyser les choix opérés par les auteurs japonais et de les confronter à des bandes dessinées à grand tirage qui, pour une grande part, réinvestissent les normes traditionnelles occidentales de la mise en images de l’Antiquité. Nous souhaitons ainsi mettre en avant la manipulation des normes de représentation et montrer à quelle Antiquité les auteurs donnent accès à leur public-cible.
La vie quotidienne
17Dans les mangas exposant des objets gallo-romains comme dans les musées traitant de l’Antiquité, la vie quotidienne est abordée de deux manières. Elle peut être tout d’abord un décor servant à ancrer le lecteur dans l’univers en question. C’est le cas notamment de la série Ad Astra qui est beaucoup plus centrée sur des personnages et les stratégies qu’ils adoptent pour gagner la Guerre Punique (Hannibal ou Scipion par exemple). Le background antique se fait par l’apport de cartes géographiques, des habits que portent les protagonistes ou des bâtiments qui composent les images. Dans d’autres productions, la vie quotidienne peut par contre devenir un “personnage” majeur de la fiction, notamment en faisant appel à un protagoniste connu comme Pline dans le manga éponyme ou la pratique du bain dans Thermae Romae.
18Le premier titre, comme son nom l’indique, traite de la vie du naturaliste et écrivain romain Pline l’Ancien, lors de ses voyages sous Néron, qui permettent la rédaction de son Histoire naturelle (Naturalis Historia). Les trente premières pages du t. I (L’Appel de Néron) sont déjà une mine d’informations sur la vie quotidienne à l’époque romaine sur fond d’éruption du Vésuve : écriture sur tablette de cire (p. 19) et sur parchemin (p. 15), commerce (p. 9-10), éclairage (p. 25), bain (p. 24-25), nourriture (p. 28). Ces éléments sont à mettre en lumière avec les intentions de ce titre, c’est-à-dire présenter la vie de l’écrivain et rapprocher Japon et empire romain. Ici, bien sûr, pas d’allers-retours dans le Japon du xxe siècle, mais une véritable volonté de rendre le plus réaliste possible cette Rome si lointaine, que l’on connaît par les vestiges archéologiques, comme c’est le cas dans Arelate, bande dessinée de Genot et Sieurac. Cette dernière présente la vie quotidienne d’un tailleur de pierre, Vitalis, dans l’Arles antique de la fin du ier siècle p.C. Au cours de l’intrigue, aux thermes, Vitalis est victime d’un passage à tabac et il est attaqué avec un couteau qui occupe 5 cases entre la p. 34 et la p. 39. Il termine d’ailleurs dans les latrines, destin d’un objet complètement banal dans un contexte plutôt singulier. Mais ce n’est qu’à la lumière du dossier documentaire en fin de tome, que l’on comprend que ce “sujet” dans la bande dessinée est un véritable témoin de l’Antiquité arlésienne (p. 61), car le modèle en ivoire a été découvert lors d’une fouille d’un égout d’évacuation des thermes du site de l’Esplanade. Dans Arelate, les auteurs ont apporté, par la fiction, une raison à la présence d’un couteau dans un collecteur d’eaux usées. S’il s’agit plutôt d’un clin d’œil scénaristique de l’archéologue Alain Genot, l’histoire de ce manche de couteau illustre bien que les vestiges sont avant tout les modèles d’interprétations qui nous permettent d’approcher au mieux la vie quotidienne antique. Il en va de même pour les dés ou jeux d’enfants visibles dans le t. I (p. 4, 8 et 16), comme c’est le cas aussi dans le t. II de Murena de Dufaux et Delaby. Sous prétexte de présenter la préparation inhabituelle à la toilette de l’esclave Acté, il semble important de décrire le déroulé minutieux “ointe, épilée, maquillé, coiffée, parée” (t. II, p. 18-19), comme pour faire résonner ce moment avec celui des hommes et femmes de notre quotidien ; la mise à distance, elle, intervient par le statut d’Acté, celui d’esclave, amour du jeune Néron.
19L’on pourrait multiplier les exemples dans Thermae Romae et Pline pour parvenir à la même conclusion. La vie quotidienne dans le manga semble être un des personnages principaux, mis en avant par ses auteurs, devenant un vrai élément narratologique qui permet d’accentuer la plongée du spectateur dans l’univers fictionnel. Le personnage de Pline est évidemment essentiel au récit de Mari Yamazaki et Tori Miki, mais il ne semble pas apparaître davantage que les parchemins et tablettes sur lesquels Euclès, son secrétaire, inscrit ses observations de voyages ; ces instruments d’écriture sont en effet visibles sur 55 cases du t. I ! De plus, les planches du dessinateur Tori Miki renvoient systématiquement à des éléments les plus proches possibles de la réalité, afin d’en faire une fiction hyper-réaliste comme le dit Mari Yamazaki : “J’ai tendance à me focaliser sur la véracité historique (...)” (t. I, p. 197) ou encore “Mais l’un des buts de ce manga est également de mettre cet empereur [Néron] en scène avec la plus grande véracité historique, tout en le rendant ‘réel’...” (t. III, p. 186). Le niveau de détails dans lequel s’aventurent les deux productions nippones n’est pas si surprenant, mais n’a pas réellement son égal en bande dessinée17. Que ce soit Arelate ou Murena, l’érudition existe, mais elle s’efface au profit de l’histoire, les auteurs semblant alors compter sur les connaissances générales du lecteur. Le lecteur japonais n’a pas ces connaissances, et les auteurs affichent ouvertement le besoin d’explications. Arelate est une production d’un auteur et d’un archéologue qui a pour but d’associer une réalité archéologique en lien avec une ville romaine du Sud de la France, sans pour autant fournir des données précises de la période en question, car, en effet, la vie à Arelate n’est pas autant renseignée qu’à Rome. Les monuments et les lieux communs de l’Antiquité sont donc convoqués pour y remédier, l’amphithéâtre, les thermes, les nécropoles par exemple. Dans Arelate, le quotidien se déroule dans ces lieux de vie dans lesquels les Romains se rencontrent tous les jours. Cette bande dessinée permet au lecteur de s’imaginer cette ville dans l’Antiquité. Pour en saisir la teneur exacte, il pourra compléter par une visite au musée départemental et voir la collection. À l’opposé, pour le lecteur japonais, la vie quotidienne antique semble plutôt être celle des objets, des éléments qui leur permettent de prendre conscience matériellement de cet environnement.
20Dans Murena, la volonté des auteurs est plutôt de tendre vers la fresque historique hollywoodienne façon Gladiator par l’intermédiaire d’un empereur connu dans le monde pour sa folie et la réputation sulfureuse de sa famille18. La vie quotidienne est donc celle de l’empereur, montrée par l’abondance et le luxe des thermes privés ou le banquet qui voit l’empoisonnement de Claude à la fin du t. I. On pourrait faire appel à d’autres titres de bandes dessinées et tirer les mêmes conclusions. De ce point de vue, la bande dessinée francophone est plus proche de la tradition du péplum, même si on fait quand même davantage d’écarts du côté de Suburre qu’on en faisait dans les années ’60.
21Les auteurs japonais et franco-belges n’utilisent pas la vie quotidienne dans un même but. Plus familière, mieux visible en Occident dans des musées, à travers des reportages, elle semble faire partie d’une culture commune. En revanche, au Japon, les mangakas ont besoin de la détailler, de l’approfondir, pour la rendre plus accessible aux lecteurs asiatiques, pour lesquels elle est à la fois exotique et familière. Elle participe alors à comparer les modes de vie, non pas de manière qualitative, mais pour signifier ce que les deux cultures peuvent avoir en commun, comme le bain ou d’autres thèmes comme, par exemple, le culte et l’importance du phallus que l’on retrouve à la fois dans Thermae Romae (II.6) et dans Pline (V.30).
22Ce premier exemple, bien que liminaire, exprime clairement deux points de vue différents entre auteurs occidentaux et asiatiques.
Les jeux
23Le thème qui fait florès dans les représentations de l’Antiquité depuis J.-L. Gérôme est celui des spectacles, que ce soit des munera ou des courses de chars. Reprises par la littérature, les arts comme la peinture puis le cinéma, les représentations de ces jeux sont particulièrement nombreuses dans les bandes dessinées occidentales et asiatiques. Dans le t. I de Murena, Claude assiste à un combat de gladiateurs sans merci, les combattants sont nus et s’entre-égorgent avec férocité sous le regard à la fois avide et détaché des dignitaires impériaux ; les armaturae n’apparaissent que plus loin dans l’œuvre. Il s’agit là d’une libre interprétation des écrits de Suétone qui, par ailleurs, n’avait pas une image négative et outrancière des jeux19. Deux exemples de manga, complètement opposés dans le traitement fictionnel, seront présentés ici, Virtus et Bestiarius.
24Virtus est un seinen à l’image proche d’un Ken le survivant. L’histoire se déroule en 185, sous Commode. Une opposante à l’empereur demande à une sorcière de trouver le guerrier qui mettra fin au règne de ce dernier : un gladiateur doté de uirtus, tant physique que morale. Ce héros se trouve être un judoka japonais venant du futur, seul en être en mesure de vaincre Commode et son hybris et de ramener la uirtus à Rome. Quant à la uirtus, une des vertus consubstantielles au statut de citoyen dans la Rome antique, elle doit se comprendre comme une valeur de courage, de virilité et surtout, sous l’influence stoïcienne, d’abnégation, de rectitude morale. Cette Virtus, qui donne son nom au manga semble être comparée au Yamato-damashii, comme le défend S. Naeco :
“à la fois puissant cuirassé japonais considéré comme l’arme ultime sur les mers et surtout symbole triomphal de l’impérialisme japonais pendant la seconde guerre [...] Mais il renvoie surtout au premier nom du Japon primitif, temps de fondation dont une certaine Virtus animait les fondateurs. Yamato cristallise ici un patriotisme et non nationalisme contemporain d’un Empire à l’autre où le salut vient d’un mâle dominant dont les traits sont volontairement épurés, sorte de japonais fondamental maîtrisant le plus noble des arts martiaux”20.
25Ainsi, de la même façon que Thermae Romae, Virtus mêle Japon contemporain et Rome antique dans ce voyage dans le temps. On pourrait voir là une convergence des normes entre le manga et la bande dessinée francophone, une reprise de la thématique classique du péplum : “du pain et des jeux”21. Cela étant, il y a une vraie différence de valeurs. Dans la bande dessinée francophone, le combat de gladiateurs est vu soit d’un point de vue très proche des Pères de l’Église, c’est-à-dire comme une excroissance monstrueuse d’une civilisation brillante, c’est le cas dans Murena ; soit, cas beaucoup moins fréquent, comme dans Arelate, en tant que composante normale et régulée d’une civilisation où il n’est pas autre chose qu’un spectacle pleinement intégré à la culture et à la religion de Rome. Les auteurs japonais, eux, ont une forte culture du sport-spectacle de combat, du judo au sumo et une forte culture de l’opposition régulée et hautement morale. Dans le manga, il est montré dans un contexte de démesure, où les règles du combat ne sont pas respectées. Mais l’institution elle-même n’est pas en cause, au contraire, l’amphithéâtre demeure un lieu où une vertu fondamentale doit pouvoir s’exprimer : la uirtus. Les munera sont donc vus comme un des piliers de la société romaine, un point de convergence avec la culture japonaise.
26Bestiarius, pour sa part, narre l’affrontement de ces combattants éponymes contre des animaux dans une arène au ier siècle p.C. sous Domitien : à la différence près qu’il s’agit d’animaux fantastiques ! Dans cette Rome fantasmée, les bestiarii se confrontent à des monstres sortis de l’héroïc-fantasy ou de la mythologie gréco-romaine : Cyclopes, Wyvernes, Manticores, Béhémots, Minotaures… Le manga présente une approche fantaisiste assumée. En effet, l’auteur a démarré son histoire sur un coup de tête, ne sachant pas quoi faire : “Mon responsable éditorial : Qu’est-ce que tu voudrais dessiner ? Moi : Hmm… Je ne sais pas trop. Pourquoi pas quelque chose sur la Rome antique ? [...] Mais vu que c’est un magazine de shônen, je pourrais y ajouter des éléments de fantasy, genre des dragons !” (t. I, Postface). Dans ce contexte de création, il est évident que le titre souffre des poncifs sur la gladiature, prenant de plus comme antagoniste de départ une Rome menée par un empereur classé par la culture populaire comme fou, pourtant rarement utilisé dans les péplums22. L’auteur précise d’ailleurs l’image qu’il se fait des combats :
“Dans l’arène, les combats avaient lieu tous les jours. Y prenaient part des créatures dépossédées de leurs terres par Rome, des criminels… orphelins depuis l’enfance. Et des esclaves. Les Gladiateurs n’avaient que deux choix possibles… vaincre et recevoir leur pitance journalière… ou périr et rejoindre la poussière de l’arène… Il n’y avait pas d’exception” (t. I, p. 12-13).
27Dans ce cas, on retrouve très exactement la vision traditionnelle véhiculée par le péplum, la littérature et la bande dessinée depuis la fin du xixe siècle23. L’auteur s’empare de ce poncif afin d’en faire un shônen classique, opposant des héros brutaux dans une suite sans fin de combats. L’auteur mêle d’ailleurs au monde romain d’autres mythes fondateurs de la culture occidentale. La Wyverne qui apprend le combat à Finn, le héros, et l’élève en l’absence d’un père, se nomme en effet Durandal.
28À défaut d’avoir une culture classique occidentale, le mangaka connaît bien l’univers du péplum et le transpose dans son œuvre. Dans le début du manga, l’amphithéâtre surplombe tous les autres bâtiments, constamment, comme dans Gladiator. Dans la deuxième partie, l’auteur passe à une représentation d’une arène carrée en bois à Vérone, en 73. À ce point on sent qu’il a vu les série Rome et, plus probablement, Spartacus de Starz, dont un prequel, Spartacus. Les Dieux de l’arène (2011), met en scène, à Capoue, une arène carrée en bois et dont la maison du laniste ressemble furieusement à celle de Batiatus dans la série. L’influence de la série sur la représentation du combat, à Rome en 73, de Zénon contre une Manticore dans une arène en partie en bois est indéniable. À partir du t. II, l’histoire se rapproche des standards du jeu-vidéo, avec différents personnages, des antagonistes proches de méchants de classiques des consoles de jeux : elfes, barbares avec des épées fortement recourbées, orques, personnages avec des piques sur le dos…
29Dans les deux cas, les munera intéressent les mangakas. Peu de mangas à notre connaissance utilisent l’image pourtant ultra-célèbre de la course de chars. Cela montre un attrait particulier pour ce qui est vu comme un sport de combat, véhicule de valeurs et d’anti-valeurs, qui parle beaucoup plus au public japonais qu’une course de chevaux sur laquelle on fait des paris. À nouveau, ce qui est la norme dans le péplum et la bande dessinée francophone est manipulé par les auteurs nippons pour coller à un discours sur leur propre identité et la proximité qui existe entre les traditions japonaises les plus anciennes et les saines valeurs de l’Antiquité méditerranéenne, toujours mises en tension avec les valeurs négatives contre lesquelles l’être humain se débat.
Impérialisme : Rome et Carthage
30L’hybris du pouvoir impérial (Murena, Virtus), la folie de la conquête (L’Expédition), sont des thèmes, connotés négativement, qui fascinent auteurs, réalisateurs et producteurs depuis les premiers pas du péplum au cinéma Lumière. Aujourd’hui, il semble exister un filon dans lequel puisent les auteurs de bande dessinée : la Deuxième Guerre Punique, le conflit entre Hannibal et Scipion ou plus simplement la figure d’Hannibal. Si le destin de ces thèmes est répandu depuis Salammbô de Flaubert, connu au cinéma et dans la bande dessinée française des années ‘60-‘7024, il semble curieux de les voir apparaître dans les mangas de ces dix dernières années, à moins d’observer les sujets historiques traités par les Japonais eux-mêmes. Certes dans le manga, le Japon féodal, la Seconde Guerre Mondiale et l’après-guerre ont une place privilégiée25, mais l’intérêt suscité par Carthage et Rome n’est pas négligeable ; il s’est révélé notamment lors d’une exposition itinérante “The Legacy of Carthage” en partenariat avec la Tunisie26 et l’entreprise japonaise TOEI, co-organisatrice de l’exposition. Cet événement des années 2009-2010 a été l’occasion pour presque 200 000 Japonais d’observer des objets provenant de Tunisie, mais aussi de suivre reportages et conférences.
31Notre corpus de mangas japonais est composé de trois titres mettant en scène de près ou de loin ce moment particulier de l’histoire méditerranéenne du iiie siècle a.C., Ad Astra, Eurêka et Bestiarius, chacun avec ses particularismes. Les deux derniers sont ceux qui rentrent le moins dans les rapports Romains/Carthaginois.
32En effet, la guerre punique dans Eurêka n’est qu’un prétexte utilisé par l’auteur afin de présenter le vrai héros de son histoire, Archimède. D’ailleurs, sa sortie en 2002, avant l’exposition, n’est pas une preuve de l’intérêt particulier des Japonais pour ce moment historique. En effet, Hitoshi Iwaaki est avant tout fils d’un archéologue japonais réputé et est donc lui-même intéressé par les sujets antiques. Il a vécu dans un environnement scientifique particulier27, qui transparaît dans une solide bibliographie en japonais, en fin d’ouvrage, contenant des auteurs antiques et contemporains dont Polyen, P. Thuillier ou P. Connolly. Néanmoins, le cheminement narratif, s’il se concentre sur le savant syracuséen, montre déjà un intérêt particulier pour l’empire carthaginois, car la ville, dévolue pleinement à la cause d’Hannibal, n’est pas défaite pendant une fête dans la cité28, mais par une traîtrise de l’intérieur.
33Dans le t. V de Bestiarius, le manga déjà mentionné plus haut, Marcus Dias, ancien commandant de la garde prétorienne est opposé à Hannibal Barca, un monstre gigantesque, enfermé dans un cachot depuis 300 ans, mais qui ne désire qu’une seule chose, mourir. Il est décrit comme “un golem” dont “ses os sont faits d’acier, son coeur d’argent, sa chair de cadavres de guerriers puniques. C’est une arme fabriquée de toute pièce… à qui les Carthaginois ont insufflé la vie dans le seul but de vaincre Rome” (t. V, p. 17-18). Dans son dos est gravé dans la chair une formule magique qu’il faut prononcer à haute voix pour que le colosse devienne un être semant le chaos : אמת emet. A priori, rien de bien punique, puisqu’il s’agit là de deux mots hébreux signifiant la même chose : “vérité”. Le rapport entre Hannibal et des mots hébraïques n’est pas immédiatement cohérent pour le lecteur japonais. Il semble d’abord que ce ne soit qu’un élément ésotérique, graphique, qui ajoute un rebondissement scénaristique “activant” le monstre Hannibal ; une sorte “d’emblème visuel” comme le nomme justement A. Pigeat, permettant de jouer sur le concept d’altérité pour le lecteur29. Pour le lecteur européen, même s’il ne connaît pas plus l’hébreu et le rapport entre Hannibal et les Juifs, ce moment dans l’histoire du manga fait un double écho à l’histoire des Juifs dans l’Antiquité et le monde contemporain car, en effet, dans ce tome de Bestiarius, Hannibal et Marcus vont jouer un rôle sordide donné par Domitien “à mesure que monstres, bêtes, esclaves et criminels versaient leurs sang dans l’Arène… le peuple retrouvait peu à peu foi en Rome. Le plan de Domitien visant à l’éradication des non-humains s’accélérait” (t. V, p. 10-11). Il n’y a pas besoin de décrire la comparaison présentée ici, tant elle est manifeste. L’image donnée d’Hannibal est celle d’un personnage fort, de premier plan, mais soumis à des puissances qui le dépassent, comme tendait à le penser J.-P. Brisson30.
34Le dernier titre, Ad Astra, est de loin le plus intéressant qui concerne le conflit Scipion/Hannibal. Publié au Japon depuis 2011 et en version française depuis 2014, il raconte depuis 219 a.C. le conflit entre les deux génies militaires, et comme Brisson, le mangaka Mihachi Kagano prend position :
“Je suis conscient que ceux qui parmi vous sont des spécialistes de Rome et de Carthage ont l’impression de tenir entre leurs mains un agrégat d’erreurs et d’approximations… [...] Ce dont je suis sûr, c’est que le héros de la Deuxième Guerre punique, thème central de ce manga, n’est autre qu’Hannibal. À mes yeux, il compte parmi les dix plus fins stratèges que le monde ait porté [...] Pourtant, ce n’est pas lui que j’ai choisi comme personnage principal. Il joue plutôt le rôle de l’ennemi juré...” (t. I, Postface, p. 210)31.
35Quasiment tous les affrontements sont décortiqués au gré des tomes, depuis l’Espagne jusqu’à Carthage, en passant par Cannes en Italie, grâce à la présence de cartes présentant les forces en présence sur le champ de bataille, le nombre et l’origine des guerriers, avec l’état des forces et faiblesses des deux camps. Les tomes français sont augmentés d’un petit appareil critique de l’auteur permettant de mieux comprendre son processus de création et la façon dont il peut intégrer des éléments de l’histoire japonaise à celle d’Hannibal et Scipion. L’anecdote de la bataille de Kurikara en 1183 est ainsi rapprochée du déroulé de celle du Mont Callicula, non loin de Capoue, en 217 a.C. (t. III, Postface, p. 198), ou encore la position de Syracuse pendant la guerre est comparée avec certains choix géopolitiques du Japon moderne (t. VIII, Postface, p. 199). Par ailleurs, il ne fait nul doute que l’auteur s’est fortement documenté32, comme le montre l’exemple de la prise de Syracuse avec Archimède, elle aussi traitée dans Ad Astra, puisque le traître spartiate Damippos n’est nul autre que Scipion travesti33. Dans cette version, c’est Archimède qui indique à Scipion quand et comment prendre la ville. Enfin, on peut initier une réflexion sur la question d’une hypothétique comparaison entre Carthage et le Japon qu’a amorcée Mihachi Kagano, sans s’en rendre compte, dans sa postface du t. 10 :
“Dans une société où il est difficile d’apprendre des erreurs des autres, seule une poignée de génies est susceptible d’atteindre les plus hauts sommets ; or une structure qui ne repose que sur quelques individus d’exception est condamnée à s’affaiblir. Pour moi, l’écart entre Rome et Carthage s’est creusé en raison de cette différence d’approche. Sur ce point, la société japonaise contemporaine tient plus de Carthage que de Rome : il est compliqué de se remettre debout après avoir trébuché” (t. X, Postface).
36Y aurait-il un destin similaire entre la cité punique et l’Empire japonais dans l’histoire ? Les deux généraux opposés, reflets de l’affrontement millénaire des deux villes, a fait l’objet de multiples réflexions au fil du temps34, allant jusqu’à présenter Carthage comme le protagoniste à défendre contre l’infâme Rome hégémonique35. L’empire japonais, quant à lui, connaît un passé glorieux jusqu’à sa défaite en 1945 : il s’introduit en Russie en 1904-1905, en Corée et à Taïwan entre 1895 et 1911, sous l’ère Meiji, ainsi qu’en Chine en 1931 sous l’ère Shōwa. Sa politique d’expansion rayonne autour de la mer du Japon, de la mer Jaune et de la mer de Chine orientale. Les Japonais peuvent donc facilement assimiler le Japon à une Carthage orientale, se développant autour de trois mers, comme la cité phénicienne l’a fait en Méditerranée jusqu’à ce qu’une puissance militaire la stoppe dans son élan, à la différence que les armes de destruction massive utilisées par les Carthaginois, à savoir 80 éléphants36, sont assez éloignées de celles que les Américains ont envoyées sur Hiroshima et Nagasaki. Les suites de cette défaite humiliante et traumatisante pour les Japonais semblent assez proches de celles de Carthage. En effet, la cité punique a vu la mort de 25 000 des siens et 8000 prisonniers ; elle a perdu l’Espagne et a dû livrer tous ses navires de guerre, ses éléphants et payer 10 000 talents sur 50 ans (Liv. 30.30-37). Mais l’élément le plus important est qu’elle fut inopérante en terme militaire puisqu’il lui était alors interdit de faire la guerre sans l’accord de Rome, que ce soit en Afrique ou ailleurs37. En Asie orientale, après les bombardements américains, on dénombre près d’un million de mort et le 2 septembre 1945, dans la baie de Tokyo, Hirohito accepte la Déclaration de Potsdam perdant ainsi les Îles du Pacifique, les territoires chinois (Mandchourie et Taïwan) et déclarant la Corée indépendante et libre. De plus, le Japon est contraint à la reddition sans condition et son territoire est limité aux îles de son archipel. Les forces militaires sont désarmées, mais l’économie du Japon est sauvegardée à condition qu’elle ne permette pas son réarmement38. Comme pour Carthage, le Japon n’est plus en mesure de faire la guerre après 1945 et ne réorganise une force armée qu’en 1954 avec les Forces japonaises d’autodéfense. Ces ressemblances sont troublantes, peut être est-ce un appel à ne pas répéter les erreurs du passé pour les Japonais, mais à l’heure où nous écrivons ces lignes, le tome conclusif d’Ad Astra n’est pas encore sorti39. Au moment de sa publication, il sera intéressant de connaître le sort qu’il réserve à Hannibal et Scipion et surtout la conclusion qu’il donnera à son histoire afin d’étayer ou non notre réflexion.
37À l’inverse de cet intérêt nippon pour la période des guerres puniques, la bande dessinée francophone récente investit très peu le thème. Si les deux protagonistes de cet affrontement sont importants sociologiquement et militairement, les enjeux sont moindres pour les Occidentaux. Toutefois, on notera, par exemple, dans le t. I du Troisième fils de Rome, chez Soleil, que la Bataille de Zama est au cœur de l’intrigue. L’histoire réinvente le mythe de Romulus et Remus en leur associant un troisième frère qui fait des adeptes et fonde une secte ; après que les fondateurs de Rome l’ont massacré, son but devient la destruction de Rome. Pour cela, en 203 a.C., ils s’allient avec Hannibal jusqu’à la défaite du Carthaginois. Il est néanmoins intéressant de constater que la fiction passe sous silence la tentative d’accord entre les deux chefs de guerre et qu’elle met en scène une tentative d’assassinat envers Scipion par ladite secte. À l’inverse d’Ad Astra cependant, Hannibal est représenté barbu, à la manière du buste de Capoue, alors que Scipion est chauve, comme sur les portraits romains, notamment d’Herculanum. Dans le manga, les deux protagonistes semblent avoir le même âge afin d’ajouter du pathos à l’histoire et légitimer ainsi la victoire du plus malin, peu importe l’âge ou l’expérience militaire40. Il se joue là l’avenir de la Méditerranée, comme celui de l’Asie pendant la Seconde Guerre mondiale : un tournant qui a fait qu’un empire a pris l’avantage sur l’autre. Par ailleurs, on pourrait, peut-être, lire une autre tentative du mangaka d’Ad Astra de rapprocher inconsciemment l’histoire de son pays avec les derniers instants de la Deuxième Guerre Punique. Dans la rencontre finale de Scipion et Hannibal, les deux hommes cherchent une véritable issue par la paix. Le Romain fait une déclaration inattendue au Carthaginois, le considérant comme un “professeur”, un “maître”. La volonté pacifiste de Scipion est alors manifeste : là où il ne fait que se défendre par le mimétisme et la contre-attaque, le Japon n’est plus en capacité de prendre l’initiative d’une attaque contre un quelconque pays, condamnée à la recherche d’une paix durable. Quant à Hannibal, il aura lui aussi cherché la paix avant l’affrontement final à Zama41, comme les Japonais l’ont fait avec les Russes en avril 1941 à Moscou, lors du second conflit mondial. Ainsi les Japonais peuvent, au moment de la conclusion d’Ad Astra, se reconnaître dans les deux camps : tout comme Carthage et Rome, le Japon a vaincu, a été défait, mais s’est relevé par la paix et l’économie.
38D’autres titres prennent pour thème Carthage, mais sans s’intéresser directement à ce conflit comme par exemple Les Voleurs de Carthage qui se déroule au moment de la Troisième Guerre Punique et de la destruction de la ville punique par Scipion Émilien. On notera aussi la série chez Soleil, Carthage dont le t. I présente les prémices de la Première Guerre Punique avec comme personnage central Hamilcar Barca, père d’Hannibal, alors que le tome 2 met en lumière ce dernier en Espagne, notamment à Sagonte en 219 a.C. Les faits historiques racontés dans les deux tomes sont moins fouillés que dans Ad Astra et sont symptomatiques d’une volonté éditoriale actuelle dans la bande dessinée francophone : un divertissement aussi efficace que les péplum des années ’50-’60 ou que la série Rome des années 2000, avec son lot de complots et de violence gratuite.
Essai de synthèse
39Le manga à sujet antique récent est orienté vers un public adolescent (Bestiarius, Virtus) et/ou de jeunes adultes en quête d’érudition (Thermae Romae, Ad Astra, Pline). Confrontés à l’Antiquité romaine, les lecteurs sont conduits à s’interroger sur l’idéologie impériale, sur la guerre et la paix, mais aussi sur les valeurs d’une société ancienne par certains aspects proches de vertus positives au Japon. Ce dernier point doit peu marquer un public français, si ce n’est ceux qui sont intéressés par l’histoire des mentalités japonaises, plus sensible à la première thématique qui fait pleinement partie des normes du genre auxquelles il est habitué. La différence majeure va être, à ses yeux, le traitement tout en nuance des personnages, qui fait, osons un rapprochement périlleux, penser au traitement non manichéen qui est fait des héros dans le cycle troyen. La geste égyptienne, peu traitée dans le manga récent, s’intéresse à la figure de l’héroïne (Hatchepsout42, Cléopâtre) et, dans les titres des dix dernières années, seuls de rares titres comme Les Dieux dans le quotidien, Olympos et Save me Pythie mettent en scène le monde grec, transposé, dans le premier cas. À noter que Save me Pythie est un manfra, c’est-à-dire un manga français. La période grecque se manifeste donc presque exclusivement à travers un genre fantastique : de l’onirisme des vies des dieux aux textes homériques et mythiques mettant en scène des héros d’essence divine et des animaux fantastiques. À l’inverse, la bande dessinée francophone produit aujourd’hui plus de titres sur ces thèmes (Atalante, Quaestor, Oedipe, L’Iliade, L’Odyssée et beaucoup d’autres), même si les plus gros tirages traitent de l’Antiquité romaine (Les Aigles de Rome, Murena, Alix Senator). La bande dessinée francophone oscille donc entre une vision classique, mais modifiée par l’influence de la quête de “vraisemblance” de Gladiator ou de Rome, et une volonté de réécrire les mythes fondateurs (Le dernier Troyen).
40L’analyse des thèmes choisis par les auteurs révèle donc une prédominance de deux périodes associées à deux genres. En ce qui concerne la période romaine, dominante dans le manga, elle permet aux dessinateurs de bande dessinée de mettre en scène l’Histoire et son lot d’anecdotes et de complots décrits par les auteurs anciens (Murena ou Ad Astra), et/ou les découvertes archéologiques récentes et la vie quotidienne (Arelate ou Thermae Romae). La question de l’impérialisme romain y est prédominante, mais si la bande dessinée francophone utilise fréquemment, en les remaniant très peu, les archétypes de la Rome triomphante, mais brutale et destinée à disparaître, les mangakas proposent, eux, une vision moins manichéenne essayant de montrer ce qu’il y a de bon et d’actuel dans les valeurs romaines, tout en appuyant sur les excès pour les raisons que nous avons évoquées plus haut (Virtus). Cette formule japonaise rencontre un certain succès, car les personnages historiques sont de plus en plus représentés et des mangas ont adapté des auteurs anciens dans les années 2000. La multiplication de ces personnages révèle la volonté de convoquer un passé lointain, exotique, afin de reconstruire un rapport entre l’Homme actuel et les mythes des origines qui structurent la société.
41Si le lectorat premier, celui qui achète, est donc plus âgé qu’on pourrait le penser, et sans doute assez érudit43, c’est aussi parce que ces publics décident de faire de ces œuvres un support pédagogique ou de médiation. C’est ce dernier aspect que nous souhaitons développer afin d’élargir quelque peu cette synthèse et tenter de voir si ces œuvres, non destinées à un public scolaire, peuvent être utilisées dans le but d’accompagner les plus jeunes dans l’apprentissage des connaissances sur l’Antiquité méditerranéenne.
Enseignement et médiation : impacts sur le jeune public
42La domination très nette de ces deux univers et de leurs codes n’existe pas que dans la littérature. Si très peu de jeunes semblent lire des productions sur l’Antiquité, la Rome historique et la Grèce mythique ne leur sont pas inconnues. Les jeunes Français sont en effet confrontés à l’Antiquité sous la forme de repères chronologiques et culturels dès le CE2 et ils découvrent la Gaule romaine en CM1. Cela étant, les programmes de l’école élémentaire encouragent à toujours partir, par une démarche inductive, du vécu des élèves, puis de le confronter à des documents antiques44. De ce fait, les manuels depuis 2016 n’utilisent que des sources antiques, insistant sur l’importance de la notion de trace, des dessins de reconstitution, réalisés expressément pour les éditeurs ou issus de travaux d’archéologues et de spécialistes de la reconstitution, et des cartes. La bande dessinée est totalement exclue des apprentissages. Cela paraît normal quand on voit, comme plus haut, à quel point il est compliqué d’évaluer et d’analyser les enjeux historiques d’une bande dessinée qui sont, de toute façon, des représentations généralement très éloignées de quelque réalité historique que ce soit. La bande dessinée ne peut donc pas être une entrée dans une étude scientifique de l’Histoire. De ce fait, contrairement aux manuels des années ’80-’90, les planches d’Alix ou d’Astérix ont disparu des supports offerts aux enseignants45. Pourtant, si la bande dessinée ne saurait être un point d’entrée unique, les recherches des pédagogues, notamment québécois, encouragent de plus en plus l’usage de ces textes multimodaux que sont les bandes dessinées46. Le peu de cas fait de ces supports dans les instructions officielles françaises est d’autant plus étonnant que les recherches de C. Sala, E. Villagordo et J. Halimi ont mis en avant l’importance d’interroger les stéréotypes, de questionner une vision nationale des mythes fondateurs, de se rendre compte qu’une œuvre est le produit d’une société, et ce dès le primaire, afin de promouvoir la culture humaniste et de cultiver la dimension critique des savoirs historiques47. En tant que représentation construite, la bande dessinée peut être utilisée pour éprouver les complexes notions de vérité, de vraisemblance, de réalité ou de fiction. Cette approche pourrait avoir toute sa place en Éducation Morale et Civique, tout en n’oubliant pas que la plupart des bandes dessinées sur l’Antiquité sont des œuvres résistantes48 qui nécessitent aussi un apprentissage littéraire doublé de compétences en lecture d’images qui posent de nombreux problèmes aux élèves. Ce type d’approche pluridisciplinaire, pourtant encouragée au primaire dans le cadre de pédagogies actives, de mise en recherche des élèves, est pourtant conseillée uniquement à partir du collège dans les documents d’accompagnement, en ce qui concerne le rapport histoire-fiction du moins. En revanche, dans la pratique, il est fort possible que des enseignants proposent des lectures annexes, l’objectif n’étant alors plus l’apprentissage, mais de donner du plaisir ou de susciter des questionnements complémentaires. Cela étant, premièrement, ce n’est pas conforme au programme et ce n’est à aucun moment suggéré par les documents d’accompagnement, deuxièmement, les enseignants semblent plutôt se tourner vers des rallyes mythologiques ou des lectures feuilleton, comme Le Feuilleton d’Hermès.
43Les choses changent au collège. En effet, les thèmes dominants dans la littérature comme au cinéma, consistent en deux confrontations de l’élève à la culture antique : d’une part, le rapport entre les récits fondateurs, les croyances et la citoyenneté en Grèce, à Rome et chez les Hébreux ; d’autre part, l’empire romain, ses conquêtes, sa politique, ses relations et sa christianisation. Culture populaire et culture scolaire se rencontrent alors parfaitement, d’autant que les documents d’accompagnement insistent sur les relations à nouer avec l’enseignement du français, notamment concernant la figure du héros, afin d’apprendre au mieux à distinguer histoire et fiction. L’objectif majeur est de développer une culture commune en mettant en regard les récits fondateurs en histoire et les récits de création en français. À cette fin, les documents d’accompagnement des programmes encouragent les enseignants des deux matières à édifier des projets collectifs. L’apprentissage de la distinction entre histoire et fiction passe par trois axes : la confrontation des mythes à la réalité historique ; l’identification et la confrontation des fonctions du mythe (symbolique et politique) ; la confrontation entre les textes fondateurs, l’Iliade et l’Odyssée, et leurs représentations picturales, cinématographiques… Ce dernier point ouvre la porte à l’utilisation de la bande dessinée, cette fois non plus avec des visées de lecture-plaisir, mais en tant qu’objet d’étude permettant de questionner notre rapport au passé et à notre monde. Cela étant, cet enseignement orienté vers la pédagogie de projet est très difficile à mettre en œuvre dans le secondaire, et il n’est pas assuré que de nombreux enseignants utilisent la bande dessinée dans ce cadre. Il faut noter également que de telles approches nécessitent un important travail d’auto-formation de l’enseignant afin de ne pas retomber dans des travers que les programmes essaient justement d’éliminer : utilisation d’image hors contexte pour illustrer une réalité historique ; lectures sans mise en perspective des œuvres prises pour des réalités historiques ; ou encore jeu des sept erreurs. Quand on fait une rapide recherche sur les sites internet proposant des séquences d’enseignement, on se rend compte rapidement que seuls les enseignants de langues anciennes développent de réelles séquences d’enseignement structurées autour de bandes dessinées, souvent avec des visées littéraires et accessoirement civilisationnelles.
44Globalement, durant leur scolarité obligatoire, les élèves ne rencontrent que très peu, ou pas du tout, les œuvres dont nous avons parlé. Cela tient à la nature des supports, souvent peu adaptés à un jeune public, et aux programmes qui favorisent des approches scientifiques fondées sur les traces du passé et non sur leurs réinterprétations. Les élèves, en revanche, sont parfaitement armés pour lire des œuvres contemporaines sur l’Antiquité du fait de leurs connaissances des contextes, et ils sont invités à le faire en lecture-loisir, annexe aux apprentissages.
45La bande dessinée francophone n’est donc pas une source directe pour l’enseignement de l’Histoire. Mais depuis les années 2000, elle est devenue un médium qui intéresse les musées, à la fois pour les valeurs didactiques qu’elle peut avoir et aussi, probablement, surtout pour sensibiliser le jeune public à l’institution muséale. En ce sens, la bande dessinée semble être un vecteur médiationnel important. Ce fut le cas pour Avé Alix, une exposition itinérante qui a parcouru la France dans les années ’80.
46Depuis, les musées archéologiques exposent la bande dessinée francophone dans une perspective trans-médiationnelle : Argentomagus (Saint-Marcel) en 2003, Arles en 2005, Bavay en 2012, Nyon en 2013, Vieux-la-Romaine en 2015, Gisacum (Vieil-Evreux) en 2017 et Le Chronographe (Nantes) en 2018, mais aussi au Louvre en fin d’année 2018. Il s’agit avant tout d’utiliser la bande dessinée comme vecteur d’images archéologiques à décortiquer, mais qui remet en contexte tels objets ou bâtiments retrouvés lors de fouilles49, même si les expositions ne présentent pas toujours des objets archéologiques. Les exemples d’expositions mentionnées ci-dessus proposent donc plutôt un lien entre patrimoine national et bande dessinée, délaissant souvent le manga50. En effet, cette production s’inscrivant dans une Antiquité généralisée avec comme thème principal une ville (Rome, Pompéi, Carthage, etc.), un personnage (Pline, un empereur, Hannibal, etc.) ou bien un élément civilisationnel (la gladiature, les thermes, etc.), il n’est pas surprenant qu’elle délaisse des éléments locaux, qui n’intéressent pas les lecteurs potentiels. Cependant, il ne faut pas oublier que la lecture et la présentation de Thermae Romae, Pline ou encore Ad Astra dans un musée peuvent permettre une meilleure compréhension des éléments archéologiques et historiques par un public de néophytes.
47En 2019, l'exposition du Musée Saint-Raymond, Age of Classics! L'Antiquité dans la culture pop, a mis en relation la bande dessinée francophone, le manga et les comics au prisme de la civilisation gréco-romaine et d'autres médias tels la vidéo, le jeu-vidéo ou l'art contemporain. Ce dialogue entre les différents vecteurs de médiation historique a été l'occasion pour le grand public de comprendre la place que tient aujourd’hui la production dessinée comme support majeur de transmission des savoirs, quel que soit le lecteur, du très jeune au plus expérimenté.
Bibliographie
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Yoneyama, E. (2008) : “Culture et gestion au Japon : harmonie, sérénité et rigueur”, in : Davel et al. 2008, 1-39.
Notes de bas de page
1 Toutes les informations sur les productions de cette année viennent du rapport de l’ACBD, disponible sur www.acbd.fr – Consulté en Juin 2018.
2 Nous ne comptons pas la réédition à 101 000 exemplaires du tome des 12 Travaux d’Astérix.
3 Thiébaut 2015, 149.
4 Gabillet 2009, 35.
5 Cette remarque est d’autant plus intéressante que la France est l’un des deux pays les plus consommateurs de manga avec la Corée du Sud. Cf. Bouissou 2006 ; 2013.
6 Recension appuyée sur la base de données du site arretetonchar.fr. La répartition change par rapport à 2014-2015 avec la chute drastique de titres traitant de l’histoire de Rome.
7 Voir notamment Grobéty 2014.
8 Voir Ginouvès 1962.
9 C’est également le cas pour son autre production Pline, pour laquelle elle énonce dans le t. I : “j’ai donc également eu la conviction qu’à travers Pline, sur certains sujets, je pourrais souligner les points où les cultures italienne et japonaise se rejoignent” (p. 192).
10 Cf. Chappuis 2008, 69 ; Scapin & Soler, 2019.
11 Evans & Gaudet, 2012, 2 ; Delneste et al. 2016.
12 Evans & Gaudet 2012, 4.
13 Un exemple assez net est à trouver dans la présentation du t. 1 du manga Pline par M. Yamazaki (couverture intérieure) : “Aujourd’hui, nous ne disposons que de très peu de sources nous permettant de nous faire une idée de l’homme qu’était Pline, aussi devons-nous nous en remettre à notre imagination. Un exercice qui, personnellement, me donne la chair de poule !”.
14 Thiébaut 1998.
15 Thiébaut 1998, 234.
16 Pour ne citer qu’eux : Alix Senator, Casterman ; Héraklès, Akiléos ; Le troisième fils de Rome, Soleil ; Le Coeur des Amazones, Casterman ; Maxence, le Lombard ; Les Aigles de Rome, Dargaud ; Gloria Victis, le Lombard ; Arelate, 100Bulles ; L’Aigle et la salamandre, Quadrants ; Roma, Glénat ; L’Égyptienne, Nouveau Monde Graphic ; Adrastée, Ankama ; Cassio, le Lombard ; Hercule, Soleil ; Minas Taurus, le Lombard ; Les Prométhéens, le Lombard ; Les Voleurs de Carthage, Dargaud.
17 L’attention portée aux détails au Japon est une caractéristique forte qui se porte aussi sur le respect des règles et lois, des interdits, du respect d’autrui. On pense notamment à la place précise occupée par les accessoires utilisés lors de la cérémonie du thé. Voir Yoneyama 2008.
18 Depuis une dizaine d’année, l’historiographie semble s’orienter vers une réhabilitation de l’empereur ; cf. par ex. Lafond, 2015 ; Schmidt, 2010 ; Aziza, 2006 ; Achard, 1995. De plus, dans le t. IV de Murena, la préface de M. Green, historien anglais et consultant pour le film va dans ce sens : “[les auteurs de Murena] ont eu l’intelligence de s’abstraire des traditions erronées qui le présentent tel un histrion débauché [...]. Il fut un des empereurs les plus aimés de l’Antiquité [...]”.
19 Bradley 1981, 129-137.
20 http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2012/09/20/virtus-manga-de-propagande-rugueux-et-brutal/. Consulté en juin 2018.
21 Soler 2013.
22 Cf. toutefois A. Brescia, La Révolte des prétoriens, 1964 ; Dumont 2009, 525-527.
23 Teyssier 2015, 275-286.
24 Eloy 1993 ; Dumont 2009, 267-286.
25 Pigeat 2015, 135-136.
26 http://investir-en-tunisie.net.fr.index.php/2009/06/15/tunisie-l-the-legacy-of-carthage-r-expose-au-japon/ ; https://www.tuniscope.com/article/1019/culture/evenements/de-carthage-au-japon ; http://inp.rnrt.tn/exposition/ouverture_expo_japon_tokyo.html. Consulté en Juin 2018.
27 https://www.manga-news.com/index.php/auteur/IWAAKI-Hitoshi. Consulté en Juin 2018.
28 Le Bohec 1995, 219 ; Brisson 1973, 230.
29 Pigeat 2015, 139.
30 Brisson 1973, 303 : “Autant par l’habilité tactique de Scipion, Hannibal était vaincu par le comportement mercantile de gens qui entendaient voir se faire tuer sur place ceux qu’ils payaient pour cela”. Là encore, il y a peu de chance pour que l’auteur ait lu Brisson, mais la situation dans laquelle se trouve le Carthaginois n’est pas neutre.
31 Notons par ailleurs qu’il a aussi lu Thermae Romae, comme il le laisse entendre dans la postface du t. IV, p. 169.
32 Cf. t. VIII, Postface, p. 199 : il cite Polybe et Tite-Live.
33 Le travestissement est plutôt l’apanage d’Hannibal semble-t-il, cf. Le Bohec 1995, 151. Cependant, Kagano l’applique à Scipion, car il semble mieux convenir à son personnage. Peut-être est-ce la volonté du mangaka, s’il connaît l’anecdote, de ne pas (trop) décrédibiliser Hannibal qui est présenté dans la manga depuis le début comme un grand cerveau, un leader charismatique comme Che Gevara, cf. t. I.
34 Bonnet 2005.
35 Brisson 1973, 399 : “ Si le travail de l’historien peut avoir un sens [...] il doit être, autant que faire se peut, de restituer le passé phénicien de l’Afrique jusque sous l’emprise romaine, de rappeler que la Carthage punique valait bien la Rome latine, de dégager des subtiles déformations de l’intérêt national le vrai visage d’un Hannibal”.
36 Lassère 2015, 70.
37 Lassère 2015, 70.
38 Lucken, 2017.
39 Il s’agira du t. XIII en France, prévu le 22 novembre 2018.
40 Brisson 1973, 298.
41 Dans Ad Astra, les deux protagonistes refusent tour à tour l’accord proposé. À l’inverse Brisson insiste bien sur le refus catégorique de Scipion : “[Il] Hannibal aurait dû savoir portant que l’orgueil romain répugnait farouchement à toute composition. [...] Scipion rejeta assez sèchement les ouvertures de son interlocuteur. Hannibal n’insista pas. Il avait tenté de trouver au conflit une solution raisonnable” ; Brisson 1973, 98.
42 Le titre est publié dans un magazine de seinen, mais l’auteur, Chie Inudoh, voulait écrire une série qu’elle aurait aimé lire enfant. Elle voulait mettre en scène une femme forte. Elle précise qu’au Japon il n’y pas de vague d’égyptomanie : https://www.journaldujapon.com/2017/06/14/interview-chie-inudoh-hatchepsout-legypte-antique-a-son-manga/. Consulté en Juin 2018.
43 On prend par exemple beaucoup de plaisir à décrypter, au fil de la lecture, les allusions et les réécritures du mythe dans une série comme Le dernier Troyen, mais cet aspect reste hermétique à une grande partie du grand public ; Scapin & Soler 2015.
44 Programmes pour les cycles 2, 3, 4, 2015, p. 173-174. Les approches soutenues par les programmes sont développées dans les documents d’accompagnement disponibles, pour le cycle 3, sur la page http://eduscol.education.fr/cid98981/s-approprier-les-differents-themes-du-programme.html et http://eduscol.education.fr/cid101488/langues-cultures-antiquite-enseignement-complement.html pour le cycle 4, Langues et culture de l’Antiquité. Consultés en Juin 2018.
45 Thiébaut 2015, 146-147 sur l’histoire de l’usage de la bande dessinée par les enseignants.
46 Cela se traduit encore peu dans la pratique de classe : Martel & Boutin, 2015, 113 avec bibliographie complémentaire et p. 114
47 Sala et al. 2015, 29-30.
48 Telles que définies par Tauveron 2005.
49 Un exemple parfait de cette démarche était l’exposition Avé Bande dessinée ! La Bd rencontre l’Antiquité au musée de Vieux-la-Romaine.
50 Nous ne développerons pas ici l’exemple des comics, puisque cette production est plus particulière, concernant son rapport à l’Antiquité. On citera néanmoins Age of Bronze d’Eric Shanower, qui s’inscrit volontiers dans une perspective historico-mythologique, fort éloignée des Marvel et DC Comics vendus par milliers d’exemplaires.
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